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La Comédie humaine, Volume 5

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– Enfin, dit Minoret évidemment oppressé, si vous aviez douze mille livres de rente, vous seriez en position de vous marier plus avantageusement.

– Je ne les ai pas.

– Mais si je vous les donnais, à la condition d'acheter une terre en Bretagne, dans le pays de madame de Portenduère qui consentirait alors à votre mariage avec son fils?..

– Monsieur Minoret, dit Ursule, je n'ai point de droits à une somme si considérable, et je ne saurais l'accepter de vous. Nous sommes très peu parents et encore moins amis. J'ai trop subi déjà les malheurs de la calomnie pour vouloir donner lieu à la médisance. Qu'ai-je fait pour mériter cet argent? Sur quoi vous fonderiez-vous pour me faire un tel présent? Ces questions, que j'ai le droit de vous adresser, chacun y répondrait à sa manière, on y verrait une réparation de quelque dommage, et je ne veux point en avoir reçu. Votre oncle ne m'a point élevée dans des sentiments ignobles. On ne doit accepter que de ses amis: je ne saurais avoir d'affection pour vous, et je serais nécessairement ingrate, je ne veux pas m'exposer à manquer de reconnaissance.

– Vous refusez? s'écria le colosse à qui jamais l'idée ne serait venue en tête qu'on pouvait refuser une fortune.

– Je refuse, répéta Ursule.

– Mais à quel titre offririez-vous une pareille fortune à mademoiselle? demanda l'ancien avoué qui regarda fixement Minoret. Vous avez une idée, avez-vous une idée?

– Eh! bien, l'idée de la renvoyer de Nemours afin que mon fils me laisse tranquille, il est amoureux d'elle et veut l'épouser.

– Eh! bien, nous verrons cela, répondit le juge de paix en raffermissant ses lunettes, laissez-nous le temps de réfléchir.

Il reconduisit Minoret jusque chez lui, tout en approuvant les sollicitudes que lui inspirait l'avenir de Désiré, blâmant un peu la précipitation d'Ursule et promettant de lui faire entendre raison. Aussitôt que Minoret fut rentré, Bongrand alla chez le maître de poste, lui emprunta son cabriolet et son cheval, courut jusqu'à Fontainebleau, demanda le substitut et apprit qu'il devait être chez le sous-préfet en soirée. Le juge de paix ravi s'y présenta. Désiré faisait une partie de whist avec la femme du procureur du roi, la femme du sous-préfet et le colonel du régiment en garnison.

– Je viens vous apprendre une heureuse nouvelle, dit monsieur Bongrand à Désiré: vous aimez votre cousine Ursule Mirouët, et votre père ne s'oppose plus à votre mariage.

– J'aime Ursule Mirouët? s'écria Désiré en riant. Où prenez-vous Ursule Mirouët? Je me souviens d'avoir vu quelquefois chez feu Minoret, mon archi-grand-oncle, cette petite fille, qui certes est d'une grande beauté; mais elle est d'une dévotion outrée; et si j'ai, comme tout le monde, rendu justice à ses charmes, je n'ai jamais eu la tête troublée pour cette blonde un peu fadasse, dit-il en souriant à la sous-préfète (la sous-préfète était une brune piquante, selon la vieille expression du dernier siècle). D'où venez-vous, mon cher monsieur Bongrand? Tout le monde sait que mon père est seigneur suzerain de quarante-huit mille livres de rente en terres groupées autour de son château du Rouvre, et tout le monde me connaît quarante-huit mille raisons perpétuelles et foncières pour ne pas aimer la pupille du Parquet. Si j'épousais une fille de rien, ces dames me prendraient pour un grand sot.

– Vous n'avez jamais tourmenté votre père au sujet d'Ursule?

– Jamais.

– Vous l'entendez, monsieur le procureur du roi? dit le juge de paix à ce magistrat qui les avait écoutés et qu'il emmena dans une embrasure où ils restèrent environ un quart d'heure à causer.

Une heure après, le juge de paix, de retour à Nemours chez Ursule, envoyait la Bougival chercher Minoret qui vint aussitôt.

– Mademoiselle… dit Bongrand à Minoret en le voyant entrer.

– Accepte? dit Minoret en interrompant.

