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L'enfance et l'adolescence

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CHAPITRE XII
APRÈS LA MASOURKA

Au souper, le jeune homme qui avait dansé le premier la masourka vint prendre place à notre table d'enfants; il m'honora d'une attention toute spéciale, ce qui aurait grandement flatté mon amour-propre, si, après ma déconfiture, j'avais pu être sensible à quoi que ce soit.

Mais ce jeune homme voulait à tout prix ramener ma gaieté; il me provoquait à folâtrer avec lui, m'appelait «un brave», et, quand les grandes personnes ne nous voyaient pas, il remplissait mon verre de vin et m'obligeait à le vider. Vers la fin du souper, lorsque le maître d'hôtel me versa seulement un quart de verre à champagne d'une bouteille enveloppée dans une serviette, il protesta en insistant pour qu'il m'en donnât davantage, puis il me força de le boire d'un trait; aussitôt une douce chaleur se répandit dans tout mon corps, je ressentis une vive sympathie pour mon jovial protecteur, et je me mis à rire sans raison.

Tout à coup l'orchestre joua de nouveau dans la salle de danse, et tout le monde se leva de table. Mon amitié pour le grand jeune homme en resta là; il retourna auprès des grandes personnes, et, comme je ne pouvais pas le suivre, je me rapprochai de Mme Valakine, très curieux d'entendre ce qu'elle disait à sa fille.

Sonitchka implorait d'une voix suppliante:

«Encore une demi-heure!

– Impossible, je t'assure, mon ange.

– Pour me faire plaisir, je t'en prie, continuait la jeune fille en caressant sa mère.

– Mais seras-tu contente demain si j'ai mal à la tête? demanda Mme Valakine sans pouvoir réprimer un sourire imprudent.

– Tu permets! tu permets, nous resterons! s'écria Sonitchka en sautant de joie.

– Que faire avec toi? Eh bien! va, dansez … voici un cavalier tout trouvé,» ajouta-t-elle en me désignant.

Sonitchka me donna la main, et nous courûmes dans la salle.

La présence de Sonitchka et sa gaieté, jointes à l'influence du verre de champagne, m'avaient fait oublier tout à fait ma récente mésaventure. Je me livrai à toutes sortes de gambades plus drôles l'une que l'autre; tantôt j'imitais le cheval, courant au petit trot et relevant fièrement les pieds, ou le mouton qui s'emporte contre le chien, et je trépignais sur place, je riais de tout mon cœur, sans m'inquiéter de l'impression que je faisais sur les spectateurs.

Sonitchka riait aussi sans interruption, et, entre autres, d'un vieux monsieur qui, après avoir étendu son mouchoir à terre, levait lentement les pieds et faisait semblant d'avoir beaucoup de peine à sauter par-dessus, et elle se tint presque les côtes, lorsque je fis de grands bonds jusqu'au plafond, pour lui montrer mon adresse.

En traversant le cabinet de grand'mère, je me regardai dans le miroir; je vis un petit garçon dont le visage était en sueur, les cheveux hérissés, et dont le toupet se tenait tout droit, mais l'expression générale de cette physionomie était si bonne, si gaie, si débordante de santé et de vie, que je me plus à moi-même.

«Si j'étais toujours comme je suis maintenant, pensai-je, je pourrais encore plaire…»

Mais, lorsque je portai de nouveau les yeux sur le joli visage de ma partenaire, je remarquai qu'il avait le même air de gaieté, de santé et d'insouciance qui m'avait tant charmé chez moi, et, en outre, une gracieuse et douce beauté, dont l'absence me remplit de dépit contre ma propre image. Je compris qu'il était absurde de ma part de vouloir captiver un être aussi charmant.

Je ne pouvais attendre la réciprocité, et je n'y songeai même pas; mon âme débordait de joie sans cela. Je ne comprenais pas qu'on pût demander un bonheur plus grand que celui dont ce sentiment remplissait mon cœur, et qu'on pût souhaiter autre chose que de le voir durer éternellement.

J'étais heureux! mon cœur palpitait comme un pigeon qui bat des ailes; je sentais mon sang affluer sans cesse vers lui, et je me sentais pris d'une douce envie de pleurer.

