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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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CHAPITRE VIII

Arrivée à Paris.—Le palais de Madrid et le Louvre.—Le château de Chambord destiné au prince de Neufchâtel.—Travail continuel de l'empereur.—L'empereur difficile en musique.—Voix fausse de l'empereur et habitude de fredonner.—La Marseillaise, signal de départ.—Gaîté de l'empereur partant pour la campagne de Russie.—Crescentini et madame Grassini.—Jeu de Crescentini.—Satisfaction et générosité de l'empereur.—Maladie et mort de Dazincourt.—Ingratitude du public.—Un mot sur Dazincourt.—Séjour de l'empereur à l'Élysée.—Mariage du duc de Castiglione.—La grande-duchesse de Toscane.—Chasses à Rambouillet.—Adresse de l'empereur.—Talma.—Départ de Leurs Majestés pour Strasbourg.—L'empereur passe le Rhin.—Bataille de Ratisbonne.—L'empereur blessé.—Vives alarmes dans l'armée.—Fermeté de l'empereur.—Silence recommandé aux journaux.—Recommandation de l'empereur avant chaque bataille.—Une famille bavaroise sauvée par Constant.—Chagrin de l'empereur.—M. Pfister attaqué de folie.—Sollicitude de l'empereur.—Conspiration contre l'empereur.—Un million en diamans.—Outrage à un parlementaire.—Modération de l'empereur.—Lettre du prince de Neufchâtel à l'archiduc Maximilien.—Bombardement de Vienne.—La vie de Marie-Louise protégée par l'empereur.—Fuite de l'archiduc Maximilien et prise de Vienne.—Stupeur des Autrichiens.

L'empereur était arrivé à Paris le 23 janvier; il y passa le reste de l'hiver, à part quelques jours de voyage à Rambouillet et à Saint-Cloud.

Le jour même de son arrivée à Paris, quoiqu'il dût être bien fatigué par une course à peine interrompue depuis Valladolid, l'empereur visita les constructions du Louvre et de la rue de Rivoli. Ce qu'il avait vu du palais de Madrid l'occupait, et de nouvelles recommandations de sa part, à M. Fontaine et aux autres architectes, prouvèrent assez le désir qu'il avait de faire du Louvre le plus beau palais du monde. Sa Majesté se fit faire ensuite un rapport sur le château de Chambord, qu'elle voulait donner au prince de Neufchâtel; M. Fontaine trouva que les réparations à faire pour rendre ce domaine convenablement habitable, s'élèveraient à 1,700,000 francs; les bâtimens étaient dans un état pitoyable; on n'y avait presque pas touché depuis la mort du maréchal de Saxe.

Sa Majesté passa ces deux mois et demi de séjour en travaux de cabinet, qu'il ne quittait que rarement et toujours avec regret; ses amusemens furent, comme à l'ordinaire, le spectacle et les concerts. Il aimait la musique avec passion, surtout la musique italienne, et comme les grands amateurs, il était très-difficile. Lui-même aurait voulu chanter, s'il l'avait pu; mais il avait la voix la plus fausse qu'il fût possible d'entendre, ce qui ne l'empêchait pas de fredonner de temps en temps quelques souvenirs des morceaux qui l'avaient frappé. C'était ordinairement le matin que ces petites réminiscences le prenaient; il m'en régalait en se faisant habiller. L'air que je l'ai entendu écorcher ainsi le plus souvent était celui de la Marseillaise. L'empereur sifflait aussi quelquefois, mais légèrement. L'air de Malbrough, sifflé par Sa Majesté, était pour moi l'annonce certaine d'un prochain départ pour l'armée. Je me rappelle qu'il ne siffla jamais autant, et qu'il ne fut jamais plus gai qu'au moment de partir pour la campagne de Russie.

