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Les affinités électives

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CHAPITRE XIII

Lorsque de simples connaissances se rencontrent après une longue séparation, le besoin de se communiquer les changements survenus dans leurs positions respectives, fait naître entre elles une certaine intimité qui tient de près à l'abandon. Il est donc bien naturel qu'Édouard et son ami se confiassent tout ce que l'un devait encore ignorer du passé de l'autre. Ce fut ainsi que le Major avoua qu'à l'époque du retour d'Édouard de ses voyages, Charlotte lui avait confié le projet de marier sa jolie nièce au jeune veuf et qu'il avait promis de la seconder de tout son pouvoir. En apprenant que, dès cette époque, ses amis avaient reconnu qu'Ottilie était la compagne qui convenait à son âge et à son caractère, Édouard crut pouvoir parler sans détour d'une sympathie semblable entre sa femme et son ami, et qui lui paraissait d'autant plus vraie et plus juste qu'elle favorisait ses desseins.

Le Major ne pouvait nier complètement l'existence de cette sympathie, mais il n'osa pas l'avouer ouvertement; ses hésitations affermirent les convictions d'Édouard: à ses yeux, son divorce et les mariages qui devaient s'en suivre, n'étaient plus des choses à faire, mais des faits accomplis, et il se proposait de voyager avec Ottilie.

Parmi tous les rêves de l'imagination, il n'en est point de plus séduisant que celui qui place de jeunes amants ou de nouveaux époux dans une position qui leur permet de se familiariser avec les liens durables qui les unissent, au milieu d'un monde nouveau et des changements les plus bizarres. Une pareille existence leur semble, pour ainsi dire, la preuve la plus positive de la solidité de ces liens.

Continuant à exposer ses projets à son ami, Édouard lui dit qu'avant de se mettre en route avec Ottilie, il lui laisserait, ainsi qu'à Charlotte, tous les pouvoirs nécessaires pour régler pendant son absence les affaires d'intérêt matériel, selon leur bon vouloir, car sa confiance en leur justice et en leur équité était sans bornes. Mais ce qui le charmait surtout, c'était l'idée que son fils, qu'il se proposait de laisser à sa mère, serait élevé par le Major qui ne pouvait manquer d'en faire un homme de mérite. Il soutenait même que le nom d'Othon, sous lequel cet enfant avait été baptisé, était un indice certain que celui des deux amis qui avait continué à porter ce nom, devait lui servir de père.

Tous ces projets étaient si mûrs et si vivants dans l'imagination d'Édouard, qu'il ne voulait pas en retarder l'exécution d'un seul jour. Il se mit en route avec son ami et arriva bientôt dans une petite ville où il possédait une maison; c'est là qu'il voulait attendre le retour du Major qui devait aller sonder les intentions de Charlotte. Il lui fut impossible cependant de descendre dans cette maison, car il voulait accompagner son ami, du moins jusqu'au-delà de la ville. Tous deux étaient à cheval et s'entretenaient d'objets qui les intéressaient si vivement, qu'ils ne s'aperçurent point de la longueur de la route qu'ils venaient de faire.

A un brusque détour de cette route, ils aperçurent tout à coup la maison d'été dont le toit de tuiles brillait pour la première fois à leurs regards. Édouard ne se sentit plus le courage de retourner à la ville; il conjura son ami d'insister fortement auprès de Charlotte, afin que tout fût terminé dans la soirée même, et promit de se cacher, en attendant, dans un hameau voisin. Forcé de s'en remettre à sa femme pour la réussite de ses voeux les plus chers, if se persuada sans peine qu'en ce jour, comme autrefois, leurs désirs étaient les mêmes, et que, par conséquent, la démarche du Major serait suivie d'un plein succès. Dans cette conviction, il pria son ami de l'avertir de sa réussite à l'instant même par un signal convenu, tel qu'un coup de canon, s'il faisait encore jour, ou quelques fusées si la nuit était déjà venue.

Le Major dirigea son cheval vers le château. Lorsqu'il y arriva, on lui apprit que Charlotte l'avait quitté pour aller habiter la maison d'été; on ajouta qu'en ce moment il ne l'y trouverait pas parce qu'elle était allée faire une visite dans les environs. Contrarié de cette absence, il retourna au cabaret du village où il avait laissé son cheval, et où il se promit d'attendre le retour de Charlotte.

