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La Comédie humaine, Volume 5

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Le lendemain, Savinien écrivit à sa mère une confession générale en vingt-deux pages. Après avoir pleuré pendant toute une journée, madame de Portenduère écrivit d'abord à son fils, en lui promettant de le tirer de prison; puis aux comtes de Portenduère et de Kergarouët.

Les lettres que le curé venait de lire et que la pauvre mère tenait à la main, humides de ses larmes, étaient arrivées le matin même et lui avaient brisé le cœur.

A MADAME DE PORTENDUÈRE
Paris, septembre 1829.

«Madame,

»Vous ne pouvez pas douter de l'intérêt que l'amiral et moi nous prenons à vos peines. Ce que vous mandez à monsieur de Kergarouët m'afflige d'autant plus que ma maison était celle de votre fils: nous étions fiers de lui. Si Savinien avait eu plus de confiance en l'amiral, nous l'eussions pris avec nous, il serait déjà placé convenablement; mais il ne nous a rien dit, le malheureux enfant! L'amiral ne saurait payer cent mille francs; il est endetté lui-même, et s'est obéré pour moi qui ne savais rien de sa position pécuniaire. Il est d'autant plus désespéré que Savinien nous a, pour le moment, lié les mains en se laissant arrêter. Si mon beau neveu n'avait pas eu pour moi je ne sais quelle sotte passion qui étouffait la voix du parent par l'orgueil de l'amoureux, nous l'eussions fait voyager en Allemagne pendant que ses affaires se seraient accommodées ici. Monsieur de Kergarouët aurait pu demander une place pour son petit neveu dans les bureaux de la marine; mais un emprisonnement pour dettes va sans doute paralyser les démarches de l'amiral. Payez les dettes de Savinien, qu'il serve dans la marine, il fera son chemin en vrai Portenduère, il a leur feu dans ses beaux yeux noirs, et nous l'aiderons tous.

»Ne vous désespérez donc pas, madame; il vous reste des amis au nombre desquels je veux être comprise comme une des plus sincères, et je vous envoie mes vœux avec les respects de votre

»Très affectionnée servante,
»Émilie de Kergarouet.»
A MADAME DE PORTENDUÈRE
Portenduère, août 1829.

«Ma chère tante, je suis aussi contrarié qu'affligé des escapades de Savinien. Marié, père de deux fils et d'une fille, ma fortune, déjà si médiocre relativement à ma position et à mes espérances, ne me permet pas de l'amoindrir d'une somme de cent mille francs pour payer la rançon d'un Portenduère pris par les Lombards. Vendez votre ferme, payez ses dettes et venez à Portenduère, vous y trouverez l'accueil que nous vous devons, quand même nos cœurs ne seraient pas entièrement à vous. Vous vivrez heureuse, et nous finirons par marier Savinien, que ma femme trouve charmant. Cette frasque n'est rien, ne vous désolez pas, elle ne se saura jamais dans notre province où nous connaissons plusieurs filles d'argent très riches, et qui seront enchantées de nous appartenir.

»Ma femme se joint à moi pour vous dire toute la joie que vous nous ferez, et vous prie d'agréer ses vœux pour la réalisation de ce projet et l'assurance de nos respects affectueux.

»Luc-Savinien, comte de Portenduère.»

– Quelles lettres pour une Kergarouët! s'écria la vieille Bretonne en essuyant ses yeux.

– L'amiral ne sait pas que son neveu est en prison, dit enfin l'abbé Chaperon; la comtesse a seule lu votre lettre, et seule a répondu. Mais il faut prendre un parti, reprit-il après une pause, et voici ce que j'ai l'honneur de vous conseiller. Ne vendez pas votre ferme. Le bail est à fin, et voici vingt-quatre ans qu'il dure; dans quelques mois, vous pourrez porter son fermage à six mille francs, et vous faire donner un pot-de-vin d'une valeur de deux années. Empruntez à un honnête homme, et non aux gens de la ville qui font le commerce des hypothèques. Votre voisin est un digne homme, un homme de bonne compagnie, qui a vu le beau monde avant la Révolution, et qui d'athée est devenu catholique. N'ayez point de répugnance à le venir voir ce soir, il sera très sensible à votre démarche; oubliez un moment que vous êtes Kergarouët.

