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Le père Goriot

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– Mon voisin, dit-il, j’ai vu madame Delphine.

– Où?

– Aux Italiens.

– S’amusait-elle bien? Entrez donc. Et le bonhomme, qui s’était levé en chemise, ouvrit sa porte et se recoucha promptement.

– Parlez-moi donc d’elle, demanda-t-il.

Eugène, qui se trouvait pour la première fois chez le père Goriot, ne fut pas maître d’un mouvement de stupéfaction en voyant le bouge où vivait le père, après avoir admiré la toilette de la fille. La fenêtre était sans rideaux; le papier de tenture collé sur les murailles s’en détachait en plusieurs endroits par l’effet de l’humidité, et se recroquevillait en laissant apercevoir le plâtre jauni par la fumée. Le bonhomme gisait sur un mauvais lit, n’avait qu’une maigre couverture et un couvre-pied ouaté fait avec les bons morceaux des vieilles robes de madame Vauquer. Le carreau était humide et plein de poussière. En face de la croisée se voyait une de ces vieilles commodes en bois de rose à ventre renflé, qui ont des mains en cuivre tordu en façon de sarments décorés de feuilles ou de fleurs; un vieux meuble à tablette de bois sur lequel était un pot à eau dans sa cuvette et tous les ustensiles nécessaires pour se faire la barbe. Dans un coin, les souliers; à la tête du lit, une table de nuit sans porte ni marbre; au coin de la cheminée, où il n’y avait pas trace de feu, se trouvait la table carrée, en bois de noyer, dont la barre avait servi au père Goriot à dénaturer son écuelle en vermeil. Un méchant secrétaire sur lequel était le chapeau du bonhomme, un fauteuil foncé de paille et deux chaises complétaient ce mobilier misérable. La flèche du lit, attachée au plancher par une loque, soutenait une mauvaise bande d’étoffes à carreaux rouges et blancs. Le plus pauvre commissionnaire était certes moins mal meublé dans son grenier, que ne l’était le père Goriot chez madame Vauquer. L’aspect de cette chambre donnait froid et serrait le cœur, elle ressemblait au plus triste logement d’une prison. Heureusement Goriot ne vit pas l’expression qui se peignit sur la physionomie d’Eugène quand celui-ci posa sa chandelle sur la table de nuit. Le bonhomme se tourna de son côté en restant couvert jusqu’au menton.

– Eh! bien, qui aimez-vous mieux de madame de Restaud ou de madame de Nucingen?

– Je préfère madame Delphine, répondit l’étudiant, parce qu’elle vous aime mieux.

À cette parole chaudement dite, le bonhomme sortit son bras du lit et serra la main d’Eugène.

– Merci, merci, répondit le vieillard ému. Que vous a-t-elle donc dit de moi?

L’étudiant répéta les paroles de la baronne en les embellissant, et le vieillard l’écouta comme s’il eût entendu la parole de Dieu.

– Chère enfant! oui, oui, elle m’aime bien. Mais ne la croyez pas dans ce qu’elle vous a dit d’Anastasie. Les deux sœurs se jalousent, voyez-vous? c’est encore une preuve de leur tendresse. Madame de Restaud m’aime bien aussi. Je le sais. Un père est avec ses enfants comme Dieu est avec nous, il va jusqu’au fond des cœurs, et juge les intentions. Elles sont toutes deux aussi aimantes. Oh! si j’avais eu de bons gendres, j’aurais été trop heureux. Il n’est sans doute pas de bonheur complet ici-bas. Si j’avais vécu chez elles; mais rien que d’entendre leurs voix, de les savoir là, de les voir aller, sortir, comme quand je les avais chez moi, ça m’eût fait cabrioler le cœur. Étaient-elles bien mises?

– Oui, dit Eugène. Mais, monsieur Goriot, comment, en ayant des filles aussi richement établies que sont les vôtres, pouvez-vous demeurer dans un taudis pareil?

– Ma foi, dit-il, d’un air en apparence insouciant, à quoi cela me servirait-il d’être mieux? Je ne puis guère vous expliquer ces choses-là; je ne sais pas dire deux paroles de suite comme il faut. Tout est là, ajouta-t-il en se frappant le cœur. Ma vie, à moi, est dans mes deux filles. Si elles s’amusent, si elles sont heureuses, bravement mises, si elles marchent sur des tapis, qu’importe de quel drap je sois vêtu, et comment est l’endroit où je me couche? Je n’ai point froid si elles ont chaud, je ne m’ennuie jamais si elles rient. Je n’ai de chagrins que les leurs. Quand vous serez père, quand vous vous direz, en oyant gazouiller vos enfants: C’est sorti de moi! que vous sentirez ces petites créatures tenir à chaque goutte de votre sang, dont elles ont été la fine fleur, car c’est ça! vous vous croirez attaché à leur peau, vous croirez être agité vous-même par leur marche. Leur voix me répond partout. Un regard d’elles, quand il est triste, me fige le sang. Un jour vous saurez que l’on est bien plus heureux de leur bonheur que du sien propre. Je ne peux pas vous expliquer ça: c’est des mouvements intérieurs qui répandent l’aise partout. Enfin, je vis trois fois. Voulez-vous que je vous dise une drôle de chose? Eh bien! quand j’ai été père, j’ai compris Dieu. Il est tout entier partout, puisque la création est sortie de lui. Monsieur, je suis ainsi avec mes filles. Seulement j’aime mieux mes filles que Dieu n’aime le monde, parce que le monde n’est pas si beau que Dieu, et que mes filles sont plus belles que moi. Elles me tiennent si bien à l’âme, que j’avais idée que vous les verriez ce soir. Mon Dieu! un homme qui rendrait ma petite Delphine aussi heureuse qu’une femme l’est quand elle est bien aimée; mais je lui cirerais ses bottes, je lui ferais ses commissions. J’ai su par sa femme de chambre que ce petit monsieur de Marsay est un mauvais chien. Il m’a pris des envies de lui tordre le cou. Ne pas aimer un bijou de femme, une voix de rossignol, et faite comme un modèle! Où a-t-elle eu les yeux d’épouser cette grosse souche d’Alsacien? Il leur fallait à toutes deux de jolis jeunes gens bien aimables.. Enfin, elles ont fait à leur fantaisie.

Le père Goriot était sublime. Jamais Eugène ne l’avait pu voir illuminé par les feux de sa passion paternelle. Une chose digne de remarque est la puissance d’infusion que possèdent les sentiments. Quelque grossière que soit une créature, dès qu’elle exprime une affection forte et vraie, elle exhale un fluide particulier qui modifie la physionomie, anime le geste, colore la voix. Souvent l’être le plus stupide arrive, sous l’effort de la passion, à la plus haute éloquence dans l’idée, si ce n’est dans le langage, et semble se mouvoir dans une sphère lumineuse. Il y avait en ce moment dans la voix, dans le geste de ce bonhomme, la puissance communicative qui signale le grand acteur. Mais nos beaux sentiments ne sont-ils pas les poésies de la volonté?

– Eh! bien, vous ne serez peut-être pas fâché d’apprendre, lui dit Eugène, qu’elle va rompre sans doute avec ce de Marsay. Ce beau-fils l’a quittée pour s’attacher à la princesse Galathionne. Quant à moi, ce soir, je suis tombé amoureux de madame Delphine.

– Bah! dit le père Goriot.

– Oui. Je ne lui ai pas déplu. Nous avons parlé amour pendant une heure, et je dois aller la voir après-demain samedi.

– Oh! que je vous aimerais, mon cher monsieur, si vous lui plaisiez. Vous êtes bon, vous ne la tourmenteriez point. Si vous la trahissiez, je vous couperais le cou, d’abord. Une femme n’a pas deux amours, voyez-vous? Mon Dieu! mais je dis des bêtises, monsieur Eugène. Il fait froid ici pour vous. Mon Dieu! vous l’avez donc entendue, que vous a-t-elle dit pour moi?

– Rien, se dit en lui-même Eugène. Elle m’a dit, répondit-il à haute voix, qu’elle vous envoyait un bon baiser de fille.

– Adieu, mon voisin, dormez bien, faites de beaux rêves; les miens sont tout faits avec ce mot-là. Que Dieu vous protége dans tous vos désirs! Vous avez été pour moi ce soir comme un bon ange, vous me rapportez l’air de ma fille.

– Le pauvre homme, se dit Eugène en se couchant, il y a de quoi toucher des cœurs de marbre. Sa fille n’a pas plus pensé à lui qu’au grand-Turc.