Pendant ce temps, Édouard poussé par une impatience irrésistible, quitta sa retraite, suivit des sentiers tortueux et touffus, connus seulement par les chasseurs et les pêcheurs du voisinage; et qui le conduisirent dans les nouvelles plantations de ses domaines. Vers la fin du jour, il arriva enfin dans un des bosquets qui bordaient le lac, dont le vaste miroir immobile s'offrit pour la première fois à ses regards dans toute son étendue.

Dans la même soirée Ottilie s'était engagée dans une longue promenade sur les rives du lac. L'enfant sur ses bras, et tenant un livre à la main, elle lisait en marchant, suivant son habitude. Arrivée près de la touffe de vieux chênes qui ombrageait la place d'embarquement de cette rive, elle s'aperçut que l'enfant s'était endormi. Se sentant fatiguée elle-même, elle le déposa sur le gazon, s'assit à ses côtés et continua sa lecture. Ce livre était un de ceux qui captivent et intéressent les caractères impressionnables au point de leur faire oublier la marche du temps. Tout entière sous l'empire de ce charme, Ottilie ne songea point aux heures qui s'écoulaient ni à la longueur du chemin qu'elle avait à faire pour revenir par terre à la maison d'été. Abîmée ainsi dans sa lecture et en elle-même, elle était si séduisante, que si les arbres et les buissons d'alentour avaient eu des yeux, ils n'auraient pu s'empêcher de l'admirer et de se réjouir à sa vue. En ce moment un rayon oblique et rougeâtre du soleil couchant tombait sur son épaule et dorait ses joues.

Édouard avait réussi à 's'avancer dans ses domaines sans rencontrer personne. Enhardi par ce succès, il pénétra toujours plus avant et sortit tout à coup des buissons qui croissaient sous le bouquet de chênes et lui dérobaient la vue du lac.

Au bruit des branches froissées, Ottilie détourna la tête, tous deux se reconnurent! Édouard se précipita vers elle et tomba à ses pieds. Après un silence plein de charmes dont tous deux avaient besoin pour se remettre, il lui expliqua enfin comment et pourquoi il se trouvait en ce lieu.

– J'ai envoyé le Major auprès de Charlotte, continua-t-il; notre sort à tous se décide sans doute en ce moment. Jamais je n'ai douté de ton amour, tu as dû compter sur le mien; ose me dire enfin que tu veux m'appartenir; consens à notre union.

Elle hésita, il insista plus fortement, et, s'appuyant sur ses anciens droits, il allait l'attirer dans ses bras; elle lui désigna d'un geste l'enfant endormi. Édouard jeta sur lui un regard fugitif, et une surprise mêlée d'effroi se peignit sur ses traits.

– Grand Dieu! s'écria-t-il, si je pouvais douter de ma femme, de mon ami, quelle preuve terrible ne trouverais-je pas sur la figure de cet enfant! ce sont les traits du Major, jamais je n'ai vu une ressemblance aussi frappante.

– Non, non, dit Ottilie, tout le monde soutient que c'est à moi qu'il ressemble.

– C'est impossible, répondit Édouard.

Mais au même instant l'enfant ouvrit ses grands yeux noirs, pénétrants, animés et tendres; il semblait regarder dans le monde avec intelligence et amour. On eût dit qu'il connaissait les deux personnes debout devant lui. Fasciné par ce regard, Édouard se prosterna devant l'enfant comme s'il se jetait une seconde fois aux genoux d'Ottilie.

