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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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Il est impossible de se figurer combien ce pauvre animal témoignait de reconnaissance pour les soins qu'on prenait de lui. L'impératrice l'aimait beaucoup.

CHAPITRE III

Voyage de l'empereur et de l'impératrice.—Séjour à Bordeaux et à Bayonne.—Arrivée de l'infant d'Espagne don Carlos.—Maladie de l'infant et attentions de l'empereur.—Le château de Marrac.—La danse des Basques.—Costumes basques.—Lettre adressée à l'empereur par le prince des Asturies.—Surprise de l'empereur.—Cortége envoyé par l'empereur au devant du prince.—Entrée du prince à Bayonne.—Le prince mécontent de son logement.—Entrevue du prince et de l'empereur.—Dîner des princes et grands d'Espagne avec Napoléon.—Sévérité de Napoléon à l'égard du prince Ferdinand.—Arrivée de l'impératrice à Marrac.—Arrivée du roi et de la reine d'Espagne à Bayonne.—Anecdote de mauvais augure racontée au prince des Asturies.—Service d'honneur français de leurs majestés espagnoles.—Cérémonie du baise-main.—Le prince des Asturies mal accueilli par le roi son père.—Arrivée du prince de la Paix.—Entrevue de l'empereur et du roi d'Espagne.—Douleur de ce monarque.—Rigueurs exercées contre don Manuel Godoï, dans sa prison.—Équipage du roi et de la reine d'Espagne.—Portrait et habitudes du roi.—Portrait de la reine.—Leçons de toilette française.—Taciturnité du prince des Asturies (le roi Ferdinand VII).—Affections du roi pour Godoï.—Les princes d'Espagne à Fontainebleau et à Valençay.—Goût du roi d'Espagne pour la vie privée.—Passion de Charles IV pour l'horlogerie.—Le confesseur sifflé.—Charles IV prenant, dans sa vieillesse, des leçons de violon.—M. Alexandre Boucher.—L'étiquette.—L'étiquette et le duo royal.—Arrivée à Bayonne de Joseph Bonaparte, roi d'Espagne.—Joseph complimenté par les députés de la junte.—M. de Cevallos et le duc de l'Infantado à la cour du nouveau roi.

Après avoir séjourné pendant une semaine environ au château de Saint-Cloud, Sa Majesté partit le 2 avril, à onze heurs du matin, pour aller visiter les départemens du Midi; la tournée devait commencer par Bordeaux, et l'empereur y donna rendez-vous à l'impératrice. Cette intention publiquement annoncée de visiter les départemens du Midi n'était qu'un prétexte pour dérouter les faiseurs de conjectures; car nous savions tous que nous allions aux frontières d'Espagne.

L'empereur resta à peine dix jours à Bordeaux, et partit pour Bayonne tout seul, laissant l'impératrice à Bordeaux: dans la nuit du 14 au 15 avril, il était à Bayonne. Sa majesté l'impératrice le rejoignit deux ou trois jours après.

Le prince de Neufchâtel et le grand-maréchal logèrent au château de Marrac. Le reste de la suite de Leurs Majestés se logea dans Bayonne et les environs. La garde campa en face du château, dans un lieu nommé le Parterre. En trois jours tout le monde fut installé.

Le 15 avril au matin, l'empereur avait eu le temps à peine de se remettre des fatigues de son voyage, lorsqu'il reçut les autorités de Bayonne, qui vinrent le complimenter, et qu'il interrogea, selon son habitude, avec les plus grands détails. Sa Majesté sortit ensuite pour visiter le port et les fortifications. Cette visite dura jusqu'à cinq heures du soir, que l'empereur rentra au palais du gouvernement qu'il habitait provisoirement, en attendant que le château de Marrac fût prêt pour le recevoir.

De retour au palais, Sa Majesté s'attendait à trouver l'infant don Carlos, que le prince des Asturies, Ferdinand son frère, avait envoyé à Bayonne pour présenter ses complimens à l'empereur. Mais on lui apprit que l'infant était malade, et ne pouvait sortir. L'empereur donna sur-le-champ l'ordre d'envoyer auprès de l'infant un de ses médecins, avec un valet de chambre, pour le servir, et quelques autres personnes. Le prince était venu à Bayonne sans suite et comme incognito; il n'avait auprès de lui qu'un service militaire composé de quelques soldats de la garnison. L'empereur ordonna également que ce service fût remplacé d'une manière plus distinguée par la garde d'honneur de Bayonne. Deux ou trois fois par jour, et cela très-régulièrement, il envoyait savoir des nouvelles de l'infant, qui faisait le malade, à ce qu'on disait assez hautement dans le palais.

