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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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Dernièrement une jeune personne nous parlait de la ville d'Épaminondas; je lui dis qu'il n'y avait jamais eu de ville de ce nom; mais elle soutint son dire, et s'appuya de l'autorité d'un ouvrage de M. de Chateaubriand. J'eus beaucoup de peine à lui persuader que c'était la ville de Thèbes qu'on avait désignée ainsi, comme étant la patrie d'Épaminondas. Sans doute il est bien hardi à moi indigne, d'oser exprimer ainsi mon opinion sur des auteurs dont les ouvrages sont si dignes d'admiration; mais je pense qu'il en est de la littérature comme des gouvernemens absolus, qui, sous de bons princes, sont assurément les meilleurs de tous, et qui par cette raison même ne doivent pas être adoptés, parce qu'il y a bien plus de princes médiocres que de ceux qui sont doués de qualités supérieures. On compte peu de Titus et de Trajans. De même en littérature les inconvéniens d'un faux précepte se glissent inaperçus, dans les écrits d'un génie supérieur: la richesse des pensées, l'élégance du style, couvrent de leur éclat quelques taches d'obscurité. Mais c'est sous la plume de l'écrivain médiocre qu'on retrouve toute la fausseté de cette maxime de madame Necker: Plus il est faible de choses, plus il doit bien choisir les mots. Un auteur pauvre d'idées peut encore plaire et attirer l'attention par un style pur, clair et précis: la beauté de l'expression est souvent un cache-sottise; loin de choisir celle dont on a besoin, de chercher le sens, on devrait toujours se servir de celle qui peint le plus clairement sa pensée.

CHAPITRE II

Visite aux directeurs.—Embarras de madame R.... au petit Luxembourg.—Le meuble des Gobelins.—Le salon de Barras.—M. de Talleyrand, madame de Staël, Bernadotte, etc. chez Bras.—Intimité de Barras et de madame Tallien.—Scandales de la cour de Barras.—Mot spirituel sur madame de Staël.—Dévouement de madame de Staël, en amitié.—Une repartie de M. de Talleyrand.—Madame Grand, madame de Flahaut, et madame de Staël.—Autre repartie de M. de Talleyrand.—Indiscrétion de madame de Staël.—Garat le sénateur, Garat le chanteur, et Garat le tribun.—Fatuité de Garat le chanteur.—Bonnes fortunes de son frère le tribun.—L'écritoire oubliée.—Mauvais succès de mes démarches.—Je suis mon père dans son ermitage.—Mort de mon beau-père et de ma belle-mère.—Leurs bontés pour moi.—Bonaparte, premier consul.—Mon père retourne seul à Paris.—Mon père unanimement proposé pour le sénat.—Mon mari rayé de la liste des émigrés.—Mort de mon père.—Premier exemple de funérailles religieuses, depuis la terreur.—Article d'un journal sur les obsèques du général D.....—Grandes qualités du général D.....—Ses travaux devant Gibraltar—ses ouvrages.—Hommage solennel rendu à la mémoire de mon père par le corps du génie, seize ans après sa mort.

La position de mon père près du ministre de la guerre nous obligeait quelquefois d'aller au directoire. Un jour nous fûmes chez madame R…; elle venait d'être installée au petit Luxembourg, et était encore tout étonnée de la magnificence qui l'entourait. Un peu embarrassée de tenir sa cour, n'ayant aucune conversation, elle fut enchantée d'en trouver un sujet en nous faisant remarquer la beauté d'un meuble des Gobelins; quatre canapés étaient placés dans les quatre faces du salon. Après une courte pause sur chacun de ces canapés, et nous en avoir fait remarquer les beautés, elle se transportait sur un autre. Elle fit comme cela quatre stations, pendant lesquelles nous la suivîmes. J'avais toutes les peines du monde à garder mon sérieux en faisant ce voyage autour de sa chambre.

En parlant du directoire, on ne peut pas omettre la famille de Rewbel, remarquable par les contrastes qu'elle offrait. Le père avait toute la morgue, toute l'importance d'un avocat de province parvenu. La mère, la rondeur d'une bourgeoise qui paraissait bonne femme. Le fils aîné était une caricature parfaite d'un grand seigneur de l'ancien régime. Il professait un souverain mépris pour la démocratie et les démocrates. (Dénomination de l'époque.) Très-lié avec MM. de Laigle, leur nom se trouvait sans cesse placé dans sa conversation; en général il ne recherchait pour sa société que des personnes très-opposées à l'opinion de son père. Mais à part l'affectation de ses manières, on lui doit la justice qu'il a rendu les plus grands services à plusieurs familles d'émigrés. Postérieurement à cette époque, il s'est lié avec Jérôme Bonaparte: ils étaient ensemble à Baltimore. De même que Jérôme il s'y est marié, mais il a gardé sa femme.

En sortant de chez madame R…, nous passâmes chez Barras; nous y trouvâmes M. de Talleyrand, madame de Staël, Bernadotte, une foule de généraux; mais le directeur n'était pas dans son salon; on nous dit qu'il venait de passer dans son cabinet avec madame Tallien. Une heure après nous les vîmes sortir; un bras du directeur était passé autour de la taille de madame Tallien, qui entra ainsi jusqu'au milieu du salon. Mon père fut tellement indigné de cet oubli de toutes les bienséances qu'il m'engagea à sortir, et nous convînmes que je ne retournerais jamais dans cette cour, qui ressemblait plutôt à un mauvais lieu qu'à la résidence des chefs du gouvernement. J'ai parlé de l'admiration que m'inspirait l'esprit de madame de Staël; je dois dire aussi le seul défaut que j'aie cru remarquer en elle, en opposition à ses brillantes qualités, c'était ce besoin de mouvement, d'occupation, de sensation, dont elle était dévorée. On a dit d'elle qu'elle eût jeté tous ses amis à l'eau pour avoir le plaisir de les retirer; et en vérité je crois que cela était un peu vrai. Rien n'égalait son bonheur quand elle avait pu leur être utile.

Le besoin d'occuper ses amis était porté chez elle à l'excès; il pouvait quelquefois se nommer de l'indiscrétion: elle les fatiguait de sa tendresse, de sa jalousie, des soins dont elle aimait à les entourer. On sait ce mot de M. Talleyrand: Un jour un de ses amis, dans le secret de l'intimité, lui demandait comment madame G…, avec toute sa bêtise, avait pu le subjuguer: «Que voulez-vous; lui dit-il, madame de Staël m'a tellement fatigué de l'esprit, que j'ai cru ne pouvoir jamais donner assez dans l'excès contraire.» Son indiscrétion lui attira un jour de lui une réponse charmante. J'avais dîné à l'hôtel des relations extérieures; j'étais appuyée sur un des côtés de la cheminée, prenant une tasse de café; près de là se trouvaient mesdames Grand, de Flahaut et de Staël; cette dernière voyant M. de Talleyrand s'approcher, l'appela, et lui faisant remarquer le hasard qui réunissait trois femmes qu'il avait aimées, lui demanda de leur dire bien franchement si l'une d'elles tombait à l'eau, quelle serait celle des trois qu'il sauverait la première.

Avec cette grâce, ce sourire fin et moqueur qui lui est particulier, il lui répondit: «Ah! Madame, vous nagez si bien!»

