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Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour

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CHAPITRE XIII

Liaisons secrètes de l'empereur.—Quelle est, selon l'empereur, la conduite d'un honnête homme.—Ce que Napoléon entendait par immoralité.—Tentations des souverains.—Discrétion de l'empereur.—Jalousie de Joséphine.—Madame Gazani.—Rendez-vous dans l'ancien appartement de M. de Bourrienne.—L'empereur en tête à tête avec un ministre.—Soupçons et agitation de l'impératrice.—Ma consigne me force à mentir.—L'impératrice plaidant à mes dépens le faux pour savoir le vrai.—Petite réprimande adressée à mon sujet par l'empereur à l'impératrice.—Je suis justifié.—Bouderie passagère.—Durée de la liaison de l'empereur avec madame Gazani.—Madame de Rémusat dame d'honneur de l'impératrice.—Expédition nocturne de Joséphine et de madame de Rémusat.—Ronflement formidable.—Terreur panique et fuite précipitée.—Larmes et rire fou.—L'allée des Veuves.—L'empereur en bonnes fortunes.—Le prince Murat et moi nous l'attendons à la porte de…—Inquiétude de Murat.—Mot impérial de Napoléon.—Les pourvoyeurs officieux.—Je suis sollicité par certaines dames.—Ma répugnance pour les marchés clandestins.—Anciennes attributions du premier valet de chambre, non rétablies par l'empereur.—Complaisance d'un général.—Résistance d'une dame après son mariage.—Mademoiselle E… lectrice de la princesse Murat.—Portrait de mademoiselle E…—Intrigue contre l'impératrice.—Entrevues aux Tuileries et quelles en furent les suites.—Naissance d'un enfant impérial.—Éducation de cet enfant.—Mademoiselle E… à Fontainebleau.—Mécontentement de l'empereur.—Rigueur envers la mère et tendresse pour le fils.—Les trois fils de Napoléon.—Distractions de l'empereur à Boulogne.—La belle Italienne.—Découverte et proposition de Murat.—Mademoiselle L. B.—Spéculation honteuse.—Les pas de ballet.—Le teint échauffé.—Œillades en pure perte.—Visite à mademoiselle Lenormand.—Discrétion de mademoiselle L. B. sur les prédictions de la devineresse.—Crédulité justifiée par l'événement.—Balivernes.

Sa Majesté avait coutume de dire que l'on reconnaissait un honnête homme à sa conduite envers sa femme, ses enfans et ses domestiques, et j'espère qu'il ressortira de ces mémoires que l'empereur, sous ces divers rapports, avait la conduite d'un honnête homme, telle qu'il la définissait. Il disait encore que l'immoralité était le vice le plus dangereux dans un souverain, parce qu'il faisait loi pour les sujets. Ce qu'il entendait par immoralité, c'était sans doute une publicité scandaleuse donnée à des liaisons qui devraient toujours rester secrètes: car pour ces liaisons en elles-mêmes, il ne les repoussait pas plus qu'un autre lorsqu'elles venaient se jeter à sa tête. Peut-être tout autre, dans la même position que lui, entouré de séductions, d'attaques et d'avances de toute espèce, aurait moins souvent encore résisté à la tentation. Pourtant à Dieu ne plaise que je veuille prendre ici la défense de Sa Majesté sous ce rapport; je conviendrai même, si l'on veut, que sa conduite n'offrait pas l'exemple de l'accord le plus parfait avec la morale de ses discours; mais on avouera aussi que c'était beaucoup, pour un souverain, de cacher avec le plus grand soin ses distractions au public, pour qui elles auraient été un sujet de scandale, ou, qui pis est, d'imitation, et à sa femme, qui en aurait éprouvé le plus violent chagrin. Voici, sur ce chapitre délicat, deux ou trois anecdotes qui me reviennent maintenant à l'esprit, et qui sont, je crois, à peu près de l'époque à laquelle ma narration est parvenue.

L'impératrice Joséphine était jalouse, et malgré la prudence dont usait l'empereur dans ses liaisons secrètes, elle n'était pas sans être quelquefois informée de ce qui se passait.