Depuis cette conversation, le père Goriot vit dans son voisin un confident inespéré, un ami. Il s’était établi entre eux les seuls rapports par lesquels ce vieillard pouvait s’attacher à un autre homme. Les passions ne font jamais de faux calculs. Le père Goriot se voyait un peu plus près de sa fille Delphine, il s’en voyait mieux reçu, si Eugène devenait cher à la baronne. D’ailleurs il lui avait confié l’une de ses douleurs. Madame de Nucingen, à laquelle mille fois par jour il souhaitait le bonheur, n’avait pas connu les douceurs de l’amour. Certes, Eugène était, pour se servir de son expression, un des jeunes gens les plus gentils qu’il eût jamais vus, et il semblait pressentir qu’il lui donnerait tous les plaisirs dont elle avait été privée. Le bonhomme se prit donc pour son voisin d’une amitié qui alla croissant, et sans laquelle il eût été sans doute impossible de connaître le dénoûment de cette histoire.

Le lendemain matin, au déjeuner, l’affectation avec laquelle le père Goriot regardait Eugène, près duquel il se plaça, les quelques paroles qu’il lui dit, et le changement de sa physionomie, ordinairement semblable à un masque de plâtre, surprirent les pensionnaires. Vautrin, qui revoyait l’étudiant pour la première fois depuis leur conférence, semblait vouloir lire dans son âme. En se souvenant du projet de cet homme, Eugène, qui, avant de s’endormir, avait, pendant la nuit, mesuré le vaste champ qui s’ouvrait à ses regards, pensa nécessairement à la dot de mademoiselle Taillefer, et ne put s’empêcher de regarder Victorine comme le plus vertueux jeune homme regarde une riche héritière. Par hasard, leurs yeux se rencontrèrent. La pauvre fille ne manqua pas de trouver Eugène charmant dans sa nouvelle tenue. Le coup d’œil qu’ils échangèrent fut assez significatif pour que Rastignac ne doutât pas d’être pour elle l’objet de ces confus désirs qui atteignent toutes les jeunes filles et qu’elles rattachent au premier être séduisant. Une voix lui criait: Huit cent mille francs! Mais tout à coup il se rejeta dans ses souvenirs de la veille, et pensa que sa passion de commande pour madame de Nucingen était l’antidote de ses mauvaises pensées involontaires.

 

– L’on donnait hier aux Italiens le Barbier de Séville de Rossini. Je n’avais jamais entendu de si délicieuse musique, dit-il. Mon Dieu! est-on heureux d’avoir une loge aux Italiens.

Le père Goriot saisit cette parole au vol comme un chien saisit un mouvement de son maître.

– Vous êtes comme des coqs-en-pâte, dit madame Vauquer, vous autres hommes, vous faites tout ce qui vous plaît.

– Comment êtes-vous revenu, demanda Vautrin.

– À pied, répondit Eugène.

– Moi, reprit le tentateur, je n’aimerais pas de demi-plaisirs; je voudrais aller là dans ma voiture, dans ma loge, et revenir bien commodément. Tout ou rien! voilà ma devise.

– Et qui est bonne, reprit madame Vauquer.

– Vous irez peut-être voir madame de Nucingen, dit Eugène à voix basse à Goriot. Elle vous recevra, certes, à bras ouverts; elle voudra savoir de vous mille petits détails sur moi. J’ai appris qu’elle ferait tout au monde pour être reçue chez ma cousine, madame la vicomtesse de Beauséant. N’oubliez pas de lui dire que je l’aime trop pour ne pas penser à lui procurer cette satisfaction.

Rastignac s’en alla promptement à l’École de droit, il voulait rester le moins de temps possible dans cette odieuse maison. Il flâna pendant presque toute la journée, en proie à cette fièvre de tête qu’ont connue les jeunes gens affectés de trop vives espérances. Les raisonnements de Vautrin le faisaient réfléchir à la vie sociale, au moment où il rencontra son ami Bianchon dans le jardin du Luxembourg.

– Où as-tu pris cet air grave? lui dit l’étudiant en médecine en lui prenant le bras pour se promener devant le palais.

– Je suis tourmenté par de mauvaises idées.

– En quel genre? Ça se guérit, les idées.

– Comment?

– En y succombant.

– Tu ris sans savoir ce dont il s’agit. As-tu lu Rousseau?

– Oui.

– Te souviens-tu de ce passage où il demande à son lecteur ce qu’il ferait au cas où il pourrait s’enrichir en tuant à la Chine par sa seule volonté un vieux mandarin, sans bouger de Paris.