– Non, pas encore, répondit le juge en touchant à ses lunettes, elle a eu des scrupules sur l'état de votre fils; car elle a été bien maltraitée à propos d'une passion semblable, et connaît le prix de la tranquillité. Pouvez-vous lui jurer que votre fils est fou d'amour, et que vous n'avez pas d'autre intention que celle de préserver notre chère Ursule de quelques nouvelles goupilleries?

– Oh! je le jure, fit Minoret.

– Halte là, papa Minoret! dit le juge de paix en sortant une de ses mains du gousset de son pantalon pour frapper sur l'épaule de Minoret qui tressaillit. Ne faites pas si légèrement un faux serment.

– Un faux serment?

– Il est entre vous et votre fils, qui vient de jurer à Fontainebleau, chez le sous-préfet, en présence de quatre personnes et du procureur du roi, que jamais il n'avait songé à sa cousine Ursule Mirouët. Vous avez donc d'autres raisons pour lui offrir un si énorme capital? J'ai vu que vous aviez avancé des faits hasardés, je suis allé moi-même à Fontainebleau.

Minoret resta tout ébahi de sa propre sottise.

– Mais il n'y a pas de mal, monsieur Bongrand, à offrir à une parente de rendre possible un mariage qui paraît devoir faire son bonheur, et de chercher des prétextes pour vaincre sa modestie.

Minoret, à qui son danger venait de conseiller une excuse presque admissible, s'essuya le front où se voyaient de grosses goutte de sueur.

– Vous connaissez les motifs de mon refus, lui répondit Ursule je vous prie de ne plus revenir ici. Sans que monsieur de Portenduère m'ait confié ses raisons, il a pour vous des sentiments de mépris, de haine même qui me défendent de vous recevoir. Mon bonheur est toute ma fortune, je ne rougis pas de l'avouer; je ne veux donc point le compromettre, car monsieur de Portenduère n'attend plus que l'époque de ma majorité pour m'épouser.

– Le proverbe Monnaie fait tout est bien menteur, dit le gros et grand Minoret en regardant le juge de paix dont les yeux observateurs le gênaient beaucoup.

Il se leva, sortit, mais dehors il trouva l'atmosphère aussi lourde que dans la petite salle.

– Il faut pourtant que cela finisse, se dit-il en revenant chez lui.

– Votre inscription, ma petite? dit le juge de paix assez étonné de la tranquillité d'Ursule après un événement si bizarre.

En apportant son inscription et celle de la Bougival, Ursule trouva le juge de paix qui se promenait à grands pas.

– Vous n'avez aucune idée sur le but de la démarche de ce gros butor? dit-il.

– Aucune que je puisse dire, répondit-elle.

Monsieur Bongrand la regarda d'un air surpris.

– Nous avons alors la même idée, répondit-il. Tenez, gardez les numéros de ces deux inscriptions en cas que je les perde: il faut toujours avoir ce soin-là.

Bongrand écrivit alors lui-même sur une carte le numéro de l'inscription d'Ursule et celui de la nourrice.

– Adieu, mon enfant; je serai deux jours absent, mais j'arriverai le troisième pour mon audience.

Cette nuit même, Ursule eut une apparition qui se fit d'une façon étrange. Il lui sembla que son lit était dans le cimetière de Nemours, et que la fosse de son oncle se trouvait au bas de son lit. La pierre blanche où elle lut l'inscription tumulaire lui causa le plus violent éblouissement en s'ouvrant comme la couverture oblongue d'un album. Elle jeta des cris perçants, mais le spectre du docteur se dressa lentement. Elle vit d'abord la tête jaune et les cheveux blancs qui brillaient environnés par une espèce d'auréole. Sous le front nu les yeux étaient comme deux rayons, et il se levait, comme attiré par une force supérieure. Ursule tremblait horriblement dans son enveloppe corporelle, sa chair était comme un vêtement brûlant, et il y avait, dit-elle plus tard, comme une autre elle-même qui s'agitait au dedans. – Grâce, dit-elle, mon parrain! – Grâce! il n'est plus temps, dit-il d'une voix de mort selon l'inexplicable expression de la pauvre fille en racontant ce nouveau rêve au curé Chaperon. Il a été averti, il n'a pas tenu compte des avis. Les jours de son fils sont comptés. S'il n'a pas tout avoué, tout restitué dans quelque temps, il pleurera son fils, qui va mourir d'une mort horrible et violente. Qu'il le sache! Le spectre montra une rangée de chiffres qui scintillèrent sur la muraille comme s'ils eussent été écrits avec du feu, et dit: – Voilà son arrêt! Quand son oncle se recoucha dans sa tombe, Ursule entendit le bruit de la pierre qui retombait, puis dans le lointain un bruit étrange de chevaux et de cris d'hommes.