Cette réponse est charmante; elle peignait tout. Un jour j'eus un autre exemple de son indiscrétion. Je dînais chez le même ministre, et je me trouvais placée à côté de Garat, qui fut depuis sénateur. Tout à coup, lui, moi et tous les assistans, nous fûmes très-surpris d'entendre madame de Staël qui était placée de l'autre côté de la table, qui, interrompant la conversation qu'elle avait avec son voisin, lui dit en élevant la voix: «À propos de mauvais mariage, Garat, avez-vous épousé cette femme?…» Il n'y eut jamais tel embarras que celui de Garat; il répondit: «Madame, je ne sais pas de quel mariage vous voulez parler; je sais que je suis marié, et que je me trouve très heureux.» Il y avait trente personnes à table. Je cite ce fait, parce qu'il peint madame de Staël; il peint cette indiscrétion qui fatiguait ses meilleurs amis, tout en rendant justice à son cœur qui était parfait, et à son esprit inimitable. Assurément l'idée d'affliger Garat n'avait pas pu prendre place dans sa pensée un seul instant, et cependant elle lui fit passer un moment très-pénible. Le nom de Garat me rappelle son neveu le chanteur et tous ses ridicules. Il est incroyable à quel point les bontés qu'on avait pour lui dans le monde l'avaient gâté. Il traitait d'égal à égal avec les ministres et les plus grands seigneurs. Ce même jour il avait été invité à dîner par madame de Talleyrand; le soir on devait faire de la musique: Charles de Flahaut, très jeune alors, joua du piano avec Jadin son maître; et Garat, qui arrivait d'Espagne, chanta quelques boléros. Avant de se mettre à table, trouvant apparemment qu'on dînait trop tard, je l'entendis dire au ministre, avec beaucoup d'impertinence, que c'était la dernière fois qu'il dînerait chez lui; qu'il préférait dîner chez Beauvilliers à l'heure qui lui convenait. Son frère le tribun était de ce dîner. C'est de lui qu'on disait:

 
«Pourquoi ce petit homme est-il au tribunat?
C'est que ce petit homme a son oncle au sénat.»
 

Je le voyais assez souvent dans le monde, et je n'ai jamais conçu comment madame de C…, femme de beaucoup d'esprit, avait pu en faire sa société habituelle pendant tant d'années. Au reste, les succès qu'il a obtenus près de plusieurs femmes très-spirituelles ont donné un démenti à mon opinion. On sait que la duchesse de F…, amie intime de madame de C…, quittant un jour la maison de campagne de son amie, chez laquelle elle venait de passer plusieurs jours, oublia son écritoire, dont une lettre de l'écriture du tribun, sortant à moitié, apprit à madame de C… que (sans doute pour partager avec elle toutes ses affections) il n'était point indifférent pour la duchesse.

Nos démarches pour obtenir le retour de monsieur de V… n'ayant eu aucun succès, mon père, fatigué de s'occuper d'un ordre de choses qu'il n'aimait pas, voulut quitter Paris, et retourner dans son ermitage cultiver son jardin. Je le suivis. J'étais inquiète de la santé des parens de mon mari; on m'avait écrit qu'ils étaient malades. Peu de temps après mon retour près d'eux, je perdis ma belle-mère, à laquelle mon beau-père ne survécut pas très-long-temps.

 

En mourant ils me donnèrent les mêmes témoignages d'affection dont j'avais eu tant à me louer pendant leur vie, et disposèrent en ma faveur de toute la fortune qu'ils avaient pu sauver par le partage qu'ils avaient fait avec le gouvernement, qui en avait pris la moitié pour la part de leur fils émigré. Pendant que je m'étais établie leur garde-malade, une grande révolution s'était opérée à Paris: le directoire n'existait plus, Bonaparte avait été créé consul; il ne connaissait mon père que par sa réputation; il désira le voir a Paris: n'étant pas au service, on ne pouvait lui donner l'ordre de s'y rendre, mais seulement l'y inviter. Me trouvant près de lui lorsqu'il reçut cette lettre, j'insistai vivement pour l'empêcher de refuser comme il le voulait. Le grand changement qui venait de s'opérer me faisait espérer qu'enfin cette radiation sollicitée depuis si long-temps lui serait accordée. Ce motif fut déterminant pour lui; il partit; je ne l'accompagnai pas; mon beau-père était mourant alors.

À peine arrivé à Paris, mon père, qui y avait été précédé par sa brillante réputation, fut proposé pour le sénat qu'on venait de créer.