Dans le corridor, quand nous sortîmes du salon, je me dis: Comme je serais heureux si je pouvais passer toute ma vie avec elle, dans un recoin obscur, ignorés de tout le monde!

«N'est-ce pas, Sonitchka, c'était très gai aujourd'hui? lui murmurai-je d'une voix basse et tremblante, puis je hâtai le pas, effrayé, moins de ce que j'avais exprimé, que de ce que j'aurais voulu dire.

– Oui … très gai! répondit-elle en tournant vers moi sa tête, avec une expression si sincère et si bonne, que je me rassurai aussitôt.

– Mais si vous saviez comme je suis … j'aurais voulu dire: malheureux, mais je dis par timidité: comme je regrette de penser que vous allez partir bientôt, et que je ne vous reverrai pas.

– Pourquoi ne nous reverrons-nous pas? dit-elle en regardant le bout de ses petits souliers, et en promenant ses doigts le long du paravent près duquel nous passions; tous les mardis et tous les vendredis, je me promène avec maman sur le boulevard Tversky… Est-ce que vous ne vous promenez jamais?

– Sans doute, je demanderai qu'on nous y conduise mardi prochain; et, si on ne veut pas, j'irai tout seul, sans chapeau … je connais le chemin.

– Savez-vous, dit tout d'un coup Sonitchka, il y a des jeunes garçons qui viennent à la maison et à qui je dis tu; disons-nous tu. Veux-tu?» ajouta-t-elle en secouant sa petite tête et en me regardant dans les yeux.

Malgré cette invitation, je ne réussis pas de toute la soirée à placer le tu dans une seule phrase, bien que je composasse mentalement sans cesse de longues phrases où le tu revenait plusieurs fois. Je n'avais pas le courage de les dire. «Veux-tu» résonnait à mes oreilles tout le temps et m'enivrait; je ne voyais que Sonitchka.

Je remarquai par quel mouvement gracieux elle releva ses boucles, les jeta derrière les oreilles et découvrit la partie du front et des tempes que je n'avais pas encore vue; je regardai comment on l'emmitouflait dans le châle vert, si haut, que je ne voyais plus que le bout de son petit nez, et que, si elle n'avait pas pratiqué avec ses doigts rosés une petite ouverture pour la bouche, elle courait le risque d'être étouffée; je me rappelle comment elle descendit l'escalier avec sa mère et, arrivée au bas, se retourna vivement vers nous, inclina la tête et disparut derrière la porte.

Volodia, les Ivine, le jeune prince Étienne, moi, nous étions tous épris de Sonitchka; nous nous tenions sur l'escalier pour la suivre des yeux jusqu'au dernier moment. A qui son dernier salut était-il destiné? Je l'ignore; mais, en cet instant, je ne doutais pas qu'il fût pour moi.

Ce soir-là, en prenant congé de mes amis, je parlai à Serge sans aucun trouble, même je lui serrai la main un peu froidement. Je ne sais s'il a compris qu'il venait de perdre ma préférence, car il se montra très indifférent, mais il a dû regretter le pouvoir qu'il exerçait sur moi.

Je devenais pour la première fois infidèle dans mes affections, et, pour la première fois, je goûtai la douceur d'aimer. J'étais heureux de pouvoir échanger un sentiment d'amitié qui m'était devenu une habitude, contre un nouveau sentiment plein de mystère et de charme.

Et enfin, cesser d'aimer pour aimer encore, n'est-ce pas aimer deux fois plus qu'avant?

Une fois dans mon lit, je me pris à songer: «Comment ai-je pu aimer Serge si longtemps et si passionnément?.. Non, il n'a jamais compris ni su apprécier mon affection, il ne l'a jamais méritée… Tandis que Sonitchka!.. quelle douceur!.. «Veux-tu?» Je me soulevai et me représentai vivement son gracieux visage, puis je ramenai les couvertures sur ma tête, m'enveloppant de tous côtés. Enfin, lorsqu'il n'y eut plus une seule ouverture, je me blottis dans le nid que je venais de faire, et je me berçai dans mes rêves et dans mes souvenirs.

Les yeux immobiles et fixés sur la doublure de ma courte-pointe, je voyais Sonitchka aussi nettement qu'une heure auparavant, quand nous étions ensemble; je lui parlais, et cet entretien me procurait un plaisir indicible, car ces mots: tu, toi, avec toi revenaient sans cesse.