L'empereur avait connu à Gênes madame Gazani, fille d'une danseuse italienne, et il continuait de la recevoir à Paris. Un jour qu'il avait rendez-vous avec cette dame dans les petits appartemens, il m'ordonna de rester dans sa chambre, et de répondre aux personnes qui le demanderaient, fût-ce même Sa Majesté l'impératrice, qu'il travaillait dans son cabinet avec un ministre.

Le lieu de l'entrevue était l'ancien appartement occupé par M. de Bourrienne, dont l'escalier donnait dans la chambre à coucher de Sa Majesté. Cet appartement avait été arrangé et décoré fort simplement; il avait une seconde sortie sur l'escalier, dit l'escalier noir, parce qu'il était sombre et peu éclairé. C'était par là qu'entrait madame Gazani. Quant à l'empereur, il allait la trouver par la première issue. Il y avait peu d'instans qu'ils étaient réunis, quand l'impératrice entra dans la chambre de l'empereur, et me demanda ce que faisait son époux. «Madame, l'empereur est fort occupé en ce moment; il travaille dans son cabinet avec un ministre.—Constant, je veux entrer.—Cela est impossible, madame, j'ai reçu l'ordre formel de ne pas déranger Sa Majesté, pas même pour Sa Majesté l'impératrice.» Là dessus, celle-ci s'en retourna mécontente et même courroucée. Au bout d'une demi-heure, elle revint, et comme elle renouvela sa demande, il me fallut bien renouveler ma réponse. J'étais désolé de voir le chagrin de Sa Majesté l'impératrice, mais je ne pouvais manquer à ma consigne. Le même soir, à son coucher, l'empereur me dit, d'un ton fort sévère, que l'impératrice lui avait assuré tenir de moi que, lorsqu'elle était venue le demander, il était enfermé avec une dame. Je répondis à l'empereur, sans me troubler, que certainement il ne pouvait croire cela. «Non, reprit Sa Majesté, revenant au ton amical dont elle m'honorait habituellement, je vous connais assez pour être assuré de votre discrétion; mais malheur aux sots qui bavardent, si je parviens à les découvrir.» Au coucher du lendemain, l'impératrice entra comme l'empereur se mettait au lit, et Sa Majesté lui dit devant moi: «C'est fort mal, Joséphine, de prêter des mensonges à ce pauvre Constant; il n'était pas homme à vous faire un conte comme celui que vous m'avez rapporté.» L'impératrice s'assit sur le bord du lit, se prit à rire, et mit sa jolie petite main sur la bouche de son mari. Comme il était question de moi, je me retirai. Pendant quelques jours, Sa Majesté l'impératrice fut froide et sévère envers moi; mais comme cela lui était peu naturel, elle reprit bientôt cet air de bonté qui lui gagnait tous les cœurs.

Quant à la liaison de l'empereur avec madame Gazani, elle dura à peu près un an; encore les rendez-vous n'avaient lieu qu'à des époques assez éloignées.

Le trait de jalousie suivant ne m'est pas aussi personnel que celui que je viens de citer.

Madame de R***, femme d'un de messieurs les préfets du palais, et celle de ses dames d'honneur que Sa Majesté l'impératrice aimait le plus, la trouva un soir tout en larmes et désespérée. Madame de R*** attendit en silence que Sa Majesté daignât lui apprendre la cause de ce violent chagrin. Elle n'attendit pas long-temps. À peine était-elle entrée dans le salon, que Sa Majesté s'écria: «Je suis sûre qu'il est maintenant couché avec une femme. Ma chère amie, ajouta-t-elle continuant de pleurer, prenez ce flambeau et allons écouter à sa porte: nous entendrons bien.» Madame de R*** fit tout ce qu'elle put pour la dissuader de ce projet; elle lui représenta l'heure avancée, l'obscurité du passage, le danger qu'elles couraient d'être surprises; mais tout fut inutile. Sa Majesté lui mit le flambeau dans la main en lui disant: «Il faut absolument que vous m'accompagniez. Si vous avez peur, je marcherai devant vous.» Madame de R*** obéit, et voilà les deux dames s'avançant sur la pointe du pied dans le corridor, à la lueur d'une seule bougie que l'air agitait. Arrivées à la porte de l'antichambre de l'empereur, elles s'arrêtent, respirant à peine, et l'impératrice tourne doucement le bouton. Mais au moment où elle met le pied dans l'appartement, Roustan qui y couchait, et qui était profondément endormi, poussa un ronflement formidable et prolongé. Ces dames n'avaient pas pensé apparemment qu'il se trouverait là, et madame de R*** s'imaginant le voir déjà sautant à bas du lit, le sabre et le pistolet au poing, tourne les talons et se met à courir de toutes ses forces, son flambeau à la main, vers l'appartement de l'impératrice, laissant celle-ci dans la plus complète obscurité. Elle ne reprit haleine que dans la chambre à coucher de l'impératrice, et ce ne fut aussi que là qu'elle se souvint que celle-ci était restée sans lumière dans les corridors. Madame de R*** allait retourner à sa rencontre, lorsqu'elle la vit revenir se tenant les côtés de rire, et parfaitement consolée de son chagrin par cette burlesque aventure. Madame de R*** cherchait à s'excuser: «Ma chère amie, lui dit Sa Majesté, vous n'avez fait que me prévenir. Ce butor de Roustan m'a fait une telle peur, que je vous aurais donné l'exemple de la fuite, si vous n'aviez pas été encore un peu plus poltronne que moi.»