Le lendemain, Ursule se trouva sans force. Elle ne put se lever, tant ce rêve l'avait accablée. Elle pria sa nourrice d'aller aussitôt chez l'abbé Chaperon et de le ramener. Le bonhomme vint après avoir dit sa messe; mais il ne fut point surpris du récit d'Ursule: il tenait la spoliation pour vraie, et ne cherchait plus à s'expliquer la vie anormale de sa chère petite rêveuse. Il quitta promptement Ursule et courut chez Minoret.

– Mon Dieu, monsieur le curé, dit Zélie au prêtre, le caractère de mon mari s'est aigri, je ne sais ce qu'il a. Jusqu'à présent c'était un enfant; mais depuis deux mois il n'est plus reconnaissable. Pour s'être emporté jusqu'à me frapper, moi qui suis si douce! il faut que cet homme-là soit changé du tout au tout. Vous le trouverez dans les roches, il y passe sa vie! A quoi faire?

Malgré la chaleur, on était alors en septembre 1836, le prêtre passa le canal et prit par un sentier en apercevant Minoret au bas d'une des roches.

– Vous êtes bien tourmenté, monsieur Minoret, dit le prêtre en se montrant au coupable. Vous m'appartenez, car vous souffrez. Malheureusement, je viens sans doute augmenter vos appréhensions. Ursule a eu cette nuit un rêve terrible. Votre oncle a soulevé la pierre de sa tombe pour prophétiser des malheurs dans votre famille. Je ne viens certes pas vous faire peur, mais vous devez savoir si ce qu'il a dit…

– En vérité, monsieur le curé, je ne puis être tranquille nulle part, pas même sur ces roches… Je ne veux rien savoir de ce qui se passe dans l'autre monde.

 

– Je me retire, monsieur, je n'ai pas fait ce chemin par la chaleur pour mon plaisir, dit le prêtre en s'essuyant le front.

– Eh! bien, qu'a-t-il dit, le bonhomme? demanda Minoret.

– Vous êtes menacé de perdre votre fils. S'il a raconté des choses que vous seul saviez, c'est à faire frémir pour les choses que nous ne savons pas. Restituez, mon cher monsieur, restituez! Ne vous damnez pas pour un peu d'or.

– Mais restituer quoi?

– La fortune que le docteur destinait à Ursule. Vous avez pris ces trois inscriptions, je le sais maintenant. Vous avez commencé par persécuter la pauvre fille, et vous finissez par lui offrir une fortune; vous tombez dans le mensonge, vous vous entortillez dans ses dédales et vous y faites des faux pas à tout moment. Vous êtes maladroit, vous avez été mal servi par votre complice Goupil qui se rit de vous. Dépêchez-vous, car vous êtes observé par des gens spirituels et perspicaces, par les amis d'Ursule. Restituez! et si vous ne sauvez pas votre fils, qui peut-être n'est pas menacé, vous sauverez votre âme, vous sauverez votre honneur. Est-ce dans une société constituée comme la nôtre, est-ce dans une petite ville où vous avez tous les yeux les uns sur les autres, et où tout se devine quand tout ne se sait pas, que vous pourrez celer une fortune mal acquise? Allons, mon cher enfant, un homme innocent ne me laisserait pas parler si long-temps.

– Allez au diable! s'écria Minoret, je ne sais pas ce que vous avez tous après moi. J'aime mieux ces pierres, elles me laissent tranquille.

– Adieu, vous avez été prévenu par moi, mon cher monsieur, sans que, ni la pauvre enfant ni moi, nous ayons dit un seul mot à qui que ce soit au monde. Mais prenez garde!.. il est un homme qui a les yeux sur vous. Dieu vous prenne en pitié!