– C'est toi! s'écria-t-il; oui, ce sont tes yeux célestes! qu'importe, je ne veux voir que les tiens, jetons un voile impénétrable sur l'instant funeste qui donna le jour à cette fatale créature. Pourquoi troublerai-je ton âme chaste et pure par la pensée terrible que le mari et la femme, même quand leurs coeurs se sont éloignés l'un de l'autre, peuvent encore s'enlacer de leurs bras, et profaner un lien sacré par des désirs opposés à ces liens! Mais puisque je touche au terme de mes voeux, puisque mes rapports avec Charlotte doivent nécessairement être rompus, puisque tu vas m'appartenir enfin, pourquoi ne te dirais-je pas tout? Pourquoi n'aurais-je pas le courage de te faire un aveu terrible? Écoute et tâche, de me comprendre. Cet enfant est le fruit d'un double adultère! Au lieu de resserrer les liens qui m'attachaient à ma femme et ma femme à moi, il les brise pour toujours! Que cet enfant témoigne contre moi, que m'importe, pourvu que ses yeux célestes disent aux tiens que dans les bras d'une autre je t'appartenais! pourvu que tu puisses comprendre et sentir que cette faute, ce crime, je ne puis l'expier que sur ton coeur!

Écoutons! s'écria-t-il en se levant avec précipitation, car il venait d'entendre un coup de fusil qu'il prit pour un signal du Major.

C'était l'explosion de l'arme à feu d'un chasseur qui parcourait les montagnes voisines. Rien n'interrompit plus le silence solennel de la contrée, Édouard devint impatient et inquiet.

Ottilie s'aperçut enfin que le soleil venait de disparaître derrière la cime des rochers; mais ses derniers rayons réfractés étincelaient encore sur les vitres de la maison d'été.

– Éloigne-toi, Édouard, lui dit la jeune fille, songe que nous avons souffert depuis bien longtemps avec patience et courage; n'anticipons pas sur un avenir que Charlotte seule a le droit de régler. Je suis à toi si elle le permet; si elle veut conserver ses droits je me résignerai. Puisque tu as la certitude que nous touchons à l'instant décisif, ayons le courage de l'attendre. Retourne au hameau, où peut-être déjà le Major te cherche en vain; car il n'est pas naturel qu'il veuille avoir recours au moyen brutal d'un coup de canon pour t'annoncer le succès de sa démarche. Je sais qu'il n'a pas trouvé Charlotte chez elle; mais il peut être allé à sa rencontre, et avoir besoin maintenant de te parler. Que sais-je tout ce qui peut être arrivé. Laisse-moi, Charlotte va revenir, elle m'attend là haut à la maison d'été, moi et surtout son enfant.

 

Ottilie parlait avec un désordre et une vivacité extraordinaires; elle se sentait si heureuse en présence d'Édouard, et cependant elle comprenait la nécessité de l'éloigner.

– Je t'en conjure, mon bien-aimé, retourne au hameau, va attendre le

Major.

– Je t'obéis, répondit Édouard, en arrêtant sur elle un regard passionné; puis il l'attira dans ses bras: la jeune fille l'enlaça des siens et le pressa tendrement sur son coeur.

L'espérance passa sur leurs têtes comme une étoile qui se détache du ciel pour éclairer la terre de plus près. Se sentant unis ils échangèrent pour la première fois, et sans contrainte, des baisers brûlants; puis ils se séparèrent avec violence et douloureusement.

Le crépuscule du soir et les exhalaisons humides du lac enveloppaient la contrée. Restée seule, Ottilie tremblante et confuse leva les yeux vers la maison d'été; il lui semblait, qu'elle voyait flotter sur le balcon la robe blanche de Charlotte. La route qui conduisait à cette maison, en faisant le tour du lac, était longue; et elle savait combien sa tante était sujette à s'inquiéter quand, en rentrant chez elle, elle ne trouvait pas son enfant. Les platanes de la place de débarquement de la rive opposée se balançaient à ses regards, l'espace étroit du lac la séparait seule de cette place et du sentier court et commode qui, de là, conduisait à la maison d'été. Déjà ses regards et sa pensée avaient passé l'eau, et la crainte de s'y hasarder avec l'enfant disparut devant la crainte plus forte encore d'arriver trop tard. S'avançant rapidement vers la nacelle, elle ne sentit point que son coeur battait avec violence, que ses jambes tremblaient sous elle, que ses sens étaient près de l'abandonner.

