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Le père Goriot

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– Puisque vous vous fendez, dit le peintre, je paye un cent de marrons.

– Oh! oh!

– Booououh!

– Prrrr!

Chacun poussa des exclamations qui partirent comme les fusées d’une girandole.

– Allons, maman Vauquer, deux de champagne, lui cria Vautrin.

– Quien, c’est cela! Pourquoi pas demander la maison? Deux de champagne! mais ça coûte douze francs! Je ne les gagne pas, non! Mais si monsieur Eugène veut les payer, j’offre du cassis.

– V’là son cassis qui purge comme de la manne, dit l’étudiant en médecine à voix basse.

– Veux-tu te taire, Bianchon, s’écria Rastignac, je ne peux pas entendre parler de manne sans que le cœur… Oui, va pour le vin de Champagne, je le paye, ajouta l’étudiant.

– Sylvie, dit madame Vauquer, donnez les biscuits et les petits gâteaux.

– Vos petits gâteaux sont trop grands, dit Vautrin, ils ont de la barbe. Mais quant aux biscuits, aboulez.

En un moment le vin de Bordeaux circula, les convives s’animèrent, la gaieté redoubla. Ce fut des rires féroces, au milieu desquels éclatèrent quelques imitations des diverses voix d’animaux. L’employé au Muséum s’étant avisé de reproduire un cri de Paris qui avait de l’analogie avec le miaulement du chat amoureux, aussitôt huit voix beuglèrent simultanément les phrases suivantes: – À repasser les couteaux! – Mo-ron pour les p’tits oiseaulx! – Voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir! – À raccommoder la faïence! – À la barque, à la barque! – Battez vos femmes, vos habits! – Vieux habits, vieux galons, vieux chapeaux à vendre! – À la cerise, à la douce! La palme fut à Bianchon pour l’accent nasillard avec lequel il cria: – Marchand de parapluies! En quelques instants ce fut un tapage à casser la tête, une conversation pleine de coqs-à-l’âne, un véritable opéra que Vautrin conduisait comme un chef d’orchestre, en surveillant Eugène et le père Goriot, qui semblaient ivres déjà. Le dos appuyé sur leur chaise, tous deux contemplaient ce désordre inaccoutumé d’un air grave, en buvant peu; tous deux étaient préoccupés de ce qu’ils avaient à faire pendant la soirée, et néanmoins ils se sentaient incapables de se lever. Vautrin, qui suivait les changements de leur physionomie en leur lançant des regards de côté, saisit le moment où leurs yeux vacillèrent et parurent vouloir se fermer, pour se pencher à l’oreille de Rastignac et lui dire: – Mon petit gars, nous ne sommes pas assez rusé pour lutter avec notre papa Vautrin, et il vous aime trop pour vous laisser faire des sottises. Quand j’ai résolu quelque chose, le bon Dieu seul est assez fort pour me barrer le passage. Ah! nous voulions aller prévenir le père Taillefer, commettre des fautes d’écolier! Le four est chaud, la farine est pétrie, le pain est sur la pelle; demain nous en ferons sauter les miettes par-dessus notre tête en y mordant; et nous empêcherions d’enfourner?… non, non, tout cuira! Si nous avons quelques petits remords, la digestion les emportera. Pendant que nous dormirons notre petit somme, le colonel comte Franchessini vous ouvrira la succession de Michel Taillefer avec la pointe de son épée. En héritant de son frère, Victorine aura quinze petits mille francs de rente. J’ai déjà pris des renseignements, et sais que la succession de la mère monte à plus de trois cent mille…

Eugène entendait ces paroles sans pouvoir y répondre: il sentait sa langue collée à son palais, et se trouvait en proie à une somnolence invincible; il ne voyait déjà plus la table et les figures des convives qu’à travers un brouillard lumineux. Bientôt le bruit s’apaisa, les pensionnaires s’en allèrent un à un. Puis, quand il ne resta plus que madame Vauquer, madame Couture, mademoiselle Victorine, Vautrin et le père Goriot, Rastignac aperçut, comme s’il eût rêvé, madame Vauquer occupée à prendre les bouteilles pour en vider les restes de manière à en faire des bouteilles pleines.

– Ah! sont-ils fous, sont-ils jeunes! disait la veuve.

Ce fut la dernière phrase que put comprendre Eugène.