En quittant le palais du gouvernement pour venir s'établir à Marrac, l'empereur donna tous les ordres nécessaires pour qu'on le tînt prêt à recevoir le roi et la reine d'Espagne, qui devaient venir à Bayonne à la fin du mois. Sa Majesté fit les plus expresses recommandations pour que tout fût promptement disposé, afin de rendre aux souverains espagnols tous les honneurs dus à leur rang.

L'empereur venait d'entrer au château, lorsque tout à coup les sons d'une musique champêtre frappèrent ses oreilles. Le grand-maréchal entra, et dit à Sa Majesté que beaucoup d'habitans en costume du pays s'étaient rassemblés devant la grille du château. L'empereur se mit aussitôt à la fenêtre. À sa vue, dix-sept personnes (sept hommes et dix femmes) se mirent à danser avec une grâce inimitable, une danse de caractère appelée la pamperruque. Les danseuses avaient des tambours de basque, et les danseurs des castagnettes; des flûtes et des guitares composaient l'orchestre. Je sortis du château pour voir ce spectacle de plus près. Les femmes avaient de petites jupes en soie bleue, brodées en argent, et des bas roses également brodés en argent; elles étaient coiffées de rubans, et avaient des bracelets noirs très-larges qui faisaient ressortir la blancheur de leurs bras nus. Les hommes étaient en culottes blanches justes, avec des bas de soie et de grandes aiguillettes, une veste lâche en étoffe de laine rouge très-fine chamarrée d'or, et les cheveux enveloppés dans une résille, comme les Espagnols.

Sa Majesté eut un grand plaisir à voir cette danse qui est particulière au pays et fort ancienne. C'est un hommage que l'usage a consacré pour être rendu aux grands personnages. L'empereur resta à la fenêtre jusqu'à ce que la pamperruque fût terminée; il envoya ensuite complimenter les danseurs sur leur talent, et dire aux habitans de Bayonne qui s'étaient portés là en foule, qu'il les remerciait.

Sa Majesté reçut peu de jours après une lettre de son altesse royale le prince des Asturies, dans laquelle il annonçait à Sa Majesté qu'il se proposait de partir bientôt d'Irun, où il se trouvait alors, pour avoir l'avantage de faire la connaissance de son frère (c'est ainsi que le prince Ferdinand appelait l'empereur); avantage qu'il ambitionnait depuis bien long-temps, et qu'il allait avoir enfin, si toutefois son bon frère voulait bien le permettre. Cette lettre fut remise à l'empereur par un de aides-de-camp du prince qu'il avait accompagné depuis Madrid, et qu'il précéda seulement de dix jours à Bayonne. Sa Majesté ne pouvait croire à ce qu'elle lisait et entendait. Je l'ai entendue s'écrier, et plusieurs personnes l'ont entendue comme moi: «Comment! il vient ici? Mais vous vous trompez; il nous trompe! Cela n'est pas possible.» Je puis certifier qu'en parlant ainsi, l'empereur ne jouait point l'étonnement.