Le curé s'éloigna, puis à quelques pas il se retourna pour regarder encore Minoret. Minoret se tenait la tête entre les mains, car sa tête le gênait. Minoret était un peu fou. D'abord, il avait gardé les trois inscriptions, il ne savait qu'en faire, il n'osait aller les toucher lui-même, il avait peur qu'on ne le remarquât; il ne voulait pas les vendre, et cherchait un moyen de les transférer. Il faisait, lui! des romans d'affaires dont le dénoûment était toujours la transmission des maudites inscriptions. Dans cette horrible situation, il pensa néanmoins à tout avouer à sa femme afin d'avoir un conseil. Zélie, qui avait si bien mené sa barque, saura le retirer de ce pas difficile. Les rentes trois pour cent étaient alors à quatre-vingts francs, il s'agissait, avec les arrérages, d'une restitution de près d'un million! Rendre un million, sans qu'il y ait contre nous aucune preuve qui dise qu'on l'a pris?.. ceci n'était pas une petite affaire. Aussi Minoret demeura-t-il pendant le mois de septembre et une partie de celui d'octobre en proie à ses remords, à ses irrésolutions. Au grand étonnement de toute la ville, il maigrit.

Une circonstance affreuse hâta la confidence que Minoret voulait faire à Zélie: l'épée de Damoclès se remua sur leurs têtes. Vers le milieu du mois d'octobre, monsieur et madame Minoret reçurent de leur fils Désiré la lettre suivante:

«Ma chère mère, si je ne suis pas venu vous voir depuis les vacances, c'est que d'abord j'étais de service en l'absence de monsieur le procureur du roi, puis je savais que monsieur de Portenduère attendait mon séjour à Nemours pour m'y chercher querelle. Lassé peut-être de voir une vengeance qu'il veut tirer de notre famille toujours remise, le vicomte est venu à Fontainebleau, où il avait donné rendez-vous à l'un de ses amis de Paris, après s'être assuré du concours du vicomte de Soulanges, chef d'escadron des hussards que nous avons en garnison. Il s'est présenté très-poliment chez moi, accompagné de ces deux messieurs, et m'a dit que mon père était indubitablement l'auteur des persécutions infâmes exercées sur Ursule Mirouët, sa future; il m'en a donné les preuves en m'expliquant les aveux de Goupil devant témoins, et la conduite de mon père, qui d'abord s'était refusé à exécuter les promesses faites à Goupil pour le récompenser de ses perfides inventions, et qui, après lui avoir fourni les fonds pour traiter de la charge d'huissier à Nemours, avait par peur offert sa garantie à monsieur Dionis pour le prix de son Étude, et enfin établi Goupil. Le vicomte, ne pouvant se battre avec un homme de soixante-sept ans, et voulant absolument venger les injures faites à Ursule, me demanda formellement une réparation. Son parti, pris et médité dans le silence, était inébranlable. Si je refusais le duel, il avait résolu de me rencontrer dans un salon en face des personnes à l'estime desquelles je tenais le plus, à m'y insulter si gravement que je devrais alors me battre, ou que ma carrière serait finie. En France, un lâche est unanimement repoussé. D'ailleurs ses motifs pour exiger une réparation seraient expliqués par des hommes honorables. Il s'est dit fâché d'en venir à de pareilles extrémités. Selon ses témoins, le plus sage à moi serait de régler une rencontre comme des gens d'honneur en avaient l'habitude, afin que la querelle n'eût pas Ursule Mirouët pour motif. Enfin, pour éviter tout scandale en France, nous pouvions faire avec nos témoins un voyage sur la frontière la plus rapprochée. Les choses s'arrangeraient ainsi pour le mieux. Son nom, a-t-il dit, valait dix fois ma fortune, et son bonheur à venir lui faisait risquer plus que je ne risquais dans ce combat, qui serait mortel. Il m'a engagé à choisir mes témoins et à faire décider ces questions. Mes témoins choisis se sont réunis aux siens hier, et ils ont à l'unanimité décidé que je devais une réparation. Dans huit jours donc, je partirai pour Genève avec deux de mes amis. Monsieur de Portenduère, monsieur de Soulanges et monsieur de Trailles y vont de leur côté. Nous nous battrons au pistolet; toutes les conditions du duel sont arrêtées: nous tirerons chacun trois fois; et après, quoi qu'il arrive, tout sera fini. Pour ne pas ébruiter une si sale affaire, car je suis dans l'impossibilité de justifier la conduite de mon père, je vous écris au dernier moment. Je ne veux pas vous aller voir à cause des violences auxquelles vous pourriez vous abandonner et qui ne seraient point convenables. Pour faire mon chemin dans le monde, je dois en suivre les lois; et là où le fils d'un vicomte a dix raisons pour se battre, il y en a cent pour le fils d'un maître de poste. Je passerai de nuit à Nemours, et vous y ferai mes adieux.»