Sa nomination ne pouvait être douteuse; les trois corps qui présentaient alors chacun un candidat l'avaient proposé tous trois. Cet accord entre ces corps, dont mon père ne connaissait personnellement aucun membre, est un bel hommage à son génie; il fut le seul qui ait joui de cette honorable unanimité. Hélas! ces honneurs devaient bientôt environner sa tombe. Après avoir perdu mon beau-père, j'étais venue me réunir à lui: nous nous félicitions ensemble du retour de mon mari, dont nous avions obtenu la radiation: il arriva pour assister à ses funérailles.

Pour savoir ce que je perdis par la mort de mon père, il faudrait connaître tout ce qu'il avait été pour moi, j'avais toujours trouvé en lui l'ami le plus tendre, le confident de toutes mes pensées, le guide le plus éclairé. Cette horrible séparation me laissa sans force et sans courage pour la supporter.

Tous les honneurs que je pus faire réunir autour de sa dépouille mortelle lui furent rendus. Depuis quelques années aucun acte religieux ne consacrait les obsèques: je voulus que cette triste cérémonie fût environnée de toutes les pompes du culte catholique. Ah! ce n'était point une vaine ostentation, mais un besoin de mon cœur. Depuis cette funeste époque, l'exemple que j'avais donné fut généralement suivi. Je transcrirai ici l'extrait d'un journal du temps que j'ai conservé, parce qu'il contenait un article nécrologique sur mon père.

«Il faut saisir les nuances de l'esprit qui préside à la fin d'une révolution dans toutes les circonstances, et rien n'est peut-être plus curieux pour un observateur que la cérémonie qui a eu lieu avant-hier dans l'église Saint-Roch, déservie par l'ancien curé depuis le 18 brumaire. On y célébrait les obsèques du général D…, décédé membre du sénat conservateur. Un grand nombre de ses collègues, des généraux en uniformes, le ministre de la guerre en costume, y assistaient: la cérémonie a été longue, le silence de la douleur et le plus grand recueillement rendaient les chants plus solennels et plus lugubres. Le gendre du général D… était présent. En pensant qu'il venait d'être rayé de la fatale liste des émigrés, ce n'était pas sans réflexion qu'on le considérait au milieu de tous hommes attachés au gouvernement: quel présage pour l'avenir!»

Ce présage ne tarda pas à se réaliser, bientôt une fusion presque générale réunit les personnes d'opinions les plus opposées…

En relisant l'article nécrologique de ce même journal, je ne puis me refuser la satisfaction de répéter ici l'éloge qu'il contenait.

«L'art militaire, les sciences et la philosophie viennent de perdre le général D…; une imagination ardente, une âme dévorée de la soif de son art et du bien de l'humanité ont ruiné plus que l'âge sa constitution affaiblie par les veilles. Près de cinquante années de service dans le corps du génie, un travail assidu, toujours utile et brillant, plusieurs sièges fameux, notamment celui de Gibraltar, les moyens ingénieux qu'il y employa, qu'une basse intrigue fit seule échouer, plusieurs ouvrages justement célèbres, les Considérations sur l'influence du génie de Vauban, dans la balance des forces de l'état; Considérations militaires et politiques sur les fortifications, etc., etc., enfin, la réfutation des erreurs de Montalanberg, dont il sut distinguer et faire valoir les idées saines, tout assure au général D… un des premiers rangs parmi les tacticiens du siècle.

»Ingénieur habile, mécanicien célèbre, ses écrits sont remplis d'idées neuves sur les fortifications et leurs ressources de détail, sur les machines de guerre, sur le lever des cartes militaires, sur la méthode la plus expéditive de saisir un terrain, en général, sur les moyens conservateurs des hommes, qui faisaient sa plus chère occupation.

»Philanthrope, véritable sage, adoré de sa famille, de ses voisins, chéri, consulté par un corps qui s'honorait de tenir encore à lui, du moins par son souvenir et ses conseils, il habitait son ermitage dans le Jura, lorsque dans l'an VII, l'invitation pressante du ministre de la guerre l'arracha à sa solitude par les ordres du directoire.