Je ne sais ce que ces dames auraient découvert si le courage ne leur eût manqué avant d'avoir mené à fin leur expédition; rien du tout, peut-être, car l'empereur ne recevait que rarement aux Tuileries la personne dont il était épris pour le moment. On a vu que, sous le consulat, il donnait ses rendez-vous dans une petite maison de l'allée des Veuves. Empereur, c'était encore hors du château qu'avaient lieu ses entrevues amoureuses. Il s'y rendait incognito la nuit, et s'exposait à toutes les chances que court un homme à bonnes fortunes.

Un soir, entre onze heures et minuit, l'empereur me fait appeler, demande un frac noir et un chapeau rond, et m'ordonne de le suivre. Nous montons, le prince Murat troisième, dans une voiture de couleur sombre; César conduisait. Il n'y avait qu'un seul laquais pour ouvrir la portière, et tous deux étaient sans livrée. Après une petite course dans Paris, l'empereur fit arrêter dans la rue de… Il descendit, fit quelques pas en avant, frappa à une porte cochère et entra seul dans un hôtel. Le prince et moi étions restés dans la voiture. Des heures se passèrent, et nous commençâmes à nous inquiéter. La vie de l'empereur avait été assez souvent menacée pour qu'il ne fût que trop naturel de craindre quelque nouveau piége ou quelque surprise. L'imagination fait du chemin lorsqu'elle est poursuivie par de telles craintes. Le prince Murat jurait et maudissait énergiquement tantôt l'imprudence de Sa Majesté, tantôt sa galanterie, tantôt la dame et ses complaisances. Je n'étais pas plus rassuré que lui, mais, plus calme, je cherchais à la calmer. Enfin, ne pouvant plus résister à son impatience, le prince s'élance hors de la voiture, je le suis, et il avait la main sur le marteau de la porte lorsque l'empereur en sortit. Il était déjà grand jour. Le prince lui fit part de nos inquiétudes et des réflexions que nous avions faites sur sa témérité. «Quel enfantillage! dit là-dessus Sa Majesté, qu'aviez-vous tant à craindre? partout où je suis, ne suis-je pas chez moi?»

 

C'était bien volontairement que quelques habitués de la cour s'empressaient de parler à l'empereur de jeunes et jolies personnes qui désiraient être connues de lui, car il n'était nullement dans son caractère de donner de pareilles commissions. Je n'étais pas assez grand seigneur pour trouver un tel emploi honorable; aussi n'ai-je jamais voulu me mêler des affaires de ce genre. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir été indirectement sondé, ou même ouvertement sollicité par certaines dames qui ambitionnaient le titre de favorites, quoique ce titre ne donnât que fort peu de droits et de priviléges auprès de l'empereur; mais encore une fois je n'entrais point dans de tels marchés; je me contentais de m'occuper des devoirs que m'imposait ma place, non d'autre chose; et quoique Sa Majesté prît plaisir à ressusciter les usages de l'ancienne monarchie, les secrètes attributions du premier valet de chambre ne furent point rétablies, et je me gardai bien de les réclamer.

