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Bouddha

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J’arrivai sur les Chinois comme Mohammed tombait, et j’entends encore de sa gorge crevée sortir le flot de sang rendant le son d’un tuyau qui se vide… Puis je ne vis plus rien… Je déchargeai mon revolver devant moi, au hasard… Mes turcos enfonçaient leurs baïonnettes dans les poitrines jaunes… J’étais fou de colère… Il me semblait que c’était moi, moi qui venais d’assassiner Mohammed-ben-Saïda.

Ce ne fut pas long, ce dernier coup de collier. Les Chinois assommés ou éventrés râlaient déjà sur les dalles de la pagode. Les Turcos, en sueur, essuyaient sur les tuniques des Chinois leurs baïonnettes qui fumaient. Et Bouddha, le grand Bouddha doré, souriait ces flaques de sang et contemplait ces morts avec son rictus impénétrable figé sur ses lèvres pour l’éternité.

Et à deux pas, le cou coupé, la tête demi renversée dans une pose presque comiquement lugubre, Mohammed était aplati, les yeux agrandis, la bouche de travers, ses pauvres mains encore tendues vers ce Bouddha qu’il voulait saisir – pour moi – lorsque le coupe-coupe l’avait à demi décapité. Alors, par une navrante association d’idées, ce cadavre du pauvre enfant d’Afrique, cette tête presque tranchée, me rappelaient le Bouddha cassé, tombé sur le tapis du salon japonais, le Bouddha guillotiné par la colère d’Antonia… La grande Stella! Lafertrille! Que c’était loin, loin, loin! Il me semblait que j’évoquais des fantômes devant des cadavres.

Tout à coup, mon cher, il se passa une chose effroyable, hideuse et héroïque. De ce tas de morts chinois, un être se leva, un Céleste tout jeune, demi nu, la poitrine à l’air, avec un trou de baïonnette dans cette chair de cuivre, un petit Chinois maigre, avec des yeux embrasés et des lèvres qui tremblotaient, toutes blêmes… Il se dressa, saignant, s’accrochant de la main droite au piédestal de Bouddha, et sa main gauche crispée nous menaçant encore d’un long couteau recourbé, taché de rouge…

Cette espèce de spectre embrassa, avec une ferveur effrayante, la grande image d’or qui rayonnait, ironique, au-dessus du carnage, et, au moment où un de mes turcos s’approchait pour le repousser, le petit Chinois poussa un cri aigu, suppliant et menaçant à la fois, se jeta entre Bouddha et le turco; un effroi indigné passa sur sa face au jaune blême, et le sang de sa blessure éclaboussant l’or rouge de la statue accroupie, il leva encore, de son bras grêle, sur le crâne du turco, le coupe-coupe qui avait peut-être, tout à l’heure, décapité Mohammed-ben-Saïda.

Mais, cette fois, l’Algérien, baïonnette en avant, clouait d’un seul coup, pan! le petit Chinois au socle même de la statue, comme un scarabée sur la planchette, et la tête du Céleste se renversa, avec un rauquement court, sur les jambes accroupies de l’idole.

Et il me sembla (j’ai dû me tromper), oui, il me sembla que le petit Chinois, en tombant, en mourant, râlait le nom adoré qui formait le premier vers de la chanson de l’opérette: Bouddha! Boud…dha!

Ah! Bouddha! Bouddha!

Hallucination de l’ouïe, évidemment! Mais le regard mourant du petit Céleste était plein d’une clarté étrange. Il mourait heureux et croyant, l’humble héros, fanatique acharné, aux pieds mêmes de son adoration et, ne pouvant arracher aux barbares d’Europe le dieu qu’il avait prié, il lui donnait sa vie. Sa face s’abattit sur le socle, et ses lèvres, ses lèvres ferventes, cherchaient pour s’y coller, dans un dernier soupir; les pieds de Bouddha accroupi.

Il était payé cher, le Bouddha, et comme redoré deux fois par le sang du pauvre Africain et du petit Céleste. Je vivrais cent ans que je verrais toujours ces deux cous coupés, ces deux têtes pendantes, l’une glabre et crispée, l’autre noire, convulsée, farouche. Un fils d’Afrique, un enfant d’Asie et, au-dessus, la statue d’or souriant, immobile, à cette tuerie!

