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La chanson de Roland

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CCXXX

«BEAU fils Malpramis », lui a dit Baligant, « l’autre hier fut tué Roland, le bon vassal, et Olivier, le vaillant et le preux, et les douze pairs, que Charles aimait tant ; vingt mille combattants furent tués, de ceux de France. Tous les autres, je ne les prise pas la valeur d’un gant. En vérité, l’empereur revient : le Syrien, mon messager, me l’annonça. Dix grands corps de bataille approchent. Celui-là est très preux, qui sonne l’olifant. D’un cor au son clair son compagnon lui répond, et tous deux chevauchent les premiers, en avant : avec eux, quinze mille Français, de ces bacheliers que Charles appelle ses enfants ; après, il en vient tout autant : ceux-là combattront très orgueilleusement. » Malpramis dit : « Je vous demande un don : que je frappe le premier coup ! »

CCXXXI

«FILS Malpramis », lui a dit Baligant, « ce que vous m’avez demandé, je vous l’octroie. Contre les Français, sur l’heure, vous irez frapper. Vous y mènerez Torleu, le roi persan, et Dapamort, le roi leutice. Si vous pouvez mater leur grand orgueil, je vous donnerai un pan de mon pays, depuis Cheriant jusqu’au Val Marchis. » Il répond : « Sire, soyez remercié ! » Il s’avance, recueille le don, la terre qui était celle du roi Flurit. Il la reçoit à la male heure : jamais il ne devait la voir ; jamais de ce fief il ne fut ni vêtu ni saisi.

CCXXXII

L’EMIR chevauche par les rangs de ses troupes. Son fils le suit, à la haute stature. Le roi Torleu et le roi Dapamort établissent sur l’heure trente corps de bataille ; ils ont des chevaliers en nombre merveilleux : le moindre corps en compte cinquante mille. Le premier est formé de ceux de Butentrot, et le second de Misnes aux grosses têtes : sur leurs échines, au long du dos, ils ont des soies, tout comme les porcs. Et le troisième est formé de Nubles et de Blos, et le quatrième de Bruns et d’Esclavons, et le cinquième de Sorbres et de Sors, et le sixième d’Arméniens et de Maures, et le septième de ceux de Jéricho, et le huitième de Nigres, et le neuvième de Gros, et le dixième de ceux de Balide la Forte ; c’est une engeance qui jamais ne voulut le bien. L’amiral jure par tous les serments qu’il peut, par les miracles de Mahomet et par son corps : « Bien fou Charles de France, qui chevauche vers nous ! Il y aura bataille, s’il ne se dérobe pas. Jamais plus il ne portera la couronne d’or. »

CCXXXIII

APRÈS ils établissent dix autres corps de bataille. Le premier est formé des laids Chananéens : ils sont venus de Val-Fuit en prenant par la traverse ; le second de Turcs, et le troisième de Persans, et le quatrième de Petchenègues et de […], et le cinquième de Solteras et d’Avers, et le sixième d’Ormaleus et d’Eugiez, et le septième du peuple de Samuel, et le huitième de ceux de Bruise, et le neuvième de Clavers, et le dixième de ceux d’Occian le Désert : c’est une engeance qui ne sert pas Dieu. Jamais vous n’entendrez parler de pires fêlons : ils ont le cuir aussi dur que fer ; c’est pourquoi ils n’ont cure de haubert ni de heaume : à la bataille ils sont rudes et obstinés.

CCXXXIV

L’EMIR a ordonné dix autres corps de bataille. Le premier est formé des géants de Malprose, le second de Huns et le troisième de Hongrois, et le quatrième de ceux de Baldise la Longue, et le cinquième de ceux de Val Peneuse, et le sixième de ceux de Marose, et le septième de Leus et d’Astrimoines, et le huitième de ceux d’Argoilles, et le neuvième de ceux de Clarbonne, et le dixième de ceux de Fronde aux longues barbes ; c’est une engeance qui jamais n’aima Dieu. Les Annales tics Francs dénombrent ainsi trente corps de bataille. Grandes sont leurs armées où les buccines sonnent. Les païens chevauchent en vaillants.

CCXXXV

L’ÉMIR est un très puissant seigneur. Par devant lui il fait porter son dragon, et l’étendard de Tervagan et de Mahomet, et une image du félon Apollin. Dix Chananéens chevauchent à l’entour : ils vont sermonnant à voix très haute : « Celui qui par nos dieux veut être sauvé, qu’il les prie et les serve en toute humilité ! » Les païens baissent la tête, leurs heaumes brillants se penchent contre terre. Les Français disent : « Bientôt, truands, vous mourrez ! Puisse ce jour vous confondre ! Vous, notre Dieu, défendez Charles ! Que cette bataille soit livrée ( ?) en son nom ! »

CCXXXVI

L’ÉMIR est un chef très sage. Il appelle à lui son fils et les deux rois : « Seigneurs barons, vous chevaucherez devant. Mes corps de bataille, vous les guiderez tous ; mais j’en veux retenir trois, des meilleurs : le premier de Turcs, le second d’Ormaleis, et le troisième des géants de Malprose. Avec moi seront ceux d’Occiant : ce sont eux qui combattront Charles et les Français. Si l’empereur joute contre moi, sur ses épaules je prendrai sa tête. Il ne lui sera fait, qu’il le sache bien ! nul autre droit. »

CCXXXVII

GRANDES sont les armées, beaux les corps de bataille. Entre païens et Français, il n’y a ni mont, ni val, ni tertre, ni forêt, ni bois qui puisse cacher une troupe : ils se voient à plein par la terre découverte. Baligant dit : « Or donc, mes païens, chevauchez, pour chercher la bataille ! » Amborre d’Oluferne porte l’enseigne. A la voir, les païens crient son nom « Précieuse ! », leur cri d’armes. Les Français disent : « Que ce jour soit votre perte ! » Ils crient à nouveau « Montjoie ! » puissamment. L’empereur fait sonner ses clairons, et l’olifant, qui à tous leur donne du cœur. Les païens disent : « La gent de Charles est belle. Nous aurons une bataille âpre et forcenée. »

CCXXXVIII

LARGE est la plaine et le pays au loin se découvre. Les heaumes aux pierreries serties d’or brillent, et les écus et les brognes safrées et les épieux et les enseignes fixées aux fers. Les clairons retentissent, et leurs voix sont très claires, et hautes sont les tenues de l’olifant. L’émir appelle son frère, Canabeu, le roi de Floredée : celui-là tenait la terre jusqu’à la Val Sevrée. Il lui montre les corps de bataille de Charles : « Voyez l’orgueil de France la louée ! L’empereur chevauche très fièrement. Il est en arrière avec ces vieux qui sur leurs brognes ont jeté leurs barbes, aussi blanches que neige sur glace. Ceux-là frapperont bien des épées et des lances. Nous aurons une bataille dure et acharnée ; jamais nul n’aura vu la pareille. » Loin en avant de sa troupe, plus loin qu’on lancerait une verge pelée, Baligant chevauche. Il s’écrie : « Venez, païens, car je me mets en route. » Il brandit son épieu ; il en a tourné la pointe contre Charles.

CCXXXIX

CHARLES le Grand, quand il a vu l’émir, et le dragon, l’enseigne et l’étendard, et combien est grande la force des Arabes, et comme ils couvrent toute la contrée, hormis le terrain qu’il tient, le roi de France s’écrie, à voix très haute : « Barons français, vous êtes de bons vassaux. Vous avez soutenu tant de larges batailles ! Voyez les païens : ils sont félons et couards. Toute leur loi ne vaut pas un denier. Si leur engeance est nombreuse, seigneurs, qu’importe ? Qui ne veut à l’instant venir avec moi, qu’il s’en aille ! » Puis il pique son cheval des éperons : Tencendur par quatre fois bondit. Les Français disent : « Ce roi est un vaillant ! Chevauchez, barons ! Pas un de nous ne vous fait défaut. »

CCXL

LE jour était clair, le soleil éclatant. Belles sont les armées, puissants les corps de bataille. Ceux de l’avant s’affrontent. Le comte Rabel et le comte Guinemant lâchent les rênes à leurs chevaux rapides, donnent vivement de l’éperon. Alors les Francs laissent courre ; ils vont frapper de leurs épieux qui bien tranchent.

CCXLI

LE comte Rabel est chevalier hardi. Il pique son cheval de ses éperons d’or fin et va frapper Torleu, le roi persan : ni l’écu ni la brogne ne résistent au coup. Il lui a enfoncé au corps son épieu doré, et l’abat mort sur un petit buisson. Les Français disent : « Que Dieu nous aide ! Charles a pour lui le droit, nous ne devons pas lui faillir. »

CCXLII

ET Guinemant joute contre un roi leutice. Il lui a toute brisé sa targe, où sont peintes des fleurs ; puis il déchire sa brogne et lui plonge au corps tout son gonfanon, et, qu’on en pleure ou qu’on en rie, l’abat mort. A ce coup, ceux de France s’écrient : « Frappez, barons, ne tardez pas ! Le droit est à Charles contre la gent haïe ( ?) : Dieu nous a choisis pour dire le vrai jugement. »

CCXLIII

MALPRAMIS monte un cheval tout blanc. Il se jette dans la presse des Français. De l’un à l’autre il va, frappant de grands coups, et renverse le mort sur le mort. Tout le premier, Baligant s’écrie : « O mes barons, je vous ai longtemps nourris ! Voyez mon fils : c’est Charles qu’il cherche à joindre ! Combien de barons il requiert de ses armes ! Un plus vaillant que lui, je ne le cherche pas ! Secourez-le de vos épieux tranchants ! » A ces mots les païens s’élancent. Ils frappent des coups durs ; grand est le carnage. La bataille est merveilleuse et lourde : ni avant ni depuis, jamais on n’en vit une aussi rude.

CCXLIV

GRANDES sont les armées, les troupes hardies. Les corps de bataille sont tous engagés. Et les païens frappent merveilleusement. Dieu ! tant de hampes rompues en deux, tant d’écus brisés, tant de brognes démaillées ! La terre en est toute jonchée : ah ! l’herbe du champ, si verte, si délicate !… L’émir invoque ses fidèles : « Frappez, barons, sur l’engeance chrétienne ! » La bataille est dure et obstinée. Ni avant ni depuis on n’en vit une aussi âpre. Jusqu’à la nuit, elle durera sans trêve.

CCXLV

L’EMIR requiert les siens : « Frappez, païens ; vous n’êtes venus que pour frapper ! Je vous donnerai des femmes nobles et belles, je vous donnerai des fiefs, des domaines, des terres. » Les païens répondent : « Ainsi devons-nous faire ! » A force de frapper à toute volée, nombre de leurs épieux se brisent ; alors ils dégainent plus de cent mille épées. Voici la mêlée douloureuse et horrible : qui est au milieu d’eux voit ce qu’est une bataille.

 

CCXLVI

L’EMPEREUR invoque ses Français : « Seigneurs barons, je vous aime, j’ai foi en vous. Pour moi vous avez livré tant de batailles, conquis des royaumes, détrôné des rois ; je le reconnais bien, je vous en dois le salaire : mon corps, des terres, des richesses. Vengez vos fils, vos frères et vos héritiers, qui a Roncevaux furent tués l’autre soir. Vous le savez, contre les païens, j’ai le droit devers moi. » Les Francs répondent : « Sire, vous dites vrai. » Et vingt mille sont autour de lui, qui d’une voix lui jurent leur foi de ne lui faillir pour mort ni pour angoisse : ils y emploieront bien chacun sa lance. Aussitôt ils frappent des épées. La bataille est merveilleusement acharnée.

CCXLVII

ET Malpramis par le champ chevauche. De ceux de France il fait grand carnage. Naimes le duc le regarde d’un regard fier, et va le frapper en vaillant. Il brise la bordure de son écu ; il lui rompt ( ?) les deux pans de son haubert ; il lui enfonce toute dans le corps son enseigne jaune et l’abat mort, entre les autres, qui gisent sans nombre.

CCXLVIII

LE roi Canabeu, le frère de l’émir, pique fortement des éperons son cheval. Il a tiré son épée : le pommeau en est de cristal. Il frappe Naimes sur son heaume […], le brise en deux moitiés, en tranche cinq des lacs de son épée d’acier, – le capelier ne lui sert de rien, – en fend la coiffe jusqu’à la chair, en jette par terre une pièce. Le coup fut rude, le duc est comme foudroyé. Il va tomber, mais Dieu l’aide. Il saisit de ses deux bras le col de son destrier. Si le païen redouble, le noble vassal est mort. Charles de France vient, qui le secourra.

CCXLIX

LE duc Naimes est en grande détresse. Et le païen presse Charles de frapper vite. Le roi lui dit. « Truand, c’est pour ton malheur que tu t’en es pris à celui-là ! » En sa hardiesse il va le frapper. Il brise l’écu du païen, le lui écrase contre le cœur. Il rompt la ventaille de son haubert et l’abat mort : la selle reste vide.

CCL

CHARLEMAGNE le roi est rempli de douleur, quand devant lui il voit Naimes blessé et son sang qui tombe clair sur l’herbe verte. Il lui dit, penché sur lui : « Beau sire Naimes, chevauchez à mon côté. Il est mort, le truand qui vous pressait ; je lui ai mis au corps mon épieu pour cette fois. » Le duc répond : « Sire, je me repose en vous ; si je survis, vous n’y perdrez pas. » Puis, en tout amour, en toute foi, ils vont côte à côte ; avec eux, vingt mille Français : il n’en est pas un qui ne tranche et ne taille.

CCLI

L’ÉMIR chevauche par le champ. Il s’en va frapper le comte Guinemant. Il lui écrase son écu blanc contre le cœur, déchire les pans de son haubert, lui ouvre en deux la poitrine et l’abat mort de son cheval rapide. Puis il a tué Geboin et Lorant, et Richard le Vieux, le seigneur des Normands. Les païens s’écrient : « Précieuse vaut son prix. Frappez, païens, nous avons un garant ! »

CCLII

IL fait beau voir les chevaliers d’Arabie, ceux d’Occiant, d’Argoille et de Bascle, comme ils frappent de leurs épieux ! Et, de leur part, les Français ne songent pas à rompre. Des Français, des païens, beaucoup meurent. Jusqu’au soir, la bataille fait rage. Combien sont morts, des barons de France ! Que de deuils encore avant qu’elle s’achève !

CCLIII

FRANCAIS et Arabes frappent à l’envi. Tant de hampes se brisent, tant d’épieux fourbis ! Qui aurait vu ces écus fracassés, qui aurait ouï ces blancs hauberts retentir, ces écus grincer contre les heaumes, qui aurait vu ces chevaliers choir et tant d’hommes hurler et mourir contre terre, il lui souviendrait d’une grande douleur. Cette bataille est lourde à soutenir. L’émir invoque Apollin et Tervagan et aussi Mahomet : « Mes seigneurs dieux, je vous ai longuement servis. Toutes tes images, je les ferai d’or pur !… » Devant lui vient un sien fidèle, Gemalfin ; il lui apporte de males nouvelles. Il dit : « Baligant, sire, un grand malheur est venu sur vous. Malpramis, votre fils, vous l’avez perdu. Et Canabeu, votre frère, est tué. Deux Français ont eu l’heur de les vaincre. L’empereur est l’un des deux, je crois : c’est un baron de haute taille, dont l’allure est bien celle d’un chef ; il a la barbe blanche comme fleur en avril. » L’émir baisse sa tête, que le heaume charge ; son visage s’assombrit, sa douleur est si forte qu’il en pense mourir. Il appela Jangleu d’Outremer.