Assez d'autres (non des valets de chambre) étaient moins scrupuleux que moi. Le général L… parla un jour à l'empereur d'une demoiselle fort jolie, dont la mère tenait une maison de jeu, et qui désirait lui être présentée. L'empereur la reçut une seule fois. Peu de jours après elle fut mariée. À quelque temps de là, Sa Majesté voulut la revoir et la redemanda. Mais la jeune femme répondit qu'elle ne s'appartenait plus, et elle se refusa à toutes les instances, à toutes les offres qui lui furent faites. L'empereur n'en parut nullement mécontent; il loua au contraire madame D… de sa fidélité à ses devoirs et approuva fort sa conduite.

Son altesse impériale la princesse Murat avait, en 1804, dans sa maison, une jeune lectrice, mademoiselle E… Elle était grande, svelte, bien faite, brune avec de beaux yeux noirs, vive et fort coquette, et pouvait avoir de dix-sept à dix-huit ans. Quelques personnes qui croyaient avoir intérêt à éloigner Sa Majesté de l'impératrice sa femme, remarquèrent avec plaisir la disposition de la lectrice à essayer le pouvoir de ses œillades sur l'empereur, et celle de ce dernier à s'y laisser prendre. Elles attisèrent adroitement le feu, et ce fut une d'elles qui se chargea de toute la diplomatie de cette affaire. Des propositions faites par un tiers furent sur-le-champ acceptées. La belle E… vint au château, en secret, mais rarement, et elle n'y passait que deux ou trois heures. Elle devint grosse. L'empereur fit louer pour elle, rue Chantereine, un hôtel où elle accoucha d'un beau garçon qui fut doté dès sa naissance de 30,000 francs de rente. On le confia d'abord aux soins de madame L…, nourrice du prince Achille Murat, laquelle le garda trois ou quatre ans. Ensuite M. M…, secrétaire de Sa Majesté, fut chargé de pourvoir à l'éducation de cet enfant. Lorsque l'empereur revint de l'île d'Elbe, le fils de mademoiselle E… fut remis aux mains de sa majesté l'impératrice-mère. La liaison de l'empereur avec mademoiselle E… ne dura pas long-temps. Un jour on la vit arriver avec sa mère à Fontainebleau, où se trouvait la cour. Elle monta à l'appartement de Sa Majesté, et me demanda de l'annoncer. L'empereur fut on ne peut plus mécontent de cette démarche, et me chargea d'aller dire de sa part à mademoiselle E… qu'il lui défendait de jamais se présenter devant lui sans sa permission et de séjourner un instant de plus à Fontainebleau. Malgré cette rigueur pour la mère, l'empereur aimait tendrement le fils. Je le lui amenais souvent; il le caressait, lui donnait cent friandises, et s'amusait beaucoup de sa vivacité et de ses reparties, qui étaient très-spirituelles pour son âge.

Cet enfant et celui de la belle Polonaise dont je parlerai plus tard sont, avec le roi de Rome, les seuls enfans qu'ait eus l'empereur. Il n'a jamais eu de filles, et je crois qu'il n'aurait pas aimé à en avoir.

J'ai vu je ne sais où que l'empereur, pendant le séjour le plus long que nous ayons fait à Boulogne, se délassait la nuit des travaux de la journée avec une belle Italienne. Voici ce que je sais de cette aventure. Sa Majesté se plaignait un matin, pendant que je l'habillais, en présence du prince Murat, de ne voir que des figures à moustaches, ce qui, disait-elle, était fort triste. Le prince toujours prêt, dans les occasions de ce genre, à offrir ses services à son beau-frère, lui parla d'une dame génoise belle et spirituelle, qui avait le plus grand désir de voir Sa Majesté. L'empereur accorda, en riant, un tête-à-tête, et le prince se chargea de transmettre le message. Il y avait deux jours que, par ses soins, la belle dame était arrivée et installée dans la haute ville, lorsque l'empereur, qui habitait au Pont de Briques, m'ordonna un soir de prendre une voiture et d'aller chercher la protégée du prince Murat. J'obéis et j'amenai la belle Génoise, qui, pour éviter le scandale, bien qu'il fît nuit close, fut introduite par un petit jardin situé derrière les appartemens de Sa Majesté. La pauvre femme était bien émue et pleurait; mais elle se consola promptement en se voyant bien accueillie: l'entrevue se prolongea jusqu'à trois heures du matin, et je fus alors appelé pour reconduire la dame. Elle revint, depuis, quatre ou cinq fois et revit encore l'empereur à Rambouillet. Elle était bonne, simple, crédule et point du tout intrigante, et ne chercha point à tirer parti d'une liaison qui, du reste, ne fut que passagère.