Ces rêves étaient si vivants, que je ne pouvais m'endormir, tenu en éveil par une douce émotion. J'éprouvai le besoin d'épancher auprès de quelqu'un les effusions de mon bonheur.

«Chérie! m'écriai-je presque à haute voix en me retournant brusquement de l'autre côté. – Volodia, est-ce que tu dors?

– Non, me répondit-il d'une voix somnolente… Pourquoi?

– J'aime, Volodia, oh! j'aime Sonitchka de tout mon cœur.

– Qu'est-ce que cela peut me faire? répondit-il en s'étirant.

– Ah! Volodia, tu ne peux pas t'imaginer tout ce que je ressens … pas plus tard qu'il y a un instant, j'étais tout emmitouflé dans mes couvertures, et je l'ai vue comme si elle était là, je lui ai parlé… c'est surprenant. Et sais-tu encore quoi? lorsque je pense à elle je deviens si triste, si triste, que je voudrais pleurer.»

Volodia se retourna dans son lit.

«Je ne souhaite qu'une seule chose! continuai-je, c'est d'être toujours avec elle et rien de plus. Et toi, tu l'aimes aussi? Avoue-le?..»

C'est singulier, j'éprouvais le besoin de la voir aimée de tous et d'arracher à chacun cet aveu.

«Est-ce que cela te regarde? répondit Volodia en tournant la tête de mon côté: peut-être que je l'aime?

– Tu n'as pas envie de dormir, tu fais semblant d'avoir sommeil! m'écriai-je en remarquant qu'il avait les yeux brillants, qu'il se découvrait et ne semblait point disposé à dormir. Laisse-moi causer d'elle avec toi … n'est-ce pas qu'elle est charmante?.. Elle est un amour! Si elle me disait: «Nicolas, saute par la fenêtre, ou jette-toi dans le feu!» eh bien! je te jure que j'obéirais immédiatement avec joie… Ah! qu'elle est ravissante! ajoutai-je, en évoquant son image avec tant de vivacité, que, pour mieux la savourer, je me retournai avec impétuosité et j'enfouis mon visage dans l'oreiller: – Oh! Volodia, comme j'ai envie de pleurer!

 

– Quel imbécile! dit-il en souriant, puis, après un moment de silence, il reprit: – moi, je ne suis pas comme toi; je pense que j'aurais voulu pouvoir me tenir près d'elle et lui parler…

– Ah! tu l'aimes donc, toi aussi! interrompis-je vivement.

– Tu ne comprends rien, prononça Volodia d'un ton dédaigneux.

– Mais si, je comprends, c'est toi qui ne comprends rien et qui dis des bêtises, répétai-je au milieu de mes larmes.

– Tu pleures? tu pourrais bien t'en dispenser. Tu n'es qu'une fille!»

CHAPITRE XIII
DÉPART PRÉCIPITÉ

Le 16 avril, presque six mois après la fête de grand'mère, mon père entra dans la salle d'étude, pendant les leçons, et nous annonça que nous devions partir le soir même pour la campagne.

A cette nouvelle, mon cœur se serra douloureusement, et je pensai aussitôt à ma mère.

Ce départ précipité était occasionné par la lettre suivante:

Petrovskoë, le 12 avril.

«Je reçois à l'instant, à dix heures du soir, ta bonne lettre du 3 avril, et, selon mon habitude, je te réponds tout de suite.

«Féodore a rapporté ta lettre de la ville déjà hier; mais, comme il était tard, il l'a remise à Mimi. Celle-ci, sous le prétexte que j'étais malade, ne me l'a pas donnée de toute la journée.

«Il est vrai que je me sentais un peu fiévreuse; il faut que je t'avoue toute la vérité, voici le quatrième jour que je ne suis pas très bien, et que je garde le lit.

«Cher ami, je t'en supplie, ne t'effraie pas; je me sens assez bien, et, si le médecin le permet, je pense me lever demain.

«Vendredi de la semaine passée, j'ai fait une promenade en voiture avec les enfants; mais, au moment de rejoindre la grande route, près du petit pont que j'ai toujours redouté, les chevaux se sont embourbés. Le temps était beau, et j'eus l'idée d'aller à pied jusqu'à la grande route, pendant qu'on dégageait la calèche.

