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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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Le poète irrité raconta ses angoisses, en versant dans ces cœurs amis les flots de pensées qui l'assaillaient. Ève et David écoutèrent Lucien en silence, affligés de voir passer ce torrent de douleurs qui révélait autant de grandeur que de petitesse.



– Monsieur de Bargeton, dit Lucien en terminant, est un vieillard qui sera sans doute bientôt emporté par quelque indigestion, eh! bien, je dominerai ce monde orgueilleux, j'épouserai madame de Bargeton! J'ai lu dans ses yeux ce soir un amour égal au mien. Oui, mes blessures, elle les a ressenties; mes souffrances, elle les a calmées; elle est aussi grande et noble qu'elle est belle et gracieuse! Non, elle ne me trahira jamais!



– N'est-il pas temps de lui faire une existence tranquille? dit à voix basse David à Ève.



Ève pressa silencieusement le bras de David, qui, comprenant ses pensées, s'empressa de raconter à Lucien les projets qu'il avait médités. Les deux amants étaient aussi pleins d'eux-mêmes que Lucien était plein de lui; en sorte qu'Ève et David, empressés de faire approuver leur bonheur, n'aperçurent point le mouvement de surprise que laissa échapper l'amant de madame de Bargeton en apprenant le mariage de sa sœur et de David. Lucien, qui rêvait de faire faire à sa sœur une belle alliance quand il aurait saisi quelque haute position, afin d'étayer son ambition de l'intérêt que lui porterait une puissante famille, fut désolé de voir dans cette union un obstacle de plus à ses succès dans le monde.



– Si madame de Bargeton consent à devenir madame de Rubempré, jamais elle ne voudra se trouver être la belle-sœur de David Séchard! Cette phrase est la formule nette et précise des idées qui tenaillèrent le cœur de Lucien. – Louise a raison! les gens d'avenir ne sont jamais compris par leurs familles, pensa-t-il avec amertume.



Si cette union lui eût été présentée en un moment où il n'eût pas fantastiquement tué monsieur de Bargeton, il aurait sans doute fait éclater la joie la plus vive. En réfléchissant à sa situation actuelle, en interrogeant la destinée d'une fille belle et sans fortune, d'Ève Chardon, il eût regardé ce mariage comme un bonheur inespéré. Mais il habitait un de ces rêves d'or où les jeunes gens, montés sur des si, franchissent toutes les barrières. Il venait de se voir dominant la Société, le poète souffrait de tomber si vite dans la réalité. Ève et David pensèrent que leur frère accablé de tant de générosité se taisait. Pour ces deux belles âmes, une acceptation silencieuse prouvait une amitié vraie. L'imprimeur se mit à peindre avec une éloquence douce et cordiale le bonheur qui les attendait tous quatre. Malgré les interjections d'Ève, il meubla son premier étage avec le luxe d'un amoureux; il bâtit avec une ingénue bonne foi le second pour Lucien et le dessus de l'appentis pour madame Chardon, envers laquelle il voulait déployer tous les soins d'une filiale sollicitude. Enfin il fit la famille si heureuse et son frère si indépendant que Lucien, charmé par la voix de David et par les caresses d'Ève, oublia sous les ombrages de la route, le long de la Charente calme et brillante, sous la voûte étoilée et dans la tiède atmosphère de la nuit, la blessante couronne d'épines que la Société lui avait enfoncée sur la tête. Monsieur de Rubempré reconnut enfin David. La mobilité de son caractère le rejeta bientôt dans la vie pure, travailleuse et bourgeoise qu'il avait menée; il la vit embellie et sans soucis. Le bruit du monde aristocratique s'éloigna de plus en plus. Enfin, quand il atteignit le pavé de l'Houmeau, l'ambitieux serra la main de son frère et se mit à l'unisson des heureux amants.



– Pourvu que ton père ne contrarie pas ce mariage? dit-il à David.



– Tu sais s'il s'inquiète de moi! le bonhomme vit pour lui; mais j'irai demain le voir à Marsac, quand ce ne serait que pour obtenir de lui qu'il fasse les constructions dont nous avons besoin.



David accompagna le frère et la sœur jusque chez madame Chardon à laquelle il demanda la main d'Ève, avec l'empressement d'un homme qui ne voulait aucun retard. La mère prit la main de sa fille, la mit dans celle de David avec joie, et l'amant enhardi baisa au front sa belle promise, qui lui sourit en rougissant.



– Voilà les accordailles des gens pauvres, dit la mère en levant les yeux comme pour implorer la bénédiction de Dieu. Vous avez du courage, mon enfant, dit-elle à David, car nous sommes dans le malheur, et je tremble qu'il ne soit contagieux.



– Nous serons riches et heureux, dit gravement David. Pour commencer, vous ne ferez plus votre métier de garde-malade, et vous viendrez demeurer avec votre fille et Lucien à Angoulême.



Les trois enfants s'empressèrent alors de raconter à leur mère étonnée leur charmant projet, en se livrant à l'une de ces folles causeries de famille où l'on se plaît à engranger toutes les semailles, à jouir par avance de toutes les joies. Il fallut mettre David à la porte; il aurait voulu que cette soirée fût éternelle. