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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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CHAPITRE X

Attentat contre la vie de Napoléon.—Heureuse pénétration du général Rapp.—Arrestation de Frédéric Stabs.—L'étudiant fanatique.—Incroyable persévérance.—Le duc de Rovigo chez l'empereur.—Stabs interrogé par l'empereur.—Pitié de l'empereur.—Le portrait.—Étonnement de l'empereur.—Impassibilité de Stabs.—Stabs et M. Corvisart.—Grâce offerte deux fois et refusée.—Émotion de Sa Majesté.—Condamnation de Stabs.—Jeûne de quatre jours.—Dernières paroles de Stabs.

Ce fut à une des revues dont je viens de parler et qui attiraient ordinairement une foule de curieux venus exprès de Vienne et des environs, que l'empereur faillit être assassiné. C'était le 13 octobre: Sa Majesté venait de descendre de cheval et traversait à pied la cour, ayant à côté d'elle le prince de Neufchâtel et le général Rapp, quand un jeune homme d'assez bonne mine fendit brusquement la foule, et demanda en mauvais français s'il pouvait parler à l'empereur. Sa Majesté l'accueillit avec bonté; mais, ne comprenant pas très-bien son langage, elle pria le général Rapp de voir ce que voulait ce jeune homme. Le général lui fit quelques questions; mais peu satisfait apparemment de ses réponses, il ordonna à l'officier de gendarmerie de service de l'éloigner. Un sous-officier conduisit le jeune homme hors du cercle formé par l'état-major, et le repoussa dans la foule. On n'y pensait plus, quand tout à coup l'empereur, en se retournant, retrouva le faux solliciteur qui venait à lui de nouveau, portant la main droite sur sa poitrine comme pour prendre un placet dans la poche de sa redingote. Le général Rapp saisit cet homme par le bras et lui dit: «Monsieur, on vous a déjà renvoyé à moi. Que demandez-vous?» Il allait se retirer de nouveau, lorsque le général, lui trouvant un air suspect, donna l'ordre à l'officier de gendarmerie de l'arrêter. Celui-ci fit signe à ses gendarmes de se saisir de l'inconnu. L'un d'eux, le prenant au collet, le secoua un peu violemment, et sa redingote s'étant à moitié déboutonnée, un autre gendarme en vit sortir comme un paquet de papiers: c'était un grand couteau de cuisine, avec plusieurs feuilles de papier gris l'une sur l'autre, pour servir de gaîne. Alors les gendarmes le conduisirent chez le général Savary.

Ce jeune homme était un étudiant, fils d'un ministre protestant de Naumbourg; il s'appelait Frédéric Stabs, et pouvait avoir dix-huit ou dix-neuf ans. Son visage était blanc et ses traits efféminés. Il ne nia point un seul instant qu'il eût l'intention de tuer l'empereur; au contraire, il s'en vantait, et regrettait beaucoup que les circonstances se fussent opposées à l'accomplissement de son dessein.

Il était parti de chez son père avec un cheval que le besoin d'argent lui avait fait vendre en chemin; aucun de ses parens ni de ses amis n'avait eu connaissance de son projet. Le lendemain de son départ, il avait écrit à son père qu'il ne fût point en peine de lui ni de son cheval; qu'il avait depuis long-temps promis à quelqu'un de faire un voyage à Vienne; que bientôt sa famille entendrait parler de lui et en serait fière. Arrivé à Vienne depuis deux jours seulement, il s'était occupé d'abord à prendre des renseignemens sur les habitudes de Sa Majesté, et, sachant qu'il passait tous les matins une revue dans la cour du château, il y était venu une fois pour connaître les localités. Le lendemain il voulut faire son coup, et fut arrêté.

Le duc de Rovigo, après avoir interrogé Stabs, alla trouver l'empereur, qui venait de rentrer dans ses appartemens, et lui apprit le danger qu'il venait de courir. L'empereur haussa d'abord les épaules; mais voyant le couteau qu'on avait saisi sur Stabs, il dit: «Ah! ah! faites venir ce jeune homme; je serais bien aise de lui parler.» Le duc sortit et revint quelques minutes après avec Stabs. Lorsque celui-ci entra, l'empereur fit un geste de pitié, et dit au prince de Neufchâtel: «Mais, en vérité, c'est un enfant!» Un interprète fut appelé, et l'interrogatoire commença.