Une autre de ces favorites d'un moment qui se précipitaient en quelque sorte dans les bras de l'empereur, sans lui donner le temps de lui adresser ses hommages, mademoiselle L. B. était une fort jolie personne; elle avait de l'esprit et un bon cœur, et si elle eût reçu une éducation moins frivole, elle aurait été sans doute une femme estimable. Mais j'ai tout lieu de penser que sa mère avait toujours eu le dessein d'acquérir un protecteur à son second mari, en utilisant la jeunesse et les attraits de la fille de son premier; je ne me souviens pas de son nom, mais il était d'une famille noble, ce dont la mère et la fille se félicitaient beaucoup. La jeune personne était bonne musicienne, et chantait agréablement; mais ce qui me paraissait aussi ridicule qu'indécent, c'était de la voir devant une assez nombreuse compagnie réunie chez sa mère, danser des pas de ballet, dans un costume presque aussi léger qu'à l'Opéra, avec des castagnettes ou un tambour de basque, et terminer sa danse par une répétition d'attitudes et de grâces. Avec une pareille éducation, elle devait trouver sa position toute naturelle; aussi fut-elle fort chagrine du peu de durée qu'eut sa liaison avec l'empereur. Pour la mère, elle en était désespérée, et me disait avec une naïveté révoltante: «Voyez ma pauvre Lise, comme elle a le teint échauffé! c'est le chagrin de se voir négligée, cette chère enfant. Que vous seriez bon si vous pouviez la faire demander!» Pour provoquer une entrevue dont la mère et la fille étaient si désireuses, elles vinrent toutes deux à la chapelle de Saint-Cloud, où pendant la messe la pauvre Lise lançait à l'empereur des œillades qui faisaient rougir les jeunes femmes qui s'en aperçurent. Tout cela fut du temps perdu, et l'empereur n'y fit nulle attention.

Le colonel L. B. était aide-de-camp du général L…, gouverneur de Saint-Cloud; le général était veuf, et c'est ce qui peut faire excuser l'intimité de sa fille unique avec la famille L. B…, qui m'étonnait beaucoup. Un jour que je dînais chez le colonel avec sa femme, sa belle-fille et mademoiselle L......, le général fit demander son aide-de-camp, et je restai seul avec ces dames, qui me sollicitèrent vivement de les accompagner chez mademoiselle Lenormand. J'aurais eu mauvaise grâce à ne pas céder. Nous montâmes en voiture, et arrivâmes rue de Tournon. Mademoiselle L. B… entra la première dans l'antre de la sibylle, y resta long-temps, mais fut fort discrète sur ce qui lui avait été dit. Pour mademoiselle L......, elle nous dit fort ingénument qu'elle avait de bonnes nouvelles, et qu'elle épouserait bientôt celui qu'elle aimait; ce qui en effet ne tarda pas. Ces demoiselles me pressèrent de consulter à mon tour la prophétesse, et je m'aperçus bien que j'étais connu, car mademoiselle Lenormand vit tout de suite dans ma main que j'avais le bonheur d'approcher d'un grand homme et d'en être aimé; puis elle ajouta mille autres balivernes de ce genre dont je la remerciai au plus vite, tant elles m'ennuyaient.

