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La Comédie humaine, Volume 5

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– Je voulais acheter la maison de mon oncle, j'achèterai celle de votre mère, lui dit-elle.

– Est-ce possible? dit Savinien. Vous êtes mineure et ne pouvez vendre votre inscription de rente sans des formalités auxquelles le procureur du roi ne se prêterait point. Nous n'essaierons d'ailleurs pas de résister. Toute la ville voit avec plaisir la déconfiture d'une maison noble. Ces bourgeois sont comme des chiens à la curée. Il me reste heureusement dix mille francs avec lesquels je pourrai faire vivre ma mère jusqu'à la fin de ces déplorables affaires. Enfin, l'inventaire de votre parrain n'est pas encore terminé, monsieur Bongrand espère encore trouver quelque chose pour vous. Il est aussi étonné que moi de vous savoir sans aucune fortune. Le docteur s'est si souvent expliqué, soit avec lui, soit avec moi, sur le bel avenir qu'il vous avait arrangé, que nous ne comprenons rien à ce dénoûment.

– Bah! dit-elle, pourvu que je puisse acheter la bibliothèque et les meubles de mon parrain pour éviter qu'ils ne se dispersent ou n'aillent en des mains étrangères, je suis contente de mon sort.

– Mais qui sait le prix que mettront ces infâmes héritiers à ce que vous voudrez avoir?

On ne parlait, de Montargis à Fontainebleau, que des héritiers Minoret et du million qu'ils cherchaient; mais les plus minutieuses recherches, faites dans la maison depuis la levée des scellés, n'amenaient aucune découverte. Les cent vingt-neuf mille francs de la créance Portenduère, les quinze mille francs de rente dans le trois pour cent, alors à soixante-seize, et qui donnaient un capital de trois cent quatre-vingt mille francs, la maison estimée quarante mille francs et son riche mobilier produisaient un total d'environ six cent mille francs qui semblaient à tout le monde une assez jolie fiche de consolation. Minoret eut alors quelques inquiétudes mordantes. La Bougival et Savinien, qui persistaient à croire, aussi bien que le juge de paix, à l'existence de quelque testament, arrivaient à la fin de chaque vacation et venaient demander à Bongrand le résultat des perquisitions. L'ami du vieillard s'écriait quelquefois au moment où les gens d'affaires et les héritiers sortaient: – Je n'y comprends rien! Comme, pour beaucoup de gens superficiels, deux cent mille francs constituaient à chaque héritier une belle fortune de province, personne ne s'avisa de rechercher comment le docteur avait pu mener son train de maison avec quinze mille francs seulement, puisqu'il laissait intacts les intérêts de la créance Portenduère. Bongrand, Savinien et le curé se posaient seuls cette question dans l'intérêt d'Ursule, et firent, en l'exprimant, plus d'une fois pâlir le maître de poste.

– Ils ont pourtant bien tout fouillé, eux pour trouver de l'argent, moi pour trouver un testament qui devait être en faveur de monsieur Portenduère, dit le juge de paix le jour où l'inventaire fut clos. On a éparpillé les cendres, soulevé les marbres, tâté les pantoufles, percé les bois de lit, vidé les matelas, piqué les couvertures, les couvre-pieds, retourné son édredon, visité les papiers pièce à pièce, les tiroirs, bouleversé le sol de la cave, et je les poussais à ces dévastations!

– Que pensez-vous? disait le curé.

– Le testament a été supprimé par un héritier.

– Et les valeurs?

– Courez donc après! Devinez donc quelque chose à la conduite de gens aussi sournois, aussi rusés, aussi avares que les Massin, que les Crémière? Voyez donc clair dans une fortune comme celle de Minoret qui touche deux cent mille francs de la succession, qui va, dit-on, vendre son brevet, sa maison et ses intérêts dans les messageries, trois cent cinquante mille francs?.. Quelles sommes! sans compter les économies de ses trente et quelques mille livres de rente en fonds de terre. Pauvre docteur!

– Le testament aura peut-être été caché dans la bibliothèque, dit Savinien.