D'abord Sa Majesté fit demander à l'assassin s'il l'avait déjà vue quelque part. «Oui, je vous ai vu, répondit Stabs, à Erfurt, l'année dernière.—Il paraît qu'un crime n'est rien à vos yeux. Pourquoi vouliez-vous me tuer?—Vous tuer n'est pas un crime: au contraire, c'est un devoir pour tout bon Allemand. Je voulais vous tuer, parce que vous êtes l'oppresseur de l'Allemagne.—Ce n'est pas moi qui ai commencé la guerre.—C'est vous!—Quel est ce portrait? (L'empereur tenait un portrait de femme qu'on avait trouvé sur Stabs.)—C'est celui de ma meilleure amie, de la fille adoptive de mon père.—Comment! et vous êtes un assassin? et vous n'avez pas craint d'affliger et de perdre les êtres qui vous sont chers?—Je voulais faire mon devoir: rien ne devait m'arrêter.—Mais comment auriez-vous fait pour me frapper?—Je voulais vous demander d'abord si nous aurions bientôt la paix; et si vous m'aviez répondu que non, je vous aurais poignardé.—Il est fou! dit l'empereur; il est décidément fou! Et comment espériez-vous échapper, en me frappant ainsi au milieu de mes soldats?—Je savais bien à quoi je m'exposais, et je suis même étonné de vivre encore.»—Cette assurance frappa vivement l'empereur, qui garda le silence pendant quelques instans, et regarda fixement Stabs: celui-ci demeura impassible devant ce regard.... Et l'empereur continua:—«Celle que vous aimez sera bien affligée.—Oh! elle sera affligée sans doute, mais de ce que je n'ai pas réussi; car elle vous hait au moins autant que je vous hais moi-même.—Si je vous faisais grâce?—Vous auriez tort, car je chercherais encore à vous tuer.»—L'empereur envoya chercher M. Corvisart, en disant:—«Ce jeune homme est malade ou fou: cela ne peut pas être autrement.—Je ne suis ni l'un ni l'autre,» répondit vivement l'assassin. M. Corvisart était dans les appartemens: il arrive, et tâte le pouls de Stabs.»—Monsieur se porte bien, dit-il.—Je vous l'avais bien dit, reprit Stabs d'un air triomphant.—Eh bien! docteur, dit Sa Majesté, ce jeune homme qui se porte bien a fait cent lieues pour m'assassiner!»

Malgré la déclaration du médecin et les aveux de Stabs, l'empereur, ému du sang-froid et de l'assurance de ce malheureux, lui offrit de nouveau sa grâce, lui imposant pour condition unique de témoigner quelque repentir de son crime; mais de nouveau Stabs affirma que son seul regret était de n'avoir pu réussir. Alors l'empereur l'abandonna.

Conduit en prison, il persista dans ses aveux, et ne tarda pas à comparaître devant une commission militaire, qui le condamna. Il ne subit son arrêt que le 17, et depuis le 13, jour de son arrestation il ne prit aucune nourriture, disant qu'il aurait bien assez de force pour aller à la mort. L'empereur avait ordonné qu'on retardât le plus possible l'exécution, dans l'espoir que tôt ou tard Stabs se repentirait: mais il demeura inébranlable. Lorsqu'on le conduisit au lieu où il devait être fusillé, quelques personnes ayant dit que la paix venait d'être signée, il s'écria d'une voix forte: «Vive la liberté! Vive l'Allemagne!» Ce furent ses dernières paroles.