– Jamais! dit la vieille mère d'un son de voix strident.

– Enfin soyez une Kergarouët aimable; venez quand il sera seul, il ne vous prêtera qu'à trois et demi, peut-être à trois pour cent, et vous rendra service avec délicatesse, vous en serez contente; il ira délivrer lui-même Savinien, car il sera forcé de vendre des rentes, et vous le ramènera.

– Vous parlez donc de ce petit Minoret?

– Ce petit a quatre-vingt-trois ans, reprit l'abbé Chaperon en souriant. Ma chère dame ayez un peu de charité chrétienne, ne le blessez pas, il peut vous être utile de plus d'une manière.

– Et comment?

– Mais il a un ange auprès de lui, la plus céleste jeune fille.

– Oui, cette petite Ursule… Eh! bien, après!

Le pauvre curé n'osa poursuivre en entendant cet: Eh! bien, après? dont la sécheresse et l'âpreté tranchaient d'avance la proposition qu'il voulait faire.

– Je crois le docteur Minoret puissamment riche…

– Tant mieux pour lui.

– Vous avez déjà très indirectement causé les malheurs actuels de votre fils en ne lui donnant pas de carrière, prenez garde à l'avenir! dit sévèrement le curé. Dois-je annoncer votre visite à votre voisin?

– Mais pourquoi, sachant que j'ai besoin de lui, ne viendrait-il pas?

– Ah! madame, en allant chez lui, vous payerez trois pour cent; et s'il vient chez vous, vous payerez cinq, dit le curé qui trouva cette belle raison afin de décider la vieille dame. Et si vous étiez forcée de vendre votre ferme par Dionis le notaire, par le greffier Massin, qui vous refuseraient des fonds en espérant profiter de votre désastre, vous perdriez la moitié de la valeur des Bordières. Je n'ai pas la moindre influence sur des Dionis, des Massin, des Levrault, les gens riches du pays qui convoitent votre ferme et savent votre fils en prison.

– Ils le savent, ils le savent, s'écria-t-elle en levant les bras. Oh! mon pauvre curé, vous avez laissé refroidir votre café… Tiennette! Tiennette!

Tiennette, une vieille Bretonne à casaquin et à bonnet breton, âgée de soixante ans, entra lestement et prit, pour le faire chauffer, le café du curé.

– Soyez paisible, monsieur le recteur, dit-elle en voyant que le curé voulait boire, je le mettrai dans le bain-marie, il ne deviendra point mauvais.

– Eh! bien, reprit le curé de sa voix insinuante, j'irai prévenir monsieur le docteur de votre visite, et vous viendrez.

La vieille mère ne céda qu'après une heure de discussion, pendant laquelle le curé fut obligé de répéter dix fois ses arguments. Et encore l'altière Kergarouët ne fut-elle vaincue que par ces derniers mots: – Savinien irait!

– Il vaut mieux alors que ce soit moi, dit-elle.

Neuf heures sonnaient quand la petite porte ménagée dans la grande se fermait sur le curé, qui sonna vivement à la grille du docteur. L'abbé Chaperon tomba de Tiennette en Bougival, car la vieille nourrice lui dit: – Vous venez bien tard, monsieur le curé! comme l'autre lui avait dit: – Pourquoi quittez-vous sitôt madame quand elle a du chagrin?

Le curé trouva nombreuse compagnie dans le salon vert et brun du docteur, car Dionis était allé rassurer les héritiers en passant chez Massin pour leur répéter les paroles de leur oncle.

– Ursule, dit-il, a, je crois, un amour au cœur qui ne lui donnera que peine et soucis; elle paraît romanesque (l'excessive sensibilité s'appelle ainsi chez les notaires), et nous la verrons longtemps fille. Ainsi pas de défiance: soyez aux petits soins avec elle, et soyez les serviteurs de votre oncle, car il est plus fin que cent Goupils, ajouta le notaire, sans savoir que Goupil est la corruption du mot latin vulpes, renard.