– Aussi, ne détourné-je pas la petite de l'acheter! Sans cela, ne serait-ce pas une folie que de lui laisser mettre son seul argent comptant à des livres qu'elle n'ouvrira jamais?

La ville entière croyait la filleule du docteur nantie des capitaux introuvables; mais quand on sut positivement que ses quatorze cents francs de rente et ses reprises constituaient toute sa fortune, la maison du docteur et son mobilier excitèrent alors une curiosité générale. Les uns pensèrent qu'il se trouverait des sommes en billets de banque cachés dans les meubles; les autres, que le vieillard en avait fourré dans ses livres. Aussi la vente offrit-elle le spectacle des étranges précautions prises par les héritiers. Dionis, faisant les fonctions d'huissier priseur, déclarait à chaque objet crié que les héritiers n'entendaient vendre que le meuble et non ce qu'il pourrait contenir de valeurs; puis, avant de le livrer, tous ils le soumettaient à des investigations crochues, le faisaient sonner et sonder; enfin, ils le suivaient des mêmes regards qu'un père jette à son fils unique en le voyant partir pour les Indes.

– Ah! mademoiselle, dit la Bougival consternée en revenant de la première vacation, je n'irai plus. Et monsieur Bongrand a raison, vous ne pourriez pas soutenir un pareil spectacle. Tout est par places. On va et on vient partout comme dans la rue, les plus beaux meubles servent à tout, ils montent dessus, et c'est un fouillis où une poule ne retrouverait pas ses poussins! On se croirait à un incendie. Les affaires sont dans la cour, les armoires sont ouvertes, rien dedans! Oh! le pauvre cher homme, il a bien fait de mourir, sa vente l'aurait tué.

Bongrand, qui rachetait pour Ursule les meubles affectionnés par le défunt et de nature à parer la petite maison, ne parut point à la vente de la bibliothèque. Plus fin que les héritiers, dont l'avidité pouvait lui faire payer les livres trop cher, il avait donné commission à un fripier-bouquiniste de Melun, venu exprès à Nemours, et qui déjà s'était fait adjuger plusieurs lots. Par suite de la défiance des héritiers, la bibliothèque se vendit ouvrage par ouvrage. Trois mille volumes furent examinés, fouillés un à un, tenus par les deux côtés de la couverture relevée et agités pour en faire sortir des papiers qui pouvaient y être cachés; enfin leurs couvertures furent interrogées, et les gardes examinées. Le total des adjudications s'éleva, pour Ursule, à six mille cinq cents francs environ, la moitié de ses répétitions contre la succession. Le corps de la bibliothèque ne fut livré qu'après avoir été soigneusement examiné par un ébéniste célèbre pour les secrets, mandé de Paris. Lorsque le juge de paix donna l'ordre de transporter le corps de bibliothèque et les livres chez mademoiselle Mirouët, il y eut chez les héritiers des craintes vagues, qui plus tard furent dissipées quand on la vit tout aussi pauvre qu'auparavant. Minoret acheta la maison de son oncle, que ses cohéritiers poussèrent jusqu'à cinquante mille francs, en imaginant que le maître de poste espérait trouver un trésor dans les murs. Aussi le cahier des charges contenait-il des réserves à ce sujet. Quinze jours après la liquidation de la succession, Minoret, qui vendit son relais et ses établissements au fils d'un riche fermier, s'installa dans la maison de son oncle, où il dépensa des sommes considérables en ameublements et en restaurations. Ainsi Minoret se condamnait lui-même à vivre à quelques pas d'Ursule.

– J'espère, avait-il dit chez Dionis le jour où la mise en demeure fut signifiée à Savinien et à sa mère, que nous serons débarrassés de ces nobliaux-là! nous chasserons les autres après.

– La vieille aux quatorze quartiers, lui répondit Goupil, ne voudra pas être témoin de son désastre; elle ira mourir en Bretagne, où elle trouvera sans doute une femme pour son fils.

– Je ne le crois pas, répondit le notaire qui le matin avait rédigé le contrat de l'acquisition faite par Bongrand. Ursule vient d'acheter la maison de la veuve Ricard.