CHAPITRE XI

Aventures galantes de l'empereur à Schœnbrunn.—Promenade au Prater.—Exclamation d'une jeune veuve allemande.—Gracieuseté de l'empereur.—Conquête rapide.—Madame*** suit l'empereur en Bavière.—Sa mort à Paris.—La jeune enthousiaste.—Propositions écoutées avec empressement.—Étonnement de l'empereur.—L'innocence respectée.—Jeune fille dotée par Sa Majesté.—Le souper de l'empereur.—Gourmandise de Roustan.—Demande indiscrètement accordée.—Embarras de Constant.—Ruse découverte.—L'empereur soupant des restes de Roustan.

Pendant son séjour à Schœnbrunn, les aventures galantes ne manquaient pas à l'empereur. Un jour qu'il était venu à Vienne, et qu'il se promenait dans le Prater avec une suite fort peu nombreuse (le Prater est une superbe promenade, située dans le faubourg Léopold), une jeune Allemande, veuve d'un négociant fort riche, l'aperçut, et s'écria involontairement, parlant à quelques dames qui se promenaient avec elle: «C'est lui!» Cette exclamation fut entendue par Sa Majesté, qui s'arrêta tout court, et salua les dames en souriant: celle qui avait parlé devint rouge comme du feu; l'empereur la reconnut à ce signe non équivoque, et la regarda long-temps, puis il continua sa promenade.

Il n'y a pour les souverains ni longues attentes ni grandes difficultés. Cette nouvelle conquête de Sa Majesté ne fut pas moins rapide que les autres. Pour ne pas se séparer de son illustre amant, madame*** suivit l'armée en Bavière, et vint ensuite habiter Paris, où elle mourut en 1812.

Un autre jour, Sa Majesté eut occasion de remarquer une jeune personne charmante: c'était un matin, aux environs de Schœnbrunn; quelqu'un fut chargé de voir cette demoiselle et de lui donner de la part de l'empereur un rendez-vous au château pour le lendemain soir. Le hasard dans cette circonstance servit à merveille Sa Majesté; l'éclat d'un nom si illustre, la renommée de ses victoires avaient produit une impression profonde sur l'esprit de la jeune fille, et l'avaient disposée à écouter favorablement les propositions que l'on vint lui faire. Elle consentit donc et avec empressement à se rendre au château. À l'heure indiquée, la personne dont j'ai parlé vint la chercher. Je la reçus à son arrivée, et l'introduisit dans la chambre de Sa Majesté; elle ne parlait point français, mais elle savait parfaitement l'italien; en conséquence il fut aisé à l'empereur de causer avec elle. Il apprit avec étonnement que cette charmante demoiselle appartenait à une famille très-honorable de Vienne, et qu'en venant le voir elle n'avait été inspirée que par le désir de lui témoigner son admiration. L'empereur respecta l'innocence de la jeune fille, la fit reconduire chez ses parens, et donna des ordres pour que l'on prît soin de son établissement, qu'il rendit plus facile et plus beau au moyen d'une dot considérable.

 

