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Les affinités électives

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– Reçois ce souvenir!

– Ne me distrais pas, répondit le jeune homme en saisissant la couronne au vol, j'ai en ce moment besoin de toutes mes forces, de toute ma présence d'esprit.

– Je ne te distrairai pas longtemps! tu ne me reverras plus jamais!

A peine avait-elle prononcé ces mots, qu'elle se précipita dans le fleuve.

– Au secours! au secours! elle se noie, s'écrièrent plusieurs voix confuses.

On courut çà et là, le tumulte était au comble. L'officier ne pouvait quitter le gouvernail sans exposer la vie de tous ceux qui se trouvaient sur le yacht, et s'il continuait à le diriger, la jeune fille était perdue; car, au lieu de la secourir, on se bornait à crier. Ces cris venaient de réveiller le patron; il saisit le gouvernail que le jeune homme lui abandonna pour se dépouiller de ses vêtements, et se précipiter dans le fleuve afin de sauver sa belle ennemie.

Dans les moments critiques, le changement de la main qui gouverne amène toujours une catastrophe funeste, et le bateau, malgré l'expérience et l'habileté du patron, échoua sur le sable.

Pour le nageur habile, l'eau est un élément ami; elle porta docilement l'officier qui rejoignit bientôt la jeune fille; il la saisit et la soutint avec tant de force, qu'elle semblait nager à ses côtés: c'était l'unique secours qu'il pût lui donner pour l'instant, car le courant était si fort, que toute tentative pour gagner le rivage les eût rendus la proie des flots. Au bout de quelques instants il avait laissé derrière lui le yacht échoué, le détroit et les îles; le fleuve était redevenu calme, car il coulait de nouveau dans un vaste lit; le danger le plus grand était passé, et le jeune homme, qui n'avait agi jusque là qu'instinctivement, retrouva enfin la force de calculer ses actions. Ses yeux cherchèrent et découvrirent bientôt le point du rivage le moins éloigné. Redoublant d'efforts il se dirigea vers ce point qui était garni d'arbres et qui s'avançait dans le fleuve. Il l'atteignit facilement et y déposa la jeune fille. Ce fut alors seulement qu'il s'aperçut qu'elle ne donnait aucun signe de vie. Regardant autour de lui avec désespoir, comme s'il demandait des secours au hasard, il vit un sentier battu qui conduisait à travers le bois. L'espoir de trouver un lieu habité ranima son courage.

Chargé du doux fardeau qu'il cherchait à disputer à la mort, il s'avança à grands pas sur ce sentier qui ne tarda pas à le conduire à la demeure solitaire d'un jeune couple nouvellement marié. Sa position n'avait pas besoin de commentaires, et le mari et la femme firent tout ce qui était en leur pouvoir pour l'aider à secourir sa compagne; l'un alluma du feu, l'autre débarrassa la jeune fille de ses vêtements mouillés, et l'enveloppa dans des couvertures et des peaux de mouton qu'elle faisait chauffer. Enfin, on ne négligea rien de tout ce que l'on pouvait faire pour ranimer ce beau corps nu et toujours immobile et glacé.

Tant de soins ne restèrent pas sans récompense: la jeune fille ouvrit enfin les yeux, jeta ses beaux bras nus autour du cou de son sauveur et éclata en sanglots. Cette explosion de sensibilité acheva de la sauver. Pressant plus fortement son ami sur sa poitrine, elle lui dit avec exaltation:

– Je t'ai retrouvé une seconde fois, veux-tu encore m'abandonner?

– Non, non, répondit l'officier qui ne savait plus ce qu'il faisait ni ce qu'il disait; mais au nom du Ciel, ménage-toi, songe à ta santé, pour toi, pour moi surtout.

En jetant un regard sur elle-même, elle s'aperçut de l'état où elle se trouvait et pria son ami de s'éloigner. Cette prière ne lui avait pas été inspirée uniquement par la pudeur, comment aurait-elle pu avoir honte devant son amant, devant son sauveur? mais elle voulait lui donner le temps de prendre soin de lui-même et de sécher ses vêtements.

Le costume de noce des jeunes mariés était encore frais et beau, ils s'empressèrent d'en parer leurs hôtes qui, en se revoyant, se regardèrent un instant avec une joyeuse surprise; puis, entraînés par la violence d'une passion devenue enfin réciproque, ils se précipitèrent dans les bras l'un de l'autre. Soutenus par la force de la jeunesse et par l'exaltation de l'amour, ils n'éprouvaient aucun malaise; et, s'ils avaient entendu de la musique, ils se seraient mis à danser.

Se trouver tout à coup transporté du milieu de l'eau sur une terre hospitalière, et du cercle de la famille dans une solitude agreste; passer de la mort à la vie, de l'indifférence à la passion, du désespoir à l'ivresse du bonheur, ce sont là de ces changements qui altéreraient la tête la plus forte, si le coeur ne venait pas à son secours par ses tendres épanchements.

Absorbés, pour ainsi dire, l'un dans l'autre, les deux anciens ennemis avaient oublié leur famille et leur position sociale; et, lorsqu'ils songèrent enfin à l'inquiétude que leur disparition ne pouvait manquer de causer à leurs parents, ils se demandèrent avec effroi comment ils oseraient reparaître devant eux.

– Faut-il fuir? faut-il pour toujours nous soustraire à leurs recherches? demanda le jeune homme.

– Que m'importe! répondit-elle, pourvu que nous restions ensemble.

Et elle se jeta de nouveau dans ses bras.

Le villageois à qui ils avaient appris l'accident arrivé au yacht, s'était rendu à leur insu sur le bord du fleuve où il espérait l'apercevoir, car il présumait qu'on s'était empressé de le remettre à flot. Cet espoir ne tarda pas à se réaliser, et il fit tant de signes qu'il attira l'attention des parents des jeunes gens qui étaient tous réunis sur le pont et cherchaient des yeux un indice qui pût leur faire découvrir les traces de leurs malheureux enfants.

Le yacht se dirigea en hâte vers le rivage, où le jeune paysan continuait à faire des signaux. On débarqua avec précipitation, on apprit que les jeunes cens étaient sauvés, et au même instant tous deux sortirent des buissons. Leur costume rustique les rendait presque méconnaissables.

Est-ce bien eux? s'écrièrent les mères.

– Est-ce bien eux? répétèrent les pères.

– Oui, ce sont vos enfants, répondirent-ils tous deux, en se jetant à genoux.

– Pardonnez-nous, dit la jeune fille.

– Bénissez notre union, ajouta le jeune homme.

– Bénissez notre union, répétèrent-ils tous deux.

Pas une voix ne répondit. Les jeunes gens demandèrent une troisième fois la bénédiction de leurs parents: comment auraient-ils pu la leur refuser?

CHAPITRE XI

Le narrateur se tut, et remarqua avec surprise que Charlotte était en proie à une vive émotion. Craignant de s'y abandonner d'une manière trop visible, elle quitta brusquement le salon.

Le jeune officier, le héros de l'histoire que l'Anglais venait de raconter, n'était autre que le Capitaine. Les traits principaux étaient rigoureusement vrais, les détails seuls avaient subi quelques modifications, ainsi que cela arrive toujours quand un fait qui a déjà passé par plusieurs bouches, est rapporté par un conteur gracieux et spirituel.

Ottilie suivit sa tante, et le Lord put à son tour faire remarquer à son compagnon de voyage que sans doute il avait commis une faute, et réveillé par son récit quelques souvenirs douloureux dansée coeur de Charlotte.

– Il paraît, continua-t-il, que malgré notre bonne volonté, nous ne pouvons rendre à ces dames que le mal pour le bien; ce qui nous reste de mieux à faire est donc de partir le plus tôt possible.

– J'en conviens. Je dois cependant vous avouer, Milord, que je me sens retenu ici par un fait singulier que je voudrais pouvoir éclaircir. Hier, pendant notre promenade, vous étiez beaucoup trop absorbé par votre chambre obscure, pour vous occuper de ce qui se passait autour de vous. Un point peu visité des bords opposés du lac vous avait spécialement frappé, et vous vous y êtes rendu par un sentier détourné. Au lieu de prendre ce même sentier, Ottilie m'a proposé de vous rejoindre en traversant le lac, et je suis monté dans la nacelle qu'elle dirigeait avec tant d'adresse, que je n'ai pu m'empêcher de lui exprimer mon admiration. Je l'ai assurée que depuis notre départ de la Suisse, où de charmantes jeunes filles servent souvent de bateliers aux voyageurs, je n'avais encore jamais été balancé sur les flots d'une manière aussi agréable. Je lui ai demandé ensuite pourquoi elle n'avait pas voulu suivre le sentier que vous aviez choisi, car je m'étais aperçu qu'il lui inspirait un sentiment de crainte insurmontable.

– Si vous me promettez de ne pas vous moquer de moi, m'a-t-elle répondu, je vous dirai mes motifs, autant que cela est en mon pouvoir, puisqu'ils sont un mystère pour moi-même. Je ne puis marcher sur cette route sans être saisie d'une terreur qu'aucune autre cause ne saurait me faire éprouver et que je ne puis m'expliquer. Cette sensation est d'autant plus désagréable, qu'elle est presque aussitôt suivie d'une violente douleur au côté gauche de la tête, incommodité à laquelle je suis au reste très-sujete.

Pendant cette explication nous sommes arrivés près de vous, Ottilie s'est occupée de votre travail et je suis allé visiter le sentier qui exerce sur elle une si singulière influence. Quelle n'a pas été ma surprise, lorsque j'ai reconnu les indices certains de la présence du charbon de terre. Oui, j'en suis convaincu, si l'on voulait faire des fouilles à cette place, on découvrirait bientôt une abondante mine de houille.

Vous souriez, Milord? Je sais que vous avez pour mes opinions sur ce sujet l'indulgence d'un sage et d'un ami. Vous me croyez dominé par une folie inoffensive, continuez à l'envisager sous ce point de vue, et laissez-moi soumettre la charmante Ottilie à l'épreuve des oscillations du pendule.

Le Lord n'entendait jamais parler de cette épreuve sans répéter les principes et les raisonnements sur lesquels il fondait son incrédulité. Son compagnon l'écoutait avec patience, mais il restait inébranlable dans ses convictions. Parfois, seulement, il répondait tranquillement qu'au lieu de renoncer à des essais, dont on obtient rarement les résultats espérés, il fallait s'y livrer avec plus d'ardeur et de persévérance. Selon lui c'était l'unique moyen de découvrir, tôt ou tard, les rapports et les affinités encore inconnus que les corps organisés et non organisés ont entre eux, et les uns envers les autres.

 

Déjà il avait étalé sur une table les anneaux d'or, les marcassites et autres substances métalliques dont se composait l'appareil de son expérience, et qu'il portait toujours sur lui renfermés dans une boîte élégante. Sans se laisser déconcerter par le sourire ironique du Lord, il attacha plusieurs morceaux de métaux à des fils, et les tint suspendus au-dessus d'autres métaux posés sur la table.

– Je ne trouve pas mauvais, Milord, dit-il, que vous vous égayiez aux dépens de mon impuissance. Je sais depuis longtemps que pour et par moi rien ne s'agite, aussi mon expérience n'est-elle en ce moment qu'un prétexte pour piquer la curiosité des dames, qui ne tarderont pas à revenir.

Bientôt elles rentrèrent en effet au salon. Charlotte devina à l'instant le but de l'opération de l'Anglais.

– J'ai souvent entendu parler de ces sortes d'expériences, dit elle, mais je n'en ai jamais vu faire. Puisque vous vous y livrez en ce moment, laissez-moi essayer si je pourrais obtenir un effet quelconque.

Et prenant le pendule à la main, elle le soutint sans émotion et avec le désir sincère de le voir s'agiter; tout resta immobile. Ottilie essaya à son tour. Ignorant ce qu'elle faisait, son esprit était plus tranquille et plus calme encore que celui de sa tante; mais à peine eut-elle approché le métal suspendu au bout du pendule, du morceau de métal posé sur la table, que le premier se mit en mouvement comme entraîné par un tourbillon irrésistible. Tantôt il tournait à droite ou à gauche, en cercle ou en ellipses, et tantôt il prenait son élan en lignes perpendiculaires, selon la nature du métal posé sur la table, et que l'Anglais ne pouvait se lasser de changer afin de varier et de multiplier les expériences. Ce succès, presque merveilleux, causa au Lord une vive surprise et dépassa toutes les espérances de son compagnon de voyage.

Ottilie qui s'était prêtée avec beaucoup de complaisance à une opération dans laquelle elle ne voyait qu'un jeu insignifiant, ne tarda cependant pas à prier l'Anglais de mettre un terme à ce jeu, parce que son mal de tête venait de la reprendre avec une violence inaccoutumée. Cette dernière circonstance acheva d'enchanter l'Anglais. Dans son enthousiasme il promit à la jeune fille que, si elle voulait avoir confiance au procédé qui pour l'instant venait d'augmenter son mal, il l'en guérirait promptement et pour toujours. Charlotte repoussa cette offre bienveillante avec beaucoup de vivacité, elle avait toujours eu une appréhension instinctive pour cette expérience, et il n'entrait pas dans ses principes de laisser faire aux siens ce qu'elle n'approuvait pas complètement.

Les deux voyageurs venaient d'exécuter leur projet de départ, et les dames, que plus d'une fois ils avaient péniblement affectées, désiraient cependant pouvoir un jour les retrouver dans la société.

Devenue entièrement libre, Charlotte profita de la belle saison pour rendre les nombreuses visites par lesquelles tous ses voisins s'étaient empressés de lui prouver leur intérêt et leur amitié. Le peu d'heures que l'accomplissement de ce devoir lui permettait de passer chez elle, était consacré à son enfant qui, sous tous les rapports, méritait une affection et des soins extraordinaires. Tout le monde, au reste, voyait en lui un don merveilleux de la Providence, et il justifiait cette opinion. Doué d'une santé robuste, il grandissait et se développait rapidement, et la double ressemblance qui, le jour de son baptême, avait causé tant de surprise, devenait toujours plus frappante. La coupe de son visage et le caractère de ses traits, le rendaient l'image vivante du Capitaine; mais ses yeux semblaient avoir été modelés sur ceux d'Ottilie, et la même âme s'y réfléchissait.

Cette singulière parenté et surtout le sentiment qui pousse les femmes à étendre l'amour qu'elles ont voué au père sur les enfants dont elles ne sont pas les mères, rendaient le fils d'Édouard cher à Ottilie. L'entourant des soins les plus tendres, elle était pour lui une seconde mère, ou plutôt une mère d'une nature plus élevée, plus noble que celle qui lui avait donné la vie. Cette affection avait excité la jalousie de Nanny, qui s'était éloignée peu à peu de sa maîtresse, et qui avait fini par pousser l'obstination jusqu'à retourner chez ses parents, où elle vivait dans un isolement volontaire.

Ottilie continua à promener l'enfant et s'accoutuma ainsi à de longues excursions; aussi avait-elle soin d'emporter toujours un petit flacon de lait pour donner à son petit favori la nourriture dont il avait besoin. Comme elle oubliait rarement de se munir d'un livre, elle formait une gracieuse Penserosa, quand elle marchait ainsi lisant et tenant ce bel enfant sur ses bras.

CHAPITRE XII

Le principal but que le souverain s'était proposé en entrant en campagne était atteint, et le Baron chargé de décorations honorablement gagnées, se retira de nouveau dans la métairie où il avait cherché un refuge lors de son départ du château. Il savait tout ce qui s'était passé pendant son absence, car il avait trouvé moyen de faire observer les dames de très-près, et si adroitement, qu'elles n'en avaient jamais eu le plus léger soupçon. La séjour de la ferme lui parut d'autant plus agréable, qu'on y avait fidèlement exécuté les ordres qu'il avait donnés avant son départ, pour améliorer et embellir cette retraite. Enfin, il la trouva telle qu'il l'avait désirée, c'est-à-dire, remplaçant par son utilité et la variété de ses agréments, ce qui lui manquait en étendue.

L'activité tumultueuse et la promptitude décidée de la vie militaire avaient accoutumé Édouard à mettre plus de fermeté dans sa manière d'agir, et il se sentit enfin le courage de réaliser un projet sur lequel il croyait avoir suffisamment médité. Son premier soin fut de faire venir le Major près de lui, et tous deux éprouvèrent en se revoyant une joie égale. Les amitiés d'enfance et les liens du sang ont, sur toutes les autres affections, l'avantage inappréciable qu'aucun malentendu ne peut les rompre entièrement, et qu'il suffit d'une courte absence pour rétablir les anciennes relations telles qu'elles étaient autrefois.