– Cette maudite pécore ne sait quoi s'inventer pour nous ennuyer! s'écria très-imprudemment le maître de poste.

– Et qu'est-ce que cela vous fait qu'elle demeure à Nemours? demanda Goupil surpris par le mouvement de contrariété qui échappait au colosse imbécile.

– Vous ne savez pas, répondit Minoret en devenant rouge comme un coquelicot, que mon fils a la bêtise d'être amoureux d'elle. Aussi donnerais-je bien cent écus pour qu'Ursule quittât Nemours.

Sur ce premier mouvement, chacun comprend combien Ursule, pauvre et résignée, allait gêner le riche Minoret. Les tracas d'une succession à liquider, la vente de ses établissements et les courses nécessitées par des affaires insolites, ses débats avec sa femme à propos des plus légers détails et de l'acquisition de la maison du docteur, où Zélie voulut vivre bourgeoisement dans l'intérêt de son fils; ce hourvari qui contrastait avec la tranquillité de sa vie ordinaire, empêcha le grand Minoret de songer à sa victime. Mais quelques jours après son installation rue des Bourgeois, vers le milieu du mois de mai, au retour d'une promenade, il entendit la voix du piano, vit la Bougival assise à la fenêtre comme un dragon gardant un trésor, et entendit soudain en lui-même une voix importune.

Expliquer pourquoi, chez un homme de la trempe de l'ancien maître de poste, la vue d'Ursule, qui ne soupçonnait même pas le vol commis à son préjudice, devint aussitôt insupportable; comment le spectacle de cette grandeur dans l'infortune lui inspira le désir de renvoyer de la ville cette jeune fille; et comment ce désir prit les caractères de la haine et de la passion, ce serait peut-être faire tout un traité de morale. Peut-être ne se croyait-il pas le légitime possesseur des trente-six mille livres de rente, tant que celle à qui elles appartenaient serait à deux pas de lui? Peut-être croyait-il vaguement à un hasard qui ferait découvrir son vol, tant que ceux qu'il avait dépouillés seraient là. Peut-être, chez cette nature en quelque sorte primitive, presque grossière, et qui jusqu'alors n'avait rien fait que de légal, la présence d'Ursule éveillait-elle des remords? Peut-être ces remords le poignaient-ils d'autant plus qu'il avait plus de bien légitimement acquis? Il attribua sans doute ces mouvements de sa conscience à la seule présence d'Ursule, en imaginant que, la jeune fille disparue, ces troubles gênants disparaîtraient aussi. Enfin peut-être le crime a-t-il sa doctrine de perfection? Un commencement de mal veut sa fin, une première blessure appelle le coup qui tue. Peut-être le vol conduit-il fatalement à l'assassinat? Minoret avait commis la spoliation sans la moindre réflexion, tant les faits s'étaient succédé rapidement: la réflexion vint après. Or, si vous avez bien saisi la physionomie et l'encolure de cet homme, vous comprendrez le prodigieux effet qu'y devait produire une pensée. Le remords est plus qu'une pensée, il provient d'un sentiment qui ne se cache pas plus que l'amour, et qui a sa tyrannie. Mais de même que Minoret n'avait pas fait la moindre réflexion en s'emparant de la fortune destinée à Ursule, de même il voulut machinalement la chasser de Nemours quand il se sentit blessé par le spectacle de cette innocence trompée. En sa qualité d'imbécile, il ne songea point aux conséquences, il alla de péril en péril, poussé par son instinct cupide, comme un animal fauve qui ne prévoit aucune ruse du chasseur, et qui compte sur sa vélocité, sur sa force. Bientôt les riches bourgeois qui se réunissaient chez le notaire Dionis remarquèrent un changement dans les manières, dans l'attitude de cet homme jadis sans soucis.

 

– Je ne sais pas ce qu'a Minoret, il est tout chose! disait sa femme à laquelle il avait résolu de cacher son hardi coup de main.