À Schœnbrunn, comme à Paris, l'empereur dînait habituellement à six heures. Mais comme il travaillait quelquefois fort avant dans la nuit, on avait soin de préparer tous les jours un souper assez léger qu'on enfermait dans une petite bannette d'osier, couverte en toile cirée et fermant à serrure. Il y avait deux clefs dont le contrôleur de la bouche avait l'une et moi l'autre. Le soin de cette bannette me regardait seul, et comme Sa Majesté était extraordinairement sobre, il ne lui arrivait presque jamais de demander à souper. Un soir donc, Roustan, qui avait couru toute la journée à franc étrier pour le service de son maître, était dans un petit salon à côté de la chambre de l'empereur: il me vit, comme je venais d'aider Sa Majesté à se mettre au lit, et me dit en son mauvais français, et regardant la bannette d'un œil d'envie: «Moi mangerais bien une aile de poulet; moi, bien faim.» Je refusai d'abord: mais enfin, sachant que l'empereur était couché, et ne voyant nulle apparence à ce qu'il lui prît fantaisie de demander à souper ce soir-là, je laissai faire Roustan. Celui-ci, bien content, commence par enlever une cuisse, puis après l'aile, et je ne sais trop s'il serait resté quelque chose du poulet, quand tout à coup j'entends sonner avec vivacité. J'entre dans la chambre, et j'entends avec effroi l'empereur qui me dit: «Constant, mon poulet?» On juge de mon embarras: je n'en avais pas d'autre; et le moyen, à pareille heure, de s'en procurer un! Enfin je prends mon parti, et, pensant que c'était à moi de découper la volaille, qu'ainsi j'aurais toute facilité de dissimuler l'absence des deux membres que Roustan avait mangés, j'entre fièrement avec le poulet retourné sur le plat. Roustan me suivait, parce que j'étais bien aise, s'il y avait des reproches à essuyer, de les partager avec lui. Je détache l'aile qui restait et la présente à l'empereur. L'empereur refuse!… en me disant: «Donnez-moi le poulet, je choisirai moi-même.» Cette fois, aucun moyen de nous sauver; il fallut que le poulet démembré passât sous les yeux de Sa Majesté… «Tiens, dit-elle, depuis quand les poulets n'ont-ils qu'une cuisse et qu'une aile? C'est bien: il paraît qu'il faut que je mange les restes des autres. Et qui donc mange ainsi la moitié de mon souper?» Je regardais Roustan, qui tout confus répondit: «Moi avoir faim, Sire; moi ai mangé la cuisse et l'aile…—Comment, drôle! c'est toi? Ah! que je t'y reprenne!» Et, sans ajouter un mot de plus, l'empereur mangea la cuisse et l'aile qui restaient.

Le lendemain, à sa toilette, il fit appeler le grand maréchal pour quelque communication, et dans la conversation il lui dit: «Je vous donne à deviner ce que j'ai mangé hier à mon souper?… les restes de M. Roustan. Oui, ce coquin s'est avisé de manger la moitié de mon poulet.» Roustan entrait dans le moment. «Approche, drôle! continua l'empereur, et la première fois que cela t'arrivera, sois sûr que tu me le paieras.» En lui disant cela, il le tirait par les oreilles, et riait de tout son cœur.

CHAPITRE XII

Bataille d'Essling.—Rudesse de deux amis de l'empereur.—Aversion du duc de Montebello contre le duc de ***.—Brusquerie du duc de Montebello.—Sa rancune à l'occasion des pestiférés de Jaffa.—Pressentimens du maréchal Lannes.—Contre-temps funeste.—Le maréchal Lannes atteint par un boulet.—Douleur de l'empereur.—L'empereur à genoux auprès du maréchal.—Courage héroïque du maréchal Lannes.—Sa mort causée peut-être par un jeûne de vingt-quatre heures.—Affliction de l'empereur.—Pleurs des vieux grenadiers.—Dernières paroles du maréchal.—Embaumement du cadavre.—Horrible spectacle.—Courage des pharmaciens de l'armée.—Douleur de madame la duchesse de Montebello.—Légèreté de l'empereur.—La duchesse de Montebello veut quitter le service de l'impératrice.

Le 22 mai, dix jours après l'entrée triomphante de l'empereur dans la capitale de l'Autriche, se livra la bataille d'Essling, bataille sanglante qui dura depuis quatre heures du matin jusqu'à six heures du soir, bataille tristement mémorable pour tous les vieux soldats de l'empire, parce qu'elle coûta la vie au plus brave de tous peut-être, au duc de Montebello, cet ami si dévoué à l'empereur, le seul qui partageât, avec le maréchal Augereau, le droit de tout lui dire franchement et en face.

La veille de la bataille, le maréchal entra chez Sa Majesté, qu'il trouva entourée de plusieurs personnes. Le duc de *** affectait toujours de se mettre entre l'empereur et les personnes qui lui parlaient: le duc de Montebello, le voyant faire son manége accoutumé, le prend par le revers de son uniforme, et, lui faisant faire la pirouette, il lui dit: «Ôte-toi donc de là! l'empereur n'a pas besoin que tu le gardes ici. Au champ de bataille, c'est singulier, tu es toujours si loin de nous qu'on ne te voit jamais; mais ici on ne peut rien dire à l'empereur sans rencontrer ta figure.» Le duc était furieux; il regardait alternativement le maréchal et l'empereur, qui se contenta de dire: «Doucement, Lannes.»