– Il n’y a que monsieur Vautrin pour faire de ces farces-là, dit Sylvie. Allons, voilà Christophe qui ronfle comme une toupie.

– Adieu, maman, dit Vautrin. Je vais au boulevard admirer M. Marty dans le Mont Sauvage, une grande pièce tirée du Solitaire. Si vous voulez, je vous y mène ainsi que ces dames.

– Je vous remercie, dit madame Couture.

– Comment, ma voisine! s’écria madame Vauquer, vous refusez de voir une pièce prise dans Le Solitaire, un ouvrage fait par Atala de Chateaubriand, et que nous aimions tant à lire, qui est si joli que nous pleurions comme des Madeleines d’Élodie sous les tyeuilles cet été dernier, enfin un ouvrage moral qui peut être susceptible d’instruire votre demoiselle?

– Il nous est défendu d’aller à la comédie, répondit Victorine.

– Allons, les voilà partis, ceux-là, dit Vautrin en remuant d’une manière comique la tête du père Goriot et celle d’Eugène.

En plaçant la tête de l’étudiant sur la chaise, pour qu’il pût dormir commodément, il le baisa chaleureusement au front, en chantant:

Dormez, mes chères amours!

Pour vous je veillerai toujours.

– J’ai peur qu’il ne soit malade, dit Victorine.

– Restez à le soigner alors, reprit Vautrin. C’est, lui souffla-t-il à l’oreille, votre devoir de femme soumise. Il vous adore, ce jeune homme, et vous serez sa petite femme, je vous le prédis. Enfin, dit-il à haute voix, ils furent considérés dans tout le pays, vécurent heureux, et eurent beaucoup d’enfants. Voilà comment finissent tous les romans d’amour. Allons, maman, dit-il en se tournant vers madame Vauquer, qu’il étreignit, mettez le chapeau, la belle robe à fleurs l’écharpe de la comtesse. Je vais vous aller chercher un fiacre, soi-même. Et il partit en chantant:

Soleil, soleil, divin soleil,

Toi qui fais mûrir les citrouilles…

– Mon Dieu! dites donc, madame Couture, cet homme-là me ferait vivre heureuse sur les toits. Allons, dit-elle en se tournant vers le vermicellier, voilà le père Goriot parti. Ce vieux cancre-là n’a jamais eu l’idée de me mener nune part, lui. Mais il va tomber par terre, mon Dieu! C’est-y indécent à un homme d’âge de perdre la raison! Vous me direz qu’on ne perd point ce qu’on n’a pas. Sylvie, montez-le donc chez lui.

Sylvie prit le bonhomme par-dessous le bras, le fit marcher, et le jeta tout habillé comme un paquet au travers de son lit.

– Pauvre jeune homme, disait madame Couture en écartant les cheveux d’Eugène qui lui tombaient dans les yeux, il est comme une jeune fille, il ne sait pas ce que c’est qu’un excès.

– Ah! je peux bien dire que depuis trente et un ans que je tiens ma pension, dit madame Vauquer, il m’est passé bien des jeunes gens par les mains, comme on dit; mais je n’en ai jamais vu d’aussi gentil, d’aussi distingué que monsieur Eugène. Est-il beau quand il dort? Prenez-lui donc la tête sur votre épaule, madame Couture. Bah! il tombe sur celle de mademoiselle Victorine: il y a un dieu pour les enfants. Encore un peu, il se fendait la tête sur la pomme de la chaise. À eux deux, ils feraient un bien joli couple.

– Ma voisine, taisez-vous donc, s’écria madame Couture, vous dites des choses…

– Bah! fit madame Vauquer, il n’entend pas. Allons, Sylvie, viens m’habiller. Je vais mettre mon grand corset.

– Ah bien! votre grand corset, après avoir dîné, madame, dit Sylvie. Non, cherchez quelqu’un pour vous serrer, ce ne sera pas moi qui serai votre assassin. Vous commettriez là une imprudence à vous coûter la vie.

– Ça m’est égal, il faut faire honneur à monsieur Vautrin.

– Vous aimez donc bien vos héritiers?

– Allons, Sylvie, pas de raisons, dit la veuve en s’en allant.

– À son âge, dit la cuisinière en montrant sa maîtresse à Victorine.