Tout le monde expliqua l'ennui de Minoret, car la pensée sur cette figure ressemblait à de l'ennui, par la cessation absolue de toute occupation, par le passage subit de la vie active à la vie bourgeoise. Pendant que Minoret songeait à briser la vie d'Ursule, la Bougival ne passait pas une journée sans faire à sa fille de lait quelque allusion à la fortune qu'elle aurait dû avoir, ou sans comparer son misérable sort à celui que feu monsieur lui réservait et dont il lui avait parlé, à elle, la Bougival.

– Enfin, disait-elle, ce n'est pas par intérêt ce que j'en dis, mais est-ce que feu monsieur, bon comme il était, ne m'aurait pas laissé quelque petite chose…

– Ne suis-je pas là, répondit Ursule en défendant à la Bougival de lui dire un mot à ce sujet.

Elle ne voulut pas salir par des pensées d'intérêt les affectueux, tristes et doux souvenirs qui accompagnaient la noble figure du vieux docteur dont une esquisse au crayon noir et blanc, faite par son maître de dessin, ornait sa petite salle. Pour sa neuve et belle imagination, l'aspect de ce croquis lui suffisait pour toujours revoir son parrain à qui elle pensait sans cesse, surtout entourée des objets qu'il affectionnait: sa grande bergère à la duchesse, les meubles de son cabinet et son trictrac, ainsi que le piano donné par lui. Les deux vieux amis qui lui restaient, l'abbé Chaperon et monsieur Bongrand, les seules personnes qu'elle voulût recevoir, étaient, au milieu de ces choses presque animées par ses regrets, comme deux vivants souvenirs de sa vie passée à laquelle elle rattacha son présent par l'amour que son parrain avait béni. Bientôt la mélancolie de ses pensées insensiblement adoucie teignit en quelque sorte ses heures, et relia toutes ces choses par une indéfinissable harmonie: ce fut une exquise propreté, la plus exacte symétrie dans la disposition des meubles, quelques fleurs données chaque jour par Savinien, des riens élégants, une paix que les habitudes de la jeune fille communiquaient aux choses et qui rendit son chez-soi aimable. Après le déjeuner et après la messe, elle continuait à étudier et à chanter; puis elle brodait, assise à sa fenêtre sur la rue. A quatre heures, Savinien, au retour d'une promenade qu'il faisait par tous les temps, trouvait la fenêtre entr'ouverte, et s'asseyait sur le bord extérieur de la fenêtre pour causer une demi-heure avec elle. Le soir, le curé, le juge de paix la venaient voir, mais elle ne voulut jamais que Savinien les accompagnât. Enfin elle n'accepta point la proposition de madame de Portenduère que son fils avait amenée à prendre Ursule chez elle. La jeune personne et la Bougival vécurent d'ailleurs avec la plus sordide économie: elles ne dépensaient pas, tout compris, plus de soixante francs par mois. La vieille nourrice était infatigable: elle savonnait et repassait, elle ne faisait la cuisine que deux fois par semaine, elle gardait les viandes cuites, que la maîtresse et la servante mangeaient froides; car Ursule voulait économiser sept cents francs par an pour payer le reste du prix de sa maison. Cette sévérité de conduite, cette modestie, et sa résignation à une vie pauvre et dénuée après avoir joui d'une existence de luxe où ses moindres caprices étaient adorés, eut du succès auprès de quelques personnes. Ursule gagna d'être respectée et de n'encourir aucun propos. Une fois satisfaits, les héritiers lui rendirent d'ailleurs justice. Savinien admirait cette force de caractère chez une si jeune fille. De temps en temps, au sortir de la messe, madame de Portenduère adressa quelques paroles bienveillantes à Ursule, elle l'invita deux fois à dîner et la vint chercher elle-même. Si ce n'était pas encore le bonheur, du moins ce fut la tranquillité. Mais un succès où le juge de paix montra sa vieille science d'avoué fit éclater la persécution encore sourde et à l'état de vœu que Minoret méditait contre Ursule. Dès que toutes les affaires de la succession furent finies, le juge de paix, supplié par Ursule, prit en main la cause des Portenduère et lui promit de les tirer d'embarras; mais en allant chez la vieille dame dont la résistance au bonheur d'Ursule le rendait furieux, il ne lui laissa point ignorer qu'il se vouait à ses intérêts uniquement pour plaire à mademoiselle Mirouët. Il choisit l'un de ses anciens clercs pour avoué des Portenduère à Fontainebleau, et dirigea lui-même la demande en nullité de la procédure. Il voulait profiter de l'intervalle qui s'écoulerait entre l'annulation de la poursuite et la nouvelle instance de Massin, pour renouveler le bail de la ferme à six mille francs, tirer des fermiers un pot-de-vin et le payement anticipé de la dernière année. Dès lors la partie de whist se réorganisa chez madame de Portenduère, entre lui, le curé, Savinien et Ursule, que Bongrand et l'abbé Chaperon allaient prendre et ramenaient tous les soirs. En juin, Bongrand fit prononcer la nullité de la procédure suivie par Massin contre les Portenduère. Aussitôt il signa le nouveau bail, obtint trente-deux mille francs du fermier, et un fermage de six mille francs pour dix-huit ans; puis le soir, avant que ces opérations s'ébruitassent, il alla chez Zélie, qu'il savait assez embarrassée de placer ses fonds, et lui proposa l'acquisition des Bordières pour deux cent vingt mille francs.