Le soir, dans le salon de service, il fut question de cette apostrophe du maréchal. Un officier de l'armée d'Égypte dit que cela n'était pas surprenant; que le duc de Montebello ne pardonnerait jamais au duc de *** la mort des trois cents malades empoisonnés à Jaffa.

Le docteur Lannefranque, un de ceux qui ont donné leurs soins à l'infortuné duc de Montebello, dit qu'en montant à cheval pour se rendre à l'île de Lobau, le duc eut des pressentimens sinistres. Il s'arrêta, prit et serra la main de M. Lannefranque, et lui dit en souriant tristement: «Au revoir; vous ne tarderez probablement pas à venir nous retrouver; il y aura de la besogne aujourd'hui pour vous, et pour ces messieurs, ajouta-t-il en montrant plusieurs chirurgiens et pharmaciens qui se trouvaient avec le docteur.—Monsieur le duc, répondit M. Lannefranque, cette journée ajoutera encore à votre gloire!…—Ma gloire! interrompit vivement le maréchal. Tenez, voulez-vous que je vous parle franchement? Je n'ai pas une bonne idée de cette affaire: au reste, quelle qu'en soit l'issue, ce sera ma dernière bataille.» Le docteur allait demander au maréchal comment il l'entendait, mais il avait mis son cheval au galop, et fut bientôt hors de vue.

Le matin de la bataille, vers les six ou sept heures, les Autrichiens étaient déjà vaincus, quand un aide-de-camp vint annoncer à Sa Majesté que la crue subite du Danube avait mis à flot un grand nombre de gros arbres coupés lors de la prise de Vienne, et que ces arbres en flottant avaient brisé les ponts qui servaient de communication entre Essling et l'île de Lobau; de sorte que les parcs de réserve, une partie de la grosse cavalerie et le corps tout entier du maréchal Davoust se trouvaient en inaction forcée sur l'autre rive. Ce contre-temps arrêta le mouvement que l'empereur voulait faire en avant, et l'ennemi reprit courage. Alors le duc de Montebello reçut l'ordre de garder le champ de bataille, et prit position, appuyé sur le village d'Essling, au lieu de continuer à poursuivre les Autrichiens, comme il avait déjà commencé. Le duc de Montebello tint bon depuis neuf heures du matin jusqu'au soir. À sept heures, la bataille était gagnée; mais à six heures l'infortuné maréchal, étant sur un mamelon à observer les mouvemens, fut frappé d'un boulet qui lui fracassa la cuisse droite et la rotule du genou gauche.

Il crut d'abord qu'il n'avait plus que quelques minutes à vivre, et se fit transporter sur un brancard auprès de l'empereur, qu'il voulait embrasser, disait-il, avant de mourir. L'empereur, en le voyant ainsi baigné dans son sang, fit poser le brancard à terre, et, se jetant à genoux, il prit le maréchal dans ses bras, et lui dit en pleurant: «Lannes, me reconnais-tu?—Oui, sire;… vous perdez votre meilleur ami.—Non! non! tu vivras. N'est-il pas vrai, M. Larrey, que vous répondez de ses jours?» Des blessés, en entendant Sa Majesté parler ainsi, essayèrent de se soulever sur leurs coudes, et se mirent à crier vive l'empereur!