CHAPITRE XIV

Les trônes de la famille impériale.—Rupture du traité fait avec la Prusse.—La reine de Prusse et le duc de Brunswick.—Départ de Paris.—Cent cinquante mille hommes dispersés en quelques jours.—Mort du prince Louis de Prusse.—Guindé, maréchal-des-logis du 10e de hussards.—La voiture de Constant versée sur la route.—Empressement des soldats à lui porter secours.—Le chapeau et le premier valet de chambre du petit caporal.—Arrivée de l'empereur sur le plateau de Weimar.—Chemin creusé dans le roc vif.—Danger de mort couru par l'empereur.—L'empereur à plat ventre.—Compliment de l'empereur au soldat qui avait failli le tuer.—Fruits de la bataille d'Iéna.—Mort du général Schmettau et du duc de Brunswick.—Fuite du roi et de la reine de Prusse.—La reine amazone passant la revue de son armée.—Costume de la reine.—La reine poursuivie par des hussards français.—Ardeur et propos des soldats.—Les dragons Klein.—Réprimande adressée et récompense accordée par l'empereur aux soldats qui avaient poursuivi la reine de Prusse.—Clémence envers le duc de Weimar.—Quel était le lit de Constant sous la tente de l'empereur.—Constant partage son lit avec le roi de Naples.—Une nuit de l'empereur et de Constant en campagne.—Sommeil interrompu.—Les aides-de-camp.—Le prince de Neufchâtel.—Déjeuner.—Tournée à cheval.—Roustan et le flacon d'eau-de-vie.—Abstinence de l'empereur à l'armée.—Le petit croûton et le verre de vin.—Intrépidité du contrôleur de la bouche.—Visite du champ de bataille.—L'empereur accablé de fatigue.—Réveil gracieux de l'empereur.—Sa facilité à se rendormir.—Travail particulier de l'empereur aux approches d'une bataille.—Les cartes et les épingles.—Activité du service en campagne et en voyage.—Promptitude des préparatifs.—Une ambulance changée en logement pour l'empereur.—Cadavres, membres coupés, taches de sang, etc., enlevés en quelques minutes.—L'empereur dormant sur le champ de bataille.—En route sur Potsdam.—Orage.—Rencontre d'une Égyptienne, veuve d'un officier français.—Bienfait de l'empereur.—L'empereur à Potsdam.—Les reliques du grand Frédéric.—Charlottembourg.—Toilette de l'armée avant d'entrer dans Berlin.—Entrée à Berlin.—L'empereur faisant rendre les honneurs militaires au buste du grand Frédéric.—Les grognards.—Égards de l'empereur pour la sœur du roi de Prusse.—Grande revue.—Pétition présentée par deux femmes.—Curiosité de l'empereur.—Mission confiée à Constant.—Une suppliante de seize ans.—L'étiquette.—Entretien muet.—L'empereur peu satisfait de son tête-à-tête.—Enlèvement.—Singulière rencontre.—Aventures de la jeune Prussienne.—Crédulité suivie de détresse.—Constant recommande la belle Prussienne à l'empereur.—Retour d'un caprice.—Objections de Constant.—Générosité de l'empereur.

Pendant que l'empereur donnait des couronnes à ses frères et à ses sœurs, au prince Louis le trône de Hollande, Naples au prince Joseph, le duché de Berg au prince Murat, à la princesse Elisa Lucques et Massa-Carrara, Guastalla à la princesse Pauline Borghèse: pendant qu'il s'assurait de plus en plus par des alliances de famille et par des traités, la coopération des différens états qui étaient entrés dans la confédération du Rhin, la guerre se rallumait entre la France et la Prusse. Il ne m'appartient pas de rechercher les causes de cette guerre, ni de quel côté étaient venues les premières provocations. Tout ce que j'en sais, c'est que j'entendis cent fois, aux Tuileries et en campagne, l'empereur, causant avec ses familiers, accuser le vieux duc de Brunswick, dont le nom était si odieux en France depuis 1792, et la jeune et belle reine de Prusse d'avoir excité le roi Frédéric-Guillaume à rompre le traité de paix. La reine était, suivant l'empereur, plus disposée à guerroyer que le général Blücher lui-même. Elle portait l'uniforme du régiment à qui elle avait donné son nom, se montrait à toutes les revues, et commandait les manœuvres.

 

Nous partîmes de Paris à la fin de septembre. Mon dessein n'est pas d'entrer dans les détails de cette merveilleuse campagne, où l'on vit l'empereur, en moins de quelques jours, écraser une armée de cent cinquante mille hommes parfaitement disciplinés, pleins d'enthousiasme et de courage, et ayant leur pays à défendre. Dans un des premiers combats le jeune prince Louis de Prusse, frère du roi, fut tué à la tête de ses troupes, par Guindé, maréchal-des-logis du 10e de hussards. Le prince combattait corps à corps avec ce brave sous-officier, qui lui dit: «Rendez-vous, colonel, ou vous êtes mort.» Le prince Louis ne lui répondit que par un coup de sabre, et Guindé lui plongea le sien dans le corps. Il tomba mort sur la place.