D'un bond elle s'élança vers la nacelle et saisit la rame. Pour mettre à flot la légère embarcation, elle a besoin de toutes ses forces, et renouvelle le coup de rame. La nacelle se balance et glisse en avant. Tenant sur son bras et dans sa main gauche l'enfant et le livre, elle agite la rame de la main droite, chancelle et tombe au fond du bateau. La rame lui échappe et en cherchant à la retenir, elle laisse glisser l'enfant et le livre, et tout tombe dans le lac. Par un mouvement spontané elle saisit la robe de l'enfant, mais la position dans laquelle elle est tombée l'empêche de se relever; la main droite, qui seule est restée libre, ne lui suffit pas pour se retourner et se redresser. Après de longs et cruels efforts, elle y réussit enfin et retire l'enfant de l'eau; ses yeux sont fermés, il ne respire plus!

En ce moment terrible, elle retrouva toute sa présence d'esprit, et sa douleur n'en fut que plus cruelle. La nacelle était arrivée presqu'au milieu du lac, la rame flottait sur sa surface immobile, pas un être vivant ne paraissait sur le rivage: au reste, quels secours aurait-elle pu attendre dans cette nacelle qui la balançait au milieu d'un élément inaccessible et perfide?

Ce n'était qu'en elle-même que la malheureuse Ottilie pouvait trouver des ressources, elle avait souvent entendu parler des moyens par lesquels on rappelait les noyés à la vie; elle les avait même vu appliquer à la suite du feu d'artifice par lequel Édouard avait célébré l'anniversaire de sa naissance.

Encouragée par ces souvenirs, elle déshabille l'enfant, l'essuie avec la robe de mousseline dont elle était vêtue, découvre pour la première fois à la face du ciel son chaste sein, y presse l'infortunée petite créature dont le froid glacial engourdit son coeur. Les larmes brûlantes dont elle inonde les membres raides et immobiles de l'enfant lui rendent quelque apparence de chaleur et de vie. Ivre de joie, elle l'entoure de son schall, le couvre de baisers, le réchauffe de son haleine, lui communique son souffle et croit avoir remplacé ainsi les secours plus efficaces que son isolement ne lui permet pas de lui prodiguer.

Vains efforts! l'enfant reste sans vie dans les bras d'Ottilie, et la nacelle semble enracinée au milieu du lac! Dans cette situation terrible, elle trouve encore des ressources dans sa belle âme qui s'adresse au Ciel. Agenouillée au fond de la nacelle, elle élève l'enfant glacé au-dessus de sa poitrine découverte, blanche et froide comme celle d'une statue de marbre. Ses yeux humides s'attachent aux nuages et demandent assistance et protection, là où les nobles coeurs placent leurs espérances quand tout leur manque sur la terre.

Ottilie n'avait pas en vain invoqué les étoiles, qui, çà et là, étincelaient au firmament. Une légère brise s'éleva tout à coup et poussa doucement la nacelle vers les platanes.

CHAPITRE XIV

Ottilie se dirigea en hâte vers la maison d'été. Dès qu'elle y fut arrivée, elle fit appeler le chirurgien et lui remit l'enfant. Cet homme expérimenté et toujours prêt à remédier à tous les accidents possibles, prodigua à cette frêle créature des secours proportionnés à sa constitution. La jeune fille le seconda avec activité; apportant elle-même les objets qu'il demandait, elle allait, venait et donnait des ordres avec suite et précision. En la voyant se mouvoir ainsi, on eût dit qu'elle marchait, agissait et vivait dans un autre monde; c'est que les grands événements, qu'ils soient heureux ou malheureux, nous font croire que tout autour de nous a changé de nature.

L'habile chirurgien continua ses efforts gradués; Ottilie chercha à lire ses espérances dans ses yeux, car il ne répondait rien à ses questions réitérées. Bientôt cependant il secoua la tête d'un air de doute, et lorsqu'elle lui demanda positivement s'il croyait pouvoir sauver le malheureux enfant, il laissa échapper de ses lèvres un non à peine articulé. Au même instant Ottilie quitta l'appartement, qui était la chambre a coucher de sa tante, pour passer dans la pièce voisine; mais, à quelques pas du canapé, elle tomba sans mouvement sur le tapis.