«En arrivant à la chapelle, j'étais très fatiguée, et je m'assis pour me reposer; comme une demi-heure passa avant que l'on parvint à retirer la voiture de l'ornière, je pris froid, surtout aux pieds; je portais des bottines à semelles minces, et elles étaient mouillées.

«Après le dîner, j'eus tour à tour chaud et froid; mais, pour ne pas manquer au programme de la journée, je ne voulus pas me mettre au lit. Néanmoins après le thé j'essayai de jouer à quatre mains avec Lioubotchka (tu ne reconnaîtrais pas son jeu, elle a fait tant de progrès). Figure-toi ma stupéfaction en découvrant que je ne pouvais plus compter la mesure. J'ai recommencé plusieurs fois; mais tout s'embrouillait dans ma tête, j'avais un bourdonnement étrange dans les oreilles; je comptais: un, deux, trois, et tout de suite après: huit et quinze, et, ce qui est encore le plus étrange, je voyais très bien que je me trompais, et je ne pouvais pas me reprendre.

«Enfin Mimi vint à mon secours et me mit au lit. Voilà, mon ami, en détail, comment je suis tombée malade; tu vois que c'est par ma propre faute. Le lendemain, j'étais toute brûlante de fièvre, et notre bon vieux médecin Ivan Vassilitch est arrivé. Il est encore à la maison et il promet de me laisser bientôt sortir.

«Quel bon vieillard que cet Ivan Vassilitch! Tant que j'ai eu le délire, il n'a pas fermé l'œil de la nuit, il a passé tout ce temps au chevet de mon lit. Maintenant, pour me laisser écrire librement, il est dans la chambre des enfants; je l'entends d'ici qui leur raconte des contes allemands, et elles rient aux éclats.

«La belle Flamande, comme tu l'appelles, est en visite chez moi depuis deux semaines; sa mère est aussi en visite je ne sais où. Cette jeune fille me prouve par ses attentions la sincérité de son attachement. Elle me confie tous ses secrets de cœur. Avec sa belle tête, son bon naturel et sa jeunesse on pourrait en faire une femme excellente à tous égards, si elle se trouvait entre de bonnes mains; malheureusement, dans le monde qu'elle fréquente, à en juger par ce qu'elle en raconte, elle sera perdue.

«Lioubotchka voulait t'écrire elle-même; mais elle a déchiré sa troisième feuille de papier en disant: «Je sais que papa est fort moqueur, si je fais la moindre faute, il la signalera à tout le monde.»

«Katienka est toujours gentille, Mimi est toujours bonne et mélancolique.

«Maintenant, parlons de choses sérieuses. Tu m'écris que tes affaires ne vont pas bien cet hiver et que tu auras besoin de l'argent qui me revient de mes propriétés. Il me semble étrange que tu aies besoin de demander mon consentement. Est-ce que ce qui m'appartient n'est pas à toi?

«Tu es si bon, cher ami, que, de crainte de me chagriner, tu me caches la véritable situation de tes affaires; mais je devine que tu as beaucoup perdu au jeu, et, je te le jure, je ne m'en afflige pas. Si tu peux arranger cette affaire, ne t'en mets plus en peine, je t'en prie, et ne te tourmente pas pour rien.

«Je me suis habituée à ne point faire fond, pour les enfants, non seulement sur ce que tu peux gagner au jeu, mais encore, ne m'en veuille pas, sur ta propre fortune.

«Tes gains me font aussi peu de plaisir, que tes pertes, de chagrin; la seule chose qui me désole, c'est ta malheureuse passion pour le jeu, qui me ravit une partie de ta tendresse et m'oblige à te dire des vérités amères… Dieu sait combien j'en souffre… Je ne cesse de l'implorer pour qu'il nous sauve … non pas de la misère (qu'est-ce que c'est que la misère?) mais de cette horrible éventualité qu'un jour les intérêts de nos enfants seront en conflit avec les nôtres, et que je serai forcée de les défendre…

«Jusqu'à ce jour le Seigneur a exaucé ma prière, tu n'as pas dépassé cette limite au delà de laquelle nous serions contraints de sacrifier une fortune qui n'est plus à nous, mais à nos enfants … ou … je n'ose pas y arrêter ma pensée … mais ce malheur affreux nous menace toujours… Oui, c'est une terrible croix que Dieu nous fait porter à l'un et à l'autre.

«Tu m'écris encore au sujet des enfants, et tu reviens à notre ancien sujet de division; tu me pries de consentir à ce que mes enfants entrent dans un pensionnat. Tu connais mes préventions contre ce mode d'éducation…

«Je ne sais pas, cher ami, si tu seras de mon avis; mais je te prie en tout cas, et pour l'amour de moi, de me donner la promesse que, tant que je vivrai et même après ma mort, si Dieu juge bon de nous séparer, tu ne mettras pas tes enfants en pension.

«Tu m'écris que tu seras obligé de te rendre à Saint-Pétersbourg pour affaires. Que Dieu soit avec toi, cher ami! va et reviens vite. Nous nous ennuyons tous sans toi. Le printemps est d'une beauté admirable; on a déjà enlevé la double porte du balcon; l'allée qui conduit à la serre est sèche depuis quatre jours, les pêchers sont en fleurs, il n' y a plus de neige que par places, les hirondelles sont de retour, et Lioubotchka vient de m'apporter les premières fleurs de la saison.

«Le médecin déclare que, dans trois jours, je serai tout à fait rétablie, et que je pourrai aller prendre l'air au jardin et me chauffer au soleil d'avril…

«Au revoir, cher ami, ne te fais pas de souci, je t'en prie, à cause de ma santé, ni au sujet de tes pertes au jeu; boucle vite tes affaires et viens passer tout l'été ici avec les enfants.

«J'ai des projets ravissants pour cet été, il ne manque que toi pour les réaliser…»

La suite de la lettre était écrite en français sur un bout de papier, d'une écriture lisible mais inégale.

«Ne crois pas un mot de ce que je t'ai dit au sujet de ma santé; nul ne soupçonne la gravité de mon mal. Je sais que je ne me lèverai pas de ce lit. Ne perds pas un instant, viens immédiatement et amène les enfants.

«Peut-être me sera-t-il donné de les revoir et de les bénir encore une fois; c'est mon unique et suprême désir…

«Je comprends quel coup je te donne, mais comment te l'épargner? Tôt ou tard, de ma main ou d'une autre, tu l'aurais également reçu; tâchons de supporter ce malheur avec fermeté et avec confiance en la miséricorde de Dieu… Soumettons-nous à sa volonté.

«Ne vois pas dans ce que je t'écris les rêveries d'une imagination malade; au contraire, mes idées sont très nettes en ce moment, et je suis tout à fait calme. Ne cherche pas à te rassurer par le vain espoir qu'il n'y a là que les pressentiments trompeurs d'une âme faible. Non, je sens, je sais, et je le sais, parce que Dieu a voulu me le révéler, – je sais qu'il ne me reste que très peu de temps à vivre.

«Mon amour pour toi et mes enfants finirait-il avec ma vie? Non, je sens que c'est impossible; j'en suis trop pénétrée en ce moment pour penser que ce sentiment, sans lequel je ne peux pas comprendre l'existence, pourra jamais cesser. Mon âme ne peut pas exister sans son amour pour vous, et je sens qu'elle vivra toujours; le fait qu'un sentiment comme mon amour ne pourrait pas exister s'il devait un jour finir, me donne cette douce persuasion.

«Je ne serai plus avec vous; mais je suis fermement persuadée que mon amour ne vous abandonnera jamais, et cette pensée est si consolante pour mon cœur, que j'attends sans crainte et avec tranquillité la mort qui s'approche.

«Je suis calme; Dieu sait que j'ai toujours regardé et que je regarde la mort comme un passage à une vie meilleure; mais pourquoi les larmes me serrent-elles la gorge? Pourquoi priver les enfants de leur mère chérie? Pourquoi te porter un coup si rude et si inattendu? Pourquoi dois-je mourir, quand votre amour remplissait ma vie d'une félicité sans bornes?

«Que sa sainte volonté soit faite!

«Les larmes m'empêchent d'écrire. Peut-être ne te verrai-je plus. Je te remercie, mon ami adoré, pour tout le bonheur que tu m'as donné dans cette vie; je prierai Dieu pour qu'il te récompense.