Les chanteurs favoris de Sa Majesté étaient Crescentini et madame Grassini. J'ai vu Crescentini débuter à Paris, par le rôle de Roméo, dans Roméo et Juliette; il était arrivé précédé par l'immense réputation de premier chanteur de l'Italie, et cette réputation, il la justifia complétement, malgré toutes les préventions qu'il avait à vaincre, car je me rappelle encore tout ce qu'on disait de lui avant ses débuts au théâtre de la cour. C'était, à entendre les soi-disant connaisseurs, un braillard sans goût, sans méthode, un faiseur de roulades absurdes, un acteur froid et sans intelligence, et mille autres choses encore. Il savait, à son entrée en scène, combien ses juges étaient peu favorablement disposés en sa faveur, cependant il ne fit pas voir le moindre embarras; sa démarche, pleine de noblesse, surprit agréablement ceux qui s'attendaient à voir, comme on le leur avait dit, un homme gauche et mal tourné; un murmure flatteur l'accueillit donc et l'électrisa de telle sorte que, dès le premier acte, il enleva tous les suffrages. Des mouvemens pleins de grâce et de dignité, une parfaite intelligence de la scène; des gestes modérés et parfaitement en rapport avec le dialogue; une physionomie sur laquelle toutes les nuances de passion se peignaient avec la plus étonnante vérité, toutes ces qualités rares et précieuses donnaient aux accens enchanteurs de cet artiste une magie dont il est impossible de se faire une idée, à moins de l'avoir entendu. À chaque scène l'intérêt qu'il inspirait devenait plus marqué; mais au troisième acte l'émotion et le ravissement des spectateurs furent portés jusqu'au délire. Dans cet acte, joué presque en entier par Crescentini, cet admirable chanteur fit passer dans l'âme de ses auditeurs tout le déchirant et le pathétique d'un amour exprimé par une mélodie délicieuse, par tout ce que la douleur et le désespoir peuvent trouver de chants sublimes. L'empereur fut ravi, et fit donner à Crescentini une gratification considérable qu'il accompagna des marques les plus flatteuses du plaisir qu'il avait éprouvé à l'entendre.

Ce jour-là, comme toutes les fois qu'ils jouèrent ensemble depuis, Crescentini fut admirablement secondé par madame Grassini, femme d'un talent supérieur, et qui possédait la voix la plus étonnante qu'on eût jamais entendue au théâtre. Elle et madame Barilli se partageaient alors les faveurs du public.

Le soir même, ou le lendemain des débuts de Crescentini, la scène française fit une perte irréparable dans la personne de Dazincourt, à peine âgé de soixante ans. La maladie dont il mourut avait commencé à son retour d'Erfurt: elle fut longue et douloureuse; et cependant le public, dont ce grand comédien avait si long-temps fait les plaisirs, ne s'informa de lui qu'alors que son mal était sans remède, et que son agonie avait commencé. Autrefois, quand une maladie tenait long-temps éloigné du théâtre un acteur estimé, (et qui plus que Dazincourt avait mérité de l'être?) le parterre avait l'habitude de témoigner ses regrets, en s'informant tous les jours de l'état du malade: à la fin de chaque représentation, l'acteur chargé d'annoncer le spectacle du lendemain donnait à l'assemblée le bulletin de la santé de son camarade. Il n'en fut pas de même pour Dazincourt, et le parterre se montra ingrat envers lui.

J'aimais et j'estimais sincèrement Dazincourt, dont j'avais fait la connaissance quelques années avant sa mort; et peu d'hommes méritaient mieux que lui et savaient mieux se concilier l'estime et l'affection. Je ne parlerai pas de son talent, qui le rendit le digne successeur de Préville, dont il était l'élève et l'ami; tous ses contemporains doivent se rappeler Figaro joué par Dazincourt; mais je parlerai de la noblesse de son caractère, de sa générosité, de son honnêteté à toute épreuve. Sa naissance et son éducation semblaient devoir l'éloigner du théâtre; ce furent les circonstances seules qui l'y jetèrent; il sut se garder des séductions de son état. Dans les coulisses, au milieu des intrigues du foyer, il resta l'homme de bon ton et de mœurs pures. Accueilli dans les meilleures sociétés, dont il faisait les délices par le piquant de ses saillies autant que par ses bonnes manières et son urbanité, il amusait sans rappeler qu'il était comédien.

