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Le père Goriot

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– Là, là, là, du calme, reprit cet homme. Ne faites pas l’enfant: cependant, si cela peut vous amuser, courroucez-vous, emportez-vous! Dites que je suis un infâme, un scélérat, un coquin, un bandit, mais ne m’appelez ni escroc, ni espion! Allez, dites, lâchez votre bordée! Je vous pardonne, c’est si naturel à votre âge! J’ai été comme ça, moi! Seulement, réfléchissez. Vous ferez pis quelque jour. Vous irez coqueter chez quelque jolie femme et vous recevrez de l’argent. Vous y avez pensé! dit Vautrin; car comment réussirez-vous, si vous n’escomptez pas votre amour? La vertu, mon cher étudiant, ne se scinde pas: elle est ou n’est pas. On nous parle de faire pénitence de nos fautes. Encore un joli système que celui en vertu duquel on est quitte d’un crime avec un acte de contrition! Séduire une femme pour arriver à vous poser sur tel bâton de l’échelle sociale, jeter la zizanie entre les enfants d’une famille, enfin toutes les infamies qui se pratiquent sous le manteau d’une cheminée ou autrement dans un but de plaisir ou d’intérêt personnel, croyez-vous que ce soient des actes de foi, d’espérance et de charité? Pourquoi deux mois de prison au dandy qui, dans une nuit, ôte à un enfant la moitié de sa fortune, et pourquoi le bagne au pauvre diable qui vole un billet de mille francs avec les circonstances aggravantes? Voilà vos lois. Il n’y a pas un article qui n’arrive à l’absurde. L’homme en gants et à paroles jaunes a commis des assassinats où l’on ne verse pas de sang, mais où [ou] l’on en donne; l’assassin a ouvert une porte avec un monseigneur: deux choses nocturnes! Entre ce que je vous propose et ce que vous ferez un jour, il n’y a que le sang de moins. Vous croyez à quelque chose de fixe dans ce monde-là! Méprisez donc les hommes, et voyez les mailles par où l’on peut passer à travers le réseau du Code. Le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu’il a été proprement fait.

– Silence, monsieur, je ne veux pas en entendre davantage, vous me feriez douter de moi-même. En ce moment le sentiment est toute ma science.

– À votre aise, bel enfant. Je vous croyais plus fort, dit Vautrin, je ne vous dirai plus rien. Un dernier mot, cependant. Il regarda fixement l’étudiant: Vous avez mon secret, lui dit-il.

– Un jeune homme qui vous refuse saura bien l’oublier.

– Vous avez bien dit cela, ça me fait plaisir. Un autre, voyez-vous, sera moins scrupuleux. Souvenez-vous de ce que je veux faire pour vous. Je vous donne quinze jours. C’est à prendre ou à laisser.

– Quelle tête de fer a donc cet homme! se dit Rastignac en voyant Vautrin s’en aller tranquillement, sa canne sous le bras. Il m’a dit crûment ce que madame de Beauséant me disait en y mettant des formes. Il me déchirait le cœur avec des griffes d’acier. Pourquoi veux-je aller chez madame de Nucingen? Il a deviné mes motifs aussitôt que je les ai conçus. En deux mots, ce brigand m’a dit plus de choses sur la vertu que ne m’en ont dit les hommes et les livres. Si la vertu ne souffre pas de capitulation, j’ai donc volé mes sœurs? dit-il en jetant le sac sur la table. Il s’assit, et resta là plongé dans une étourdissante méditation. – Être fidèle à la vertu, martyre sublime! Bah! tout le monde croit à la vertu; mais qui est vertueux? Les peuples ont la liberté pour idole; mais où est sur la terre un peuple libre? Ma jeunesse est encore bleue comme un ciel sans nuage: vouloir être grand ou riche, n’est-ce pas se résoudre [résourdre] à mentir, plier, ramper, se redresser, flatter, dissimuler? n’est-ce pas consentir à se faire le valet de ceux qui ont menti, plié, rampé? Avant d’être leur complice, il faut les servir. Eh bien, non. Je veux travailler noblement, saintement; je veux travailler jour et nuit, ne devoir ma fortune qu’à mon labeur. Ce sera la plus lente des fortunes, mais chaque jour ma tête reposera sur mon oreiller sans une pensée mauvaise. Qu’y a-t-il de plus beau que de contempler sa vie et de la trouver pure comme un lis? Moi et la vie, nous sommes comme un jeune homme et sa fiancée. Vautrin m’a fait voir ce qui arrive après dix ans de mariage. Diable! ma tête se perd. Je ne veux penser à rien, le cœur est un bon guide.