Je fis emporter le Bouddha comme un trophée, et on remballa précieusement après l’avoir passé à l’éponge mouillée, car sur son or rouge il y avait des éclaboussures de sang. Il demeura longtemps en douane, puis, lorsque je reçus l’ordre de rapatriement, quand on dit à mes turcos: «Vous allez retourner Alger en passant par Paris», je surveillai l’embarquement de la caisse contenant mon Bouddha, le Bouddha qui avait vu mourir Mohammed et le petit Chinois, et je fis monter devant moi le colis portant au coin, sur le bois blanc, l’étiquette: Fragile. Et pendant toute la route, durant le voyage du retour, je pensais à la joie, au bon rire, aux battements de mains d’Antonia, en voyant arriver, majestueux et grave, dans la bonbonnière de l’avenue Kléber, le Bouddha pour lequel tant de pauvres gens s’étaient fait égorger.

Aussi, dès mon arrivée à Paris, ah! mon bon Roger, «cocher, avenue Kléber!» Et le Bouddha sorti de la caisse, déballé mais empaqueté et hissé sur le fiacre! Il allait lentement, lentement, ce maudit fiacre!… Moi, je regardais Paris par la portière. Il pleuvait; la pluie me paraissait adorable, saine, pittoresque,… parisienne, c’est tout dire. Finies, finies, les pluies cholériques du Tonkin! Enfin, mon vieux, j’arrive avenue Kléber. Je sonne à la petite porte. Un domestique vient m’ouvrir. Tiens, ce n’est plus Jean! Jean était souriant et accueillant, celui-ci a la gravité d’un notaire.

– Madame est chez elle?

– Je ne sais pas, monsieur; je vais voir!

– Annoncez M. Edmond de Laurière!

– M. de Laurière, bien!

Eh! non, ce n’est plus Jean! Jean volontiers m’eût appelé «monsieur Edmond». Et ce n’est pas Mariette, non plus. Cette bonne Mariette! J’aperçois, traversant le hall, un autre profil de femme de chambre. Au-dessus de ma tête, j’entends des pas lents et ordonnés: c’est le notaire qui va m’annoncer à Antonia.

– Mais elle ne se précipite pas bien vite pour me sauter au cou, Antonia!…

Et, pour occuper le temps, là, dans le salon d’attente, je dépaquette le Bouddha, je le déficelle, j’enlève le papier qui le couvre et je le vois apparaître, triomphant, doré comme un soleil, avec sa bonne figure paterne, – un peu narquoise même pour un Bouddha qui a vu tant de sang autour de lui. Mon cher, je m’apercevais même qu’il lui en restait une petite tache au bout de l’oreille, et j’étais en train de l’effacer, cette tache rouge – là-bas et devenue noire, – je l’effaçais avec mon doigt mouillé, lorsque la porte s’ouvre… Ah! mon Dieu, ah! quel battement de coeur… C’est Antonia!

Antonia! je laisse le Bouddha, je m’avance vers elle.

C’est Antonia! Oui! c’est Antonia et ce n’est pas Antonia! Oh! mon cher, grave, imposante, jolie – de plus en plus jolie, – mais dans une toilette, une toilette! Une toilette janséniste, ma parole… Une dame de charité, une quakeresse, tout ce que tu voudras, et sans les cheveux blonds et le bon sourire, j’aurais hésité!…

– Antonia! ma petite Antonia!

J’allais l’embrasser, moi, à la bonne franquette. Elle me montre une chaise, ne dit rien et me reçoit comme une marquise de Marivaux pourrait recevoir Dorante… Je croyais, ma parole, que quelqu’un nous épiait et que la petite mousmée jouait un rôle… Non, non, Roger; transformée, Antonia!… Elle avait pris l’opérette en grippe et recevait des leçons de Madame Plessy pour passer une audition chez Molière! Et quant à nos amours, – oh! envolés nos amours! Pft! plus rien! – Aussi pourquoi s’en aller au Tonkin, mon pauvre vieux, je te le demande?