Édouard apprit avec le plus vif plaisir que la position de fortune de son ami réalisait, surpassait même toutes ses espérances, et il s'empressa de lui demander s'il n'avait pas quelque riche mariage en perspective. Le Major répondit négativement et d'un air grave et sérieux.

– Je ne veux ni ne dois rien te cacher, lui dit-il, apprends tout de suite quelles sont mes intentions et mes projets. Tu connais ma passion pour Ottilie, et tu as compris que c'est cette passion qui m'a précipité au milieu des périls de la guerre. J'avoue que j'aurais voulu pouvoir me débarrasser honorablement, dans cette carrière, d'une existence qui m'était devenue insupportable, puisque je ne devais pas la consacrer à mon amie. Cependant je n'ai jamais entièrement perdu l'espoir. La vie à côté d'Ottilie me paraissait si belle, qu'il m'a été impossible d'en faire une abnégation complète; mille pressentiments, mille signes mystérieux, m'affermissaient malgré moi dans la vague croyance qu'un jour elle pourrait m'appartenir. Un verre qui porte son chiffre et le mien, a été jeté en l'air le jour ou on a posé la première pierre de la maison d'été, et il ne s'est pas brisé, et il a été remis entre mes mains! Que de combats cruels et inutiles n'ai-je pas soutenus contre moi-même dans ce lieu où nous nous revoyons aujourd'hui! Fatigué de tant de luttes stériles, j'ai fini par me dire: Mets-toi à la place de ce verre prophétique, deviens toi-même la pierre de touche de ton avenir; va chercher la mort, non en homme désespéré, mais en homme qui croit encore à la possibilité de vivre; combats pour Ottilie, qu'elle soit le prix d'une bataille gagnée, d'une forteresse prise d'assaut; fais des prodiges pour mériter ce prix! Tels sont les sentiments qui m'ont animé pendant toute la campagne. Aujourd'hui je me sens arrivé au but, car j'ai vaincu les obstacles, j'ai renversé les difficultés qui me barraient le passage. Ottilie est enfin mon bien à moi, et ce qui me reste à faire pour passer de cette pensée à la réalisation, n'est plus rien à mes yeux.

– Tu viens de repousser d'avance les observations que je puis et que je dois te faire, répondit le Major, cela ne m'empêchera pas de te parler en ami sincère. Je te laisse le soin de peser le bonheur que tu as trouvé naguère auprès de ta femme; il ne t'est pas possible de t'aveugler sur ce point, mais je te rappellerai que le Ciel vous a donné un fils, et que par conséquent vous êtes désormais inséparables; car ce n'est plus trop de vos efforts réunis pour veiller sur son éducation et assurer son avenir.

– C'est par pure vanité, s'écria Édouard, que les parents se croient indispensables à leurs enfants: tout ce qui existe trouve autour de soi la nourriture et les soins dont il a besoin. Si la mort prématurée d'un père rend la jeunesse du fils moins douce, ce fils gagne, en résumé plus qu'il ne perd, car son esprit se développe et se forme plus vite, parce qu'il est de bonne heure réduit à se plier devant la volonté d'autrui; nécessité cruelle à laquelle nous sommes tous forcés de nous soumettre tôt ou tard. Au reste, le besoin ne pourra jamais atteindre mon fils, je suis assez riche pour assurer un sort convenable à plusieurs enfants, et je ne vois point de considération qui puisse me faire un devoir de laisser mon immense fortune à un seul héritier.

Le Major essaya de retracer à son ami le tableau de son premier et constant amour pour Charlotte: l'impatient mari l'interrompit vivement.