On entendit la voiture de Charlotte entrer dans la cour, et le chirurgien courut au-devant d'elle pour la préparer au malheur qui venait d'arriver. Il ne la rencontra pas; car, au lieu de monter directement à sa chambre à coucher, elle entra au salon où elle vit sa nièce étendue par terre sans apparence de vie. Une femme de chambre accourut du côté opposé en poussant des cris lamentables; le chirurgien arriva presque aussitôt et fut forcé de tout avouer. Charlotte cependant croyait encore à la possibilité de rappeler son enfant à la vie; le prudent chirurgien s'en applaudit et se borna à la prier de ne pas demander à voir son fils en ce moment, puis il s'éloigna pour l'entretenir dans son erreur, en lui faisant croire que sa présence était nécessaire auprès de son petit malade.

Charlotte s'est assise sur le canapé, Ottilie est toujours couchée sur le tapis. Sa malheureuse tante la soulève par un effort pénible, et attire sur ses genoux la belle tête de la jeune fille. Le chirurgien entre et sort à chaque instant; il feint de redoubler d'efforts pour l'enfant, tandis qu'il ne s'occupe plus que des deux dames. Minuit vient de sonner, le silence de la mort règne dans la contrée et dans la maison. Charlotte comprend enfin qu'elle a perdu son enfant, elle veut du moins avoir près d'elle ses restes inanimés, et l'on dépose sur le canapé un panier où repose ce petit corps glacé, enveloppé dans des mouchoirs de laine chauds et blancs; son visage seul est découvert; il semble dormir.

Le bruit de cette catastrophe ne tarda pas à mettre tout le village en émoi. Dès qu'il arriva au Major, il quitta l'auberge et se rendit à la maison d'été. N'osant y entrer, il interrogea les domestiques qui couvaient çà et là, et finit par dire à l'un d'eux de faire descendre le chirurgien. Celui-ci ne se fit pas long-temps attendre; quelle ne fut pas sa surprise, en reconnaissant son ancien protecteur! Sa présence dans un pareil moment lui parut de bonne augure; aussi se chargea-t-il avec plaisir de préparer Charlotte à le recevoir. Voulant s'acquitter de cette tâche délicate avec toute la prudence nécessaire, il commença par lui parler de plusieurs personnes absentes qui ne pouvaient manquer de partager sa juste douleur. Ce genre de conversation l'amena naturellement à prononcer le nom du Major; et il l'imposa pour ainsi dire à la pensée de la malheureuse mère, en lui rappelant le dévouement sans bornes dont cet ami sincère lui avait déjà donné tant de preuves. Passant du récit à la réalité, il lui apprit qu'il était là, à sa porte, et n'attendait qu'un mot pour paraître.

Au même instant le Major entra, Charlotte l'accueillit avec un sourire douloureux. Il s'avança doucement et s'arrêta en face d'elle. Elle releva la couverture de soie verte qui couvrait le cadavre de l'enfant, et, à la faible lueur d'une seule bougie, le Major reconnut avec une secrète terreur, dans les traits de cet enfant, sa propre image immobilisée par la mort. D'un geste, Charlotte lui désigna un siège près d'elle, et tous deux restèrent ainsi en face l'un de l'autre pendant toute la nuit, sans prononcer un seul mot. Ottilie était toujours appuyée sur les genoux de sa tante, dans une attitude calme et respirant doucement. Elle dormait ou semblait dormir.

La bougie s'était éteinte, le crépuscule du matin éclairait l'appartement, et semblait arracher le Major et son amie à un rêve lugubre. Charlotte le regarda d'un air résigné et lui dit à voix basse, comme si elle craignait de réveiller Ottilie:

– Dites-moi, mon ami, quelle combinaison du destin vous a fait arriver ici, pour être témoin d'une pareille scène de deuil et de douleur?

– Je crois, répondit-il sur le même ton, que la réserve et les moyens préparatoires seraient en ce moment inutiles et déplacés. Je vous trouve dans une situation si terrible, que la mission dont je suis chargé et que je croyais importante et grave, ne me parait plus qu'un événement ordinaire.