Madame Couture et sa pupille, sur l’épaule de laquelle dormait Eugène, restèrent seules dans la salle à manger. Les ronflements de Christophe retentissaient dans la maison silencieuse, et faisaient ressortir le paisible sommeil d’Eugène, qui dormait aussi gracieusement qu’un enfant. Heureuse de pouvoir se permettre un de ces actes de charité par lesquels s’épanchent tous les sentiments de la femme, et qui lui faisait sans crime sentir le cœur du jeune homme battant sur le sien, Victorine avait dans la physionomie quelque chose de maternellement protecteur qui la rendait fière. À travers les mille pensées qui s’élevaient dans son cœur, perçait un tumultueux mouvement de volupté qu’excitait l’échange d’une jeune et pure chaleur.

– Pauvre chère fille! dit madame Couture en lui pressant la main.

La vieille dame admirait cette candide et souffrante figure, sur laquelle était descendue l’auréole du bonheur. Victorine ressemblait à l’une de ces naïves peintures du moyen âge dans lesquelles tous les accessoires sont négligés par l’artiste, qui a réservé la magie d’un pinceau calme et fier pour la figure jaune de ton, mais où le ciel semble se refléter avec ses teintes d’or.

– Il n’a pourtant pas bu plus de deux verres, maman, dit Victorine en passant ses doigts dans la chevelure d’Eugène.

– Mais si c’était un débauché, ma fille, il aurait porté le vin comme tous ces autres. Son ivresse fait son éloge.

Le bruit d’une voiture retentit dans la rue.

– Maman, dit la jeune fille, voici monsieur Vautrin. Prenez donc monsieur Eugène. Je ne voudrais pas être vue ainsi par cet homme, il a des expressions qui salissent l’âme, et des regards qui gênent une femme comme si on lui enlevait sa robe.

– Non, dit madame Couture, tu te trompes! Monsieur Vautrin est un brave homme, un peu dans le genre de défunt monsieur Couture, brusque, mais bon, un bourru bienfaisant.

En ce moment Vautrin entra tout doucement, et regarda le tableau formé par ces deux enfants que la lueur de la lampe semblait caresser.

– Eh! bien, dit-il en se croisant les bras, voilà de ces scènes qui auraient inspiré de belles pages à ce bon Bernardin de Saint-Pierre, l’auteur de Paul et Virginie. La jeunesse est bien belle, madame Couture. Pauvre enfant, dors, dit-il en contemplant Eugène, le bien vient quelquefois en dormant. Madame, reprit-il en s’adressant à la veuve, ce qui m’attache à ce jeune homme, ce qui m’émeut, c’est de savoir la beauté de son âme en harmonie avec celle de sa figure. Voyez, n’est-ce pas un chérubin posé sur l’épaule d’un ange? il est digne d’être aimé, celui-là! Si j’étais femme, je voudrais mourir (non, pas si bête!) vivre pour lui. En les admirant ainsi, madame, dit-il à voix basse et se penchant à l’oreille de la veuve, je ne puis m’empêcher de penser que Dieu les a créés pour être l’un à l’autre. La Providence a des voies bien cachées, elle sonde les reins et les cœurs, s’écria-t-il à haute voix. En vous voyant unis, mes enfants, unis par une même pureté, par tous les sentiments humains, je me dis qu’il est impossible que vous soyez jamais séparés dans l’avenir. Dieu est juste. Mais, dit-il à la jeune fille, il me semble avoir vu chez vous des lignes de prospérité. Donnez-moi votre main, mademoiselle Victorine? je me connais en chiromancie, j’ai dit souvent la bonne aventure. Allons, n’ayez pas peur. Oh! qu’aperçois-je? Foi d’honnête homme, vous serez avant peu l’une des plus riches héritières de Paris. Vous comblerez de bonheur celui qui vous aime. Votre père vous appelle auprès de lui. Vous vous mariez avec un homme titré, jeune, beau, qui vous adore.

 

En ce moment, les pas lourds de la coquette veuve qui descendait interrompirent les prophéties de Vautrin.

– Voilà mamman Vauquerre belle comme un astrrre, ficelée comme une carotte. N’étouffons-nous pas un petit brin? lui dit-il en mettant sa main sur le haut du busc; les avant-cœurs sont bien pressés, maman. Si nous pleurons, il y aura explosion; mais je ramasserai les débris avec un soin d’antiquaire.

– Il connaît le langage de la galanterie française, celui-là! dit la veuve en se penchant à l’oreille de madame Couture.