Dans cette campagne, les routes étant défoncées par le passage continuel de l'artillerie, ma voiture versa, et un des chapeaux de l'empereur tomba par la portière. Un régiment qui passait sur la même route reconnut le chapeau à sa forme particulière, et sur-le-champ ma voiture fut relevée. «Non, disaient ces braves militaires, nous ne laisserons pas dans l'embarras le premier valet de chambre du petit caporal.» Le chapeau, après avoir passé dans toutes les mains, me fut enfin remis avant mon départ.

L'empereur, arrivé sur le plateau de Weimar, fit ranger son armée en bataille et bivouaqua au milieu de sa garde. Vers deux heures du matin il se leva et partit à pied pour aller examiner les travaux d'un chemin qu'il faisait creuser dans le roc pour le transport de l'artillerie. Il resta près d'une heure avec les travailleurs, et avant de s'acheminer vers son bivouac, il voulut donner un coup-d'œil aux avant-postes les plus voisins.

Cette excursion que l'empereur voulut faire seul et sans aucune escorte, pensa lui coûter la vie. La nuit était très-noire, et les sentinelles du camp ne voyaient pas à dix pas autour d'elles. La première, entendant quelqu'un marcher dans l'ombre, en s'approchant de notre ligne, cria qui vive et se tint prête à faire feu. L'empereur, qu'une profonde préoccupation, ainsi qu'il l'a dit lui-même ensuite, empêchait d'entendre la voix de la sentinelle, ne fit aucune réponse, et ce fut une balle sifflant à son oreille qui le tira de sa distraction. Aussitôt il s'aperçut du danger qu'il courait et se jeta à plat-ventre; la précaution était des plus sages, car à peine Sa Majesté s'était-elle laissé tomber dans cette position, que d'autres balles passèrent au dessus de sa tête, la décharge de la première sentinelle ayant été répétée par toute la ligne. Ce premier feu essuyé, l'empereur se releva, marcha vers le poste le plus rapproché et s'y fit reconnaître.

Sa Majesté était encore à ce poste, lorsque y rentra le soldat qui avait tiré sur elle, et qui venait d'être relevé de garde; c'était un jeune grenadier de la ligne. L'empereur lui ordonna de s'approcher et lui pinçant fortement la joue: «Comment, coquin, lui dit-il, tu m'as donc pris pour un Prussien? Ce drôle-là ne jette pas sa poudre aux moineaux; il ne tire qu'aux empereurs.» Le pauvre soldat était tout troublé de l'idée qu'il aurait pu tuer le petit caporal, qu'il adorait comme tout le reste de l'armée, et ce fut avec grande peine qu'il put dire: «Pardon, Sire, mais c'était la consigne; si vous ne répondez pas, c'est pas ma faute. Fallait mettre dans la consigne que vous ne vouliez pas répondre.» L'empereur le rassura en souriant et lui dit en s'éloignant du poste: «Mon brave, je ne te fais pas de reproche. C'était assez bien visé pour un coup tiré à tâtons; mais tout à l'heure il fera jour, tire plus juste et j'aurai soin de toi.»

On sait quels furent les fruits de la bataille d'Iéna, livrée le 14 octobre. Presque tous les généraux prussiens, du moins les meilleurs, y furent pris ou mis hors d'état de continuer la campagne49. Le roi et la reine prirent la fuite, et ne s'arrêtèrent qu'à Kœnigsberg.

Quelques momens avant l'attaque, la reine de Prusse, montée sur un cheval fier et léger, avait paru au milieu des soldats, et l'élite de la jeunesse de Berlin suivait la royale amazone qui galopait devant les premières lignes de bataille. On voyait tous les drapeaux que sa main avait brodés pour encourager ses troupes, et ceux du grand Frédéric, que la poudre du canon avait noircis, s'incliner à son approche, tandis que des cris d'enthousiasme s'élevaient dans tous les rangs de l'armée prussienne. Le ciel était si pur et les deux armées si proches l'une de l'autre, que les Français pouvaient facilement distinguer le costume de la reine.