Eugène fut tiré de sa rêverie par la voix de la grosse Sylvie, qui lui annonça son tailleur, devant lequel il se présenta, tenant à la main ses deux sacs d’argent, et il ne fut pas fâché de cette circonstance. Quand il eut essayé ses habits du soir, il remit sa nouvelle toilette du matin, qui le métamorphosait complétement. Je vaux bien monsieur de Trailles, se dit-il. Enfin j’ai l’air d’un gentilhomme!

– Monsieur, dit le père Goriot en entrant chez Eugène, vous m’avez demandé si je connaissais les maisons où va madame de Nucingen?

– Oui!

– Eh bien, elle va lundi prochain au bal du maréchal de [] Carigliano. Si vous pouvez y être, vous me direz si mes deux filles se sont bien amusées, comment elles seront mises, enfin tout.

– Comment avez vous su cela, mon bon père Goriot? dit Eugène en le faisant asseoir à son feu.

– Sa femme de chambre me l’a dit. Je sais tout ce qu’elles font par Thérèse et par Constance, reprit-il d’un air joyeux. Le vieillard ressemblait à un amant encore assez jeune pour être heureux d’un stratagème qui le met en communication avec sa maîtresse sans qu’elle puisse s’en douter. – Vous les verrez, vous! dit-il en exprimant avec naïveté une douloureuse envie.

– Je ne sais pas, répondit Eugène. Je vais aller chez madame de Beauséant lui demander si elle peut me présenter à la maréchale.