Donc, mesdames Massin et Crémière, leurs maris, le maître de poste et Désiré formaient avec le médecin de Nemours et Bongrand une assemblée inaccoutumée et turbulente chez le docteur. L'abbé Chaperon entendit en entrant les sons du piano. La pauvre Ursule achevait la symphonie en la de Beethoven. Avec la ruse permise à l'innocence, l'enfant, que son parrain avait éclairée et à qui les héritiers déplaisaient, choisit cette musique grandiose et qui doit être étudiée pour être comprise, afin de dégoûter ces femmes de leur envie. Plus la musique est belle, moins les ignorants la goûtent. Aussi, quand la porte s'ouvrit et que l'abbé Chaperon montra sa tête vénérable: – Ah! voilà monsieur le curé, s'écrièrent les héritiers heureux de se lever tous et de mettre un terme à leur supplice.

L'exclamation trouva un écho à la table de jeu où Bongrand, le médecin de Nemours et le vieillard étaient victimes de l'outrecuidance avec laquelle le percepteur, pour plaire à son grand-oncle, avait proposé de faire le quatrième au whist. Ursule quitta le forté. Le docteur se leva comme pour saluer le curé, mais bien pour arrêter la partie. Après de grands compliments adressés à leur oncle sur le talent de sa filleule, les héritiers tirèrent leur révérence.

– Bonsoir, mes amis, s'écria le docteur quand la grille retentit.

– Ah! voilà ce qui coûte si cher, dit madame Crémière à madame Massin quand elles furent à quelques pas.

– Dieu me garde de donner de l'argent pour que ma petite Aline me fasse des charivaris pareils dans la maison, répondit madame Massin.

– Elle dit que c'est de Bethovan, qui passe cependant pour un grand musicien, dit le receveur, il a de la réputation.

– Ma foi ce ne sera pas à Nemours, reprit madame Crémière, et il est bien nommé Bête à vent.

– Je crois que notre oncle l'a fait exprès pour que nous n'y revenions plus, dit Massin, car il a cligné des yeux en montrant le volume vert à sa petite mijaurée.

 

– Si c'est avec ce carillon-là qu'ils s'amusent, reprit le maître de poste, ils font bien de rester entre eux.

– Il faut que monsieur le juge de paix aime bien à jouer pour entendre ces sonacles, dit madame Crémière.

– Je ne saurai jamais jouer devant des personnes qui ne comprennent pas la musique, dit Ursule en venant s'asseoir auprès de la table de jeu.

– Les sentiments chez les personnes richement organisées ne peuvent se développer que dans une sphère amie, dit le curé de Nemours. De même que le prêtre ne saurait bénir en présence du Mauvais Esprit, que le châtaignier meurt dans une terre grasse, un musicien de génie éprouve une défaite intérieure quand il est entouré d'ignorants. Dans les arts, nous devons recevoir des âmes qui servent de milieu à notre âme autant de force que nous leur en communiquons. Cet axiome qui régit les affections humaines a dicté les proverbes: – Il faut hurler avec les loups. – Qui se ressemble s'assemble. Mais la souffrance que vous devez avoir éprouvée n'atteint que les natures tendres et délicates.

– Aussi, mes amis, dit le docteur, une chose qui ne ferait que de la peine à une femme pourrait-elle tuer ma petite Ursule. Ah! quand je ne serai plus, élevez entre cette chère fleur et le monde cette haie protectrice dont parlent les vers de Catulle: ut flos, etc.

– Ces dames ont été cependant bien flatteuses pour vous, Ursule, dit le juge de paix en souriant.

– Grossièrement flatteuses, fit observer le médecin de Nemours.

– J'ai toujours remarqué de la grossièreté dans les flatteries de commande, répondit le vieux Minoret. Et pourquoi?

– Une pensée vraie porte avec elle sa finesse, dit l'abbé.

– Vous avez dîné chez madame Portenduère? dit alors Ursule qui interrogea l'abbé Chaperon en lui jetant un regard plein d'inquiète curiosité.