Les chirurgiens transportèrent le maréchal dans un petit village au bord du fleuve, appelé Ebersdorf, et voisin du champ de bataille. On trouva dans la maison d'un brasseur une chambre au dessus d'une écurie, dans laquelle il faisait une chaleur étouffante, que rendait plus insupportable encore l'odeur des cadavres dont la maison était entourée… Mais il n'y avait rien de mieux; il fallut s'en contenter. Le maréchal supporta l'amputation de la cuisse avec un courage héroïque; mais la fièvre qui se déclara ensuite fut si violente que, craignant de le voir mourir dans l'opération, les chirurgiens différèrent à couper l'autre jambe. Cette fièvre était en partie causée par l'épuisement; lorsqu'il fut blessé, le maréchal n'avait pas mangé depuis vingt-quatre heures. Enfin MM. Larrey, Yvan, Paulet et Lannefranque se décidèrent à la seconde amputation; et quand ils l'eurent faite, l'état de tranquillité du blessé leur donna l'espoir de sauver sa vie. Mais il ne devait pas en être ainsi. La fièvre augmenta; elle prit le caractère le plus alarmant; et, malgré les soins de ces habiles chirurgiens et ceux du docteur Frank, alors le plus célèbre médecin de l'Europe, le maréchal rendit le dernier soupir le 31 mai, à cinq heures du matin. Il avait à peine quarante ans.

Pendant ses huit jours d'agonie (car les souffrances qu'il éprouvait peuvent être appelées de ce nom), l'empereur vint le voir très-souvent; il s'en allait toujours désolé. J'allais aussi voir le maréchal tous les jours de la part de l'empereur; j'admirais avec quelle patience il supportait son mal, et pourtant il n'avait pas d'espoir; car il se sentait mourir, et toutes les figures le lui disaient. Quelle chose touchante et terrible de voir autour de sa maison, à sa porte, dans sa chambre, ces vieux grenadiers de la garde, toujours impassibles jusqu'alors, pleurer et sangloter comme des enfans! Que la guerre, dans ces momens-là, semble une chose atroce!

La veille de sa mort, le maréchal me dit: «Je vois bien, mon cher Constant, que je vais mourir; je désire que votre maître ait toujours auprès de lui des hommes aussi dévoués que moi; dites à l'empereur que je voudrais le voir.» Je me disposais à sortir, lorsque l'empereur parut. Alors il se fit un grand silence; tout le monde s'éloigna; mais la porte de la chambre étant restée entr'ouverte, nous pûmes saisir une partie de la conversation; elle fut longue et pénible: le maréchal rappela ses services à l'empereur, et termina par ces paroles prononcées d'une voix encore haute et ferme: «Ce n'est pas pour t'intéresser à ma famille que je te parle ainsi; je n'ai pas besoin de te recommander ma femme et mes enfans; puisque je meurs pour toi, la gloire t'ordonne de les protéger, et je ne crains pas, en t'adressant ces derniers reproches de l'amitié, de changer tes dispositions à leur égard. Tu viens de faire une grande faute, et, quoique elle te prive de ton meilleur ami, elle ne te corrigera pas: ton ambition est insatiable; elle te perdra; tu sacrifies sans ménagement, sans nécessité, les hommes qui te servent le mieux, et quand ils meurent, tu ne les regrettes pas. Tu n'as autour de toi que des flatteurs; je ne vois pas un ami qui ose te dire la vérité. On te trahira, on t'abandonnera; hâte-toi de finir cette guerre; c'est le vœu général. Tu ne seras jamais plus puissant; mais tu peux être bien plus aimé. Pardonne ces vérités à un mourant…; ce mourant te chérit…»

Le maréchal en finissant tendit la main à l'empereur, qui l'embrassa en pleurant et sans répondre.

Le jour de la mort du maréchal, son corps fut livré à M. Larrey et à M. Cadet de Gassicourt, pharmacien ordinaire de l'empereur, avec ordre de le préparer comme on avait préparé celui du colonel Morland, quand il eut été tué à la bataille d'Austerlitz. À cet effet le cadavre fut transporté à Schœnbrunn, et déposé dans l'aile gauche du château assez loin des appartemens habités: en quelques heures la putréfaction devint complète et horrible; il fallut plonger ce corps mutilé dans une baignoire remplie d'une forte dissolution de sublimé corrosif. Cette opération, extrêmement dangereuse, fut longue et pénible. Il faut louer M. Cadet de Gassicourt du courage qu'il a déployé en cette circonstance; car, malgré toutes ses précautions, malgré les parfums que l'on brûlait dans la chambre, l'odeur qu'exhalait le cadavre était si fétide, et les émanations du sublimé si fortes, que ce chimiste distingué fut gravement indisposé.