À la fin de février, sa majesté l'empereur alla s'établir pour quelque temps au palais de l'Élysée.

C'est là, je crois, que fut signé le contrat de mariage d'un de ses meilleurs lieutenans, le maréchal Augereau, récemment fait duc de Castiglione, avec la fille d'un vieil officier supérieur, mademoiselle Bourlon de Chavanges; c'est là aussi que fut rendu le décret impérial qui donnait à la princesse Éliza le grand-duché de Toscane, avec le titre de grande-duchesse.

Vers le milieu de mars, l'empereur passa quelques jours à Rambouillet: il y eut de fort belles chasses, dans une desquelles Sa Majesté força elle-même et tua un cerf près de l'étang de Saint-Hubert. Il y eut aussi bal et concert, dans lequel on entendit Crescentini, mesdames Grassini, Barelli et plusieurs virtuoses célèbres, enfin Talma récita des vers.

Le 13 avril, à quatre heures du matin, sur la nouvelle que l'empereur venait de recevoir d'une nouvelle invasion de la Bavière par les Autrichiens, il partit pour Strasbourg avec l'impératrice, qu'il laissa dans cette ville; le 15, à onze heures du matin, il passa le Rhin à la tête de son armée. L'impératrice ne resta pas long-temps seule; la reine de Westphalie, la reine de Hollande et ses fils, la grande-duchesse de Bade et son époux ne tardèrent pas à la joindre.

La belle campagne de 1809 commença immédiatement. On sait comme elle fut glorieuse, et que l'un des moindres faits qui la signalèrent fut la prise de Vienne.

À celle de Ratisbonne, le 23 avril, l'empereur reçut au pied droit une balle morte qui lui fit une assez forte contusion. J'étais avec le service quand plusieurs grenadiers de la garde accoururent me dire que Sa Majesté était blessée. Je courus en toute hâte, et j'arrivai au moment où M. Yvan faisait le pansement. On coupa et laça la botte de l'empereur, qui remonta sur-le-champ à cheval; plusieurs généraux l'engageaient à prendre du repos, mais il leur répondit: «Mes amis, ne faut-il pas que je voie tout?» Rien ne pourrait exprimer l'enthousiasme des soldats, en apprenant que leur chef avait été blessé, mais que sa blessure n'offrait aucun danger. «L'empereur est exposé comme nous, disaient-ils; ce n'est pas un poltron celui-là!»

Les journaux ne firent pas mention de cet événement. Avant de livrer une bataille, l'empereur recommandait toujours que dans le cas où il serait blessé, on prît toutes les mesures possibles pour en dérober la connaissance aux troupes. «Qui sait, disait-il, quelle horrible confusion ne produirait pas sur une semblable nouvelle? À ma vie se rattachent les destinées d'un grand empire. Souvenez-vous-en, Messieurs, et si je suis blessé, que personne ne le sache, si c'est possible. Si je suis tué, qu'on tâche de gagner la bataille sans moi; il sera temps de le dire après.»