Eugène pensait avec une sorte de joie intérieure à se montrer chez la vicomtesse mis comme il le serait désormais. Ce que les moralistes nomment les abîmes du cœur humain sont uniquement les décevantes pensées, les involontaires mouvements de l’intérêt personnel. Ces péripéties, le sujet de tant de déclamations, ces retours soudains sont des calculs faits au profit de nos jouissances. En se voyant bien mis, bien ganté, bien botté, Rastignac oublia sa vertueuse résolution. La jeunesse n’ose pas se regarder au miroir de la conscience quand elle verse du côté de l’injustice, tandis que l’âge mûr s’y est vu: là gît toute la différence entre ces deux phases de la vie. Depuis quelques jours les deux voisins, Eugène et le père Goriot, étaient devenus bons amis. Leur secrète amitié tenait aux raisons psychologiques qui avaient engendré des sentiments contraires entre Vautrin et l’étudiant. Le hardi philosophe qui voudra constater les effets de nos sentiments dans le monde physique trouvera sans doute plus d’une preuve de leur effective matérialité dans les rapports qu’ils créent entre nous et les animaux. Quel physiognomoniste est plus prompt à deviner un caractère qu’un chien l’est à savoir si un inconnu l’aime ou ne l’aime pas? Les atomes crochus, expression proverbiale dont chacun se sert, sont un de ces faits qui restent dans les langages pour démentir les niaiseries philosophiques dont s’occupent ceux qui aiment à vanner les épluchures des mots primitifs. On se sent aimé. Le sentiment s’empreint en toutes choses et traverse les espaces. Une lettre est une âme, elle est un si fidèle écho de la voix qui parle que les esprits délicats la comptent parmi les plus riches trésors de l’amour. Le père Goriot, que son sentiment irréfléchi élevait jusqu’au sublime de la nature canine, avait flairé la compassion, l’admirative bonté, les sympathies juvéniles qui s’étaient émues pour lui dans le cœur de l’étudiant. Cependant cette union naissante n’avait encore amené aucune confidence. Si Eugène avait manifesté le désir de voir madame de Nucingen, ce n’était pas qu’il comptât sur le vieillard pour être introduit par lui chez elle; mais il espérait qu’une indiscrétion pourrait le bien servir. Le père Goriot ne lui avait parlé de ses filles qu’à propos de ce qu’il s’était permis d’en dire publiquement le jour de ses deux visites. – Mon cher monsieur, lui avait-il dit le lendemain, comment avez-vous pu croire que madame de Restaud vous en ait voulu d’avoir prononcé mon nom? Mes deux filles m’aiment bien. Je suis un heureux père. Seulement, mes deux gendres se sont mal conduits envers moi. Je n’ai pas voulu faire souffrir ces chères créatures de mes dissensions avec leurs maris, et j’ai préféré les voir en secret. Ce mystère me donne mille jouissances que ne comprennent pas les autres pères qui peuvent voir leurs filles quand ils veulent. Moi, je ne le peux pas, comprenez-vous? Alors je vais, quand il fait beau, dans les Champs-Élysées, après avoir demandé aux femmes de chambre si mes filles sortent. Je les attends au passage, le cœur me bat quand les voitures arrivent, je les admire dans leur toilette, elles me jettent en passant un petit rire qui me dore la nature comme s’il y tombait un rayon de quelque beau soleil. Et je reste, elles doivent revenir. Je les vois encore! l’air leur a fait du bien, elles sont roses. J’entends dire autour de moi: Voilà une belle femme! Ça me réjouit le cœur. N’est-ce pas mon sang? J’aime les chevaux qui les traînent, et je voudrais être le petit chien qu’elles ont sur leurs genoux. Je vis de leurs plaisirs. Chacun a sa façon d’aimer, la mienne ne fait pourtant de mal à personne, pourquoi le monde s’occupe-t-il de moi? Je suis heureux à ma manière. Est-ce contre les lois que j’aille voir mes filles, le soir, au moment où elles sortent de leurs maisons pour se rendre au bal? Quel chagrin pour moi si j’arrive trop tard, et qu’on me dise: Madame est sortie. Un soir j’ai attendu jusqu’à trois heures du matin pour voir Nasie, que je n’avais pas vue depuis deux jours. J’ai manqué crever d’aise! Je vous en prie, ne parlez de moi que pour dire combien mes filles sont bonnes. Elles veulent me combler de toutes sortes de cadeaux; je les en empêche, je leur dis: Gardez donc votre argent! Que voulez-vous que j’en fasse? Il ne me faut rien. En effet, mon cher monsieur, que suis je? un méchant cadavre dont l’âme est partout où sont mes filles. Quand vous aurez vu madame de Nucingen, vous me direz celle des deux que vous préférez, dit le bonhomme après un moment de silence en voyant Eugène qui se disposait à partir pour aller se promener aux Tuileries en attendant l’heure de se présenter chez madame de Beauséant.

 

Cette promenade fut fatale à l’étudiant. Quelques femmes le remarquèrent. Il était si beau, si jeune, et d’une élégance de si bon goût! En se voyant l’objet d’une attention presque admirative, il ne pensa plus à ses sœurs ni à sa tante dépouillées, ni à ses vertueuses répugnances. Il avait vu passer au-dessus de sa tête ce démon qu’il est si facile de prendre pour un ange, ce Satan aux ailes diaprées, qui sème des rubis, qui jette ses flèches d’or au front des palais, empourpre les femmes, revêt d’un sot éclat les trônes, si simples dans leur origine, il avait écouté le dieu de cette vanité crépitante dont le clinquant nous semble être un symbole de puissance. La parole de Vautrin, quelque cynique qu’elle fût, s’était logée dans son cœur comme dans le souvenir d’une vierge se grave le profil ignoble d’une vieille marchande à la toilette, qui lui a dit: «Or et amour à flots!» Après avoir indolemment flâné, vers cinq heures Eugène se présenta chez madame de Beauséant, et il y reçut un de ces coups terribles contre lesquels les cœurs jeunes sont sans armes. Il avait jusqu’alors trouvé la vicomtesse pleine de cette aménité polie, de cette grâce melliflue donnée par l’éducation aristocratique, et qui n’est complète que si elle vient du cœur.