»Tel est l'ascendant d'un génie supérieur, que ses ennemis mêmes sont réduits à l'invoquer. Il prédit en arrivant les revers de cette campagne, il tonna avec son énergie brûlante contre la désorganisation, la corruption, les fautes innombrables dont il était témoin. Las de prédire en vain, il était retourné gémir dans ses montagnes, lorsque le grand réparateur des fautes, voulant s'entourer des sages qui les avaient prévues, l'appela au sénat, où il fut porté à l'unanimité. C'est là qu'à l'exemple de Vauban il consacrait au bien public des lumières acquises par une longue expérience, des connaissances profondes et les vœux d'une âme toujours pure et bienveillante, quand la mort est venue l'arracher au sénat, qui le regrette, à un corps qui le pleure, à une famille inconsolable.

»Le général D… eut beaucoup d'admirateurs, et pas un ennemi parce qu'il fut célèbre sans orgueil, utile sans ambition, bouillant sans humilier ses rivaux; en un mot, parce que son âme était aussi belle, aussi ignorante du mal que son esprit était original et ami du bien.»

Un hommage rendu depuis, par le corps du génie, à la mémoire de mon père, me parut bien plus honorable encore que ces éloges, quelque vrais qu'ils fussent: c'était sur sa tombe qu'on les faisait entendre. Le sentiment de sa perte récente, les regrets de l'amitié pouvaient exagérer l'admiration que commandaient ses grands talens; mais, quand ils étaient ensevelis dans le tombeau depuis seize ans, le prestige de la douleur n'avait plus d'influence, et le souvenir qu'on en a conservé atteste leur grande supériorité. En 1816, le général Marescot, organe du corps du génie, vint me demander un portrait de mon père pour placer au comité des fortifications, à côté de celui de Vauban. Cet honneur, rendu à sa mémoire seize ans après sa mort, sera toujours pour moi le souvenir le plus doux et le plus honorable.

CHAPITRE III

Madame Récamier.—Concert chez madame Récamier.—Madame Regnault de Saint-Jean d'Angély et madame Michel.—M. Adrien de Montmorency.—Une journée chez madame Récamier, à Clichy-la-Garenne.—Une messe dans l'église de Clichy.—Fox, lord et lady Holland, Erskine, le général Bernadotte, Adair et le général Moreau chez madame Récamier.—MM. de Narbonne, Em. Dupaty, de Longchamp, de Lamoignon, Mathieu de Montmorency.—Un moment d'embarras.—Présentation.—Déjeuner; entretien de l'auteur avec M. Adair.—Conversation de Fox et de Moreau.—Modestie et amabilité de Moreau.—Moreau destiné par sa famille à la profession d'avocat.—La Harpe, lord Erskine et M. de Narbonne.—Eugène Beauharnais et M. Philippe de Ségur.—Invitation d'Eugène à Fox, de la part de Joséphine.—Romance de Plantade, chantée par madame Récamier.—La duchesse de Gordon et lady Georgiana, sa fille.—La belle Anglaise.—Lecture du Séducteur amoureux.—Le Diou de la danse.—Madame Récamier, mademoiselle de Crigny et lady Georgiana, élèves de Vestris.—Gavotte et ravissement de Vestris.—Promenade au bois de Boulogne.—M. Récamier.—MM. Degerando et Camille Jordan.—Le sauvage de l'Aveyron, et M. Yzard, son gouverneur.—Habitudes du sauvage indomptables.—Insensibilité et gloutonnerie.—Escapade.—Le sauvage en liberté.—Chasse et reprise.—Le sauvage en jupon.—Querelle entre La Harpe et Lalande.—Goût de celui-ci pour les araignées.—MM. de Cobentzel; MM. de Berckeim et Dolgorouki.—Douleur et folie.—Promenade dans le village.—Noce et bal champêtres à la guinguette de Clichy.—Madame de Staël, madame Viotte, le général Marmont, le marquis de Luchésini.—Agar au désert, scènes dramatiques jouées par madame de Staël et madame Récamier.—Talent dramatique de madame de Staël.—Romance de madame Viotte.—M. de Cobentzel dans les crispins.—Souper.—Opinion de M. de Cobentzel sur les divers repas.

En publiant les souvenirs d'une jeunesse imprudente, en peignant les dangers d'une trop grande indépendance, j'aime à offrir l'exemple d'une femme belle, riche, entourée de toutes les séductions, qui a vu se briser devant elle les poignards de la calomnie; aucun n'a jamais pu l'atteindre.

Madame Récamier est un exemple rare à citer; non pas que la calomnie l'ait toujours épargnée; mais ne faut-il pas que l'envie ait un aliment? Heureuse la femme contre laquelle le monstre se contente de lancer quelques traits sans portée!

Madame Récamier me fut présentée par M. de Narbonne; je la reçus quelquefois chez moi et je fus invitée à quelques-unes de ses assemblées. M. Récamier venait d'acheter l'hôtel de M. Necker. Ce fut le premier hiver où madame Récamier reçut, et sa maison fut de suite la plus brillante de cette époque.

Il n'était aucune personne distinguée ou par sa naissance ou par quelque talent qui n'enviât la faveur d'être admise chez elle. Mais cet empressement rendait sa société un peu trop nombreuse; la société de ce temps, au reste, était souvent un tout dont les parties n'avaient pas d'analogie entre elles, et ces assemblées étaient un peu comme l'habit d'Arlequin, composé de pièces rapportées.

Je citerai un concert auquel je fus invitée. Le jour en avait été assez mal choisi, car les acteurs de ce concert étaient ceux de l'Opéra. Il fallut attendre la fin du spectacle, attendre que les chanteurs fussent reposés, que leur toilette fût terminée; en sorte que ce concert commença lorsque raisonnablement chacun eût dû se retirer. Je ne parlerai pas de la musique, car, fatiguée d'être restée en cercle depuis dix heures jusqu'à minuit et demi, je fus heureuse de m'échapper dans l'instant de mouvement occasioné par l'arrivée des chanteurs.

Je ne connais rien de si froid que les réunions qui précèdent un concert qui se fait attendre. Ce même jour le grand salon de madame Récamier était occupé par un cercle immense de femmes qui pour la plupart ne se connaissaient pas, et n'avaient par conséquent aucun élément de conversation entre elles. Les hommes plus heureux étaient tous dans le salon qui précédait, et ce n'était qu'un très-petit nombre qui osait de temps en temps traverser cet immense aréopage féminin pour s'approcher de quelques-unes de nous. Placée entre madame Regnault de Saint-Jean-d'Angély, et madame Michel, qui venait de se marier, ne connaissant ni l'une ni l'autre de ces dames, je fus réduite à écouter la causerie qu'elles commencèrent, quoique je me trouvasse en tiers entre elles. En vérité on aurait pu dire de cette conversation ce qu'on dirait d'un moulin qui irait à vide: j'entends le bruit, mais où est la farine? Adrien de Montmorency s'approcha de moi quelques instans, et fit à madame Michel son compliment sur son mariage. Ce persiflage, cette moquerie fine et spirituelle qu'on trouve souvent dans sa conversation, m'amusèrent un moment de cette longue soirée.

Après avoir parlé d'une grande réunion chez madame Récamier à Paris, je donnerai le détail d'une journée passée à Clichy-la-Garenne le printemps suivant, dans le château qu'elle habitait. Ce château appartenait autrefois au duc de Lévis. La France jouissait alors d'un de ces courts momens de repos que devaient bientôt interrompre des guerres longues et cruelles dans leur cours comme dans leurs résultats.

La paix au dehors, le gouvernement se montrait moins sévère au dedans pour l'observation des lois contre les émigrés. Tout annonçait pour l'Europe un avenir plus heureux. Les fêtes se succédaient; elles ne furent jamais aussi nombreuses, aussi brillantes qu'à cette époque. Celle dont je voudrais consacrer le souvenir semblait une véritable féerie. C'était dans ce lieu qu'il fallait voir madame Récamier; c'était à la campagne, au milieu des pauvres qu'elle habillait, qu'elle soignait, qu'on pouvait connaître son âme, plus parfaite encore que l'enveloppe charmante qui la renfermait. Je savais que ce jour-là il devait y avoir un grand nombre de personnes célèbres de la France et de l'Angleterre; je me décidai à y aller de très-bonne heure, j'arrivai à dix heures. Cette journée, destinée au plaisir, avait commencé, comme toutes les autres, pour madame Récamier, par l'accomplissement d'un devoir; elle était allée entendre la messe à l'église du village, avec madame Bernard, sa mère, et M. de La Harpe. Lorsque j'arrivai, elle en revenait, et nous demanda la permission d'aller s'habiller. J'allai pendant ce temps visiter l'église de Clichy, qui venait, comme toutes les autres, d'être rouverte aux fidèles, et qui attestait encore la fureur et le vandalisme révolutionnaires. Le club y avait tenu ses séances; elle avait ensuite servi d'asile aux pauvres; quelques fenêtres gothiques rappelaient seules sa destination primitive. L'autel n'avait encore pour ornemens que des fleurs; le prêtre qui célébra les saints mystères avait échappé par miracle aux massacres de l'Abbaye du 3 septembre. Le seul ornement sacré qui décorât l'église était un tableau représentant la bénédiction donnée par le père Lenfant aux prisonniers de l'Abbaye, tableau que madame Récamier avait fait exécuter d'après le récit du vénérable curé.

 

Revenue dans le salon, j'y trouvai M. de Narbonne, Camille Jordan, le général Junot et le général Bernadotte. Bientôt après arrivèrent Talma, et M. de Longchamps qui devait lire le Séducteur amoureux, pièce sur laquelle il désirait avoir l'opinion de M. de La Harpe, avant de la donner au comité du Théâtre-Français.

Nous vîmes ensuite arriver MM. de Lamoignon, Adrien et Mathieu de Montmorency, dont les noms illustres avaient cessé d'être pour eux une sentence de mort, et qui, ressuscitant en quelque sorte du milieu des ruines de la révolution, apportaient au nouveau régime leur élégance de mœurs, et ces formes françaises, qui appartenaient exclusivement autrefois à leurs nobles aïeux.

Enfin, arriva le général Moreau, et quelques momens après parurent M. Fox, lord et lady Holland, M. Erskine et M. Adair. Ainsi se trouvaient réunis des hommes de l'ancienne et de la nouvelle France, et des étrangers qui ne se connaissaient la plupart que de nom. Ils s'observaient avant de parler, et, malgré le talent de M. Narbonne pour animer et varier une conversation, ils étaient tous plus embarrassés les uns que les autres. Par bonheur pour eux, madame Récamier rentra bientôt. Elle s'avança vers M. Fox, et lui dit avec cette grâce qui la distingue si particulièrement: «Je suis heureuse, monsieur, d'avoir l'honneur de recevoir chez moi un homme qui n'est pas moins estimé en France qu'admiré en Angleterre: me permettrez-vous, ainsi que lord et lady Holland, de vous présenter mes amis?» Elle nomma alors toutes les personnes présentes, faisant quelque allusion au talent particulier de chacune, et bientôt la conversation devint générale.

Le déjeuner fut annoncé. Madame Bernard faisait les honneurs de la table de sa fille; madame Récamier était assise auprès de Fox et de Moreau, qui semblaient être tous les deux parfaitement à leur aise. Pour moi, un heureux hasard me plaça à côté de M. Adair, qui me transporta avec lui dans toutes les parties de l'Angleterre, d'une façon si piquante, et par des descriptions si animées, qu'il fit naître en moi un vif désir de connaître ce pays. Ce fut peu de temps après ce déjeuner, que je partis pour Londres. M. Adair parlait de son illustre ami avec un enthousiasme qui partait évidemment du cœur. Ses remarques sur les affaires de la France étaient si profondes et si judicieuses, que je ne pouvais trop admirer un politique qui connaissait si bien les hommes et les choses.