– Oui.

– Eh! bien?

– Bah! J’en suis à mon trente-troisième mandarin.

– Ne plaisante pas. Allons, s’il t’était prouvé que la chose est possible et qu’il te suffît d’un signe de tête, le ferais-tu?

– Est-il bien vieux, le mandarin? Mais, bah! jeune ou vieux, paralytique ou bien portant, ma foi… Diantre! Eh! bien, non.

– Tu es un brave garçon, Bianchon. Mais si tu aimais une femme à te mettre pour elle l’âme à l’envers, et qu’il lui fallût de l’argent, beaucoup d’argent pour sa toilette, pour sa voiture, pour toutes ses fantaisies enfin?

– Mais tu m’ôtes la raison, et tu veux que je raisonne.

– Eh! bien, Bianchon, je suis fou, guéris-moi. J’ai deux sœurs qui sont des anges de beauté, de candeur, et je veux qu’elles soient heureuses. Où prendre deux cent mille francs pour leur dot d’ici à cinq ans? Il est, vois-tu, des circonstances dans la vie où il faut jouer gros jeu et ne pas user son bonheur à gagner des sous.

– Mais tu poses la question qui se trouve à l’entrée de la vie pour tout le monde, et tu veux couper le nœud gordien avec l’épée. Pour agir ainsi, mon cher, il faut être Alexandre, sinon l’on va au bagne. Moi, je suis heureux de la petite existence que je me créerai en province, où je succéderai tout bêtement à mon père. Les affections de l’homme se satisfont dans le plus petit cercle aussi pleinement que dans une immense circonférence. Napoléon ne dînait pas deux fois, et ne pouvait pas avoir plus de maîtresses qu’en prend un étudiant en médecine quand il est interne aux Capucins. Notre bonheur, mon cher, tiendra toujours entre la plante de nos pieds et notre occiput; et, qu’il coûte un million par an ou cent louis, la perception intrinsèque en est la même au dedans de nous. Je conclus à la vie du Chinois.

– Merci, tu m’as fait du bien, Bianchon! nous serons toujours amis.

– Dis donc, reprit l’étudiant en médecine, en sortant du cours de Cuvier au Jardin-des-Plantes je viens d’apercevoir la Michonneau et le Poiret causant sur un banc avec un monsieur que j’ai vu dans les troubles de l’année dernière aux environs de la Chambre des Députés, et qui m’a fait l’effet d’être un homme de la police déguisé en honnête bourgeois vivant de ses rentes. Étudions ce couple-là: je te dirai pourquoi. Adieu, je vais répondre à mon appel de quatre heures.

Quand Eugène revint à la pension, il trouva le père Goriot qui l’attendait.

– Tenez, dit le bonhomme, voilà une lettre d’elle. Hein, la jolie écriture!

Eugène décacheta la lettre et lut.

«Monsieur, mon père m’a dit que vous aimiez la musique italienne. Je serais heureuse si vous vouliez me faire le plaisir d’accepter une place dans ma loge. Nous aurons samedi la Fodor et Pellegrini, je suis sûre alors que vous ne me refuserez pas. Monsieur de Nucingen se joint à moi pour vous prier de venir dîner avec nous sans cérémonie. Si vous acceptez, vous le rendrez bien content de n’avoir pas à s’acquitter de sa corvée conjugale en m’accompagnant. Ne me répondez pas, venez, et agréez mes compliments.

D. de N.»

– Montrez-la-moi, dit le bonhomme à Eugène quand il eut lu la lettre. Vous irez, n’est-ce pas? ajouta-t-il après avoir flairé le papier. Cela sent-il bon! Ses doigts ont touché ça, pourtant!

– Une femme ne se jette pas ainsi à la tête d’un homme, se disait l’étudiant. Elle veut se servir de moi pour ramener de Marsay. Il n’y a que le dépit qui fasse faire de ces choses-là.

– Eh! bien, dit le père Goriot, à quoi pensez-vous donc?