Quand il entra, madame de Beauséant fit un geste sec, et lui dit d’une voix brève: – Monsieur de Rastignac, il m’est impossible de vous voir, en ce moment du moins! je suis en affaire…

Pour un observateur, et Rastignac l’était devenu promptement, cette phrase, le geste, le regard, l’inflexion de voix, étaient l’histoire du caractère et des habitudes de la caste. Il aperçut la main de fer sous le gant de velours; la personnalité, l’égoïsme, sous les manières; le bois, sous le vernis. Il entendit enfin le MOI LE ROI qui commence sous les panaches du trône et finit sous le cimier du dernier gentilhomme. Eugène s’était trop facilement abandonné sur sa parole à croire aux noblesses de la femme. Comme tous les malheureux, il avait signé de bonne foi le pacte délicieux qui doit lier le bienfaiteur à l’obligé, et dont le premier article consacre entre les grands cœurs une complète égalité. La bienfaisance, qui réunit deux êtres en un seul est une passion céleste aussi incomprise, aussi rare que l’est le véritable amour. L’un et l’autre est la prodigalité des belles âmes. Rastignac voulait arriver au bal de la duchesse de Carigliano, il dévora cette bourrasque.

– Madame, dit-il d’une voix émue, s’il ne s’agissait pas d’une chose importante, je ne serais pas venu vous importuner, soyez assez gracieuse pour me permettre de vous voir plus tard, j’attendrai.

– Eh bien! venez dîner avec moi, dit-elle un peu confuse de la dureté qu’elle avait mise dans ses paroles; car cette femme était vraiment aussi bonne que grande.

Quoique touché de ce retour soudain, Eugène se dit en s’en allant: «Rampe, supporte tout. Que doivent être les autres, si, dans un moment, la meilleure des femmes efface les promesses de son amitié, te laisse là comme un vieux soulier? Chacun pour soi, donc? Il est vrai que sa maison n’est pas une boutique, et que j’ai tort d’avoir besoin d’elle. Il faut, comme dit Vautrin, se faire boulet de canon.» Les amères réflexions de l’étudiant furent bientôt dissipées par le plaisir qu’il se promettait en dînant chez la vicomtesse. Ainsi, par une sorte de fatalité, les moindres événements de sa vie conspiraient à le pousser dans la carrière où, suivant les observations du terrible sphinx de la Maison Vauquer, il devait, comme sur un champ de bataille, tuer pour ne pas être tué, tromper pour ne pas être trompé, où il devait déposer à la barrière sa conscience, son cœur, mettre un masque, se jouer sans pitié des hommes, et, comme à Lacédémone, saisir sa fortune sans être vu, pour mériter la couronne. Quand il revint chez la vicomtesse, il la trouva pleine de cette bonté gracieuse qu’elle lui avait toujours témoignée. Tous deux allèrent dans une salle à manger où le vicomte attendait sa femme, et où resplendissait ce luxe de table qui sous la Restauration fut poussé, comme chacun le sait, au plus haut degré. Monsieur de Beauséant, semblable à beaucoup de gens blasés, n’avait plus guère d’autres plaisirs que ceux de la bonne chère; il était en fait de gourmandise de l’école de Louis XVIII et du duc d’Escars. Sa table offrait donc un double luxe, celui du contenant et celui du contenu. Jamais semblable spectacle n’avait frappé les yeux d’Eugène, qui dînait pour la première fois dans une de ces maisons où les grandeurs sociales sont héréditaires. La mode venait de supprimer les soupers qui terminaient autrefois les bals de l’empire, où les militaires avaient besoin de prendre des forces pour se préparer à tous les combats qui les attendaient au dedans comme au dehors. Eugène n’avait encore assisté qu’à des bals. L’aplomb qui le distingua plus tard si éminemment, et qu’il commençait à prendre, l’empêcha de s’ébahir niaisement. Mais en voyant cette argenterie sculptée, et les mille recherches d’une table somptueuse, en admirant pour la première fois un service fait sans bruit, il était difficile à un homme d’ardente imagination de ne pas préférer cette vie constamment élégante à la vie de privations qu’il voulait embrasser le matin. Sa pensée le rejeta pendant un moment dans sa pension bourgeoise; il en eut une si profonde horreur qu’il se jura de la quitter au mois de janvier, autant pour se mettre dans une maison propre que pour fuir Vautrin, dont il sentait la large main sur son épaule. Si l’on vient à songer aux mille formes que prend à Paris la corruption, parlante ou muette, un homme de bon sens se demande par quelle aberration l’État y met des écoles, y assemble des jeunes gens, comment les jolies femmes y sont respectées, comment l’or étalé par les changeurs ne s’envole pas magiquement de leurs sébiles. Mais si l’on vient à songer qu’il est peu d’exemples de crimes, voire même de délits commis par les jeunes gens, de quel respect ne doit-on pas être pris pour ces patients Tantales qui se combattent eux-mêmes, et sont presque toujours victorieux! S’il était bien peint dans sa lutte avec Paris, le pauvre étudiant fournirait un des sujets les plus dramatiques de notre civilisation moderne. Madame de Beauséant regardait vainement Eugène pour le convier à parler, il ne voulut rien dire en présence du vicomte.