– Oui; la pauvre dame est bien affligée, et il ne serait pas impossible qu'elle vînt vous voir ce soir, monsieur Minoret.

– Si elle est dans le chagrin et qu'elle ait besoin de moi, j'irai chez elle, s'écria le docteur. Achevons le dernier rubber.

Par-dessous la table, Ursule pressa la main du vieillard.

– Son fils, dit le juge de paix, était un peu trop simple pour habiter Paris sans un mentor. Quand j'ai su qu'on prenait ici, près du notaire, des renseignements sur la ferme de la vieille dame, j'ai deviné qu'il escomptait la mort de sa mère.

– L'en croyez-vous capable? dit Ursule en lançant un regard terrible à monsieur Bongrand, qui se dit en lui-même: Hélas! oui, elle l'aime.

– Oui et non, dit le médecin de Nemours. Savinien a du bon, et la raison en est qu'il est en prison: les fripons n'y vont jamais.

– Mes amis, s'écria le vieux Minoret, en voici bien assez pour ce soir, il ne faut pas laisser pleurer une pauvre mère une minute de plus quand on peut sécher ses larmes.

Les quatre amis se levèrent et sortirent. Ursule les accompagna jusqu'à la grille, regarda son parrain et le curé frappant à la porte en face; et quand Tiennette les eut introduits, elle s'assit sur une des bornes extérieures de la maison, ayant la Bougival près d'elle.

– Madame la vicomtesse, dit le curé qui entra le premier dans la petite salle, monsieur le docteur Minoret n'a point voulu que vous prissiez la peine de venir chez lui…

– Je suis trop de l'ancien temps, madame, reprit le docteur, pour ne pas savoir tout ce qu'un homme doit à une personne de votre qualité, et je suis trop heureux, d'après ce que m'a dit monsieur le curé, de pouvoir vous servir en quelque chose.

Madame de Portenduère, à qui la démarche convenue pesait tant que depuis le départ de l'abbé Chaperon elle voulait s'adresser au notaire de Nemours, fut si surprise de la délicatesse de Minoret, qu'elle se leva pour répondre à son salut et lui montra un fauteuil.

– Asseyez-vous, monsieur, dit-elle d'un air royal. Notre cher curé vous aura dit que le vicomte est en prison pour quelques dettes de jeune homme, cent mille livres… Si vous pouviez les lui prêter, je vous donnerais une garantie sur ma ferme des Bordières.

– Nous en parlerons, madame la vicomtesse, quand je vous aurai ramené monsieur votre fils, si vous me permettez d'être votre intendant en cette circonstance.

– Très-bien, monsieur le docteur, répondit la vieille dame en inclinant la tête et regardant le curé d'un air qui voulait dire: Vous avez raison, il est homme de bonne compagnie.

– Mon ami le docteur, dit alors le curé, vous le voyez, madame, est plein de dévouement pour votre maison.

– Nous vous en aurons de la reconnaissance, monsieur, dit madame de Portenduère en faisant visiblement un effort; car à votre âge s'aventurer dans Paris à la piste des méfaits d'un étourdi…

– Madame, en soixante-cinq, j'eus l'honneur de voir l'illustre amiral de Portenduère chez cet excellent monsieur de Malesherbes, et chez monsieur le comte de Buffon, qui désirait le questionner sur plusieurs faits curieux de ses voyages. Il n'est pas impossible que feu monsieur de Portenduère, votre mari, s'y soit trouvé. La marine française était alors glorieuse, elle tenait tête à l'Angleterre, et le capitaine apportait dans cette partie sa quote-part de courage. Avec quelle impatience, en quatre-vingt-trois et quatre, attendait-on des nouvelles du camp de Saint-Roch! J'ai failli partir comme médecin des armées du roi. Votre grand-oncle, qui vit encore, l'amiral Kergarouët a soutenu dans ce temps-là son fameux combat, car il était sur la Belle-Poule.

– Ah! s'il savait son petit-neveu en prison!

– Monsieur le vicomte n'y sera plus dans deux jours, dit le vieux Minoret en se levant.

Il tendit la main pour prendre celle de la vieille dame, qui se la laissa prendre, il y déposa un baiser respectueux, la salua profondément et sortit; mais il rentra pour dire au curé: – Voulez-vous, mon cher abbé, m'arrêter une place à la diligence pour demain matin?

Le curé resta pendant une demi-heure environ à chanter les louanges du docteur Minoret, qui avait voulu faire et avait fait la conquête de la vieille dame.

– Il est étonnant pour son âge, dit-elle; il parle d'aller à Paris et de faire les affaires de mon fils, comme s'il n'avait que vingt-cinq ans. Il a vu la bonne compagnie.

– La meilleure, madame; et aujourd'hui plus d'un fils de pair de France pauvre serait bien heureux d'épouser sa pupille avec un million. Ah! si cette idée passait par le cœur de Savinien, les temps sont si changés que ce n'est pas de votre côté que seraient les plus grandes difficultés, après la conduite de votre fils.

L'étonnement profond où cette dernière phrase jeta la vieille dame permit au curé de l'achever.

– Vous avez perdu le sens, mon cher abbé Chaperon.

– Vous y penserez, madame, et Dieu veuille que votre fils se conduise désormais de manière à conquérir l'estime de ce vieillard!

– Si ce n'était pas vous, monsieur le curé, dit madame de Portenduère, si c'était un autre qui me parlât ainsi…

– Vous ne le verriez plus, dit en souriant l'abbé Chaperon. Espérons que votre cher fils vous apprendra ce qui se passe à Paris en fait d'alliances. Vous songerez au bonheur de Savinien, et après avoir déjà compromis son avenir ne l'empêchez pas de se faire une position.

– Et c'est vous qui me dites cela!

– Si je ne vous le disais point, qui donc vous le dirait! s'écria le prêtre en se levant et faisant une prompte retraite.

Le curé vit Ursule et son parrain tournant sur eux-mêmes dans la cour. Le faible docteur avait été tant tourmenté par sa filleule qu'il venait de céder: elle voulait aller à Paris et lui donnait mille prétextes. Il appela le curé, qui vint, et le pria de retenir tout le coupé pour lui le soir même si le bureau de la diligence était encore ouvert. Le lendemain, à six heures et demie du soir, le vieillard et la jeune fille arrivèrent à Paris, où, dans la soirée même, le docteur alla consulter son notaire. Les événements politiques étaient menaçants. Le juge de paix de Nemours avait dit plusieurs fois la veille au docteur, pendant sa conversation, qu'il fallait être fou pour conserver un sou de rente dans les fonds tant que la querelle élevée entre la Presse et la Cour ne serait pas vidée. Le notaire de Minoret approuva le conseil indirectement donné par le juge de paix. Le docteur profita donc de son voyage pour réaliser ses actions industrielles et ses rentes, qui toutes se trouvaient en hausse, et déposer ses capitaux à la Banque. Le notaire engagea son vieux client à vendre aussi les fonds laissés par monsieur de Jordy à Ursule, et qu'il avait fait valoir en bon père de famille. Il promit de mettre en campagne un agent d'affaires excessivement rusé pour traiter avec les créanciers de Savinien; mais il fallait, pour réussir, que le jeune homme eût le courage de rester quelques jours encore en prison.

– La précipitation dans ces sortes d'affaires coûte au moins quinze pour cent, dit le notaire au docteur. Et d'abord vous n'aurez pas vos fonds avant sept ou huit jours.

Quand Ursule apprit que Savinien serait encore au moins une semaine en prison, elle pria son tuteur de la laisser l'y accompagner une seule fois. Le vieux Minoret refusa. L'oncle et la nièce étaient logés dans un hôtel de la rue Croix-des-Petits-Champs, où le docteur avait pris tout un appartement convenable; et, connaissant la religion de sa pupille, il lui fit promettre de n'en point sortir quand il serait dehors pour ses affaires. Le bonhomme promenait Ursule dans Paris, lui faisait voir les passages, les boutiques, les boulevards; mais rien ne l'amusait ni ne l'intéressait.

– Que veux-tu? lui disait le vieillard.

– Voir Sainte-Pélagie, répondait-elle avec obstination.

Minoret prit alors un fiacre et la mena jusqu'à la rue de la Clef, où la voiture stationna devant l'ignoble façade de cet ancien couvent transformé en prison. La vue de ces hautes murailles grisâtres dont toutes les fenêtres sont grillées, celle de ce guichet où l'on ne peut entrer qu'en se baissant (horrible leçon!), cette masse sombre dans un quartier plein de misères et où elle se dresse entourée de rues désertes comme une misère suprême: cet ensemble de choses tristes saisit Ursule et lui fit verser quelques larmes.

– Comment, dit-elle, emprisonne-t-on des jeunes gens pour de l'argent? comment une dette donne-t-elle à un usurier un pouvoir que le roi lui-même n'a pas? Il est donc là! s'écria-t-elle. Et où, mon parrain? ajouta-t-elle en regardant de fenêtre en fenêtre.

– Ursule, dit le vieillard, tu me fais faire des folies. Ce n'est pas l'oublier, cela.

– Mais, reprit-elle, s'il faut renoncer à lui, dois-je aussi ne lui porter aucun intérêt? Je puis l'aimer et ne me marier à personne.

– Ah! s'écria le bonhomme, il y a tant de raison dans ta déraison que je me repens de t'avoir amenée.

Trois jours après, le vieillard avait les quittances en règle, les titres et toutes les pièces établissant la libération de Savinien. Cette liquidation, y compris les honoraires de l'homme d'affaires, s'était opérée pour une somme de quatre-vingt mille francs. Il restait au docteur huit cent mille francs, que son notaire lui fit mettre en bons du trésor, afin de ne pas perdre trop d'intérêts. Il gardait vingt mille francs en billets de banque pour Savinien. Le docteur alla lui-même lever l'écrou le samedi à deux heures, et le jeune vicomte, instruit déjà par une lettre de sa mère, remercia son libérateur avec une sincère effusion de cœur.

– Vous ne devez pas tarder à venir voir votre mère, lui dit le vieux Minoret.

Savinien répondit avec une sorte de confusion qu'il avait contracté dans sa prison une dette d'honneur, et raconta la visite de ses amis.

– Je vous soupçonnais quelque dette privilégiée, s'écria le docteur en souriant. Votre mère m'emprunte cent mille francs, mais je n'en ai payé que quatre-vingt mille: voici le reste, ménagez-le bien, monsieur, et considérez ce que vous en garderez comme votre enjeu au tapis vert de la fortune.

Pendant les huit derniers jours Savinien avait fait des réflexions sur l'époque actuelle. La concurrence en toute chose exige de grands travaux à qui veut une fortune. Les moyens illégaux demandent plus de talent et de pratiques souterraines qu'une recherche à ciel ouvert. Les succès dans le monde, loin de donner une position, dévorent le temps et veulent énormément d'argent. Le nom de Portenduère, que sa mère lui disait tout-puissant, n'était rien à Paris. Son cousin le député, le comte de Portenduère, faisait petite figure au sein de la Chambre élective en présence de la Pairie, de la Cour, et n'avait pas trop de son crédit pour lui-même. L'amiral de Kergarouët n'existait que par sa femme. Il avait vu des orateurs, des gens venus du milieu social inférieur à la noblesse ou de petits gentilshommes être des personnages influents. Enfin l'argent était le pivot, l'unique moyen, l'unique mobile d'une Société que Louis XVIII avait voulu créer à l'instar de celle d'Angleterre. De la rue de la Clef à la rue Croix-des-Petits-Champs, le gentilhomme développa le résumé de ses méditations, en harmonie d'ailleurs avec le conseil de de Marsay, au vieux médecin.

 

– Je dois, dit-il, me faire oublier pendant trois ou quatre ans, et chercher une carrière. Peut-être me ferais-je un nom par un livre de haute politique ou de statistique morale, par quelque traité sur une des grandes questions actuelles. Enfin, tout en cherchant à me marier avec une jeune personne qui me donne l'éligibilité, je travaillerai dans l'ombre et le silence.