 

Quinze jours après la prise de Ratisbonne, je précédais Sa Majesté sur la route de Vienne, et j'étais en voiture, seul avec un officier de la maison, quand tout à coup nous entendîmes des cris affreux dans une maison qui bordait la route à côté de nous. Je fais arrêter aussitôt; nous descendons, et, en entrant dans cette maison, nous voyons plusieurs soldats, des traînards, comme il y a dans toutes les armées, qui, sans s'inquiéter de l'alliance de la France avec la Bavière, se portaient aux plus horribles traitemens envers une famille bavaroise qui habitait cette maison. Une vieille grand'mère, un jeune homme, trois enfans et une jeune femme composaient cette famille. Nos habits brodés en imposèrent heureusement à ces forcenés; nous les menaçâmes de la colère de l'empereur, et nous parvînmes à les faire sortir de la maison, que nous quittâmes bientôt après nous-mêmes, comblés de remercîmens. Je parlai le soir à l'empereur de ce que j'avais fait; il m'approuva beaucoup, et dit: «J'ai beau faire, il y a toujours quelques lâches dans une armée, et ce sont ceux-là qui font le mal. Un brave et bon militaire rougirait de ces choses-là.»

J'ai eu occasion au commencement de ces Mémoires de parler d'un contrôleur de la bouche, M. Pfister, l'un des plus fidèles serviteurs de Sa Majesté, et l'un de ceux aussi pour lesquels l'empereur avait le plus d'attachement. M. Pfister l'avait suivi en Égypte; il avait couru dangers sur dangers pour lui. Le jour du combat de Landshut, qui précéda, je crois, ou suivit de près la prise de Ratisbonne, ce pauvre homme devint fou. Il sort de sa tente, court se cacher dans un bois voisin du champ de bataille, et se dépouille complétement de ses vêtemens. Au bout de quelques heures, Sa Majesté demande M. Pfister; on le cherche, on s'informe, personne ne peut dire ce qu'il est devenu. L'empereur, craignant qu'il n'eût été fait prisonnier, envoie une ordonnance aux Autrichiens pour réclamer son contrôleur de la bouche et proposer un échange. L'ordonnance revient, en disant que les Autrichiens n'avaient pas vu M. Pfister. L'empereur, vivement inquiet, ordonne de faire une battue dans les environs; et ce fut alors que l'on découvrit le pauvre malade tout nu, comme je l'ai dit, blotti derrière un arbre, et dans un état affreux, s'étant déchiré tout le corps aux épines. On le ramena. Il paraissait fort tranquille; on le crut guéri; il reprit son service; mais peu de temps après notre retour à Paris, il eut un nouvel accès. Le caractère de sa folie était excessivement obscène; il se présenta devant l'impératrice Joséphine dans un désordre et avec des gestes d'une telle indécence, qu'il fallut vraiment prendre des précautions à son égard. Il fut confié aux soins du savant docteur Esquirol, qui, malgré tout son talent, ne put opérer sa guérison. J'allais le voir souvent; il n'avait plus d'accès, mais sa cervelle était tournée; il entendait et comprenait fort bien; il n'y avait que ses réponses qui fussent d'un véritable fou. Son attachement pour l'empereur ne l'avait point quitté; il en parlait sans cesse, et se croyait toujours en fonctions auprès de lui. Un jour il me dit avec mystère qu'il voulait me confier un secret terrible, le secret d'une conspiration contre la vie de Sa Majesté. En même temps, il me remit une pétition pour Sa Majesté, avec une liasse d'une vingtaine de petits chiffons de papier, qu'il avait griffonnés lui-même, et qu'il prenait pour les pièces du complot. Une autre fois il me remit, toujours pour l'empereur, une poignée de petits cailloux, qu'il appelait des diamans d'un grand prix: «Il y en a pour plus d'un million dans ce que je vous donne là,» me dit-il. L'empereur, à qui je rendais compte de mes visites, était on ne peut plus touché de la continuelle préoccupation de cet infortuné, dont toutes les pensées, toutes les actions se rapportaient à son ancien maître. Il est mort sans jamais avoir recouvré la raison.

Le 10 mai, à neuf heures du matin, les premières lignes de défense de la capitale de l'Autriche furent attaquées et franchies par le maréchal Oudinot; les faubourgs se rendirent à discrétion. Alors le duc de Montebello s'avance sur l'esplanade à la tête de la division. Mais la garnison ayant fermé les portes, fit, du haut des remparts, une décharge effroyable, qui heureusement ne tua que très-peu de monde. Le duc de Montebello fait sommer la garnison de rendre la ville, et la réponse de l'archiduc Maximilien est qu'il défendra Vienne jusqu'au dernier soupir. Cette réponse est envoyée à l'empereur.

Après avoir tenu conseil avec ses généraux, Sa Majesté chargea le colonel Lagrange d'aller faire une nouvelle sommation à l'archiduc, et le malheureux colonel, à peine entré dans la ville, tomba sous les coups de la populace furieuse. Le général O'Reilly lui sauva la vie en le faisant enlever par ses soldats; mais l'archiduc Maximilien, pour braver davantage l'empereur, fit promener en triomphe, au milieu de la garde nationale, l'individu qui avait porté le premier coup au parlementaire français. Cet attentat, qui avait révolté une partie des Viennois eux-mêmes, ne changea point l'intention de Sa Majesté; elle voulut pousser la modération et les égards jusqu'au bout, et fit écrire à l'archiduc par le prince de Neufchâtel la lettre suivante, dont une copie m'est tombée dans les mains par hasard:

«Le prince de Neufchâtel à Son Altesse l'archiduc Maximilien, commandant la ville de Vienne.

»Sa Majesté l'empereur et roi désire épargner à cette grande et intéressante population les calamités dont elle est menacée, et me charge de représenter à Votre Altesse que, si elle continue à vouloir défendre la place, elle causera la destruction d'une des plus belles villes de l'Europe. Dans tous les pays où la guerre l'a porté, mon souverain a fait connaître sa sollicitude pour écarter les désastres qu'elle entraîne des populations non armées. Votre Altesse doit être persuadée que Sa Majesté est sensiblement affectée de voir au moment de sa ruine cette ville qu'elle tient à gloire d'avoir déjà sauvée. Cependant, contre l'usage établi dans les forteresses, Votre Altesse a fait tirer du canon du côté de la ville, et ce canon pouvait tuer non un ennemi de votre souverain, mais la femme ou l'enfant de ses plus zélés serviteurs. Si Votre Altesse continue à vouloir défendre la place, Sa Majesté sera forcée de faire commencer les travaux d'attaque, et la ruine de cette immense capitale sera consommée en trente-six heures par le feu des obus et des bombes de nos batteries, comme la ville extérieure sera détruite par l'effet des vôtres. Sa Majesté ne doute pas que ces considérations n'engagent Votre Altesse à renoncer à une détermination qui ne retarderait que de quelques instans la prise de la place. Enfin, si Votre Altesse ne se décide pas à prendre un parti qui sauve la ville, sa population, plongée par votre faute dans des malheurs aussi affreux, deviendra, de sujets fidèles, ennemie de votre maison.»

Cette lettre n'empêcha point l'archiduc de persister dans son projet de défense. Cette opiniâtreté lassa l'empereur, qui donna l'ordre enfin d'établir deux batteries. Une heure après, les bombes et les boulets pleuvaient dans la ville. Les habitans, avec un vrai sang-froid d'Allemands, venaient sur les glacis observer l'effet des feux d'attaque et de défense; ils paraissaient beaucoup plus intéressés qu'effrayés de ce spectacle. Quelques boulets étaient déjà tombés dans la cour du palais impérial, lorsqu'un trompette sortit de la ville pour annoncer que l'archiduchesse Marie-Louise n'avait pu suivre son père, qu'elle était malade au palais et exposée à tous les dangers de l'artillerie. L'empereur donna l'ordre aussitôt de faire changer la direction des pièces, de manière à ce que les bombes et les boulets passassent par-dessus le palais. L'archiduc ne tint pas long-temps contre cette vive et énergique attaque; il prit la fuite, et abandonna Vienne aux vainqueurs.