– Me menez-vous ce soir aux Italiens? demanda la vicomtesse à son mari.

– Vous ne pouvez douter du plaisir que j’aurais à vous obéir, répondit-il avec une galanterie moqueuse dont l’étudiant fut la dupe, mais je dois aller rejoindre quelqu’un aux Variétés.

– Sa maîtresse, se dit-elle.

– Vous n’avez donc pas d’Ajuda ce soir? demanda le vicomte.

– Non, répondit elle avec humeur.

– Eh bien! s’il vous faut absolument un bras, prenez celui de monsieur de Rastignac.

La vicomtesse regarda Eugène en souriant.

– Ce sera bien compromettant pour vous, dit-elle.

– Le Français aime le péril, parce qu’il y trouve la gloire, a dit monsieur de Chateaubriand, répondit Rastignac en s’inclinant.

Quelques moments après il fut emporté près de madame de Beauséant, dans un coupé rapide, au théâtre à la mode, et crut à quelque féerie lorsqu’il entra dans une loge de face, et qu’il se vit le but de toutes les lorgnettes concurremment avec la vicomtesse, dont la toilette était délicieuse. Il marchait d’enchantements en enchantements.

– Vous avez à me parler, lui dit madame de Beauséant. Ha! tenez, voici madame de Nucingen à trois loges de la nôtre. Sa sœur et monsieur de Trailles sont de l’autre côté.

En disant ces mots, la vicomtesse regardait la loge où devait être mademoiselle de Rochefide, et, n’y voyant pas monsieur d’Ajuda, sa figure prit un éclat extraordinaire.

– Elle est charmante, dit Eugène après avoir regardé madame de Nucingen.

– Elle a les cils blancs.

– Oui, mais quelle jolie taille mince!

– Elle a de grosses mains.

– Les beaux yeux!

– Elle a le visage en long.

– Mais la forme longue a de la distinction.

– Cela est heureux pour elle qu’il y en ait là. Voyez comment elle prend et quitte son lorgnon! Le Goriot perce dans tous ses mouvements, dit la vicomtesse au grand étonnement d’Eugène.

En effet, madame de Beauséant lorgnait la salle et semblait ne pas faire attention à madame de Nucingen, dont elle ne perdait cependant pas un geste. L’assemblée était exquisément belle. Delphine de Nucingen n’était pas peu flattée d’occuper exclusivement le jeune, le beau, l’élégant cousin de madame de Beauséant, il ne regardait qu’elle.

– Si vous continuez à la couvrir de vos regards, vous allez faire scandale, monsieur de Rastignac. Vous ne réussirez à rien, si vous vous jetez ainsi à la tête des gens.

– Ma chère cousine, dit Eugène, vous m’avez déjà bien protégé; si vous voulez achever votre ouvrage, je ne vous demande plus que de me rendre un service qui vous donnera peu de peine et me fera grand bien. Me voilà pris.

– Déjà?

– Oui.

– Et de cette femme?

– Mes prétentions seraient-elles donc écoutées ailleurs? dit-il en lançant un regard pénétrant à sa cousine. Madame la duchesse de Carigliano est attachée à madame la duchesse de Berry, reprit-il après une pause, vous devez la voir, ayez la bonté de me présenter chez elle et de m’amener au bal qu’elle donne lundi. J’y rencontrerai madame de Nucingen, et je livrerai ma première escarmouche.