– Nous avons fait tous deux une haute folie, s'écria-t-il; oui, c'est toujours une folie de vouloir réaliser dans un âge plus avancé, les rêves de la première jeunesse. Chaque âge a des espérances, des vues, des besoins qui lui sont particuliers. Malheur à l'homme que les circonstances ou l'erreur poussent à chercher le bonheur avant ou après l'époque de la vie où il se trouve. Mais si nous avons commis une imprudence, faut-il qu'elle empoisonne toute notre existence? De vains scrupules doivent-ils nous empêcher de profiter d'un avantage que la loi elle-même nous offre? Que de fois ne revenons-nous pas sur une résolution prise qui ne concerne que des intérêts de détails, que des parties de la vie? Pourquoi seraient-elles irrévocables quand il s'agit de l'ensemble, de l'enchaînement de cette vie?

Le Major redoubla d'adresse et d'éloquence pour rappeler a son ami l'utilité des rapports de famille et de société qu'il devait à sa femme; mais il lui fut impossible de se faire écouter avec intérêt.

– Tout cela, mon cher ami, répondit Édouard, je me le suis répété à satiété au milieu des batailles, quand le tonnerre du canon faisait trembler le sol, quand les balles sifflaient à droite et à gauche, éclaircissaient nos rangs, tuaient mon cheval sous moi et perçaient mon chapeau! Et quand j'étais assis seul sous la voûte étoilée, près du foyer d'un bivouac, tous ces devoirs de convention, toutes ces exigences sociales passaient devant ma pensée. Je les ai examinés sous tous les points de vue, j'ai fait la part du coeur et de la raison, je ne leur dois plus rien, j'ai réglé mes comptes à plusieurs reprises, et pour toujours enfin.

Dans ces moments solennels, pourquoi te le cacherai-je, mon ami, toi aussi tu m'as occupé, car tu faisais partie de mon cercle domestique, et longtemps avant déjà nous nous appartenions de coeur. Si dans le cours de notre vie je suis resté ton débiteur, le moment est venu de te payer avec usure; si tu es le mien, je vais te fournir le moyen de t'acquitter noblement. Tu aimes Charlotte, elle est digne de toi et tu ne lui es pas indifférent; comment aurait-elle pu te voir intimement sans t'apprécier? Reçois-la de ma main, conduis Ottilie dans mes bras, et nous serons les deux couples les plus heureux de la terre.

– Ce don précieux que tu m'offres, répondit le Major, loin de m'éblouir, double ma prudence, et je vois avec chagrin que ta proposition, au lieu de trancher les difficultés, les augmente. Elle jetterait le jour le plus défavorable sur la réputation, sur l'honneur de deux hommes qui, jusque là, se sont montrés à l'abri de tout reproche.

– Mais c'est précisément parce que nous sommes à l'abri du reproche, que nous pouvons le braver sans crainte, s'écria Édouard. Celui qui n'a jamais fait douter de soi ennoblit une action qu'on blâmerait, si elle était commise par un homme qui se serait déjà rendu coupable de plus d'une faute. Quant à moi, je me suis soumis à tant d'épreuves cruelles, j'ai tant fait pour les autres que je me sens enfin le droit de faire quelque chose pour moi. Charlotte et toi, vous pourrez à votre aise prendre conseil du temps et des circonstances, mais rien ne pourra modifier ma résolution en ce qui me concerne. Si l'on veut m'aider, je saurai me montrer reconnaissant; si l'on m'oppose des obstacles, je saurai les faire disparaître par les moyens les plus extrêmes; il n'en est point qui pourraient me faire reculer.

 

Persuadé qu'il était de son devoir de combattre aussi longtemps que possible les projets d'Édouard, le Major dirigea l'entretien sur les formalités judiciaires qu'exigeraient le divorce et un nouveau mariage; et il fit ressortir vivement tout ce que ces démarches indispensables avaient de pénible, de fatigant, d'inconvenant même.

– Je le crois, dit Édouard avec humeur, et je vois avec chagrin que ce n'est pas seulement à ses ennemis, mais encore à ses amis qu'il faut enlever d'assaut les avantages que le préjugé nous refuse. Eh bien! puisqu'il le faut, je vous arracherai malgré vous l'objet de mes désirs sur lequel mes yeux restent fixés. Je sais que d'anciens noeuds ne se brisent pas sans déplacer, sans renverser plus d'un accessoire qui aurait préféré ne pas être dérangé. Mais, dans de semblables situations, les sages discours ne servent à rien; tous les droits sont égaux dans la balance de la raison, et si l'un d'eux pouvait la faire pencher, il serait facile de jeter dans le bassin opposé un autre droit qui l'emporterait à son tour. Décide-toi donc, mon ami, à agir dans mon intérêt, dans le tien, à dénouer ce qui doit être rompu, à resserrer ce qui est déjà uni. Qu'aucune considération ne te retienne; déjà le monde s'est occupé de nous, nous le ferons parler une seconde fois; puis il nous oubliera comme il oublie tout ce qui a cessé d'être nouveau pour lui.