Cette lettre lue, il y eut entre Zélie et Minoret une scène qui se termina par les aveux du vol, de toutes les circonstances qui s'y rattachaient et des étranges scènes auxquelles il donnait lieu partout, même dans le monde des rêves. Le million fascina Zélie tout autant qu'il avait fasciné Minoret.

– Tiens-toi tranquille ici, dit Zélie à son mari sans lui faire la moindre remontrance sur ses sottises, je me charge de tout. Nous garderons l'argent, et Désiré ne se battra pas.

Madame Minoret mit son châle et son chapeau, courut avec la lettre de son fils chez Ursule, et la trouva seule, car il était environ midi. Malgré son assurance, Zélie Minoret fut saisie par le regard froid que l'orpheline jeta; mais elle se gourmanda pour ainsi dire de sa couardise et prit un ton dégagé.

– Tenez, mademoiselle Mirouët, faites-moi le plaisir de lire la lettre que voici, et dites-moi ce que vous en pensez? cria-t-elle en tendant à Ursule la lettre du substitut.

Ursule éprouva mille sentiments contraires à la lecture de cette lettre, qui lui apprenait combien elle était aimée, quel soin Savinien avait de l'honneur de celle qu'il prenait pour femme; mais elle avait à la fois trop de religion et trop de charité pour vouloir être la cause de la mort ou des souffrances de son plus cruel ennemi.

– Je vous promets, madame, d'empêcher ce duel, et vous pouvez être tranquille; mais je vous prie de me laisser cette lettre.

– Voyons, mon petit ange, ne pouvons-nous pas faire mieux? Écoutez-moi bien. Nous avons réuni quarante-huit mille livres de rente autour du Rouvre, un vrai château royal; de plus, nous pouvons donner à Désiré vingt-quatre mille livres de rente sur le Grand-Livre, en tout soixante-douze mille francs par an. Vous conviendrez qu'il n'y a pas beaucoup de partis qui puissent lutter avec lui. Vous êtes une petite ambitieuse, et vous avez raison, dit Zélie en apercevant le geste de dénégation vive que fit Ursule. Je viens vous demander votre main pour Désiré; vous porterez le nom de votre parrain, ce sera l'honorer. Désiré, comme vous l'avez pu voir, est un joli garçon; il est très-bien vu à Fontainebleau, le voilà bientôt procureur du roi. Vous êtes une enjôleuse, vous le ferez venir à Paris. A Paris, nous vous donnerons un bel hôtel, vous brillerez, vous y jouerez un rôle, car avec soixante-douze mille francs de rente et les appointements d'une place, vous et Désiré vous serez de la plus haute société. Consultez vos amis, et vous verrez ce qu'ils vous diront.

– Je n'ai besoin que de consulter mon cœur, madame.

– Ta, ta, ta! vous allez me parler de ce petit casse-cœur de Savinien? Parbleu! vous achèterez bien cher son nom, ses petites moustaches relevées comme deux crocs, et ses cheveux noirs. Encore un joli cadet! Vous irez loin avec un ménage, avec sept mille francs de rente, et un homme qui a fait cent mille francs de dettes en deux ans à Paris. D'abord, vous ne savez pas ça encore, tous les hommes se ressemblent, mon enfant! et, sans me flatter, mon Désiré vaut le fils d'un roi.