«Adieu, cher ami, rappelle-toi, quand je ne serai plus là, que mon amour ne t'abandonnera jamais…

«Adieu, Volodia, adieu, mon ange, adieu Benjamin, mon Nicolinka…

«Est-il possible qu'un jour ils puissent m'oublier!..»

Cette lettre renfermait un petit billet de Mimi, dont voici le contenu:

«Les tristes pressentiments qu'exprime notre chère malade ne sont que trop confirmés par les paroles du médecin. Hier, dans la nuit, elle m'a priée d'envoyer cette lettre. Comme je croyais qu'elle parlait dans le délire, j'ai attendu jusqu'au matin, puis je l'ai décachetée pour y joindre ces lignes; pendant que je l'ouvrais, Nathalia Nicolaevna me fit demander ce que j'avais fait de cette lettre et m'ordonna de la brûler si je ne l'avais pas encore expédiée. Elle ne cesse de m'entretenir de cette lettre et déclare qu'elle vous fera mourir de chagrin… Ne remettez pas votre départ, si vous voulez revoir cet ange avant qu'il nous ait quittés. Excusez ce griffonnage, je n'ai pas dormi de trois nuits. Vous savez combien j'aime Nathalia Nicolaevna.»

Nathalia Savichna m'a raconté depuis, qu'après avoir écrit la première partie de sa lettre, maman la posa près d'elle sur sa petite table et s'endormit.

«Moi-même, ajoutait Nathalia Savichna, je me suis endormie dans mon fauteuil, et le bas que je tricotais a glissé de mes doigts. Une heure plus tard j'entendis vaguement, dans mon sommeil, qu'elle se parlait à elle-même. J'ouvris les yeux, et je vis ma chère colombe assise dans son lit, les mains croisées et les larmes coulant à flots de ses yeux: «Tout est fini,» dit-elle, en cachant son visage dans ses mains.

«Je m'élançai pour lui demander: «Qu'avez-vous?»

«Ah! Nathalia Savichna, me dit-elle, si vous saviez qui je viens de voir!

«J'eus beau la questionner, elle ne dit plus rien, me priant seulement d'avancer la petite table, et elle écrivit de nouveau; puis elle m'a ordonné de cacheter la lettre devant elle et de l'expédier. Depuis, son état n'a fait qu'empirer.»

Le 25 avril, la berline s'arrêtait devant le perron de notre maison, à Pétrovskoë.

A notre départ de Moscou, mon père semblait préoccupé, et, lorsque Volodia lui demanda si maman était malade, il le regarda tristement et fit un signe de tête affirmatif. Dans le cours du voyage, mon père se tranquillisa beaucoup. Mais, à mesure que nous approchions, son visage prenait une expression de plus en plus anxieuse; il appela, de la voiture, Foka, qui accourut tout essoufflé.

«Où est Nathalia Nicolaevna?» demanda mon père d'une voix mal assurée et les larmes aux yeux.

Le bon vieux serviteur nous jeta un regard à la dérobée et, baissant les yeux, ouvrit la porte de l'antichambre, se détourna et répondit: «Voici le sixième jour que Madame n'est pas sortie de sa chambre.»

Milka accourut joyeusement vers mon père et bondit en jappant, pour lui lécher les mains. Le pauvre animal, comme je l'ai appris depuis, ne cessait de gémir depuis que maman était tombée malade. Mon père le repoussa et entra dans le salon, et ensuite dans la chambre des divans qui donnait sur la chambre à coucher et qu'il traversa sur la pointe des pieds et en retenant son souffle. Son inquiétude se manifestait de plus en plus, il se signa avant de poser la main sur la poignée de la porte qui était fermée à clé.

 

Au même instant, Mimi accourut du corridor; elle n'était pas coiffée, et on la voyait tout en larmes.

«Ah! Pierre Alexandrovitch, dit-elle à voix basse, avec l'expression d'un désespoir sincère, et, en voyant mon père tourner le loquet, elle ajouta: «On ne peut pas passer par là … l'entrée est ici.»

Elle nous introduisit dans la lingerie; dans le corridor se trouvait Akime, l'idiot, dont les grimaces nous faisaient toujours rire; mais, en ce moment-là, bien loin de nous divertir, la vue de son visage d'une impassibilité stupide nous frappa plus douloureusement que tout le reste.