– Volontiers, dit-elle. Si vous vous sentez déjà du goût pour elle, vos affaires de cœur vont très-bien. Voici de Marsay dans la loge de la princesse Galathionne. Madame de Nucingen est au supplice, elle se dépite. Il n’y a pas de meilleur moment pour aborder une femme, surtout une femme de banquier. Ces dames de la Chaussée-d’Antin aiment toutes la vengeance.

– Que feriez-vous donc, vous, en pareil cas?

– Moi, je souffrirais en silence.

En ce moment le marquis d’Ajuda se présenta dans la loge de madame de Beauséant.

– J’ai mal fait mes affaires afin de venir vous retrouver, dit-il, et je vous en instruis pour que ce ne soit pas un sacrifice.

Les rayonnements du visage de la vicomtesse apprirent à Eugène à reconnaître les expressions d’un véritable amour, et à ne pas les confondre avec les simagrées de la coquetterie parisienne. Il admira sa cousine, devint muet et céda sa place à monsieur d’Ajuda en soupirant. «Quelle noble, quelle sublime créature est une femme qui aime ainsi! se dit-il. Et cet homme la trahirait pour une poupée! comment peut-on la trahir?» Il se sentit au cœur une rage d’enfant. Il aurait voulu se rouler aux pieds de madame de Beauséant, il souhaitait le pouvoir des démons afin de l’emporter dans son cœur, comme un aigle enlève de la plaine dans son aire une jeune chèvre blanche qui tette encore. Il était humilié d’être dans ce grand Musée de la beauté sans son tableau, sans une maîtresse à lui. «Avoir une maîtresse est une position quasi royale, se disait-il, c’est le signe de la puissance!» Et il regarda madame de Nucingen comme un homme insulté regarde son adversaire. La vicomtesse se retourna vers lui pour lui adresser sur sa discrétion mille remercîments dans un clignement d’yeux. Le premier acte était fini.

– Vous connaissez assez madame de Nucingen pour lui présenter monsieur de Rastignac? dit elle au marquis d’Ajuda.

– Mais elle sera charmée de voir monsieur, dit le marquis.

Le beau Portugais se leva, prit le bras de l’étudiant, qui en un clin d’œil se trouva auprès de madame de Nucingen.

– Madame la baronne, dit le marquis, j’ai l’honneur de vous présenter le chevalier Eugène de Rastignac, un cousin de la vicomtesse de Beauséant. Vous faites une si vive impression sur lui, que j’ai voulu compléter son bonheur en le rapprochant de son idole.

Ces mots furent dits avec un certain accent de raillerie qui en faisait passer la pensée un peu brutale, mais qui, bien sauvée, ne déplaît jamais à une femme. Madame de Nucingen sourit, et offrit à Eugène la place de son mari, qui venait de sortir.

– Je n’ose pas vous proposer de rester près de moi, monsieur, lui dit-elle. Quand on a le bonheur d’être auprès de madame de Beauséant, on y reste.

– Mais, lui dit à voix basse Eugène, il me semble, madame, que si je veux plaire à ma cousine, je demeurerai près de vous. Avant l’arrivée de monsieur le marquis, nous parlions de vous et de la distinction de toute votre personne, dit-il à haute voix.

Monsieur d’Ajuda se retira.

– Vraiment, monsieur, dit la baronne, vous allez me rester? Nous ferons donc connaissance, madame de Restaud m’avait déjà donné le plus vif désir de vous voir.

 

– Elle est donc bien fausse, elle m’a fait consigner à sa porte.

– Comment?