– Je ferais immédiatement affaire, dit Minoret, si je savais que les Portenduère allassent vivre ailleurs qu'à Nemours.

– Mais, répondit le juge de paix, pourquoi?

– Nous voulons nous passer de nobles à Nemours.

– Je crois avoir entendu dire à la vieille dame que, si ses affaires s'arrangeaient, elle ne pourrait plus guère vivre qu'en Bretagne avec ce qui lui resterait. Elle parle de vendre sa maison.

– Eh! bien, vendez-la-moi, dit Minoret.

– Mais tu parles comme si tu étais le maître, dit Zélie. Que veux-tu faire de deux maisons?

– Si je ne termine pas ce soir avec vous pour les Bordières, reprit le juge de paix, notre bail sera connu, nous serons saisis de nouveau dans trois jours, et je manquerai cette liquidation, qui me tient au cœur. Aussi vais-je de ce pas à Melun, où des fermiers que j'y connais m'achèteront les Bordières les yeux fermés. Vous perdrez ainsi l'occasion de placer en terre à trois pour cent dans les terroirs du Rouvre.

– Eh! bien, pourquoi venez-vous nous trouver? dit Zélie.

– Parce que vous avez l'argent, tandis que mes anciens clients auront besoin de quelques jours pour me cracher cent vingt-neuf mille francs. Je ne veux pas de difficultés.

– Qu'elle quitte Nemours, et je vous les donne! dit encore Minoret.

– Vous comprenez que je ne puis pas engager la volonté des Portenduère, répondit Bongrand; mais je suis certain qu'ils ne resteront pas à Nemours.

Sur cette assurance, Minoret, à qui d'ailleurs Zélie poussa le coude, promit les fonds pour solder la dette des Portenduère envers la succession du docteur. Le contrat de vente fut alors passé chez Dionis, et l'heureux juge de paix y fit accepter les conditions du nouveau bail à Minoret, qui s'aperçut un peu tard, ainsi que Zélie, de la perte de la dernière année payée à l'avance. Vers la fin de juin, Bongrand apporta le quitus de sa fortune à madame de Portenduère, cent vingt-neuf mille francs, en l'engageant à les placer sur l'État qui lui donnerait six mille francs de rente dans le cinq pour cent en y joignant les dix mille francs de Savinien. Ainsi, loin de perdre sur ses revenus, la vieille dame gagnait deux mille francs de rente à sa liquidation. La famille de Portenduère demeura donc à Nemours. Minoret crut avoir été joué, comme si le juge de paix avait dû savoir que la présence d'Ursule lui était insupportable, et il en conçut un vif ressentiment qui accrut sa haine contre sa victime. Alors commença le drame secret, mais terrible en ses effets, de la lutte de deux sentiments, celui qui poussait Minoret à chasser Ursule de Nemours, et celui qui donnait à Ursule la force de supporter des persécutions dont la cause fut pendant un certain temps impénétrable: situation étrange et bizarre, vers laquelle tous les événements antérieurs avaient marché, qu'ils avaient préparée et à laquelle ils servent de préface.

Madame Minoret, à qui son mari fit cadeau d'une argenterie et d'un service de table complet d'environ vingt mille francs, donnait un superbe dîner tous les dimanches, le jour où son fils le substitut amenait quelques amis de Fontainebleau. Pour ces dîners somptueux, Zélie faisait venir quelques raretés de Paris, en obligeant ainsi le notaire Dionis à imiter son faste. Goupil, que les Minoret s'efforçaient de bannir de leur société comme une personne tarée qui tachait leur splendeur, ne fut invité que vers la fin du mois de juillet, un mois après l'inauguration de la vie bourgeoise menée par les anciens maîtres de poste. Le maître-clerc, déjà sensible à cet oubli calculé, fut obligé de dire vous à Désiré qui, depuis l'exercice de ses fonctions, avait pris un air grave et rogue jusque dans sa famille.

– Vous ne vous souvenez donc plus d'Esther, pour aimer ainsi mademoiselle Mirouët? dit Goupil au substitut.

– D'abord Esther est morte, monsieur. Puis je n'ai jamais pensé à Ursule, répondit le magistrat.

– Eh! bien, que me disiez-vous donc, papa Minoret? s'écria très-insolemment Goupil.

Minoret, pris en flagrant délit de mensonge par un homme si redoutable, eût perdu contenance sans le projet pour lequel il avait invité Goupil à dîner, en se souvenant de la proposition jadis faite par le maître-clerc d'empêcher le mariage d'Ursule et du jeune Portenduère. Pour toute réponse, il emmena brusquement le clerc au fond de son jardin.

– Vous avez bientôt vingt-huit ans, mon cher, lui dit-il, et je ne vous vois pas encore sur le chemin de la fortune. Je vous veux du bien, car enfin vous avez été le camarade de mon fils. Écoutez-moi? Si vous décidez la petite Mirouët, qui d'ailleurs possède quarante mille francs, à devenir votre femme, aussi vrai que je m'appelle Minoret, je vous donnerai les moyens d'acheter une charge de notaire à Orléans.

– Non, dit Goupil, je ne serais pas assez en vue; mais à Montargis…

– Non, reprit Minoret, mais à Sens…

– Va pour Sens! reprit le hideux premier clerc. Il y a un archevêque, je ne hais pas un pays de dévotion: avec un peu d'hypocrisie on y fait mieux son chemin. D'ailleurs la petite est dévote, elle y réussira.

– Il est bien entendu, reprit Minoret, que je ne donne les cent mille francs qu'au mariage de notre parente, à qui je veux faire un sort par considération pour défunt mon oncle.

– Et pourquoi pas un peu pour moi? dit malicieusement Goupil en soupçonnant quelque secret dans la conduite de Minoret. N'est-ce pas à mes renseignements que vous devez d'avoir pu réunir vingt-quatre mille francs de rente d'un seul tenant, sans enclaves, autour du château du Rouvre? Avec vos prairies et votre moulin qui sont de l'autre côté du Loing, vous y ajouteriez seize mille francs! Voyons, gros père, voulez-vous jouer avec moi franc jeu?

– Oui.

 

– Eh! bien, afin de vous faire sentir mes crocs, je mijotais pour Massin l'acquisition du Rouvre, ses parcs, ses jardins, ses réserves et son bois.

– Avise-toi de cela? dit Zélie en intervenant.

– Eh! bien, dit Goupil en lui lançant un regard de vipère, si je veux, demain Massin aura tout cela pour deux cent mille francs.

– Laisse-nous, ma femme, dit alors le colosse en prenant Zélie par le bras et la renvoyant, je m'entends avec lui… Nous avons eu tant d'affaires, reprit Minoret en revenant à Goupil, que nous n'avons pu penser à vous; mais je compte bien sur votre amitié pour nous avoir le Rouvre.

– Un ancien marquisat, dit malicieusement Goupil, et qui vaudrait bientôt entre vos mains cinquante mille livres de rente, plus de deux millions au prix où sont les biens.

– Et notre substitut épouserait alors la fille d'un maréchal de France, ou l'héritière d'une vieille famille qui le pousserait dans la magistrature à Paris, dit le maître de poste en ouvrant sa large tabatière et offrant une prise à Goupil.

– Eh! bien, jouons-nous franc jeu? s'écria Goupil en se secouant les doigts.

Minoret serra les mains de Goupil en lui répondant: – Parole d'honneur!

Comme tous les gens rusés, le maître-clerc crut, heureusement pour Minoret, que son mariage avec Ursule était un prétexte pour se raccommoder avec lui depuis qu'il leur opposait Massin.

– Ce n'est pas lui, se dit-il, qui a trouvé cette bourde, je reconnais ma Zélie, elle lui a dicté son rôle. Bah! lâchons Massin. Avant trois ans je serai, moi, le député de Sens, pensa-t-il. En apercevant alors Bongrand qui allait faire son whist en face, il se précipita dans la rue.

– Vous vous intéressez beaucoup à Ursule Mirouët, mon cher monsieur Bongrand, lui dit-il; vous ne pouvez pas être indifférent à son avenir. Voici le programme: elle épouserait un notaire dont l'Étude serait dans un chef-lieu d'arrondissement. Ce notaire, qui sera nécessairement député dans trois ans, lui reconnaîtrait cent mille francs de dot.

– Elle a mieux, dit sèchement Bongrand. Madame de Portenduère depuis ses malheurs ne va guère bien; hier encore elle était horriblement changée, le chagrin la tue; il reste à Savinien six mille francs de rente, Ursule a quarante mille francs, je leur ferai valoir leurs capitaux à la Massin, mais honnêtement, et dans dix ans ils auront une petite fortune.

– Savinien ferait une sottise, il peut épouser quand il voudra mademoiselle du Rouvre, une fille unique à qui son oncle et sa tante veulent laisser deux héritages superbes.

– Quand l'amour nous tient, adieu la prudence, a dit La Fontaine. Mais qui est-ce, votre notaire? car après tout… reprit Bongrand par curiosité.

– Moi, répondit Goupil qui fit tressaillir le juge de paix.

– Vous? répondit Bongrand sans cacher son dégoût.

– Ah! bien, votre serviteur, monsieur, répliqua Goupil en lançant un regard plein de fiel, de haine et de défi.

– Voulez-vous être la femme d'un notaire qui vous reconnaîtrait cent mille francs de dot? s'écria Bongrand en entrant dans la petite salle et s'adressant à Ursule qui se trouvait assise auprès de madame de Portenduère.

Ursule et Savinien tressaillirent par un même mouvement, et se regardèrent: elle en souriant, lui sans oser se montrer inquiet.

– Je ne suis pas maîtresse de mes actions, répondit Ursule en tendant la main à Savinien sans que la vieille mère pût voir ce geste.

– Aussi ai-je refusé sans seulement vous consulter.

– Et pourquoi? dit madame de Portenduère; il me semble, ma petite, que c'est un bel état que celui de notaire?

– J'aime mieux ma douce misère, répondit-elle, car, relativement à ce que je devais attendre de la vie, c'est pour moi l'opulence. Ma vieille nourrice m'épargne d'ailleurs bien des soucis, et je n'irai pas troquer le présent, qui me plaît, contre un avenir inconnu.