– Adieu, enfants, reprit Vautrin en se tournant vers Eugène et Victorine. Je vous bénis, leur dit-il en leur imposant ses mains au-dessus de leurs têtes. Croyez-moi, mademoiselle, c’est quelque chose que les yeux d’un honnête homme, ils doivent porter bonheur, Dieu les écoute.

– Adieu, ma chère amie, dit madame Vauquer à sa pensionnaire. Croyez-vous, ajouta-t-elle à voix basse, que monsieur Vautrin ait des intentions relatives à ma personne?

– Heu! heu!

– Ah! ma chère mère, dit Victorine en soupirant et en regardant ses mains, quand les deux femmes furent seules, si ce bon monsieur Vautrin disait vrai!

– Mais il ne faut qu’une chose pour cela, répondit la vieille dame, seulement que ton monstre de frère tombe de cheval.

– Ah! maman.

– Mon Dieu, peut-être est-ce un péché que de souhaiter du mal à son ennemi, reprit la veuve. Eh! bien, j’en ferai pénitence. En vérité, je porterai de bon cœur des fleurs sur sa tombe. Mauvais cœur! il n’a pas le courage de parler pour sa mère, dont il garde à ton détriment l’héritage par des micmacs. Ma cousine avait une belle fortune. Pour ton malheur, il n’a jamais été question de son apport dans le contrat.

– Mon bonheur me serait souvent pénible à porter s’il coûtait la vie à quelqu’un, dit Victorine. Et s’il fallait, pour être heureuse, que mon frère disparût, j’aimerais mieux toujours être ici.

– Mon Dieu, comme dit ce bon monsieur Vautrin, qui, tu le vois, est plein de religion, reprit madame Couture, j’ai eu du plaisir à savoir qu’il n’est pas incrédule comme les autres, qui parlent de Dieu avec moins de respect que n’en a le diable. Eh! bien, qui peut savoir par quelles voies il plaît à la Providence de nous conduire?

Aidées par Sylvie, les deux femmes finirent par transporter Eugène dans sa chambre, le couchèrent sur son lit, et la cuisinière lui défit ses habits pour le mettre à l’aise. Avant de partir, quand sa protectrice eut le dos tourné, Victorine mit un baiser sur le front d’Eugène avec tout le bonheur que devait lui causer ce criminel larcin. Elle regarda sa chambre, ramassa pour ainsi dire dans une seule pensée les mille félicités de cette journée, en fit un tableau qu’elle contempla long-temps, et s’endormit la plus heureuse créature de Paris. Le festoiement à la faveur duquel Vautrin avait fait boire à Eugène et au père Goriot du vin narcotisé décida la perte de cet homme. Bianchon, à moitié gris, oublia de questionner mademoiselle Michonneau sur Trompe-la-Mort. S’il avait prononcé ce nom, il aurait certes éveillé la prudence de Vautrin, ou, pour lui rendre son vrai nom, de Jacques Collin, l’une des célébrités du bagne. Puis le sobriquet de Vénus du Père-Lachaise décida mademoiselle Michonneau à livrer le forçat au moment où, confiante en la générosité de Collin, elle calculait s’il ne valait pas mieux le prévenir et le faire évader pendant la nuit. Elle venait de sortir, accompagnée de Poiret, pour aller trouver le fameux chef de la police de sûreté, petite rue Sainte-Anne, croyant encore avoir affaire à un employé supérieur nommé Gondureau. Le directeur de la police judiciaire la reçut avec grâce. Puis, après une conversation où tout fut précisé, mademoiselle Michonneau demanda la potion à l’aide de laquelle elle devait opérer la vérification de la marque. Au geste de contentement que fit le grand homme de la petite rue Sainte-Anne, en cherchant une fiole dans un tiroir de son bureau, mademoiselle Michonneau devina qu’il y avait dans cette capture quelque chose de plus important que l’arrestation d’un simple forçat. À force de se creuser la cervelle, elle soupçonna que la police espérait, d’après quelques révélations faites par les traîtres du bagne, arriver à temps pour mettre la main sur des valeurs considérables. Quand elle eut exprimé ses conjectures à ce renard, il se mit à sourire, et voulut détourner les soupçons de la vieille fille.

– Vous vous trompez, répondit-il. Collin est la sorbonne la plus dangereuse qui jamais se soit trouvée du côté des voleurs. Voilà tout. Les coquins le savent bien; il est leur drapeau, leur soutien, leur Bonaparte enfin; ils l’aiment tous. Ce drôle ne nous laissera jamais sa tronche en place de Grève.