Eugène ne connaissait pas le délire de vanité dont certaines femmes étaient saisies en ce moment, et ne savait pas que, pour s’ouvrir une porte dans le faubourg Saint-Germain, la femme d’un banquier était capable de tous les sacrifices. À cette époque, la mode commençait à mettre au-dessus de toutes les femmes celles qui étaient admises dans la société du faubourg Saint-Germain, dites les dames du Petit-Château, parmi lesquelles madame de Beauséant, son amie la duchesse de Langeais et la duchesse de Maufrigneuse tenaient le premier rang. Rastignac seul ignorait la fureur dont étaient saisies les femmes de la Chaussée-d’Antin pour entrer dans le cercle supérieur où brillaient les constellations de leur sexe. Mais sa défiance le servit bien, elle lui donna de la froideur, et le triste pouvoir de poser des conditions au lieu d’en recevoir.

– Oui, j’irai, répondit-il.

Ainsi la curiosité le menait chez madame de Nucingen, tandis que, si cette femme l’eût dédaigné, peut-être y aurait-il été conduit par la passion. Néanmoins il n’attendit pas le lendemain et l’heure de partir sans une sorte d’impatience. Pour un jeune homme, il existe dans sa première intrigue autant de charmes peut-être qu’il s’en rencontre dans un premier amour. La certitude de réussir engendre mille félicités que les hommes n’avouent pas, et qui font tout le charme de certaines femmes. Le désir ne naît pas moins de la difficulté que de la facilité des triomphes. Toutes les passions des hommes sont bien certainement excitées ou entretenues par l’une ou l’autre de ces deux causes, qui divisent l’empire amoureux. Peut-être cette division est-elle une conséquence de la grande question des tempéraments, qui domine, quoi qu’on en dise, la société. Si les mélancoliques ont besoin du tonique des coquetteries, peut-être les gens nerveux ou sanguins décampent-ils si la résistance dure trop. En d’autres termes, l’élégie est aussi essentiellement lymphatique que le dithyrambe est bilieux. En faisant sa toilette, Eugène savoura tous ces petits bonheurs dont n’osent parler les jeunes gens, de peur de se faire moquer d’eux, mais qui chatouillent l’amour-propre. Il arrangeait ses cheveux en pensant que le regard d’une jolie femme se coulerait sous leurs boucles noires. Il se permit des singeries enfantines autant qu’en aurait fait une jeune fille en s’habillant pour le bal. Il regarda complaisamment sa taille mince, en déplissant son habit. – Il est certain, se dit-il, qu’on en peut trouver de plus mal tournés! Puis il descendit au moment où tous les habitués de la pension étaient à table, et reçut gaiement le hourra de sottises que sa tenue élégante excita. Un trait des mœurs particulières aux pensions bourgeoises est l’ébahissement qu’y cause une toilette soignée. Personne n’y met un habit neuf sans que chacun dise son mot.

– Kt, kt, kt, kt, fit Bianchon en faisant claquer sa langue contre son palais, comme pour exciter un cheval.

– Tournure de duc et pair! dit madame Vauquer.

– Monsieur va en conquête? fit observer mademoiselle Michonneau.

– Kocquériko! cria le peintre.

– Mes compliments à madame votre épouse, dit l’employé au Muséum.

– Monsieur a une épouse? demanda Poiret.

– Une épouse à compartiments, qui va sur l’eau, garantie bon teint, dans les prix de vingt-cinq à quarante, dessins à carreaux du dernier goût, susceptible de se laver, d’un joli porter, moitié fil, moitié coton, moitié laine, guérissant le mal de dents, et autres maladies approuvées par l’Académie royale de Médecine! excellente d’ailleurs pour les enfants! meilleure encore contre les maux de tête, les plénitudes et autres maladies de l’œsophage, des yeux et des oreilles, cria Vautrin avec la volubilité comique et l’accentuation d’un opérateur. Mais combien cette merveille, me direz-vous, messieurs, deux sous! Non. Rien du tout. C’est un reste des fournitures faites au grand-Mogol, et que tout les souverains de l’Europe, y compris le grrrrrrand-duc de Bade, ont voulu voir! Entrez droit devant vous! et passez au petit bureau. Allez, la musique! Brooum, là, là, trinn! là, boum, boum! Monsieur de la clarinette, tu joues faux, reprit-il d’une voix enrouée, je te donnerai sur les doigts.

– Mon Dieu! que cet homme-là est agréable, dit madame Vauquer à madame Couture, je ne m’ennuierais jamais avec lui.

Au milieu des rires et des plaisanteries, dont ce discours comiquement débité fut le signal, Eugène put saisir le regard furtif de mademoiselle Taillefer qui se pencha sur madame Couture, à l’oreille de laquelle elle dit quelques mots.