– Madame, j’aurai la conscience de vous en dire la raison; mais je réclame toute votre indulgence en vous confiant un pareil secret. Je suis le voisin de monsieur votre père. J’ignorais que madame de Restaud fût sa fille. J’ai eu l’imprudence d’en parler fort innocemment, et j’ai fâché madame votre sœur et son mari. Vous ne sauriez croire combien madame la duchesse de Langeais et ma cousine ont trouvé cette apostasie filiale de mauvais goût. Je leur ai raconté la scène, elles en ont ri comme des folles. Ce fut alors qu’en faisant un parallèle entre vous et votre sœur, madame de Beauséant me parla de vous en fort bons termes, et me dit combien vous étiez excellente pour mon voisin, monsieur Goriot. Comment, en effet, ne l’aimeriez-vous pas? il vous adore si passionnément que j’en suis déjà jaloux. Nous avons parlé de vous ce matin pendant deux heures. Puis, tout plein de ce que votre père m’a raconté; ce soir en dînant avec ma cousine, je lui disais que vous ne pouviez pas être aussi belle que vous étiez aimante. Voulant sans doute favoriser une si chaude admiration, madame de Beauséant m’a amené ici, en me disant avec sa grâce habituelle que je vous y verrais.

– Comment, monsieur, dit la femme du banquier, je vous dois déjà de la reconnaissance? Encore un peu, nous allons être de vieux amis.

– Quoique l’amitié doive être près de vous un sentiment peu vulgaire, dit Rastignac, je ne veux jamais être votre ami.

Ces sottises stéréotypées à l’usage des débutants paraissent toujours charmantes aux femmes, et ne sont pauvres que lues à froid. Le geste, l’accent, le regard d’un jeune homme, leur donnent d’incalculables valeurs. Madame de Nucingen trouva Rastignac charmant. Puis, comme toutes les femmes, ne pouvant rien dire à des questions aussi drûment posées que l’était celle de l’étudiant, elle répondit à autre chose.

– Oui, ma sœur se fait tort par la manière dont elle se conduit avec ce pauvre père, qui vraiment a été pour nous un dieu. Il a fallu que monsieur de Nucingen m’ordonnât positivement de ne voir mon père que le matin, pour que je cédasse sur ce point. Mais j’en ai long-temps été bien malheureuse. Je pleurais. Ces violences, venues après les brutalités du mariage, ont été l’une des raisons qui troublèrent le plus mon ménage. Je suis certes la femme de Paris la plus heureuse aux yeux du monde, la plus malheureuse en réalité. Vous allez me trouver folle de vous parler ainsi. Mais vous connaissez mon père, et, à ce titre, vous ne pouvez pas m’être étranger.

– Vous n’aurez jamais rencontré personne, lui dit Eugène, qui soit animé d’un plus vif désir de vous appartenir. Que cherchez-vous toutes? le bonheur, reprit-il d’une voix qui allait à l’âme. Eh! bien, si, pour une femme, le bonheur est d’être aimée, adorée, d’avoir un ami à qui elle puisse confier ses désirs, ses fantaisies, ses chagrins, ses joies; se montrer dans la nudité de son âme, avec ses jolis défauts et ses belles qualités, sans craindre d’être trahie; croyez-moi, ce cœur dévoué, toujours ardent, ne peut se rencontrer que chez un homme jeune, plein d’illusions, qui peut mourir sur un seul de vos signes, qui ne sait rien encore du monde et n’en veut rien savoir, parce que vous devenez le monde pour lui. Moi, voyez-vous, vous allez rire de ma naïveté, j’arrive du fond d’une province, entièrement neuf, n’ayant connu que de belles âmes, et je comptais rester sans amour. Il m’est arrivé de voir ma cousine, qui m’a mis trop près de son cœur; elle m’a fait deviner les mille trésors de la passion; je suis, comme Chérubin, l’amant de toutes les femmes, en attendant que je puisse me dévouer à quelqu’une d’entre elles. En vous voyant, quand je suis entré, je me suis senti porté vers vous comme par un courant. J’avais déjà tant pensé à vous! Mais je ne vous avais pas rêvée aussi belle que vous l’êtes en réalité. Madame de Beauséant m’a ordonné de ne pas vous tant regarder. Elle ne sait pas ce qu’il y a d’attrayant à voir vos jolies lèvres rouges, votre teint blanc, vos yeux si doux. Moi aussi, je vous dis des folies, mais laissez-les-moi dire.