Mademoiselle Michonneau ne comprenant pas, Gondureau lui expliqua les deux mots d’argot dont il s’était servi. Sorbonne et tronche sont deux énergiques expressions du langage des voleurs, qui, les premiers, ont senti la nécessité de considérer la tête humaine sous deux aspects. La sorbonne est la tête de l’homme vivant, son conseil, sa pensée. La tronche est un mot de mépris destiné à exprimer combien la tête devient peu de chose quand elle est coupée.

– Collin nous joue, reprit-il. Quand nous rencontrons de ces hommes en façon de barres d’acier trempées à l’anglaise, nous avons la ressource de les tuer si, pendant leur arrestation, ils s’avisent de faire la moindre résistance. Nous comptons sur quelques voies de fait pour tuer Collin demain matin. On évite ainsi le procès, les frais de garde, la nourriture, et ça débarrasse la société. Les procédures, les assignations aux témoins, leurs indemnités, l’exécution, tout ce qui doit légalement nous défaire de ces garnements là coûte au delà des mille écus que vous aurez. Il y a économie de temps. En donnant un bon coup de baïonnette dans la panse de Trompe-la-Mort, nous empêcherons une centaine de crimes, et nous éviterons la corruption de cinquante mauvais sujets qui se tiendront bien sagement aux environs de la correctionnelle. Voilà de la police bien faite. Selon les vrais philanthropes, se conduire ainsi, c’est prévenir les crimes.

– Mais c’est servir son pays, dit Poiret.

– Eh! bien, répliqua le chef, vous dites des choses sensées ce soir, vous. Oui, certes, nous servons le pays. Aussi le monde est-il bien injuste à notre égard. Nous rendons à la société de bien grands services ignorés. Enfin, il est d’un homme supérieur de se mettre au-dessus des préjugés, et d’un chrétien d’adopter les malheurs que le bien entraîne après soi quand il n’est pas fait selon les idées reçues. Paris est Paris, voyez-vous? Ce mot explique ma vie. J’ai l’honneur de vous saluer, mademoiselle. Je serai avec mes gens au Jardin-du-Roi demain. Envoyez Christophe rue de Buffon, chez monsieur Gondureau, dans la maison où j’étais. Monsieur, je suis votre serviteur. S’il vous était jamais volé quelque chose, usez de moi pour vous le faire retrouver, je suis à votre service.

– Eh! bien, dit Poiret à mademoiselle Michonneau, il se rencontre des imbéciles que ce mot de police met sens dessus dessous. Ce monsieur est très-aimable, et ce qu’il vous demande est simple comme bonjour.

Le lendemain devait prendre place parmi les jours les plus extraordinaires de l’histoire de la maison Vauquer. Jusqu’alors l’événement le plus saillant de cette vie paisible avait été l’apparition météorique de la fausse comtesse de l’Ambermesnil. Mais tout allait pâlir devant les péripéties de cette grande journée, de laquelle il serait éternellement question dans les conversations de madame Vauquer. D’abord Goriot et Eugène de Rastignac dormirent jusqu’à onze heures. Madame Vauquer, rentrée à minuit de la Gaîté, resta jusqu’à dix heures et demie au lit. Le long sommeil de Christophe, qui avait achevé le vin offert par Vautrin, causa des retards dans le service de la maison. Poiret et mademoiselle Michonneau ne se plaignirent pas de ce que le déjeuner se reculait. Quant à Victorine et à madame Couture, elles dormirent la grasse matinée. Vautrin sortit avant huit heures, et revint au moment même où le déjeuner fut servi. Personne ne réclama donc, lorsque, vers onze heures un quart, Sylvie et Christophe allèrent frapper à toutes les portes, en disant que le déjeuner attendait. Pendant que Sylvie et le domestique s’absentèrent, mademoiselle Michonneau, descendant la première, versa la liqueur dans le gobelet d’argent appartenant à Vautrin, et dans lequel la crème pour son café chauffait au bain-marie, parmi tous les autres. La vieille fille avait compté sur cette particularité de la pension pour faire son coup. Ce ne fut pas sans quelques difficultés que les sept pensionnaires se trouvèrent réunis. Au moment où Eugène, qui se détirait les bras, descendait le dernier de tous, un commissionnaire lui remit une lettre de madame de Nucingen. Cette lettre était ainsi conçue:

«Je n’ai ni fausse vanité ni colère avec vous, mon ami. Je vous ai attendu jusqu’à deux heures après minuit. Attendre un être que l’on aime! Qui a connu ce supplice ne l’impose à personne. Je vois bien que vous aimez pour la première fois. Qu’est-il donc arrivé? L’inquiétude m’a prise. Si je n’avais craint de livrer les secrets de mon cœur, je serais allée savoir ce qui vous advenait d’heureux ou de malheureux. Mais sortir à cette heure, soit à pied, soit en voiture, n’était-ce pas se perdre? J’ai senti le malheur d’être femme. Rassurez-moi, expliquez-moi pourquoi vous n’êtes pas venu, après ce que vous a dit mon père. Je me fâcherai, mais je vous pardonnerai. Êtes-vous malade? pourquoi se loger si loin? Un mot, de grâce. À bientôt, n’est-ce pas? Un mot me suffira si vous êtes occupé. Dites: J’accours, ou je souffre. Mais si vous étiez mal portant, mon père serait venu me le dire! Qu’est-il donc arrivé?…»

– Oui, qu’est-il arrivé? s’écria Eugène qui se précipita dans la salle à manger en froissant la lettre sans l’achever. Quelle heure est-il?

– Onze heures et demie, dit Vautrin en sucrant son café.

Le forçat évadé jeta sur Eugène le regard froidement fascinateur que certains hommes éminemment magnétiques ont le don de lancer, et qui, dit-on, calme les fous furieux dans les maisons d’aliénés. Eugène trembla de tous ses membres. Le bruit d’un fiacre se fit entendre dans la rue, et un domestique à la livrée de monsieur Taillefer, et que reconnut sur-le-champ madame Couture, entra précipitamment d’un air effaré.

– Mademoiselle, s’écria-t-il, monsieur votre père vous demande. Un grand malheur est arrivé. Monsieur Frédéric s’est battu en duel, il a reçu un coup d’épée dans le front, les médecins désespèrent de le sauver; vous aurez à peine le temps de lui dire adieu, il n’a plus sa connaissance.

– Pauvre jeune homme! s’écria Vautrin. Comment se querelle-t-on quand on a trente bonnes mille livres de rente? Décidément la jeunesse ne sait pas se conduire.

– Monsieur! lui cria Eugène.

– Eh! bien, quoi, grand enfant? dit Vautrin en achevant de boire son café tranquillement, opération que mademoiselle Michonneau suivait de l’œil avec trop d’attention pour s’émouvoir de l’événement extraordinaire qui stupéfiait tout le monde. N’y a-t-il pas des duels tous les matins à Paris?

– Je vais avec vous, Victorine, disait madame Couture.

Et ces deux femmes s’envolèrent sans châle ni chapeau. Avant de s’en aller, Victorine, les yeux en pleurs, jeta sur Eugène un regard qui lui disait: Je ne croyais pas que notre bonheur dût me causer des larmes!

 

– Bah! vous êtes donc prophète, monsieur Vautrin? dit madame Vauquer.

– Je suis tout, dit Jacques Collin.

– C’est-y singulier! reprit madame Vauquer en enfilant une suite de phrases insignifiantes sur cet événement. La mort nous prend sans nous consulter. Les jeunes gens s’en vont souvent avant les vieux. Nous sommes heureuses, nous autres femmes, de n’être pas sujettes au duel, mais nous avons d’autres maladies que n’ont pas les hommes. Nous faisons les enfants, et le mal de mère dure longtemps! Quel quine pour Victorine! Son père est forcé de l’adopter.

– Voilà! dit Vautrin en regardant Eugène, hier elle était sans un sou, ce matin elle est riche de plusieurs millions.

– Dites donc, monsieur Eugène, s’écria madame Vauquer, vous avez mis la main au bon endroit.

À cette interpellation, le père Goriot regarda l’étudiant et lui vit à la main la lettre chiffonnée.

– Vous ne l’avez pas achevée! qu’est-ce que cela veut dire? seriez-vous comme les autres? lui demanda-t-il.

– Madame, je n’épouserai jamais mademoiselle Victorine, dit Eugène en s’adressant à madame Vauquer avec un sentiment d’horreur et de dégoût qui surprit les assistants.