– Vous oubliez, madame, le danger que court monsieur votre fils en ce moment, et qui ne peut être détourné que par le désir qu'a monsieur de Portenduère de m'être agréable. Ce danger serait sans remède s'il apprenait que vous me faites des propositions déshonorantes… Sachez, madame, que je me trouverai plus heureuse dans la médiocre fortune à laquelle vous faites allusion que dans l'opulence par laquelle vous voulez m'éblouir. Par des raisons inconnues encore, car tout se saura, madame, monsieur Minoret a mis au jour, en me persécutant odieusement, l'affection qui m'unit à monsieur de Portenduère et qui peut s'avouer, car sa mère la bénira sans doute: je dois donc vous dire que cette affection, permise et légitime, est toute ma vie. Aucune destinée, quelque brillante, quelque élevée qu'elle puisse être, ne me fera changer. J'aime sans retour ni changement possible. Ce serait donc un crime dont je serais punie que d'épouser un homme à qui j'apporterais une âme toute à Savinien. Maintenant, madame, puisque vous m'y forcez, je vous dirai plus: je n'aimerais point monsieur de Portenduère, je ne saurais encore me résoudre à porter les peines et les joies de la vie dans la compagnie de monsieur votre fils. Si monsieur Savinien a fait des dettes, vous avez souvent payé celles de monsieur Désiré. Nos caractères n'ont ni ces similitudes, ni ces différences qui permettent de vivre ensemble sans amertume cachée. Peut-être n'aurais-je pas avec lui la tolérance que les femmes doivent à un époux, je lui serais donc bientôt à charge. Cessez de penser à une alliance de laquelle je suis indigne et à laquelle je puis me refuser sans vous causer le moindre chagrin, car vous ne manquerez pas, avec de tels avantages, de trouver des jeunes filles plus belles que moi, d'une condition supérieure à la mienne et plus riches.

– Vous me jurez, ma petite, dit Zélie, d'empêcher que ces deux jeunes gens ne fassent leur voyage et se battent?

– Ce sera, je le prévois, le plus grand sacrifice que monsieur de Portenduère puisse me faire; mais ma couronne de mariée ne doit pas être prise par des mains ensanglantées.

– Eh! bien, je vous remercie, ma cousine, et je souhaite que vous soyez heureuse.

– Et moi, madame, dit Ursule, je souhaite que vous puissiez réaliser le bel avenir de votre fils.

Cette réponse atteignit au cœur la mère du substitut, à la mémoire de qui les prédictions du dernier songe d'Ursule revinrent; elle resta debout, ses petits yeux attachés sur la figure d'Ursule, si blanche, si pure et si belle dans sa robe de demi-deuil, car Ursule s'était levée pour faire partir sa prétendue cousine.

– Vous croyez donc aux rêves? lui dit-elle.

– J'en souffre trop pour n'y pas croire.

– Mais alors… dit Zélie.

– Adieu, madame, fit Ursule qui salua madame Minoret en entendant les pas du curé.

L'abbé Chaperon fut surpris de trouver madame Minoret chez Ursule. L'inquiétude peinte sur le visage mince et grimé de l'ancienne régente de la Poste engagea naturellement le prêtre à observer tour à tour les deux femmes.

– Croyez-vous aux revenants? dit Zélie au curé.

 

– Croyez-vous aux revenus? répondit le prêtre en souriant.

– C'est des finauds, tout ce monde-là, pensa Zélie, ils veulent nous subtiliser. Ce vieux prêtre, ce vieux juge de paix et ce petit drôle de Savinien s'entendent. Il n'y a pas plus de rêves que je n'ai de cheveux dans le creux de la main.

Elle partit après deux révérences sèches et courtes.

– Je sais pourquoi Savinien allait à Fontainebleau, dit Ursule à l'abbé Chaperon en le mettant au fait du duel et le priant d'employer son ascendant à l'empêcher.

– Et madame Minoret vous a offert la main de son fils? dit le vieux prêtre.

– Oui.

– Minoret a probablement avoué son crime à sa femme, ajouta le curé.

Le juge de paix, qui vint en ce moment, apprit la démarche et l'offre que venait de faire Zélie dont la haine contre Ursule lui était connue, et il regarda le curé comme pour lui dire: – Sortons, je veux vous parler d'Ursule sans qu'elle nous entende.

– Savinien saura que vous avez refusé quatre-vingt mille francs de rente et le coq de Nemours! dit-il.