– Voilà le cabriolet, dit Sylvie.

– Où dîne-t-il donc? demanda Bianchon.

– Chez madame la baronne de Nucingen.

– La fille de monsieur Goriot, répondit l’étudiant.

À ce nom, les regards se portèrent sur l’ancien vermicellier, qui contemplait Eugène avec une sorte d’envie.

Rastignac arriva rue Saint-Lazare, dans une de ces maisons légères, à colonnes minces, à portiques mesquins, qui constituent le joli à Paris, une véritable maison de banquier, pleine de recherches coûteuses, des stucs, des paliers d’escalier en mosaïque de marbre. Il trouva madame de Nucingen dans un petit salon à peintures italiennes, dont le décor ressemblait à celui des cafés. La baronne était triste. Les efforts qu’elle fit pour cacher son chagrin intéressèrent d’autant plus vivement Eugène qu’il n’y avait rien de joué. Il croyait rendre une femme joyeuse par sa présence, et la trouvait au désespoir. Ce désappointement piqua son amour-propre.

– J’ai bien peu de droits à votre confiance, madame, dit-il après l’avoir [avoir l’avoir] lutinée sur sa préoccupation; mais si je vous gênais, je compte sur votre bonne foi, vous me le diriez franchement.

– Restez, dit-elle, je serais seule si vous vous en alliez. Nucingen dîne en ville, et je ne voudrais pas être seule, j’ai besoin de distraction.

– Mais qu’avez vous?

– Vous seriez la dernière personne à qui je le dirais, s’écria-t-elle.

– Je veux le savoir, je dois alors être pour quelque chose dans ce secret.

– Peut-être! Mais non, reprit-elle, c’est des querelles de ménage qui doivent être ensevelies au fond du cœur. Ne vous le disais-je pas avant-hier? je ne suis point heureuse. Les chaînes d’or sont les plus pesantes.

Quand une femme dit à un jeune homme qu’elle est malheureuse, si ce jeune homme est spirituel, bien mis, s’il a quinze cents francs d’oisiveté dans sa poche, il doit penser ce que se disait Eugène, et devient fat.

– Que pouvez-vous désirer? répondit-il. Vous êtes belle, jeune, aimée, riche.

– Ne parlons pas de moi, dit-elle en faisant un sinistre mouvement de tête. Nous dînerons ensemble, tête à tête, nous irons entendre la plus délicieuse musique. Suis-je à votre goût? reprit-elle en se levant et montrant sa robe en cachemire blanc à dessins perses de la plus riche élégance.

– Je voudrais que vous fussiez toute à moi, dit Eugène. Vous êtes charmante.

– Vous auriez une triste propriété, dit-elle en souriant avec amertume. Rien ici ne vous annonce le malheur, et cependant, malgré ces apparences, je suis au désespoir. Mes chagrins m’ôtent le sommeil, je deviendrai laide.

 

– Oh! cela est impossible, dit l’étudiant. Mais je suis curieux de connaître ces peines qu’un amour dévoué n’effacerait pas?

– Ah! si je vous les confiais, vous me fuiriez, dit-elle. Vous ne m’aimez encore que par une galanterie qui est de costume chez les hommes; mais si vous m’aimiez bien, vous tomberiez dans un désespoir affreux. Vous voyez que je dois me taire. De grâce, reprit-elle, parlons d’autre chose. Venez voir mes appartements.

– Non, restons ici, répondit Eugène en s’asseyant sur une causeuse devant le feu près de madame de Nucingen, dont il prit la main avec assurance.

Elle la laissa prendre et l’appuya même sur celle du jeune homme par un de ces mouvements de force concentrée qui trahissent de fortes émotions.

– Écoutez, lui dit Rastignac; si vous avez des chagrins, vous devez me les confier. Je veux vous prouver que je vous aime pour vous. Ou vous parlerez et me direz vos peines afin que je puisse les dissiper, fallût-il tuer six hommes, où je sortirai pour ne plus revenir.

– Eh! bien, s’écria-t-elle saisie par une pensée de désespoir qui la fit se frapper le front, je vais vous mettre à l’instant même à l’épreuve. Oui, se dit-elle, il n’est plus que ce moyen. Elle sonna.

– La voiture de monsieur est-elle attelée? dit-elle à son valet de chambre.

– Oui, madame.

– Je la prends. Vous lui donnerez la mienne et mes chevaux. Vous ne servirez le dîner qu’à sept heures.

– Allons, venez, dit-elle à Eugène, qui crut rêver en se trouvant dans le coupé de monsieur de Nucingen, à coté de cette femme.

– Au Palais-Royal, dit-elle au cocher, près du Théâtre-Français.

En route, elle parut agitée, et refusa de répondre aux mille interrogations d’Eugène, qui ne savait que penser de cette résistance muette, compacte, obtuse.

– En un moment elle m’échappe, se disait-il.

Quand la voiture s’arrêta, la baronne regarda l’étudiant d’un air qui imposa silence à ses folles paroles; car il s’était emporté.

– Vous m’aimez bien? dit-elle.

– Oui, répondit-il en cachant l’inquiétude dont il fut soudainement saisi.

– Vous ne penserez rien de mal sur moi, quoi que je puisse vous demander?

– Non.

– Êtes-vous disposé à m’obéir?

– Aveuglément.

– Avez-vous été au jeu? dit-elle d’une voix tremblante.

– Jamais.

– Ah! je respire. Vous aurez du bonheur. Voici ma bourse, dit-elle. Prenez donc! il y a cent francs, c’est tout ce que possède cette femme si heureuse. Montez dans une maison de jeu, je ne sais où elles sont, mais je sais qu’il y en a au Palais-Royal. Risquez les cent francs à un jeu qu’on nomme la roulette, et perdez tout, ou rapportez-moi six mille francs. Je vous dirai mes chagrins à votre retour.

– Je veux bien que le diable m’emporte si je comprends quelque chose à ce que je vais faire, mais je vais vous obéir, dit-il avec une joie causée par cette pensée: «Elle se compromet avec moi, elle n’aura rien à me refuser.»

Eugène prend la jolie bourse, court au numéro NEUF, après s’être fait indiquer par un marchand d’habits la plus prochaine maison de jeu. Il y monte, se laisse prendre son chapeau, mais il entre et demande où est la roulette. À l’étonnement des habitués, le garçon de salle le mène devant une longue table. Eugène, suivi de tous les spectateurs, demande sans vergogne où il faut mettre l’enjeu.

– Si vous placez un louis sur un seul de ces trente-six numéros, et qu’il sorte, vous aurez trente-six louis, lui dit un vieillard respectable à cheveux blancs.

Eugène jette les cent francs sur le chiffre de son âge, vingt et un. Un cri d’étonnement part sans qu’il ait eu le temps de se reconnaître. Il avait gagné sans le savoir.

– Retirez donc votre argent, lui dit le vieux monsieur, l’on ne gagne pas deux fois dans ce système-là.

Eugène prend un râteau que lui tend le vieux monsieur, il tire à lui les trois mille six cents francs et, toujours sans rien savoir du jeu, les place sur la rouge. La galerie le regarde avec envie, en voyant qu’il continue à jouer. La roue tourne, il gagne encore, et le banquier lui jette encore trois mille six cents francs.

– Vous avez sept mille deux cents francs à vous, lui dit à l’oreille le vieux monsieur. Si vous m’en croyez, vous vous en irez, la rouge a passé huit fois. Si vous êtes charitable, vous reconnaîtrez ce bon avis en soulageant la misère d’un ancien préfet de Napoléon qui se trouve dans le dernier besoin.

Rastignac étourdi se laisse prendre dix louis par l’homme à cheveux blancs, et descend avec les sept mille francs, ne comprenant encore rien au jeu, mais stupéfié de son bonheur.

– Ah çà! où me mènerez-vous maintenant, dit-il en montrant les sept mille francs à madame de Nucingen quand la portière fut refermée.