Puis il l'instruisit avec calme et simplicité de l'arrivée d'Édouard et du but dans lequel il l'avait envoyé près d'elle. Il lui parla même des espérances personnelles qu'Édouard l'avait autorisé à concevoir, si tous ses projets pouvaient se réaliser. Son langage était franc, mais aussi délicat que l'exigeaient les circonstances. Charlotte l'écouta tranquillement, et sans manifester ni surprise ni irritation.

– Je ne me suis encore jamais trouvée dans un cas semblable, dit-elle d'une voix si faible, que, pour l'entendre, le Major fut obligé d'approcher son siège du canapé; mais j'ai toujours eu l'habitude, quand il s'agissait de prendre une détermination grave, de me demander: Que ferai-je demain? Je sens que le sort de plusieurs personnes qui me sont chères est en ce moment entre mes mains; je ne doute plus de ce que je dois faire, et je vais l'énoncer clairement: Je consens au divorce. Ce consentement, j'aurais dû le donner plus tôt; mes hésitations, ma résistance ont tué ce malheureux enfant! Quand le destin veut une chose qui nous paraît mal, elle se fait en dépit de tous les obstacles que nous nous croyons obligés d'y opposer par raison, par vertu, par devoir. Au reste, je ne puis plus me le dissimuler, le destin n'a réalisé que mes propres intentions, dont j'ai eu l'imprudence de me laisser détourner. Oui, j'ai cherché à rapprocher Ottilie d'Édouard, j'ai voulu les marier; et vous, mon ami, vous avez été le confident, le complice de ce projet. Comment ai-je pu voir dans l'entêtement d'Édouard un amour invariable? Pourquoi, surtout, ai-je consenti à devenir sa femme, puisqu'on restant son amie je faisais son bonheur et celui de la malheureuse enfant qui dort là, à mes pieds? Je tremble de la voir sortir de ce sommeil léthargique! Comment pourra-t-elle supporter la vie, si nous ne lui donnons pas l'espoir de rendre un jour à Édouard plus qu'elle ne lui a fait perdre, par la catastrophe dont elle a été l'aveugle instrument? Et elle le lui rendra, j'en ai la certitude, car je connais toute l'étendue de sa passion pour lui. L'amour qui donne la force de tout supporter, peut tout remplacer. Quant à ce qui me concerne, il ne doit pas en être question en ce moment. Eloignez-vous en silence, cher Major, dites à votre ami que je consens au divorce, que je m'en remets, pour le réaliser, à lui, à vous, à Mittler. Je signerai tout ce que l'on voudra; qu'on me dispense seulement d'agir, de donner des conseils, des avis.

Le Major se leva et pressa sur ses lèvres la main que Charlotte lui tendit par-dessus la tête d'Ottilie.

– Et moi, murmura-t-il d'une voix à peine intelligible, que puis-je espérer?

– Dispensez-moi de vous répondre, mon ami; nous n'avons pas mérité d'être toujours malheureux, mais sommes-nous dignes de trouver le bonheur ensemble?

Le Major s'éloigna, vivement pénétré de la douleur de Charlotte; mais il lui fut impossible de s'affliger, comme elle, de la mort de son fils, qui n'était, à ses yeux, qu'un sacrifice, indispensable pour assurer le bonheur de tous. Déjà il voyait de la pensée, d'un côté, la jeune Ottilie tenant dans ses bras un bel enfant plus cher au Baron que celui dont elle avait innocemment causé la mort; et de l'autre, Charlotte berçant sur ses genoux un fils dont les traits animés lui offriraient, à plus juste titre, la ressemblance qu'il avait reconnue avec effroi sur le visage glacé de la jeune victime du sort.

 

Préoccupé de ces riants tableaux qui passaient devant son âme, il descendit vers le hameau où il espérait trouver Édouard. Il le rencontra avant d'y arriver. Lui aussi avait passé la nuit dans une cruelle agitation. Espérant toujours entendre ou voir le signal qui devait lui annoncer l'accomplissement de ses voeux, il s'était constamment promené dans les environs de la maison d'été; aussi n'avait-il pas tardé à apprendre la mort de l'enfant. Cette catastrophe le touchait de plus près que le Major, et cependant il ne pouvait s'empêcher de l'envisager sous le môme point de vue. Le compte fidèle que son ami lui rendit de son entrevue avec Charlotte, acheva de le convaincre que rien ne s'opposait plus à ses désirs, et il se décida sans peine à retourner avec lui au hameau. De là ils se rendirent à la petite ville, lieu de leur premier rendez-vous, où ils se proposaient de combiner ensemble les moyens les plus convenables pour réaliser enfin ce divorce depuis si longtemps demandé et refusé.