J'eus, avec plusieurs personnes, la triste curiosité d'aller voir le corps du maréchal dans cet état. C'était épouvantable. Le tronc, qui trempait dans la dissolution, était enflé d'une manière prodigieuse; tandis qu'au contraire la tête, qui était demeurée en dehors de la baignoire, avait subi un rapetissement singulier. Les muscles du visage étaient contractés de la manière la plus hideuse, les yeux tout grands ouverts sortaient de leur orbite.

 

Après que le corps eut séjourné huit jours dans le sublimé corrosif, qu'il fallut renouveler, parce que les émanations de l'intérieur du cadavre avaient décomposé la dissolution, on le mit dans un tonneau fait exprès et que l'on remplit du même liquide; c'est dans ce tonneau qu'il fit le trajet de Schœnbrunn à Strasbourg. Dans cette dernière ville on le tira de cet étrange cercueil, on le fit sécher dans un filet et on l'ensevelit à l'égyptienne, c'est-à-dire entouré de bandelettes et le visage découvert. M. Larrey et M. de Gassicourt confièrent ce soin honorable à M. Fortin, jeune pharmacien major qui en 1807 avait, par son courage et son infatigable persévérance, sauvé d'une mort certaine neuf cents malades abandonnés, sans médecins ni chirurgiens, dans un hôpital près de Dantzig, et presque tous atteints d'une maladie épidémique.

Au mois de mars 1810 (ce qui va suivre est extrait d'une lettre de M. Fortin à son maître et ami M. Cadet de Gassicourt), madame la duchesse de Montebello voulut, en passant à Strasbourg à la suite de l'impératrice Marie-Louise, revoir encore l'époux qu'elle avait tant aimé.

«Grâce à vos soins et à ceux de M. Larrey (c'est M. Fortin qui parle), l'embaumement du maréchal a parfaitement réussi. Quand j'ai retiré le corps du tonneau, je l'ai trouvé dans un état de parfaite conservation; j'ai disposé, dans une salle basse de la mairie, un filet sur lequel je l'ai fait sécher, à l'aide d'un poêle dont la chaleur a été réglée; j'ai fait faire un très-beau cercueil en bois dur, bien ciré; et maintenant le maréchal, entouré de bandelettes et la figure à découvert, est déposé dans son cercueil ouvert, près de celui du général Saint-Hilaire, dans une pièce souterraine dont j'ai la clef. Une sentinelle y veille jour et nuit. M. Wangen de Gueroldseck, maire de Strasbourg, m'a donné toutes les facilités qu'exigeaient mes fonctions.

»Tout était dans cet état lorsque, une heure après l'arrivée de Sa Majesté l'impératrice, madame la duchesse de Montebello, qui l'accompagne en qualité de dame d'honneur, m'envoya chercher par M. Crétu, son cousin, chez qui elle était allée faire une visite. Je me rendis à ses ordres. Madame la maréchale me fit plusieurs questions et des complimens sur la mission honorable dont j'étais chargé, puis me témoigna, en tremblant, le désir qu'elle avait de revoir pour la dernière fois le corps de son époux. J'hésitai quelques momens à lui répondre, et, prévoyant l'effet que produirait sur elle le triste spectacle qu'elle cherchait, je lui dis que les ordres que j'avais reçus s'opposaient à ce qu'elle demandait; mais elle insista d'une manière si pressante que je me rendis à ses instances. Nous convînmes (autant pour ne pas me compromettre que pour qu'elle ne fût pas reconnue) que j'irais la chercher à minuit et qu'elle serait accompagnée d'un de ses parens.