Le père Goriot saisit la main de l’étudiant et la lui serra. Il aurait voulu la baiser.

– Oh, oh! fit Vautrin. Les Italiens ont un bon mot: col tempo!

– J’attends la réponse, dit à Rastignac le commissionnaire de madame de Nucingen.

– Dites que j’irai.

L’homme s’en alla. Eugène était dans un violent état d’irritation qui ne lui permettait pas d’être prudent. – Que faire? disait-il à haute voix, en se parlant à lui-même. Point de preuves!

Vautrin se mit à sourire. En ce moment la potion absorbée par l’estomac commençait à opérer. Néanmoins le forçat était si robuste qu’il se leva, regarda Rastignac, lui dit d’une voix creuse: – Jeune homme, le bien nous vient en dormant.

Et il tomba roide mort.

– Il y a donc une justice divine, dit Eugène.

– Eh! bien, qu’est-ce qui lui prend donc, à ce pauvre cher monsieur Vautrin?

– Une apoplexie, cria mademoiselle Michonneau.

– Sylvie, allons, ma fille, va chercher le médecin, dit la veuve. Ah! monsieur Rastignac, courez donc vite chez monsieur Bianchon; Sylvie peut ne pas rencontrer notre médecin, monsieur Grimprel.

Rastignac, heureux d’avoir un prétexte de quitter cette épouvantable caverne, s’enfuit en courant.

– Christophe, allons, trotte chez l’apothicaire demander quelque chose contre l’apoplexie.

Christophe sortit.

– Mais, père Goriot, aidez-nous donc à le transporter là-haut, chez lui.

Vautrin fut saisi, manœuvré à travers l’escalier et mis sur son lit.

– Je ne vous suis bon à rien, je vais voir ma fille, dit monsieur Goriot.

– Vieil égoïste! s’écria madame Vauquer, va, je te souhaite de mourir comme un chien.

– Allez donc voir si vous avez de l’éther, dit à madame Vauquer mademoiselle Michonneau qui aidée par Poiret avait défait les habits de Vautrin.

Madame Vauquer descendit chez elle et laissa mademoiselle Michonneau maîtresse du champ de bataille.

– Allons, ôtez-lui donc sa chemise et retournez-le vite! Soyez donc bon à quelque chose en m’évitant de voir des nudités, dit-elle à Poiret. Vous restez là comme Baba.

Vautrin retourné, mademoiselle Michonneau appliqua sur l’épaule du malade une forte claque, et les deux fatales lettres reparurent en blanc au milieu de la place rouge.

– Tiens, vous avez bien lestement gagné votre gratification de trois mille francs, s’écria Poiret en tenant Vautrin debout, pendant que mademoiselle Michonneau lui remettait sa chemise. – Ouf! il est lourd, reprit-il en le couchant.

– Taisez-vous. S’il y avait une caisse? dit vivement la vieille fille dont les yeux semblaient percer les murs, tant elle examinait avec avidité les moindres meubles de la chambre. – Si l’on pouvait ouvrir ce secrétaire, sous un prétexte quelconque? reprit-elle.

– Ce serait peut-être mal, répondit Poiret.

– Non. L’argent volé, ayant été celui de tout le monde, n’est plus à personne. Mais le temps nous manque, répondit-elle. J’entends la Vauquer.

– Voilà de l’éther, dit madame Vauquer. Par exemple, c’est aujourd’hui la journée aux aventures. Dieu! cet homme-là ne peut pas être malade, il est blanc comme un poulet.

– Comme un poulet? répéta Poiret.

– Son cœur bat régulièrement dit la veuve en lui posant la main sur le cœur.

– Régulièrement? dit Poiret étonné.

– Il est très-bien.

– Vous trouvez? demanda Poiret.

– Dame! il a l’air de dormir. Sylvie est allée chercher un médecin. Dites donc mademoiselle Michonneau, il renifle [reniffle] à l’éther. Bah! c’est un se-passe (un spasme). Son pouls est bon. Il est fort comme un Turc. Voyez donc mademoiselle, quelle palatine il a sur l’estomac il vivra cent ans cet homme-là! Sa perruque tient bien tout de même. Tiens, elle est collée, il a de faux cheveux, rapport à ce qu’il est rouge. On dit qu’ils sont tout bons ou tout mauvais, les rouges! Il serait donc bon lui?

– Bon à pendre, dit Poiret.