Craignant d'irriter son ami par des objections nouvelles, le Major garda le silence. Édouard continua à parler de son divorce comme d'une chose convenue, il plaisanta même sur les formalités qu'il serait forcé de remplir; mais tout en en raillant, il redevint sérieux et pensif, car il ne pouvait se dissimuler ce qu'elles avaient de désagréable et de pénible.

– Il n'est pourtant pas possible, dit-il, d'espérer que notre existence bouleversée se remettra d'elle-même, ou qu'un caprice du hasard viendra à notre secours. En nous faisant ainsi illusion, nous ne pourrions jamais retrouver le bonheur et le repos; et, comment pourrais-je me consoler, moi qui suis l'unique cause de nos maux à tous? C'est d'après mes instantes prières que Charlotte s'est décidée à te recevoir au château; l'arrivée d'Ottilie n'était, pour ainsi dire, que le résultat, la conséquence de la tienne. Il n'est pas au pouvoir humain de rendre comme non avenus les événements qui se sont succédés depuis, mais nous pouvons les faire contribuer à notre satisfaction. Détourne tes regards du riant avenir qu'il nous serait si facile de nous préparer, impose-nous à tous une abnégation complète, terrible, et dont je veux bien, pour un instant, admettre la possibilité; mais lors même que nous aurions pris la résolution de rentrer dans une ancienne position qu'on a violemment quittée, est-il facile, est-il possible de la réaliser? Et quel avantage y trouverait-on en échange des mille et mille inconvénients, des tourments réels qu'on y rapporte malgré soi? Commençons par toi, et conviens que la fortune t'aurait souri en vain en te donnant un poste brillant, puisque tu ne pourrais jamais passer une seule journée sous mon toit. Et Charlotte et moi quel prix pourrions-nous attacher à nos richesses après le sacrifice que nous nous serions fait mutuellement? Si tu partages l'opinion des gens du monde, si tu crois que l'âge finit par amortir les passions les plus violentes et les plus nobles, par effacer les sentiments le plus profondément gravés dans notre âme, n'oublie pas; du moins, que la lutte contre ces passions, contre ces sentiments, empoisonne précisément cette époque de la vie que l'on ne voudrait pas passer dans l'abnégation et la souffrance, mais dans la joie et dans le bonheur; de cette époque de la vie enfin, à laquelle on attache d'autant plus de prix, que l'on commence déjà à s'apercevoir qu'elle n'est point éternelle.

Laisse-moi maintenant parler du point le plus important. Lors même que nous pourrions nous résigner tous à souffrir sans aucun espoir de compensation, que deviendrait Ottilie? car je serais forcé de la bannir de ma maison et de souffrir qu'elle vive au milieu de ce monde maudit qui ne sent, qui ne comprend, qui n'apprécie rien. Cherche, trouve, invente, s'il le faut, une situation où elle pourrait être heureuse sans moi, et tu m'auras opposé un argument qui, lors même qu'il ne me convaincrait pas à l'instant, me ferait réfléchir de nouveau sur le parti qui me reste à prendre.

La solution de ce problème n'était pas facile, le Major n'en trouva point à sa portée: il se borna donc à répéter à son ami, pour l'endormir plutôt que pour le convaincre, tout ce qu'il y avait d'important, de difficile, de dangereux même dans la réalisation de ses projets; et qu'il fallait au moins peser chaque démarche décisive avant de l'entreprendre. Édouard se rendit à ces prudentes observations, mais à la condition expresse que son ami ne le quitterait que lorsqu'ils auraient arrêté ensemble la conduite qu'ils devaient tenir, et fait les premières démarches qui rendraient impossible tout retour sur le passé.