CCLIV

L’EMIR dit : « Jangleu, avancez. Vous êtes preux et de grande sagesse : toujours j’ai pris ( ?) votre conseil. Que vous en semble, des Arabes et des Francs ? Aurons-nous la victoire dans cette bataille ? » Et il répond : « Vous êtes mort, Baligant ; vos dieux ne vous défendront pas. Charles est fier, ses hommes sont vaillants. Jamais je ne vis engeance si hardie au combat. Mais appelez à votre aide les barons d’Occiant, Turcs, Enfruns, Arabes et Géants. Advienne que pourra, ne tardez pas ! »

CCLV

L’EMIR a étalé sur sa brogne sa barbe, aussi blanche que fleur d’épine. Quoi qu’il doive arriver, il ne veut pas se cacher. Il embouche une buccine au timbre clair, en sonne si haut que ses païens l’entendirent : par tout le champ ses troupes se reforment au ralliement. Ceux d’Occiant braient et hennissent, ceux d’Argoille glapissent comme des chiens. Ils requièrent les Français, avec quelle témérité ! se jettent au plus épais, les rompent et les séparent. Du coup ils en jettent morts sept milliers.

CCLVI

LE comte Ogier ne connut jamais la couardise ; jamais meilleur baron ne vêtit la brogne. Quand il vit se rompre les corps de bataille des Français, il appela Thierry, le duc d’Argonne, Geoffroi d’Anjou et le comte Joseran. Très fièrement il exhorte Charles : « Voyez les païens, comme ils tuent vos hommes ! Ne plaise à Dieu que votre tête porte la couronne, si vous ne frappez sur l’heure pour venger votre honte ! » Il n’est personne qui réponde un seul mot. Tous donnent fortement de l’éperon, lancent à fond leurs chevaux, vont les frapper, où qu’ils les rencontrent.

CCLVII

CHARLEMAGNE le roi frappe merveilleusement, et Naimes le duc, et Ogier le Danois, et Geoffroi d’Anjou, lui qui tenait l’enseigne. Et monseigneur Ogier le Danois est preux entre tous. Il broche son cheval, le lance à toute force et va frapper celui qui tenait le dragon, d’un tel coup qu’il renverse sur place devant lui Amboire et le dragon et l’enseigne du roi. Baligant voit son gonfanon choir et l’étendard de Mahomet qui s’abat : alors l’émir commence à entrevoir qu’il a tort et que Charlemagne a droit. Les païens d’Arabie […] L’empereur invoque ses Français : « Dites, barons, pour Dieu, si vous m’aiderez ! » Les Français répondent : « Pourquoi le demander ? Félon qui ne frappera à outrance ! »

CCLVIII

LE jour passe, la vêprée approche. Francs et païens frappent des épées. Ceux qui ont mis aux prises ces armées sont des preux l’un et l’autre. Ils n’oublient pas leur cri d’armes. L’émir crie : « Précieuse ! », Charles : « Montjoie ! », l’enseigne renommée. A leurs voix hautes et claires, ils se sont reconnus. Au milieu du champ ils se joignent, se requièrent, s’entre-donnent de grands coups d’épieu sur leurs targes ornées de cercles. Ils les brisent toutes deux au-dessous des larges boucles ; les pans des deux hauberts se déchirent, mais les combattants ne se sont pas atteints dans leur chair. Les sangles se rompent, les selles versent, les deux rois tombent. Par terre, ils se retournent et, vite, se redressent debout. Ils dégainent hardiment leurs épées. Cette lutte ne sera pas entravée : sans mort d’homme elle ne peut s’achever.