On ne s'attend pas que je rapporte mot pour mot toutes les choses ingénieuses et remarquables qui furent dites pendant deux heures que dura le déjeuner. On parla guerre et politique, littérature et beaux-arts. On compara l'Angleterre et la France; on essaya de caractériser le mérite respectif de chacun des deux peuples.

Fox et Moreau attirèrent surtout l'attention. On aurait dit deux amis qui se retrouvaient après une longue absence. Le premier joignait à l'esprit le plus aimable une grande verve de conversation et une gaîté franche et entraînante. Le second, simple et modeste, donnait son opinion avec tant de réserve, et il écoutait avec une complaisance si attentive, qu'il n'aurait pas eu besoin de sa brillante réputation pour le faire chérir de tous ceux qui l'approchèrent. Il dit avec une simplicité charmante à Erskine, qui venait de nous faire un éloquent précis de la cause de Thomas Payne, qu'il avait défendue sans succès: «J'aurais dû être aussi avocat, c'était le désir de ma famille; si je suis militaire, je dois m'en prendre en partie à la fortune et en partie à mes goûts; mais on est si peu maître du rôle qu'on jouera dans le monde, que ce n'est qu'à la fin de sa carrière qu'on peut réellement regretter son choix ou s'en applaudir.»

M. de La Harpe était assis auprès d'Erskine; tous les deux s'interrogeaient et se répondaient souvent, nous amusant par des saillies qui ne tarissaient pas. Lorsque M. de Narbonne tentait de rendre la conversation générale, chacun des convives cherchait à la fixer sur quelque point de l'histoire des autres. C'est ainsi que tour à tour on mit sur le tapis, on analysa et on applaudit la retraite fameuse de Moreau, les adresses de Fox au roi pour forcer Pitt à faire la paix; les discours d'Erskine sur le jury; l'administration de M. de Narbonne; le Cours de littérature de La Harpe; la vie publique et privée de Montmorency; la bravoure de Junot; les vers de Dupaty, etc.

Le café venait d'être servi lorsque nous entendîmes dans la cour un bruit de chevaux, et un instant après on annonça Eugène Beauharnais et son ami Philippe de Ségur. Jeune et vif, brillant de sa propre gloire et du reflet de celle de son beau-père, Eugène n'était nullement enivré de sa belle position. Vous pouviez aisément reconnaître, sous l'élégant uniforme des guides, le même jeune homme qui, quelques années auparavant, était apprenti menuisier, dans l'espoir peut-être d'aider un jour de son travail sa mère et sa sœur, et qui, dans un court espace de temps, transporté des plaines de l'Italie conquise aux pieds des Pyramides, était devenu le fils adoptif de l'homme qui attirait sur lui les yeux de toute l'Europe. S'avançant d'un air aimable vers madame Récamier, il la pria de vouloir bien lui permettre de témoigner son regret d'être arrivé si tard à une fête à laquelle il lui avait été si agréable d'être invité. Ensuite, s'approchant de M. Fox: «Je me flatte, dit-il, que je pourrai bientôt me dédommager auprès de vous, Monsieur, car je suis chargé par ma mère de vous accompagner à la Malmaison, et je ne précède que de quelques minutes les voitures qui doivent vous y conduire avec vos amis, aussitôt que vous pourrez vous arracher au charme qui vous arrête ici. J'aurai beaucoup de plaisir à vous servir de guide.» Il présenta alors M. de Ségur aux voyageurs; et touchant la main aux personnes de la société qu'il connaissait, il s'assit à table comme un soldat habitué aux repas précipités du premier consul. Quelques momens après nous nous levâmes, et la société se dispersa, chacun choisissant ses compagnons d'après son goût ou le hasard pour aller faire une courte promenade dans le parc. C'était autour de Fox et de madame Récamier que s'était formé le groupe le plus nombreux; mais bientôt Moreau s'empara seul de M. Fox, en le prenant sous le bras jusqu'au château.