Veux-tu mon impression exacte? Il me semblait qu’allant rendre visite Rose Pompon, j’étais reçu par Madame Swetchine.

– Alors, dis-je à Antonia, je… je suis remplacé?

– Remplacé?

Elle n’avait pas l’air de comprendre.

Mais machinalement sa main feuilletait un petit journal de théâtres traînant sur la table, et, à la première page de ce Paris-Artiste, une photographie s’étalait: celle de Galinet. – Je l’ai vu depuis, Galinet le comique des Nouveautés, le successeur de Lafertrille. Il parait qu’elle était bonne la photographie du menton bleu et des lèvres roses de Galinet, car Antonia, visiblement, la regardait avec indulgence.

Et si tu savais comme je me sentais gauche, et bête, et comme j’aurais voulu m’enfoncer sous terre par une trappe! Mais ça n’arrive qu’au théâtre les enfoncements dans les trappes! Je me sentais mieux, beaucoup mieux vraiment, à Yuoc, sous la pluie et les balles.

Alors l’idée me vint de prendre le Bouddha entre mes bras et de le montrer à Antonia.

– Eh! grand Dieu! qu’est-ce que c’est que ça?

– Ça? Mais c’est Bouddha! le Bouddha que je t… que je vous ai promis…, le Bouddha qui doit remplacer celui de la rue des Martyrs… le guillotiné!

Et je montrais, sur le marbre de la cheminée, la place même où le Bouddha avait roulé – comme, là-bas, la tête de Mohammed.

Alors Antonia me regarda d’un air indulgent, très indulgent, mais désolant:

– Oh! mon cher, Bouddha! C’est si loin, le japonais!… Fini, le japonais! Démodé la «japonaiserie, le japonisme!…» Vous n’avez donc pas remarqué?…

En effet, je n’avais pas remarqué…

Son geste me montrait le salon tout neuf, meublé de meubles blancs, Louis XVI, tendu de vieille soie à fleurs jetées, comme une robe à paniers de nos grand’mères!

– Tout du Louis XVI, maintenant, mon cher! Chaises et tentures copiées sur les appartements de Marie-Antoinette. Trianon! C’est Achenbach qui l’a voulu!

– Achenbach?

– De la maison Achenbach, Moser, Lévy et Compagnie!… Il a été tellement étrillé à la Bourse lors de l’affaire de Lang-Son, Dang-Son, Mang-Son, je m’embrouille avec ces noms du Tonkin, qu’il aurait volontiers cassé ou déchiré toutes les chinoiseries, chez moi, ce pauvre Achenbach!… Quand je dis pauvre!

– Et c’est lui qui…

– Qui m’a fait envoyer tout mon japon à l’hôtel Drouot, et m’a meublé l’hôtel style Louis XVI? Oui. Il prétendait que mon japonisme porte raille et que le Louis XVI est bien plus dans ses opinions. J’aime mieux ça aussi, moi! C’est plus convenable.

 

Elle se mit à rire.

– Pur Versailles! faubourg Saint-Germain!

Puis, frappant sur la joue du malheureux Bouddha exilé:

– Remporte ça, vois-tu! C’est de l’histoire ancienne!

Et, me tendant les lèvres:

– Allons, toi, je t’ai bien aimé, ne te plains pas! Et quand tu voudras me revoir… en ami…

– Non, merci!

– Non?

– L’amitié, c’est de l’amour en contrefaçon!

Elle haussa les épaules.

– Comme tu voudras! Mais je ne te croyais pas si bête!

Puis, tout à coup, regardant en face le Bouddha que j’allais remettre en fiacre et qui me paraissait si piteux, elle se mit à fredonner l’air d’autrefois, l’air si souvent chanté, l’air qui, pour moi, voltigeait comme un chant d’oiseau au-dessus des balles chinoises:

 
Ah! Bouddha! Bouddha!
Que tu m’as fait de la peine!
 

Mais, brusquement s’interrompant et me regardant là, dans les yeux, – très franche, sincère peut-être:

– Oh! est-ce drôle! je ne me rappelle même plus les paroles!…