Delphine le serra par une étreinte folle et l’embrassa vivement, mais sans passion. – Vous m’avez sauvée! Des larmes de joie coulèrent en abondance sur ses joues. Je vais tout vous dire, mon ami. Vous serez mon ami, n’est-ce pas? Vous me voyez riche, opulente, rien ne me [] manque ou je parais ne manquer de rien! Eh! bien, sachez que monsieur de Nucingen ne me laisse pas disposer d’un sou: il paye toute la maison, mes voitures, mes loges; il m’alloue pour ma toilette une somme insuffisante, il me réduit à une misère secrète par calcul. Je suis trop fière pour l’implorer. Ne serais-je pas la dernière des créatures si j’achetais son argent au prix où il veut me le vendre! Comment, moi riche de sept cent mille francs, me suis-je laissé dépouiller? par fierté, par indignation. Nous sommes si jeunes, si naïves, quand nous commençons la vie conjugale! La parole par laquelle il fallait demander de l’argent à mon mari me déchirait la bouche; je n’osais jamais, je mangeais l’argent de mes économies et celui que me donnait mon pauvre père; puis je me suis endettée. Le mariage est pour moi la plus horrible des déceptions, je ne puis vous en parler: qu’il vous suffise de savoir que je me jetterais par la fenêtre s’il fallait vivre avec Nucingen autrement qu’en ayant chacun notre appartement séparé. Quand il a fallu lui déclarer mes dettes de jeune femme, des bijoux, des fantaisies (mon pauvre père nous avait accoutumées à ne nous rien refuser), j’ai souffert le martyre; mais enfin j’ai trouvé le courage de les dire. N’avais-je pas une fortune à moi? Nucingen s’est emporté, il m’a dit que je le ruinerais, des horreurs! J’aurais voulu être à cent pieds sous terre. Comme il avait pris ma dot, il a payé; mais en stipulant désormais pour mes dépenses personnelles une pension à laquelle je me suis résignée, afin d’avoir la paix. Depuis, j’ai voulu répondre à l’amour-propre de quelqu’un que vous connaissez, dit-elle. Si j’ai été trompée par lui, je serais mal venue à ne pas rendre justice à la noblesse de son caractère. Mais enfin il m’a quittée indignement! On ne devrait jamais abandonner une femme à laquelle on a jeté, dans un jour de détresse, un tas d’or! On doit l’aimer toujours! Vous, belle âme de vingt et un ans, vous jeune et pur, vous me demanderez comment une femme peut accepter de l’or d’un homme? Mon Dieu! n’est-il pas naturel de tout partager avec l’être auquel nous devons notre bonheur? Quand on s’est tout donné, qui pourrait s’inquiéter d’une parcelle de ce tout? L’argent ne devient quelque chose qu’au moment où le sentiment n’est plus. N’est-on pas lié pour la vie? Qui de nous prévoit une séparation en se croyant bien aimée? Vous nous jurez un amour éternel, comment avoir alors des intérêts distincts? Vous ne savez pas ce que j’ai souffert aujourd’hui, lorsque Nucingen m’a positivement refusé de me donner six mille francs, lui qui les donne tous les mois à sa maîtresse, une fille de l’Opéra! Je voulais me tuer. Les idées les plus folles me passaient par la tête. Il y a eu des moments où j’enviais le sort d’une servante, de ma femme de chambre. Aller trouver mon père, folie! Anastasie et moi nous l’avons égorgé: mon pauvre père se serait vendu s’il pouvait valoir six mille francs. J’aurais été le désespérer en vain. Vous m’avez sauvée de la honte et de la mort, j’étais ivre de douleur. Ah! monsieur, je vous devais cette explication: j’ai été bien déraisonnablement folle avec vous. Quand vous m’avez quittée, et que je vous ai eu perdu de vue, je voulais m’enfuir à pied… où? je ne sais. Voilà la vie de la moitié des femmes de Paris: un luxe extérieur, des soucis cruels dans l’âme. Je connais de pauvres créatures encore plus malheureuses que je ne le suis. Il y a pourtant des femmes obligées de faire faire de faux mémoires par leurs fournisseurs. D’autres sont forcées de voler leurs maris: les uns croient que des cachemires de cent louis se donnent pour cinq cents francs, les autres qu’un cachemire de cinq cents francs vaut cent louis. Il se rencontre de pauvres femmes qui font jeûner leurs enfants, et grappillent pour avoir une robe. Moi, je suis pure de ces odieuses tromperies. Voici ma dernière angoisse. Si quelques femmes se vendent à leurs maris pour les gouverner, moi au moins je suis libre! Je pourrais me faire couvrir d’or par Nucingen, et je préfère pleurer la tête appuyée sur le cœur d’un homme que je puisse estimer. Ah! ce soir monsieur de Marsay n’aura pas le droit de me regarder comme une femme qu’il a payée. Elle se mit le visage dans ses mains, pour ne pas montrer ses pleurs à Eugène, qui lui dégagea la figure pour la contempler, elle était sublime ainsi.