Le 12 mai, l'empereur fit son entrée dans Vienne un mois après l'occupation de Munich par les Autrichiens. Cette circonstance frappa vivement les esprits, et contribua beaucoup à propager les idées superstitieuses qu'un grand nombre de soldats s'étaient faites sur la personne de leur chef: «Voyez! disait-on; il ne lui a fallu que le temps du voyage! c'est donc un dieu que cet homme-là.—C'est un diable plutôt,» disaient les Autrichiens, dont la stupeur serait impossible à décrire. C'était au point que beaucoup se laissaient prendre les armes à la main sans faire la moindre résistance, sans même essayer de fuir; tant ils avaient la conviction que l'empereur et les grenadiers de la garde n'étaient pas des hommes, et que tôt ou tard il leur faudrait tomber au pouvoir de ces ennemis surnaturels.

CHAPITRE IX

L'empereur à Schœnbrunn.—Description de cette résidence.—Appartemens de l'empereur.—Inconvéniens des poêles.—La chaise volante de Marie-Thérèse.—Le parc de Versailles, la Malmaison et Schœnbrunn.—La Gloriette.—Les ruines.—La ménagerie et le kiosque de Marie-Thérèse.—Revues passées par l'empereur.—Manière dont l'empereur faisait des promotions.—Gratifications accordées par l'empereur.—Trait d'héroïsme.—Bienveillance de l'empereur.—Visite des sacs, des livrets, des armes.—Commandemens inattendus.—Bonne grâce d'un jeune officier.—Le caisson visité par l'empereur.

L'empereur ne séjourna point à Vienne; il établit son quartier-général au château de Schœnbrunn, résidence impériale située à une demi-lieue environ de la ville. On arrangea le terrain en avant du château pour le campement de la garde. Le château de Schœnbrunn, construit par l'impératrice Marie-Thérèse en 1754, dans une position admirable, est d'une architecture irrégulière, très-défectueuse, mais pleine de majesté. On traverse pour y arriver un pont jeté sur la petite rivière la Vienne: quatre sphynx en pierre ornent ce pont, qui est fort large et d'une construction agréable. En face du pont est une très-belle grille, par laquelle on pénètre dans une grande cour, assez vaste pour que sept à huit mille hommes puissent y manœuvrer. Cette cour est carrée, entourée de galeries couvertes, et décorées de deux grands bassins avec des statues de marbre. Aux deux côtés de la grille sont deux grands obélisques en pierre rose, surmontés d'aigles en plomb doré.

Schœnbrunn en allemand signifie belle fontaine; ce nom vient d'une source fraîche et limpide qui se trouve dans un bosquet du parc; elle jaillit d'une petite éminence autour de laquelle on a construit un petit pavillon fort joliment sculpté à l'intérieur de manière à imiter les stalactites. Dans ce pavillon est une naïade couchée qui tient une corne de laquelle cette eau sort et tombe dans un bassin de marbre. C'est un petit coin délicieux en été.

Il n'y a que des éloges à donner à l'intérieur du palais: l'ameublement en est riche et d'un goût original et distingué. La chambre à coucher de l'empereur, seule pièce de l'édifice où il y eût une cheminée, était garnie de boiseries en laque de la Chine, très-vieux, mais dont les peintures et dorures étaient encore très-fraîches; le cabinet de travail était décoré comme la chambre à coucher; toutes les pièces, à l'exception de celle-ci, étaient chauffées en hiver par des poêles immenses qui nuisaient singulièrement à l'effet de l'architecture intérieure. Entre le salon d'étude et la chambre de l'empereur était une machine fort curieuse appelée la chaise volante, sorte de cabine mécanique qui avait été construite pour l'impératrice Marie-Thérèse, et qui servait à la transporter d'un étage à l'autre, pour qu'elle ne fût pas obligée de monter et descendre les escaliers comme tout le monde; cette machine était mise en jeu par les mêmes procédés que les machines de théâtre, au moyen de cordages, de poulies et de contrepoids.