Rien ne plaît plus aux femmes que de s’entendre débiter ces douces paroles. La plus sévère dévote les écoute, même quand elle ne doit pas y répondre. Après avoir ainsi commencé, Rastignac défila son chapelet d’une voix coquettement sourde; et madame de Nucingen encourageait Eugène par des sourires en regardant de temps en temps de Marsay, qui ne quittait pas la loge de la princesse Galathionne. Rastignac resta près de madame de Nucingen jusqu’au moment où son mari vint la chercher pour l’emmener.

– Madame, lui dit Eugène, j’aurai le plaisir de vous aller voir avant le bal de la duchesse de Carigliano.

– Puisqui matame fous encache, dit le baron, épais Alsacien dont la figure ronde annonçait une dangereuse finesse, fous êtes sir d’êdre pien ressi.

– Mes affaires sont en bon train, car elle ne s’est pas bien effarouchée en m’entendant lui dire: M’aimerez-vous bien? Le mors est mis à ma bête, sautons dessus et gouvernons-la, se dit Eugène en allant saluer madame de Beauséant qui se levait et se retirait avec d’Ajuda. Le pauvre étudiant ne savait pas que la baronne était distraite, et attendait de de Marsay une de ces lettres décisives qui déchirent l’âme. Tout heureux de son faux succès, Eugène accompagna la vicomtesse jusqu’au péristyle, où chacun attend sa voiture.

– Votre cousin ne se ressemble plus à lui-même, dit le Portugais en riant à la vicomtesse quand Eugène les eut quittés. Il va faire sauter la banque. Il est souple comme une anguille, et je crois qu’il ira loin. Vous seule avez pu lui trier sur le volet une femme au moment où il faut la consoler.

– Mais, dit madame de Beauséant, il faut savoir si elle aime encore celui qui l’abandonne.

L’étudiant revint à pied du Théâtre-Italien à la rue Neuve-Sainte-Geneviève, en faisant les plus doux projets. Il avait bien remarqué l’attention avec laquelle madame de Restaud l’avait examiné, soit dans la loge de la vicomtesse, soit dans celle de madame de Nucingen, et il présuma que la porte de la comtesse ne lui serait plus fermée. Ainsi déjà quatre relations majeures, car il comptait bien plaire à la maréchale, allaient lui être acquises au cœur de la haute société parisienne. Sans trop s’expliquer les moyens, il devinait par avance que, dans le jeu compliqué des intérêts de ce monde, il devait s’accrocher à un rouage pour se trouver en haut de la machine, et il se sentait la force d’en enrayer la roue. «Si madame de Nucingen s’intéresse à moi, je lui apprendrai à gouverner son mari. Ce mari fait des affaires d’or, il pourra m’aider à ramasser tout d’un coup une fortune.» Il ne se disait pas cela crûment, il n’était pas encore assez politique pour chiffrer une situation, l’apprécier et la calculer; ces idées flottaient à l’horizon sous la forme de légers nuages, et, quoiqu’elles n’eussent pas l’âpreté de celles de Vautrin, si elles avaient été soumises au creuset de la conscience elles n’auraient rien donné de bien pur. Les hommes arrivent, par une suite de transactions de ce genre, à cette morale relâchée que professe l’époque actuelle, où se rencontrent plus rarement que dans aucun temps ces hommes rectangulaires, ces belles volontés qui ne se plient jamais au mal, à qui la moindre déviation de la ligne droite semble être un crime: magnifiques images de la probité qui nous ont valu deux chefs-d’œuvre, Alceste de Molière, puis récemment Jenny Deans et son père, dans l’œuvre de Walter Scott. Peut-être l’œuvre opposée, la peinture des sinuosités dans lesquelles un homme du monde, un ambitieux fait rouler sa conscience, en essayant de côtoyer le mal, afin d’arriver à son but en gardant les apparences, ne serait-elle ni moins belle, ni moins dramatique. En atteignant au seuil de sa pension, Rastignac s’était épris de madame de Nucingen, elle lui avait paru svelte, fine comme une hirondelle. L’enivrante douceur de ses yeux, le tissu délicat et soyeux de sa peau sous laquelle il avait cru voir couler le sang, le son enchanteur de sa voix, ses blonds cheveux, il se rappelait tout, et peut-être la marche, en mettant son sang en mouvement, aidait-elle à cette fascination. L’étudiant frappa rudement à la porte du père Goriot.