Il fallut pourtant se préparer à recevoir le prince, puisque décidément il venait. Le prince de Neufchâtel, le duc de Frioul et un chambellan d'honneur furent désignés par Sa Majesté; et la garde d'honneur reçut l'ordre d'accompagner ces messieurs pour aller au devant du prince d'Espagne, seulement en dehors de la ville de Bayonne, le rang que l'empereur reconnaissait à Ferdinand ne permettant pas que le cortége allât jusqu'à la frontière des deux empires. Il était midi, le 20 avril, lorsque le prince fit son entrée dans Bayonne. Un logement qui eût été peu de chose à Paris, mais qui était beau pour Bayonne, avait été préparé pour lui et pour son frère l'infant don Carlos, qui s'y trouvait déjà installé. Le prince Ferdinand fit la grimace en entrant; mais il n'osa se plaindre tout haut, et certes il aurait eu grand tort. Ce n'était pas la faute de l'empereur s'il n'y avait à Bayonne qu'un seul palais, le palais du gouvernement, qu'il avait lui-même habité, et que l'on gardait pour le roi. Au reste, cette maison était la plus belle de la ville, grande et toute neuve. Don Pedro de Cevallos, qui accompagnait le prince, la trouva horrible et indigne d'un personnage royal. C'était l'hôtel de l'intendance. Une heure après l'arrivée de Ferdinand, l'empereur vint le voir, et le trouva qui l'attendait à la porte de la rue. Il tendit les bras à l'approche de Sa Majesté, qui l'embrassa, et monta dans les appartemens avec lui. Ils restèrent ensemble environ une demi-heure. Quand ils se séparèrent, le prince avait l'air un peu soucieux. Sa Majesté, en revenant à Marrac, chargea M. le grand-maréchal d'aller inviter à dîner de sa part le prince et son frère don Carlos, le duc de San-Carlos, le duc de l'Infantado, don Pedro de Cevallos, et deux ou trois autres personnes de la suite. Les voitures de l'empereur vinrent prendre les illustres convives à l'heure du dîner, et les amenèrent au château. Sa Majesté descendit jusqu'au bas du perron pour recevoir le prince. Ce fut là que se bornèrent les honneurs. Pas une seule fois pendant le dîner l'empereur ne donna au prince Ferdinand, qui était roi à Madrid, le titre de majesté, ni même celui d'altesse: il ne l'accompagna, lorsqu'il sortit, que jusqu'à la première porte du salon, et il lui fit dire après, par un message, qu'il n'aurait point d'autre rang que celui de prince des Asturies, jusqu'à l'arrivée de son père le roi Charles. L'ordre fut donné en même temps de faire faire le service de sûreté de la maison des princes par la garde d'honneur bayonnaise et la garde impériale ensemble, plus un détachement de gendarmerie d'élite.

Le 27 avril, l'impératrice arriva de Bordeaux à sept heures du soir. Elle ne fit que passer à Bayonne, où son arrivée excita peu d'enthousiasme, peut-être parce qu'on était mécontent de ne point la voir s'arrêter. Sa majesté la reçut avec beaucoup de tendresse et la questionna d'une manière pleine de sollicitude sur les fatigues qu'elle avait dû éprouver sur une route difficile et horriblement gâtée par les pluies. Le soir, la ville et le château furent illuminés.

 

Trois jours après, le 30, le roi et la reine d'Espagne arrivèrent à Bayonne. Il n'est pas possible de se figurer les égards, les hommages dont ils se virent entourés par l'empereur. Le duc Charles de Plaisance était allé à Irun, et le prince de Neufchâtel sur les bords de la Bidassoa, afin de complimenter leurs majestés catholiques de la part de leur puissant ami. Le roi et la reine parurent très-sensibles à ces marques de considération. Un détachement de troupes d'élite, en tenue superbe, les attendait sur la frontière, et leur servit d'escorte. La garnison de Bayonne s'était mise sous les armes, tous les bâtimens du port étaient pavoisés, les cloches sonnaient partout, et les batteries de la citadelle et du port saluaient à grand bruit.

Le prince des Asturies et son frère, apprenant l'arrivée du roi et de la reine, étaient sortis de Bayonne pour aller au devant de leurs parens. Ils rencontrèrent à quelque distance de la ville deux ou trois gardes du corps qui venaient de Vittoria, et qui leur racontèrent le fait suivant.

Lorsque leurs majestés espagnoles entrèrent à Vittoria, un détachement de cent gardes du corps espagnols qui avait accompagné le prince des Asturies se trouvait dans cette ville et avait pris possession du palais que le roi et la reine devaient occuper à leur passage. À l'arrivée de leurs majestés, ils se mirent sous les armes. Dès que le roi les aperçut, il leur dit d'un ton sévère: «Vous trouverez bon que je vous prie de quitter mon palais; vous avez trahi vos devoirs à Aranjuez; je n'ai pas besoin de vos services, et je n'en veux pas; allez-vous-en.» Ces mots, prononcés avec une énergie à laquelle on n'était pas habitué de la part du roi Charles IV, étaient sans réplique. Les gardes du corps se retirèrent, et le roi pria le général Verdier de lui donner une garde française, fâché, disait-il, de ne pas avoir gardé ses braves carabiniers, dont il avait près de lui le colonel, en qualité de son capitaine des gardes.

Cette nouvelle ne dut point donner au prince des Asturies une haute opinion de l'accueil que lui ferait son père. Il fut effectivement très-mal reçu, ainsi que je vais le dire.