En étudiant avec soin la figure du jeune homme, le docteur y reconnut le sérieux de l'homme blessé qui veut une revanche. Il approuva beaucoup ce plan.

– Mon voisin, lui dit-il en terminant, si vous avez dépouillé la peau de la vieille noblesse, qui n'est plus de mise aujourd'hui; après trois ou quatre ans de vie sage et appliquée, je me charge de vous trouver une jeune personne supérieure, belle, aimable, pieuse, et riche de sept à huit cent mille francs, qui vous rendra heureux et de laquelle vous serez fier, mais qui ne sera noble que par le cœur.

– Eh! docteur, s'écria le jeune homme, il n'y a plus de noblesse aujourd'hui, il n'y a plus qu'une aristocratie.

– Allez payer vos dettes d'honneur, et revenez ici; je vais retenir le coupé de la diligence, car ma pupille est avec moi, dit le vieillard.

Le soir, à six heures, les trois voyageurs partirent par la Ducler de la rue Dauphine. Ursule, qui avait mis un voile, ne dit pas un mot. Après avoir envoyé, par un mouvement de galanterie superficielle, ce baiser qui fit chez Ursule autant de ravages qu'en aurait fait un livre d'amour, Savinien avait entièrement oublié la pupille du docteur dans l'enfer de ses dettes à Paris, et d'ailleurs son amour sans espoir pour Émilie de Kergarouët ne lui permettait pas d'accorder un souvenir à quelques regards échangés avec une petite fille de Nemours; il ne la reconnut donc pas quand le vieillard la fit monter la première et se mit auprès d'elle pour la séparer du jeune vicomte.

– J'aurai des comptes à vous rendre, dit le docteur au jeune homme, je vous apporte toutes vos paperasses.

– J'ai failli ne pas partir, dit Savinien, car il m'a fallu me commander des habits et du linge; les Philistins m'ont tout pris, et j'arrive en enfant prodigue.

Quelque intéressants que fussent les sujets de conversation entre le jeune homme et le vieillard, quelque spirituelles que fussent certaines réponses de Savinien, la jeune fille resta muette jusqu'au crépuscule, son voile vert baissé, ses mains croisées sur son châle.

– Mademoiselle n'a pas l'air d'être enchantée de Paris? dit enfin Savinien piqué.

– Je reviens à Nemours avec plaisir, répondit-elle d'une voix émue en levant son voile.

Malgré l'obscurité, Savinien la reconnut alors à la grosseur de ses nattes et à ses brillants yeux bleus.

– Et moi je quitte Paris sans regret pour venir m'enterrer à Nemours, puisque j'y retrouve ma belle voisine, dit-il. J'espère, monsieur le docteur, que vous me recevrez chez vous; j'aime la musique, et je me souviens d'avoir entendu le piano de mademoiselle Ursule.

– Je ne sais pas, monsieur, dit gravement le docteur, si madame votre mère vous verrait avec plaisir chez un vieillard qui doit avoir pour cette chère enfant toute la sollicitude d'une mère.

Cette réponse mesurée fit beaucoup penser Savinien, qui se souvint alors du baiser si légèrement envoyé. La nuit était venue, la chaleur était lourde, Savinien et le docteur s'endormirent les premiers. Ursule, qui veilla longtemps en faisant des projets, succomba vers minuit. Elle avait ôté son petit chapeau de paille commune tressée. Sa tête couverte d'un bonnet brodé se posa bientôt sur l'épaule de son parrain. Au petit jour, à Bouron, Savinien s'éveilla le premier. Il aperçut alors Ursule dans le désordre où les cahots avaient mis sa tête: le bonnet s'était chiffonné, retroussé; les nattes déroulées tombaient de chaque côté de ce visage animé par la chaleur de la voiture; mais dans cette situation, horrible pour les femmes auxquelles la toilette est nécessaire, la jeunesse et la beauté triomphent. L'innocence a toujours un beau sommeil. Les lèvres entr'ouvertes laissaient voir de jolies dents, le châle défait permettait de remarquer, sans offenser Ursule, sous les plis d'une robe de mousseline peinte, toutes les grâces du corsage. Enfin, la pureté de cette âme vierge brillait sur cette physionomie et se laissait voir d'autant mieux qu'aucune autre expression ne la troublait. Le vieux Minoret, qui s'éveilla, replaça la tête de sa fille dans le coin de la voiture pour qu'elle fût plus à son aise; elle se laissa faire sans s'en apercevoir, tant elle dormait profondément après toutes les nuits employées à penser au malheur de Savinien.