Dans la lingerie, deux jeunes servantes, occupées à un ouvrage à l'aiguille, se levèrent à notre entrée et nous saluèrent avec une expression empreinte d'une si profonde tristesse, que j'en fus atterré.

Après avoir traversé la chambre de Mimi, mon père ouvrit la porte de la pièce où était la malade, et nous fit entrer.

A droite de la porte étaient deux fenêtres recouvertes de châles. Devant une de ces croisées était assise Nathalia Savichna, les lunettes sur le nez et tricotant. Au lieu de nous embrasser selon son habitude, elle se contenta de se soulever à moitié, nous regarda un peu à travers ses lunettes, et les larmes coulèrent à flots de ses yeux. Je fus vivement impressionné, en voyant que toutes les personnes que nous approchions se mettaient à pleurer en nous apercevant, bien qu'elles fussent très calmes avant notre entrée.

A gauche de la porte était un paravent, et derrière ce paravent, le lit de la malade, une petite table, une armoire vitrée remplie de médicaments et un grand fauteuil où sommeillait le médecin.

Auprès du lit se tenait une jeune fille blonde d'une beauté remarquable, vêtue d'une matinée blanche, les manches un peu relevées; elle posait de la glace sur la tête de ma mère, ce qui m'empêchait de voir le visage de maman.

Cette jeune fille était la belle Flamande mentionnée dans la lettre de ma mère et qui devait plus tard jouer un grand rôle dans notre famille.

Aussitôt qu'elle nous aperçut, elle retira une main du front de la malade et se mit à rajuster les plis de sa robe de chambre sur sa poitrine, tout en disant: «Elle est assoupie!»

J'étais profondément affligé en cet instant, et néanmoins je remarquai, malgré moi, les moindres détails de cette scène. La chambre était plus qu'à moitié obscure et sentait la menthe, l'eau de cologne, la camomille et les gouttes de Hofmann.

Cette odeur me frappa tellement, qu'à l'heure qu'il est, il me suffit d'y penser, sans même que mon odorat en soit frappé, pour que mon imagination me reporte dans cette pièce sombre et étouffée et évoque les plus petits détails de cette heure terrible.

Les yeux de ma mère étaient ouverts, mais elle ne voyait rien.

Oh! je n'oublierai jamais ce regard, dans son effrayante fixité, exprimant une indicible souffrance.

On nous emmena aussitôt, mon frère et moi.

Voici comment Nathalia Savichna m'a décrit plus tard les derniers moments de ma mère:

«Après qu'on vous eût fait sortir de la chambre, elle se débattit encore longtemps, ma chère belle colombe! On aurait dit que quelque chose l'étouffait. Ensuite elle enfouit la tête dans ses oreillers et s'assoupit lentement, tranquillement, comme un ange du ciel. Je me suis éloignée un instant pour voir pourquoi l'on n'apportait pas la potion, et, quand je suis revenue vers ma chérie, elle avait tout renversé autour d'elle, et appelait sans cesse votre père; il se pencha sur elle, mais elle n'avait plus la force de parler, à peine ouvrait-elle les lèvres, qu'il s'en échappait des gémissements: «Mon Dieu! Seigneur! les enfants! je veux voir les enfants!» J'ai voulu aller vous chercher; mais le médecin ne l'a pas permis, disant que cela augmenterait son angoisse. Alors elle se contenta de lever sa petite main et de la baisser aussitôt… Que voulait-elle dire par ce signe? Dieu le sait!.. Moi, je crois qu'elle a voulu vous bénir bien qu'absents, puisque Dieu n'a pas voulu permettre qu'elle eût la joie de revoir ses enfants avant de mourir… Enfin, ma chère colombe se souleva un peu, et, d'une voix dont le souvenir me fait mal, s'écria: «Sainte Mère! ne les abandonnez pas…» En ce moment son mal remonta vers le cœur … on lisait dans ses yeux une souffrance horrible, la pauvre petite! Elle retomba sur les coussins, saisit le drap entre ses dents, et les larmes, les larmes, mon petit père, coulaient, coulaient…

– Et après?» demandai-je.

Nathalia Savichna ne pouvait plus parler; elle se détourna et pleura amèrement.

Ma mère est morte dans d'affreuses souffrances.