La belle plantation qui sert de parc et de jardin au palais de Schœnbrunn est beaucoup moins grande qu'il ne convient à une résidence impériale; mais, en revanche, il était impossible de trouver rien de plus joli, de mieux distribué. Le parc de Versailles est plus majestueux, plus grandiose; mais il n'a pas le pittoresque, l'irrégularité, les effets fantasques et imprévus du parc de Schœnbrunn; la Malmaison pourrait mieux lui être comparée. Devant la façade intérieure du palais était un magnifique parterre, à l'extrémité duquel on voyait un grand bassin décoré par un groupe de statues représentant le triomphe de Neptune. Ce groupe est fort beau; les amateurs français (et tous, comme on sait, veulent qu'on les croie connaisseurs) prétendaient que les femmes étaient plus autrichiennes que grecques; ils ne retrouvaient point le svelte et la suavité des formes antiques; quant à moi, j'avouerai que ces statues m'ont paru fort remarquables.

 

Au bout de la grande avenue, et pour borner l'horizon, s'élève une colline qui domine le parc. Un fort joli bâtiment couronnait cette colline; il porte le nom de la Gloriette; c'est une galerie circulaire, vitrée, soutenue par une colonnade charmante, avec des trophées dans les intervalles. Lorsqu'on venait de la route de Vienne, on voyait en entrant dans l'avenue la Gloriette, au dessus et comme confondue avec le palais; cette vue était d'un très-bon effet.

Ce qui fait l'admiration des Autrichiens dans le palais de Schœnbrunn, c'est un bosquet dans lequel on trouve ce qu'on appelle les ruines. Un bassin, coupé avec une fontaine jaillissante, et qui alimente plusieurs petites cascades, les débris d'un aqueduc et d'un temple, des vases tombés, des tombeaux, des bas-reliefs brisés, des statues sans tête, sans jambes, sans bras, et les bras, les jambes et les têtes épars à l'entour, des colonnes tronquées et à demi enterrées, d'autres debout et supportant des restes de fronton ou d'entablement, tout cela compose un beau désordre et joue la véritable ruine antique, quand on le regarde d'un peu loin. Mais, vu de près, c'est tout autre chose; la main du sculpteur contemporain se montre; on reconnaît que tous ces fragmens sont faits de la même espèce de pierre; et les herbes qui poussent dans les creux de ces colonnes paraissent ce qu'elles sont, c'est-à-dire en pierre et peintes pour imiter la verdure.

Mais si les productions de l'art répandues dans le parc de Schœnbrunn n'étaient pas toutes irréprochables, combien n'était-on pas dédommagé par celles de la nature! Quels beaux arbres! quelles épaisses charmilles! quels ombrages frais et touffus! Les allées, prodigieusement hautes et larges, étaient plantées d'arbres qui formaient berceau et étaient impénétrables au soleil; l'œil se perdait dans les sinuosités; d'autres petites allées tournantes, où l'on rencontrait à chaque pas quelque agréable surprise. Au bout de la plus grande était la ménagerie, l'une des plus nombreuses et des plus variées qu'il y eût en Europe. La construction en est très-ingénieuse, et pourrait servir de modèle: sa forme figure une étoile, dans le rond-point de laquelle on voyait un petit kiosque très-élégant que l'impératrice Marie-Thérèse avait fait mettre là pour s'y reposer. De ce kiosque on voyait toute la ménagerie.

Les rayons de cette étoile formaient chacun un jardin particulier où se promenaient les éléphans, les buffles, les chameaux, les dromadaires, les cerfs, les kangurooss; où étaient renfermés, dans de belles et solides loges, les tigres, les ours, les léopards, les lions, les hyènes, etc. Des cygnes, des oiseaux aquatiques rares, des amphibies nageaient dans des bassins entourés de grilles. Je remarquai surtout dans cette ménagerie un animal fort extraordinaire que Sa Majesté voulait envoyer en France, mais qui mourut la veille du jour fixé pour son départ. Cet animal vient de Pologne; il s'appelle curus: c'est une espèce de bœuf beaucoup plus grande que le bœuf ordinaire, avec une crinière comme celle d'un lion, des cornes assez courtes et peu courbées, mais d'une énorme largeur à la base.