Après le départ du Major, Charlotte resta plongée dans ses réflexions, mais elle en fut bientôt arrachée par le réveil d'Ottilie. La jeune fille leva la tête et regarda sa tante avec de grands yeux étonnés. Puis elle s'appuya sur ses genoux, se redressa et se tint debout devant elle.

– C'est pour la seconde fois de ma vie, dit la noble enfant avec une imposante et douce gravité, que je me trouve dans l'état auquel je viens de m'arracher. Tu m'as dit souvent que les mêmes choses nous arrivent parfois de la même manière et toujours dans des moments solennels. L'expérience vient de me convaincre que tu disais vrai; pour te le prouver, il faut que je te fasse un aveu.

Peu de jours après la mort de ma mère, j'étais bien jeune alors, et pourtant je m'en souviendrai toujours, j'avais approché mon tabouret du sopha où tu étais assise avec une de tes amies; la tête appuyée sur tes genoux, je n'étais ni éveillée ni endormie, j'entendais tout, mais il m'était impossible de faire un mouvement, d'articuler un son. Tu parlais de moi avec ton amie, et vous déploriez le sort de la pauvre petite orpheline, restée seule dans le monde, où elle ne pourrait trouver que déception et malheur, si le Ciel, par une grâce spéciale, ne lui donnait pas un caractère et des goûts en harmonie avec sa position. Je compris parfaitement le sens de vos paroles, et je me posai à moi-même des lois, trop sévères peut-être, mais que je croyais conformes à tes voeux pour moi. Je les ai religieusement observées pendant tout le temps que ton amour maternel a veillé sur moi, et je leur suis restée fidèle, même quand tu m'as fait venir dans ta maison, pendant les premiers mois, du moins.

J'ai fini par sortir de la route que je devais suivre, j'ai violé les lois que je m'étais imposée, j'ai été jusqu'à oublier qu'elles étaient pour moi un devoir sacré, et maintenant qu'une catastrophe terrible m'en a punie, c'est encore toi qui viens de m'éclairer sur ma position, cent fois plus déplorable que celle de la pauvre orpheline qui retrouvait une mère en toi. Couchée comme je l'étais alors sur tes genoux, et plongée dans la même inexplicable léthargie, j'ai entendu ta voix, comme si elle sortait d'un autre monde, parler de moi et me révéler ainsi ce que je suis devenue. J'ai eu horreur de moi-même; mais aujourd'hui, comme autrefois, je me suis, pendant mon sommeil de mort, tracé la route sur laquelle je dois marcher.

Oui, ma résolution est irrévocablement prise, et tu vas la connaître à l'instant: Je ne serai jamais la femme d'Édouard! Dieu vient de m'ouvrir les yeux d'une manière terrible sur les crimes que j'ai commis; je veux les expier! Ne cherche pas à me faire revenir de cette résolution, prends tes mesures en conséquence, rappelle le Major ou écris-lui à l'instant que le divorce est impossible! Combien n'ai-je pas souffert pendant mon immobilité! car à chaque mot que tu lui disais, je voulais me relever et m'écrier: Ne lui donne pas d'aussi sacrilèges espérances!

Charlotte comprit l'état d'Ottilie, tout en croyant toutefois qu'il serait facile de la faire changer de résolution, quand le sentiment qui la lui avait fait prendre se serait émoussé; mais à peine eut-elle prononcé quelques phrases dont le but était de faire entrevoir les consolations et les espérances que le temps apporte naturellement aux plus grandes infortunes, que la jeune fille s'écria avec une élévation d'âme qui tenait de l'exaltation:

– Ne cherchez jamais à m'émouvoir, à me tromper! au moment où j'apprendrai que tu as consenti au divorce, je me punirai de mes fautes, de mes crimes, en me précipitant dans ce même lac où s'est éteinte la vie de ton enfant!