– Est-ce donc un sacrifice? répondit-elle. Y a-t-il des sacrifices quand on aime véritablement? Enfin ai-je un mérite quelconque à refuser le fils d'un homme que nous méprisons? Que d'autres se fassent des vertus de leurs répugnances, ce ne doit pas être la morale d'une fille élevée par des Jordy, des abbé Chaperon, et par notre cher docteur! dit-elle en regardant le portrait.

Bongrand prit la main d'Ursule et la baisa.

– Savez-vous, dit le juge de paix au curé quand ils furent dans la rue, ce que venait faire madame Minoret?

– Quoi? répondit le prêtre en regardant le juge d'un air fin qui paraissait purement curieux.

– Elle voulait faire une affaire de restitution.

– Vous croyez donc?.. reprit l'abbé Chaperon.

– Je ne crois pas, j'ai la certitude, et, tenez, voyez.

Le juge de paix montra Minoret qui venait à eux en retournant chez lui, car en sortant de chez Ursule les deux vieux amis remontèrent la Grand'rue de Nemours.

– Obligé de plaider en cour d'assises, j'ai naturellement étudié bien des remords, mais je n'ai rien vu de pareil à celui-ci! Qui donc a pu donner cette flaccidité, cette pâleur à des joues dont la peau tendue comme celle d'un tambour crevait de la bonne grosse santé des gens sans soucis? Qui a cerné de noir ces yeux et amorti leur vivacité campagnarde? Avez-vous jamais cru qu'il y aurait des plis sur ce front, et que ce colosse pourrait jamais être agité dans sa cervelle? Il sent enfin son cœur! Je me connais en remords, comme vous vous connaissez en repentirs, mon cher curé: ceux que j'ai jusqu'à présent observés attendaient leur peine ou allaient la subir pour s'acquitter avec le monde, ils étaient résignés ou respiraient la vengeance; mais voici le remords sans l'expiation, le remords tout pur, avide de sa proie et la déchirant.

– Vous ne savez pas encore, dit le juge de paix en arrêtant Minoret, que mademoiselle Mirouët vient de refuser la main de votre fils?

– Mais, dit le curé, soyez tranquille, elle empêchera son duel avec monsieur de Portenduère.

– Ah! ma femme a réussi, dit Minoret, j'en suis bien aise, car je ne vivais pas.

– Vous êtes en effet si changé que vous ne vous ressemblez plus, dit le juge.

Minoret regardait alternativement Bongrand et le curé pour savoir si le prêtre avait commis une indiscrétion; mais l'abbé Chaperon conservait une immobilité de visage, un calme triste qui rassura le coupable.

– Et c'est d'autant plus étonnant, disait toujours le juge de paix, que vous ne devriez éprouver que contentement. Enfin, vous êtes le seigneur du Rouvre, vous y avez réuni les Bordières, toutes vos fermes, vos moulins, vos prés… Vous avez cent mille livres de rente avec vos placements sur le Grand-Livre.

– Je n'ai rien sur le Grand-Livre, dit précipitamment Minoret.

– Bah! fit le juge de paix. Tenez, il en est de cela comme de l'amour de votre fils pour Ursule, qui tantôt en fait fi, tantôt la demande en mariage. Après avoir essayé de faire mourir Ursule de chagrin, vous la voulez pour belle-fille! Mon cher monsieur, vous avez quelque chose dans votre sac…

Minoret essaya de répondre, il chercha des paroles, et ne put trouver que: – Vous êtes drôle, monsieur le juge de paix. Adieu, messieurs.

Et il entra d'un pas lent dans la rue des Bourgeois.

– Il a volé la fortune de notre pauvre Ursule! mais où pêcher des preuves?

– Dieu veuille… dit le curé.

– Dieu a mis en nous un sentiment qui parle déjà dans cet homme, reprit le juge de paix; mais nous appelons cela des présomptions, et la justice humaine exige quelque chose de plus.