– Pauvre petite! dit-il à son voisin, elle dort comme un enfant qu'elle est.

– Vous devez en être fier, reprit Savinien, car elle paraît être aussi bonne qu'elle est belle!

– Ah! c'est la joie de la maison. Elle serait ma fille, je ne l'aimerais pas davantage. Elle aura seize ans le 5 février prochain. Dieu veuille que je vive assez pour la marier à un homme qui la rende heureuse. J'ai voulu la mener au spectacle à Paris où elle venait pour la première fois; elle n'a pas voulu, le curé de Nemours le lui avait défendu. – Mais, lui ai-je dit, quand tu seras mariée, si ton mari veut t'y conduire? – Je ferai tout ce que désirera mon mari, m'a-t-elle répondu. S'il me demande quelque chose de mal et que je sois assez faible pour lui obéir, il sera chargé de ces fautes-là devant Dieu; aussi puiserai-je la force de résister dans son intérêt bien entendu.

En entrant à Nemours, à cinq heures du matin, Ursule s'éveilla toute honteuse de son désordre, et de rencontrer le regard plein d'admiration de Savinien. Pendant l'heure que la diligence mit à venir de Bouron, où elle s'arrêta quelques minutes, le jeune homme s'était épris d'Ursule. Il avait étudié la candeur de cette âme, la beauté du corps, la blancheur du teint, la finesse des traits, le charme de la voix qui avait prononcé la phrase si courte et si expressive où la pauvre enfant disait tout en ne voulant rien dire. Enfin je ne sais quel pressentiment lui fit voir dans Ursule la femme que le docteur lui avait dépeinte en l'encadrant d'or avec ces mots magiques: sept à huit cent mille francs!

– Dans trois ou quatre ans, elle aura vingt ans, j'en aurai vingt-sept; le bonhomme a parlé d'épreuves, de travail, de bonne conduite! Quelque fin qu'il paraisse, il finira par me dire son secret.

Les trois voisins se séparèrent en face de leurs maisons, et Savinien mit de la coquetterie dans ses adieux en lançant à Ursule un regard plein de sollicitations. Madame de Portenduère laissa son fils dormir jusqu'à midi. Malgré la fatigue du voyage, le docteur et Ursule allèrent à la grand'messe. La délivrance de Savinien et son retour en compagnie du docteur avaient expliqué le but de son absence aux politiques de la ville et aux héritiers réunis sur la place en un conciliabule semblable à celui qu'ils y tenaient quinze jours auparavant. Au grand étonnement des groupes, à la sortie de la messe, madame de Portenduère arrêta le vieux Minoret, qui lui offrit le bras et la reconduisit. La vieille dame voulait le prier à dîner, ainsi que sa pupille, aujourd'hui même, en lui disant que monsieur le curé serait l'autre convive.

– Il aura voulu montrer Paris à Ursule, dit Minoret-Levrault.

– Peste! le bonhomme ne fait pas un pas sans sa petite bonne, s'écria Crémière.

– Pour que la bonne femme Portenduère lui ait donné le bras, il doit se passer des choses bien intimes entre eux, dit Massin.

– Et vous n'avez pas deviné que votre oncle a vendu ses rentes et débloqué le petit Portenduère! s'écria Goupil. Il avait refusé mon patron, mais il n'a pas refusé sa patronne… Ah! vous êtes cuits. Le vicomte proposera de faire un contrat au lieu d'une obligation, et le docteur fera reconnaître à son bijou de filleule par le mari tout ce qu'il sera nécessaire de donner pour conclure une pareille alliance.