Le roi et la reine d'Espagne trouvèrent au palais du gouvernement, en descendant de voiture, le grand-maréchal, duc de Frioul, qui les conduisit dans leurs appartemens, et leur présenta le général comte Reille, aide-de-camp de l'empereur, chargé des fonctions de gouverneur du palais; M. d'Audenarde, écuyer; M. Dumanoir et M. de Baral, chambellans chargés du service d'honneur près de leurs majestés.

Les grands d'Espagne que leurs majestés trouvèrent à Bayonne étaient les mêmes qui avaient suivi le prince des Asturies. Leur vue ne fit pas plaisir au roi, comme on devait bien s'y attendre, et quand eut lieu la cérémonie du baise-main, tout le monde s'aperçut de l'émotion pénible qui agitait les infortunés souverains. Cette cérémonie, qui consiste à se mettre à genoux et à baiser la main du roi et celle de la reine, se fit dans le plus grand silence. Leurs majestés ne parlèrent qu'au comte de Fuentes, qui se trouvait à Bayonne par hasard.

Le roi pressa cette cérémonie qui le fatiguait horriblement, et se retira avec la reine dans ses appartemens; le prince des Asturies voulut les suivre; mais son père l'arrêta à la porte de sa chambre, et faisant un geste du bras comme pour le repousser, il lui dit d'un voix tremblante: «Prince, voulez-vous encore outrager mes cheveux blancs?» Ces paroles firent, dit-on, sur le prince l'effet d'un coup de foudre. Il fut un moment attéré, et se retira sans proférer une seule parole.

Bien autre fut la réception que leurs majestés firent au prince de la Paix, lorsqu'il les rejoignit à Bayonne. On l'eût pris pour le parent le plus proche et le plus cher de leurs majestés. Tous trois versèrent d'abondantes larmes en se retrouvant; c'est du moins ce que m'a raconté une personne du service, de qui je tiens tout ce qui précède.

À cinq heures, sa majesté l'empereur vint visiter le roi et la reine d'Espagne. Dans cette entrevue, qui fut très-longue, les deux souverains racontèrent à Sa Majesté les outrages qu'ils avaient essuyés et les dangers qu'ils avaient courus pendant un mois; ils se plaignirent vivement de l'ingratitude de tant d'hommes comblés de leurs bienfaits, et surtout des gardes du corps qui les avaient si lâchement trahis. «Votre Majesté, disait le roi, ne sait pas ce que c'est que d'avoir à se plaindre d'un fils; fasse le ciel qu'un tel malheur ne lui arrive jamais! Le mien est cause de tout ce que nous avons souffert.»

Le prince de la Paix était venu à Rayonne, accompagné du colonel Martès, aide-de-camp du prince Murat, et d'un valet de chambre, seul domestique qui lui fût resté fidèle. J'eus occasion de causer avec ce serviteur dévoué, qui parlait très-bien français, ayant été élevé près de Toulouse. Il me raconta qu'il n'avait pu obtenir la permission de rester auprès de son maître pendant sa captivité; que ce malheureux prince avait souffert des tourmens inimaginables; qu'il ne se passait pas un jour sans que l'on vînt dans son cachot lui dire de se préparer à la mort, parce qu'il subirait le dernier supplice le soir même ou le lendemain matin. Il m'a dit qu'on laissait quelquefois le prisonnier trente heures sans nourriture; qu'il n'avait pour lit que de la paille, point de linge, point de livres, pas de lumière, et nulle communication avec le dehors. Lorsqu'il sortit de son cachot pour être remis à M. le colonel Martès, il était effrayant à voir à cause de sa longue barbe, et de la maigreur que le chagrin et les mauvais alimens lui avaient causée. Il avait la même chemise depuis un mois, n'ayant jamais pu obtenir qu'on lui en donnât d'autres. Ses yeux avaient perdu l'habitude de voir le soleil, il fut obligé de les fermer, et se trouva mal au grand air.

On remit au prince, sur la route de Bayonne, une lettre du roi et de la reine. Le papier en était tout taché de larmes. Le prince dit à son valet de chambre après l'avoir lue: «Voilà la seule consolation que j'ai reçue depuis un mois; tout le monde m'abandonne, excepté mes excellent maîtres. Les gardes du corps qui ont trahi et vendu leur roi trahiront et vendront aussi son fils. Quant à moi, je n'espère plus rien; qu'on me permette seulement de trouver un asile en France pour mes enfans et pour moi.» M. Martès lui ayant montré des papiers publics où il était dit que le prince possédait une fortune de cinq cents millions, il se récria hautement, disant que c'était une calomnie atroce et qu'il défiait ses plus cruels ennemis de fournir la preuve de cela.