»Je me rendis auprès de la maréchale à l'heure convenue. Aussitôt qu'elle m'aperçut, elle se leva et me dit qu'elle était prête à me suivre. Je me permis de l'arrêter un moment, la priant de consulter ses forces; je la prévins sur l'état où elle allait trouver le maréchal, et la suppliai de réfléchir sur l'impression qu'elle allait recevoir des tristes lieux qu'elle allait visiter. Elle me répondit qu'elle y était bien préparée, qu'elle se sentait tout le courage nécessaire, et qu'elle espérait trouver dans cette dernière visite un adoucissement aux regrets amers qu'elle éprouvait. En me parlant ainsi, sa figure mélancolique et belle était calme et réfléchie. Nous partîmes. M. Crétu donnait le bras à sa cousine; la voiture et la duchesse suivait de loin à vide; deux domestiques marchaient derrière nous.

»La ville était illuminée; les bons habitans étaient tous en férie; dans plusieurs maisons une musique joyeuse les excitait à célébrer cette mémorable journée. Quel contraste entre ces éclats d'une franche gaîté et la position dans laquelle nous nous trouvions! Je voyais la duchesse ralentir de temps en temps sa marche, tressaillir et soupirer; j'avais le cœur serré, les idées confuses.

»Enfin nous arrivâmes à l'hôtel de la mairie; madame de Montebello donna l'ordre à ses gens de l'attendre; elle descendit lentement avec son cousin et moi jusqu'à la porte de la salle basse. Une lanterne nous éclairait à peine; la duchesse tremblait et affectait une sorte d'assurance; mais, lorsqu'elle pénétra dans une espèce de caveau, le silence de la mort qui régnait sous cette voûte souterraine, la lueur lugubre qui l'éclairait, l'aspect du cadavre étendu dans son cercueil produisirent sur la maréchale un effet épouvantable; elle jeta un cri douloureux et s'évanouit. J'avais prévu cet accident. Toute mon attention était fixée sur elle, et, dès que je m'aperçus de sa faiblesse, je la soutins dans mes bras et la fis asseoir. Je m'étais précautionné de tout ce qui était nécessaire pour la secourir; je lui donnai les soins que réclamait sa position. Au bout de quelques instans elle revint à elle; nous lui conseillâmes de se retirer: elle s'y refusa, se leva, s'approcha du cercueil, en fit lentement le tour en silence, puis, s'arrêtant et laissant tomber ses mains croisées, elle resta quelque temps immobile, regardant la figure inanimée de son époux, et, l'arrosant de ses larmes, elle sortit de cet état en prononçant d'une voix étouffée par des sanglots: Mon Dieu! ô mon Dieu! comme il est changé! Je fis signe à M. Crétu qu'il était temps de nous retirer; mais nous ne pûmes entraîner la duchesse qu'en lui promettant de la ramener le lendemain, promesse qui ne devait pas avoir d'exécution. Je fermai promptement la porte: j'offris mon bras à madame la maréchale; elle voulut bien l'accepter, et, lorsque nous sortîmes de la mairie, je pris congé d'elle; mais elle exigea que je montasse dans sa voiture, et donna l'ordre de me reconduire d'abord chez moi. Pendant ce court trajet elle répandit un torrent de larmes, et lorsque la voiture s'arrêta, elle me dit avec une bonté inexprimable: «Je n'oublierai jamais, Monsieur, le service important que vous venez de me rendre.»

Long-temps après, l'empereur et l'impératrice Marie-Louise visitaient ensemble la manufacture de porcelaines de Sèvres; la duchesse de Montebello accompagnait l'impératrice en qualité de dame d'honneur. L'empereur, apercevant un beau buste du maréchal, en biscuit, d'une rare exécution, s'arrêta, et sans remarquer la pâleur qui se répandait sur le visage de la duchesse, il lui demanda comment elle trouvait ce buste et s'il était bien ressemblant. La veuve sentit se rouvrir sa blessure: elle ne put répondre, et se retira fondant en larmes. Elle fut plusieurs jours sans reparaître à la cour. Outre que cette question inattendue avait réveillé ses chagrins, l'inconcevable distraction que l'empereur avait montrée en cela l'avait blessée si profondément que ses amis eurent toutes les peines du monde à la décider à reprendre son service auprès de l'impératrice.