CCLIX

IL est très vaillant, Charles de douce France, et l’émir ne le craint ni ne tremble. Ils dressent leurs épées toutes nues, et sur leurs écus s’entre-donnent de grands coups. Ils en tranchent les cuirs et les airs, qui sont doubles ; les clous tombent, les boucles volent en pièces. Puis, à corps découvert, ils se frappent sur leurs brognes ; de leurs heaumes clairs des étincelles jaillissent. Cette lutte ne peut cesser que l’un des deux n’ait reconnu son tort.

CCLX

L’EMIR dit : « Charles, rentre en toi-même : résous-toi à me montrer que tu te repens ! En vérité, tu m’as tué mon fils et c’est à très grand tort que tu me disputes mon pays. Deviens mon vassal […] Viens-t’en jusqu’en Orient, comme mon serviteur. » Charles répond : « Ce serait, à mon sens, faire une grande vilenie. A un païen je ne dois accorder ni paix ni amour. Reçois la loi que Dieu nous révèle, la loi chrétienne : aussitôt je t’aimerai ; puis sers et confesse le roi tout-puissant. » Baligant dit : « Tu prêches là un mauvais sermon ! » Alors ils recommencent à frapper de l’épée.

CCLXI

L’ÉMIR est d’une grande vigueur. Il frappe Charlemagne sur son heaume d’acier brun, le lui brise sur la tête et le fend ; la lame descend jusqu’à la chevelure, prend de la chair une pleine paume et davantage ; l’os reste à nu. Charles chancelle, il a failli tomber. Mais Dieu ne veut pas qu’il soit tué ni vaincu. Saint Gabriel est revenu vers lui, qui lui demande : « Roi Magne, que fais-tu ? »

CCLXII

QUAND Charles a entendu la sainte voix de l’ange, il ne craint plus, il sait qu’il ne mourra pas. Il reprend vigueur et connaissance. De l’épée de France il frappe l’émir. Il lui brise son heaume où flambent les gemmes, lui ouvre le crâne, et la cervelle s’épand, lui fend toute la tête jusqu’à la barbe blanche, et sans nul recours l’abat mort. Il crie : « Montjoie ! » pour qu’on se rallie à lui. Au cri le duc Naimes est venu ; il prend Tencendur, le roi Magne y remonte. Les païens s’enfuient, Dieu ne veut pas qu’ils résistent. Les Français sont parvenus au terme tant désiré.

CCLXIII

LES païens s’enfuient, car Dieu le veut. Les Francs, et l’empereur avec eux, les pourchassent. Le roi dit : « Seigneurs, vengez vos deuils, passez votre colère et que vos cœurs s’éclairent, car j’ai vu ce matin vos yeux pleurer. » Les Francs répondent : « Sire, il nous faut ainsi faire ! » Chacun frappe à grands coups, tant qu’il peut. Des païens qui sont là, bien peu échappèrent.

CCLXIV

LA chaleur est forte, la poussière s’élève. Les païens fuient et les Français les harcèlent. La chasse dure jusqu’à Saragosse. Au haut de sa tour Bramidoine est montée ; avec elle ses clercs et ses chanoines de la fausse loi, que jamais Dieu n’aima : ils ne sont ni ordonnés ni tonsurés. Quand elle vit les Arabes en telle déroute, à haute voix elle s’écrie : « Mahomet, à l’aide ! Ah ! gentil roi, les voilà vaincus, nos hommes ! L’émir est tué, si honteusement ! » Quand Marsile l’entend, il se tourne vers la paroi, ses yeux versent des larmes, sa tête retombe. Il est mort de douleur, chargé de son péché. Il donne son âme aux démons.