Le lendemain, la poste versa dans deux cœurs le poison de deux lettres anonymes: une à madame de Portenduère et l'autre à Ursule. Voici celle que reçut la vieille dame:

«Vous aimez votre fils, vous voulez l'établir comme l'exige le nom qu'il porte, et vous favorisez son caprice pour une petite ambitieuse sans fortune, en recevant chez vous une Ursule, la fille d'un musicien de régiment; tandis que vous pourriez le marier avec mademoiselle du Rouvre, dont les deux oncles, messieurs le marquis de Ronquerolles et le chevalier du Rouvre, riches chacun de trente mille livres de rente, pour ne pas laisser leur fortune à ce vieux fou de monsieur du Rouvre qui mange tout, sont dans l'intention d'en avantager leur nièce au contrat. Madame de Sérizy, tante de Clémentine du Rouvre, qui vient de perdre son fils unique dans la campagne d'Alger, adoptera sans doute aussi sa nièce. Quelqu'un qui vous veut du bien croit savoir que Savinien serait accepté.»

Voici la lettre faite pour Ursule:

«Chère Ursule, il est dans Nemours un jeune homme qui vous idolâtre, il ne peut pas vous voir travaillant à votre fenêtre sans des émotions qui lui prouvent que son amour est pour la vie. Ce jeune homme est doué d'une volonté de fer et d'une persévérance que rien ne décourage: accueillez donc favorablement son amour, car il n'a que des intentions pures et vous demande humblement votre main, dans le désir de vous rendre heureuse. Sa fortune, quoique déjà convenable, n'est rien comparée à celle qu'il vous fera quand vous serez sa femme. Vous serez un jour reçue à la cour comme la femme d'un ministre et l'une des premières du pays. Comme il vous voit tous les jours sans que vous puissiez le voir, mettez sur votre fenêtre un des pots d'œillets de la Bougival, vous lui aurez dit ainsi qu'il peut se présenter.»

Ursule brûla cette lettre sans en parler à Savinien. Deux jours après, elle reçut une autre lettre ainsi conçue:

«Vous avez eu tort, chère Ursule, de ne pas répondre à celui qui vous aime plus que sa vie. Vous croyez épouser Savinien, vous vous trompez étrangement. Ce mariage n'aura pas lieu. Madame de Portenduère, qui ne vous recevra plus chez elle, va ce matin au Rouvre, à pied, malgré l'état de souffrance où elle est, y demander pour Savinien la main de mademoiselle du Rouvre. Savinien finira par céder. Que peut-il objecter? les oncles de la demoiselle assurent par le contrat leurs fortunes à leur nièce. Cette fortune consiste en soixante mille livres de rente.»

Cette lettre ravagea le cœur d'Ursule en lui faisant connaître les tortures de la jalousie, une souffrance jusqu'alors inconnue qui, dans cette organisation si riche, si facile à la douleur, couvrit de deuil le présent, l'avenir et même le passé. Depuis le moment où elle eut ce fatal papier, elle resta dans la bergère du docteur, le regard arrêté sur l'espace, et perdue dans un rêve douloureux. En un instant elle sentit le froid de la mort substitué aux ardeurs d'une belle vie. Hélas! ce fut pis: ce fut en réalité l'atroce réveil des morts apprenant qu'il n'y a pas de Dieu, le chef-d'œuvre de cet étrange génie appelé Jean-Paul. Quatre fois la Bougival essaya de faire déjeuner Ursule, elle lui vit prendre et quitter son pain sans pouvoir le porter à ses lèvres. Quand elle voulait hasarder une remontrance, Ursule lui répondait par un geste de main et par un terrible mot: – Chut! aussi despotiquement dit que jusqu'alors sa parole avait été douce. La Bougival, qui surveillait sa maîtresse à travers le vitrage de la porte de communication, l'aperçut alternativement rouge comme si la fièvre la dévorait, et violette comme si le frisson succédait à la fièvre. Cet état s'empira sur les quatre heures, alors que, de moment en moment, Ursule se leva pour regarder si Savinien venait, et que Savinien ne vint pas. La jalousie et le doute ôtent à l'amour toute sa pudeur. Ursule, qui jusqu'alors ne se serait pas permis un geste où l'on pût deviner sa passion, mit son chapeau, son petit châle, et s'élança dans son corridor pour aller au-devant de Savinien, mais un reste de pudeur la fit rentrer dans sa petite salle. Elle y pleura. Quand le curé se présenta le soir, la pauvre nourrice l'arrêta sur le seuil de la porte.