Ce costume singulier fut, en grande partie, la cause des dangers qu'elle courut dans sa fuite. Elle était coiffée d'un casque en acier poli, qu'ombrageait un superbe panache. Elle portait une cuirasse toute brillante d'or et d'argent. Une tunique d'étoffe d'argent complétait sa parure, et tombait jusqu'à ses jambes, chaussées de brodequins rouges, éperonnés en or. Ce costume rehaussait les charmes de la belle reine.

Lorsque l'armée prusienne fut mise en déroute, la reine resta seule avec trois ou quatre jeunes gens de Berlin, qui la défendirent jusqu'à ce que deux hussards, qui s'étaient couverts de gloire pendant la bataille, tombèrent au grand galop, la pointe du sabre haute, au milieu de ce petit groupe qui fut à l'instant même dispersé. Effrayé par cette brusque attaque, le cheval que montait Sa Majesté s'enfuit de toute la force de ses jambes, et bien en prit à la reine fugitive de ce qu'il était agile comme un cerf, car les deux hussards l'eussent infailliblement faite prisonnière. Plus d'une fois ils la serrèrent d'assez près pour qu'elle entendît leurs propos de soldat, et des quolibets de nature à effaroucher ses oreilles.

La reine, ainsi poursuivie, était arrivée en vue de la porte de Weimar, quand un fort détachement des dragons Klein fut aperçu accourant à toute bride. Le chef avait ordre de prendre la reine à quelque prix que ce fût. Mais à peine était-elle entrée dans la ville qu'on en ferma les portes. Les hussards et le détachement de dragons s'en retournèrent désappointés au champ de bataille.

Les détails de cette singulière poursuite vinrent bientôt aux oreilles de l'empereur, qui fit venir les hussards en sa présence. Après leur avoir, en termes fort vifs, témoigné son mécontentement des plaisanteries indécentes qu'ils avaient osé faire sur la reine, quand son malheur devait encore ajouter au respect dû à son rang et à son sexe, l'empereur se fit rendre compte de la manière dont ces deux braves s'étaient comportés pendant la bataille. Sachant qu'ils avaient fait des prodiges de valeur, Sa Majesté leur donna la croix, et fit compter à chacun trois cents francs de gratification.

L'empereur usa de clémence à l'égard du duc de Weimar, qui avait commandé une division prussienne. Le lendemain de la bataille d'Iéna, Sa Majesté, étant allée à Weimar, logea au palais ducal, où elle fut reçue par la duchesse régente: «Madame, lui dit l'empereur, je vous sais gré de m'avoir attendu; et c'est parce que vous avez eu cette confiance en moi que je pardonne à votre mari.»

49Outre le prince Louis, les Prussiens perdirent en peu de jours deux de leurs meilleurs officiers généraux. Le général Schmettau, mort à Weimar de ses blessures, et au convoi duquel l'empereur assista; et le vieux duc de Brunswick, déjà plus que septuagénaire et couvert d'infirmités, lorsqu'il reçut à Auerstaedt une mort glorieuse. «Le duc de Brunswick, grièvement blessé à la bataille d'Auerstaedt, arriva le 29 octobre à Altona. Son entrée dans cette ville fut un nouvel et frappant exemple des vicissitudes de la fortune. On vit un prince souverain, jouissant, à tort ou à raison, d'une grande réputation militaire, naguère puissant et tranquille dans sa capitale, maintenant battu et blessé à mort, faisant son entrée dans Altona, sur un misérable brancard porté par dix hommes, sans officiers, sans domestiques, escorté par une foule d'enfans et de vagabonds qui le pressaient par curiosité, déposé dans une mauvaise auberge, et tellement abattu par la fatigue et la douleur de ses yeux, que le lendemain de son arrivée le bruit de sa mort était général. Le malheureux duc fit appeler sur-le-champ le docteur Unzer pour apaiser les violentes douleurs que lui causait sa blessure. Dans le peu de jours que le duc de Brunswick y survécut, il ne vit que sa femme qui arriva auprès de lui le 1er novembre. Il refusa constamment toutes visites et mourut le 10 novembre.» (Mémoires de M. de Bourrienne, tome vii, page 150.)