Comme on a pu le voir, leurs majestés n'avaient point une suite nombreuse; mais, en revanche, elles s'étaient fait suivre d'une quantité de fourgons remplis de meubles, d'étoffes et d'objets précieux. Leurs voitures étaient antiques, mais leurs majestés s'y trouvaient fort bien, surtout le roi, qui fut même très-embarrassé lorsque, le lendemain de son arrivée à Bayonne, ayant été invité à dîner par l'empereur, il lui fallut monter dans une voiture moderne à double marche-pied. Il n'osait mettre le pied sur ces frêles machines qu'il craignait de briser en s'appuyant dessus, et le mouvement oscillatoire de la caisse lui donnait une peur terrible de la voir culbuter.

Ce fut à table que je pus examiner à mon aise le roi et la reine. Le roi était d'une taille moyenne; il n'était pas beau, mais il avait l'air bon, le nez fort long, la parole haute et brève; il marchait en se dandinant et sans aucune majesté, ce que j'attribuai à sa goutte. Il mangea beaucoup de tout ce qu'on lui servit, excepté des légumes, dont il ne mangeait jamais, disant que l'herbe n'était bonne que pour les bêtes. Il ne buvait que de l'eau; on lui en servit deux carafes, dont une était à la glace; il prenait des deux ensemble. Sa Majesté avait recommandé que l'on soignât le dîner, sachant que le roi était un peu gourmand. Il fit honneur à la cuisine française, qu'il paraissait trouver fort à son goût, car à chaque mets qu'on lui servait, il disait à la reine: «Louise, mange de cela, c'est bon;» ce qui amusa beaucoup l'empereur, dont on connaît la sobriété.

La reine était petite et grosse, s'habillait très-mal, et n'avait ni tournure ni grâce aucune; son visage était coloré, son regard fier et dur; elle tenait la tête haute, parlait très-haut, et d'un ton plus bref encore et plus tranchant que son époux. On disait généralement qu'elle avait plus de caractère et de moyens que lui.

Avant le dîner, il fut question ce jour-là d'un peu de toilette. L'impératrice proposa à la reine M. Duplan, son coiffeur, pour donner à ses dames quelques leçons de toilette française. Cette proposition fut acceptée, et la reine sortit bientôt après des mains de M. Duplan mieux habillée sans doute, et mieux coiffée, mais point embellie, car le talent du coiffeur ne put aller jusque là.

Le prince des Asturies, aujourd'hui le roi Ferdinand VII, avait l'extérieur peu gracieux, marchant pesamment, ayant l'air soucieux et ne parlant presque pas.

Leurs majestés espagnoles avaient amené avec elles le prince de la Paix, que l'empereur n'avait point invité et que par cette raison l'huissier de service retenait en dehors de la salle à manger. Mais au moment de s'asseoir, le roi s'aperçut que le prince était absent. «Et Manuel? dit-il vivement à l'empereur, et Manuel, Sire?» Alors l'empereur en souriant fit un signe, et don Manuel Godoï fut introduit. On assure qu'il avait été fort bel homme; il n'y paraissait guère. C'était peut-être à cause des mauvais traitemens qu'il avait essuyés.

Après l'abdication des princes, le roi et la reine, la reine d'Étrurie et l'infant don Francisco partirent de Bayonne pour se rendre à Fontainebleau, lieu que l'empereur avait désigné pour leur résidence, en attendant que le château de Compiègne fût mis en état de les recevoir convenablement. Le prince des Asturies partit le même jour avec son frère don Carlos et son oncle don Antonio pour la terre de Valençay, appartenant à M. le prince de Bénévent. Ils publièrent, en passant à Bordeaux, une proclamation au peuple espagnol, dans laquelle ils confirmaient la transmission de tous leurs droits à l'empereur Napoléon.