L'abbé Chaperon garda le silence du prêtre. Comme il arrive en pareille circonstance, il pensait beaucoup plus souvent qu'il ne le voulait à la spoliation presque avouée par Minoret, et au bonheur de Savinien évidemment retardé par le peu de fortune d'Ursule; car la vieille dame reconnaissait en secret avec son confesseur combien elle avait eu tort en ne consentant pas au mariage de son fils pendant la vie du docteur. Le lendemain, en descendant de l'autel, après sa messe, il fut frappé par une pensée qui prit en lui-même la force d'un éclat de voix; il fit signe à Ursule de l'attendre, et alla chez elle sans avoir déjeuné.

– Mon enfant, lui dit le curé, je veux voir les deux volumes où votre parrain des rêves prétend avoir mis ses inscriptions et ses billets.

Ursule et le curé montèrent à la bibliothèque et y prirent le troisième volume des Pandectes. En l'ouvrant, le vieillard remarqua, non sans étonnement, la marque faite par des papiers sur les feuillets qui, offrant moins de résistance que la couverture, gardaient encore l'empreinte des inscriptions. Puis dans l'autre volume, il reconnut l'espèce de bâillement produit par le long séjour d'un paquet et sa trace au milieu des deux pages in-folio.

– Montez donc, monsieur Bongrand? cria la Bougival au juge de paix qui passait.

Bongrand arriva précisément au moment où le curé mettait ses lunettes pour lire trois numéros écrits de la main du défunt Minoret sur la garde en papier vélin coloré, collée intérieurement par le relieur sur la couverture, et qu'Ursule venait d'apercevoir.

– Qu'est-ce que cela signifie? Notre cher docteur était bien trop bibliophile pour gâter la garde d'une couverture, disait l'abbé Chaperon; voici trois numéros inscrits entre un premier numéro précédé d'un M, et un autre numéro précédé d'un U.

– Que dites-vous? répondit Bongrand, laissez-moi voir cela. Mon Dieu! s'écria le juge de paix, ceci n'ouvrirait-il pas les yeux à un athée en lui démontrant la Providence? La justice humaine est, je crois, le développement d'une pensée divine qui plane sur les mondes! Il saisit Ursule et l'embrassa sur le front. – Oh! mon enfant, vous serez heureuse, riche, et par moi!

– Qu'avez-vous? dit le curé.

– Mon cher monsieur, s'écria la Bougival en prenant le juge par sa redingote bleue, oh! laissez-moi vous embrasser pour ce que vous venez de dire.

– Expliquez-vous, pour ne pas nous donner une fausse joie, dit le curé.

– Si pour devenir riche je dois causer de la peine à quelqu'un, dit Ursule en entrevoyant un procès criminel, je…

– Et songez, dit le juge de paix en interrompant Ursule, à la joie que vous ferez à notre cher Savinien.

– Mais vous êtes fou! dit le curé.

– Non, mon cher curé, dit le juge de paix, écoutez. Les inscriptions au Grand-Livre ont autant de séries qu'il y a de lettres dans l'alphabet, et chaque numéro porte la lettre de sa série; mais les inscriptions de rente au porteur ne peuvent point avoir de lettres, puisqu'elles ne sont au nom de personne: ainsi ce que vous voyez prouve que le jour où le bonhomme a placé ses fonds sur l'État, il a pris note du numéro de son inscription de quinze mille livres de rente qui porte la lettre M (Minoret), des numéros sans lettres de trois inscriptions au porteur et de celle d'Ursule Mirouët dont le numéro est 23,534, et qui suit, comme vous le voyez, immédiatement celui de l'inscription de quinze mille francs. Cette coïncidence prouve que ces numéros sont ceux de cinq inscriptions acquises le même jour, et notées par le bonhomme en cas de perte. Je lui avais conseillé de mettre la fortune d'Ursule en inscriptions au porteur, et il a dû employer ses fonds, ceux qu'il destinait à Ursule et ceux qui appartenaient à sa pupille le même jour. Je vais chez Dionis consulter l'inventaire; et si le numéro de l'inscription qu'il a laissée en son nom est 23,533, lettre M, nous serons sûrs qu'il a placé, par le ministère du même agent de change, le même jour: primo, ses fonds en une seule inscription; secundo, ses économies en trois inscriptions au porteur, numérotées sans lettre de série; tertio, les fonds de sa pupille: le livre des transferts en offrira des preuves irrécusables. Ah! Minoret le sournois, je vous pince. Motus, mes enfants!