Tous les matins, à six heures, les tambours battaient; deux ou trois heures après, les troupes commandées pour la parade étaient rassemblées dans la cour d'honneur. À dix heures précises, l'empereur descendait les degrés du perron et venait se placer au milieu de ses généraux.

Il est impossible de se faire une idée de ces parades, qui ne ressemblaient point du tout aux parades d'honneur de Paris. L'empereur, en passant ces revues, descendait aux plus petits détails; il examinait les soldats un à un, pour ainsi dire; il interrogeait les yeux de chacun pour voir s'il y avait du plaisir ou de la peine dans sa tête; il questionnait les officiers, souvent même les soldats: c'était ordinairement là que Sa Majesté faisait ses promotions. Il lui arrivait de demander à un colonel quel était le plus brave officier de son régiment: la réponse ne se faisait jamais attendre; elle était toujours franche: l'empereur le savait bien. Quand le colonel avait parlé, Sa Majesté s'adressait à tous les officiers en général: «Quel est le plus brave d'entre vous?»—«Sire, c'est un tel.» Les deux réponses étaient presque toujours semblables. «Alors, disait l'empereur, je le fais baron, et je récompense en lui non-seulement sa valeur personnelle, mais celle du corps dont il fait partie. Il ne doit pas cette faveur à moi seulement, mais encore à l'estime de ses camarades.» Il en était de même pour les soldats. Les plus distingués par leur courage et leur bonne conduite montaient en grade ou recevaient des gratifications, des pensions mêmes. L'empereur en fit une de 1200 francs à un soldat qui faisait sa première campagne, et qui avait traversé un escadron ennemi, emportant sur ses épaules son général blessé, et le défendant comme il eût défendu son père.

On voyait à ces revues l'empereur visiter lui-même les sacs des soldats, examiner leurs livrets, prendre un fusil des mains d'un jeune homme frêle, pâle et souffrant, et lui dire d'un ton plein de bienveillance: «C'est bien lourd!» Il commandait souvent l'exercice; quand il ne le faisait pas, c'était le général Dorsenne, ou le général Curial, ou le général Mouton. Quelquefois il lui prenait des fantaisies. Un matin, par exemple, qu'on avait à passer en revue un régiment de la confédération, Sa Majesté se tourna vers les officiers d'ordonnance, et s'adressant au prince de Salm, l'un d'entr'eux: «M. de Salm, ceux-ci doivent vous connaître; approchez, commandez-leur une charge en douze temps.» Le jeune prince rougit beaucoup, mais sans se déconcerter; il s'inclina, tira son épée le plus gracieusement du monde, et fit ce que désirait l'empereur avec une aisance, une précision qui le charmèrent.

Un autre jour, les pontonniers défilaient avec environ quarante voitures d'équipages. L'empereur cria: Halte! et, montrant un caisson au général Bertrand, il lui dit d'appeler un des officiers. «Qu'y a-t-il dans ce caisson?»—«Sire, des boulons, des sacs de clous, des cordages, des hachettes, des scies.....»—«Combien de tout cela?»—L'officier donna le compte exact. Sa Majesté, pour vérifier le rapport, fait vider le caisson, compte les pièces, en trouve le nombre conforme; et pour s'assurer qu'on ne laissait rien dans la voiture, elle y monte par le moyen de la roue en s'accrochant aux rais. Il y eut un mouvement d'approbation et des cris de joie dans tous les rangs: «Bravo! disait-on; à la bonne heure! c'est comme cela qu'on est sûr de n'être pas trompé.» Toutes ces choses faisaient que l'empereur était adoré par ses soldats.