Ainsi, le roi Charles, débarrassé d'un trône qu'il avait toujours regardé comme un fardeau trop lourd pour lui, put désormais se livrer sans contrainte à ses goûts favoris et tranquilles. Il n'aimait au monde que le prince de la Paix, la chape, les montres et la musique. Le trône n'était rien pour lui. Après ce qui s'était passé, le prince de la Paix ne pouvait retourner en Espagne, et comment le roi eût-il jamais pu consentir à se séparer de lui, quand même le souvenir des outrages qu'il avait personnellement essuyés n'eût pas été assez puissant pour le dégoûter de son royaume? La vie d'un particulier était ce qu'il lui fallait; aussi se trouva-t-il bien plus heureux, lorsqu'il put, sans contrainte, se livrer à ses goûts simples et tranquilles. À son arrivée au château de Fontainebleau, il y trouva M. de Rémusat, premier chambellan; M. de Caqueray, officier des chasses; M. de Luçay, préfet du palais, et une maison toute montée. Mesdames de La Rochefoucault, Duchâtel et de Luçay avaient été désignées par l'empereur pour faire le service d'honneur de la reine.

Le roi d'Espagne ne séjourna à Fontainebleau que le temps nécessaire pour la réparation du château de Compiègne. Il trouva bientôt le climat de cette partie de la France trop froid pour sa santé, et alla, au bout de quelques mois, s'établir à Marseille, avec la reine d'Étrurie, l'infant don Francisco et le prince de la Paix. En 1811, il quitta la France pour l'Italie, se trouvant encore mal à Marseille. Rome fut la résidence qu'il choisit.

J'ai parlé tout à l'heure du goût du roi d'Espagne pour l'horlogerie; on m'a dit qu'à Fontainebleau il faisait porter une demi-douzaine de ses montres par son valet de chambre, et qu'il en portait autant lui-même, donnant pour raison que l'horlogerie de poche perd à ne pas être portée. On m'a conté aussi qu'il avait toujours son confesseur près de lui, dans l'antichambre, ou dans le salon qui précédait celui où il se trouvait, et que, lorsqu'il voulait lui parler, il le sifflait comme on siffle un chien. Le confesseur ne manquait jamais d'accourir à ce royal appel, et suivait son pénitent dans l'embrasure d'une croisée. Le roi disait, dans ce confessionnal improvisé, ce qu'il avait sur la conscience, recevait l'absolution et renvoyait ensuite le prêtre, jusqu'à ce qu'il se crût obligé de le siffler de nouveau.

 

Quand la santé du monarque, affaiblie par l'âge et la goutte, ne lui permit plus de se livrer aux plaisirs de la chasse, il se mit à jouer du violon plus qu'il ne l'avait jamais fait, afin, disait-il, de se perfectionner. C'était s'y prendre un peu tard. On sait qu'il avait pour premier violon le célèbre Alexandre Boucher; il aimait beaucoup à jouer avec lui, mais il avait la manie de commencer le premier, sans s'inquiéter en aucune façon de la mesure. S'il arrivait à M. Boucher de lui faire quelque observation à ce sujet, sa majesté lui répondait avec un grand sang-froid: Monsieur, il me semble que je ne suis pas fait pour vous attendre.

Entre le départ de la famille royale et l'arrivée du roi de Naples Joseph, le temps se passa en revues, en fêtes militaires, que l'empereur honorait souvent de sa présence. Le 7 juin, le roi Joseph arriva à Bayonne. On savait long-temps d'avance que son frère l'appelait à échanger sa couronne de Naples contre celle d'Espagne.

Le soir même de l'arrivée du roi Joseph, l'empereur fit inviter les membres de la junte espagnole, qui depuis quinze jours arrivaient à Bayonne de tous les coins du royaume, à se réunir au château de Marrac, afin de complimenter le nouveau roi.

Les députés obéirent à cette invitation un peu brusque, sans avoir eu le temps de bien se concerter sur ce qu'ils avaient à faire. Arrivés à Marrac, l'empereur leur présenta le souverain, qu'ils reconnurent, après une assez vive opposition de la part du duc de l'Infantado seulement, au nom des grands d'Espagne. Quant aux députations du conseil de Castille, de l'inquisition, de l'armée, etc., elles se soumirent sans la plus légère observation. Peu de jours après, le roi forma son ministère, dans lequel on vit avec étonnement figurer M. de Cevallos, celui qui avait accompagné le prince des Asturies à Bayonne, et qui avait tant fait parade d'un attachement inviolable à la personne de celui qu'il appelait son infortuné maître; le même duc de l'Infantado, qui s'était opposé tant qu'il avait pu à la reconnaissance du monarque étranger, fut nommé capitaine des gardes. Le roi partit ensuite pour Madrid, après avoir nommé le grand-duc de Berg lieutenant-général du royaume.