– Vous voulez dire au cou d’une jolie femme, s’écria vivement mademoiselle Michonneau. Allez-vous-en donc monsieur Poiret. Ça nous regarde, nous autres, de vous soigner quand vous êtes malades. D’ailleurs, pour ce à quoi vous êtes bon, vous pouvez bien vous promener, ajouta-t-elle. Madame Vauquer et moi, nous garderons bien ce cher monsieur Vautrin.

Poiret s’en alla doucement et sans murmurer, comme un chien à qui son maître donne un coup de pied. Rastignac était sorti pour marcher, pour prendre l’air, il étouffait. Ce crime commis à heure fixe il avait voulu l’empêcher la veille. Qu’était-il arrivé? Que devait-il faire? Il tremblait d’en être le complice. Le sang-froid de Vautrin l’épouvantait encore.

– Si cependant Vautrin mourait sans parler? se disait Rastignac.

Il allait à travers les allées du Luxembourg, comme s’il eût été traqué par une meute de chiens, et il lui semblait en entendre les aboiements.

– Eh! bien, lui cria Bianchon, as-tu lu le Pilote?

Le Pilote était une feuille radicale dirigée par monsieur Tissot et qui donnait pour la province quelques heures après les journaux du matin une édition où se trouvaient les nouvelles du jour qui alors avaient, dans les départements vingt-quatre heures d’avance sur les autres feuilles.

– Il s’y trouve une fameuse histoire, dit l’interne de l’hôpital Cochin. Le fils Taillefer s’est battu en duel avec le comte Franchessini, de la vieille garde qui lui a mis deux pouces de fer dans le front. Voilà la petite Victorine un des plus riches partis de Paris. Hein! si l’on avait su cela? Quel trente-et-quarante que la mort! Est-il vrai que Victorine te regardait d’un bon œil, toi?

– Tais-toi Bianchon, je ne l’épouserai jamais. J’aime une délicieuse femme, j’en suis aimé, je…

– Tu dis cela comme si tu te battais les flancs pour ne pas être infidèle. Montre-moi donc une femme qui vaille le sacrifice de la fortune du sieur Taillefer.

– Tous les démons sont donc après moi? s’écria Rastignac.

– Après qui donc en as-tu? es-tu fou? Donne-moi donc la main, dit Bianchon, que je te tâte le pouls. Tu as la fièvre.

– Va donc chez la mère Vauquer, lui dit Eugène, ce scélérat de Vautrin vient de tomber comme mort.

– Ah! dit Bianchon, qui laissa Rastignac seul, tu me confirmes des soupçons que je veux aller vérifier.

La longue promenade de l’étudiant en droit fut solennelle. Il fit en quelque sorte le tour de sa conscience. S’il frotta, s’il s’examina, s’il hésita du moins sa probité sortit de cette âpre et terrible discussion éprouvée comme une barre de fer qui résiste à tous les essais. Il se souvint des confidences que le père Goriot lui avait faites la veille, il se rappela l’appartement choisi pour lui près de Delphine, rue d’Artois; il reprit sa lettre, la relut, la baisa. – Un tel amour est mon ancre de salut, se dit-il. Ce pauvre vieillard a bien souffert par le cœur. Il ne dit rien de ses chagrins mais qui ne les devinerait pas! Eh! bien, j’aurai soin de lui comme d’un père, je lui donnerai mille jouissances. Si elle m’aime, elle viendra souvent chez moi passer la journée près de lui. Cette grande comtesse de Restaud est une infâme, elle ferait un portier de son père. Chère Delphine! elle est meilleure pour le bonhomme, elle est digne d’être aimée. Ah! ce soir je serai donc heureux! Il tira la montre, l’admira. – Tout m’a réussi! Quand on s’aime bien pour toujours, l’on peut s’aider, je puis recevoir cela. D’ailleurs je parviendrai, certes, et pourrai tout rendre au centuple. Il n’y a dans cette liaison ni crime ni rien qui puisse faire froncer le sourcil à la vertu la plus sévère. Combien d’honnêtes gens contractent des unions semblables! Nous ne trompons personne; et ce qui nous avilit, c’est le mensonge. Mentir, n’est-ce pas abdiquer? Elle s’est depuis long-temps séparée de son mari. D’ailleurs je lui dirai, moi, à cet Alsacien, de me céder une femme qu’il lui est impossible de rendre heureuse.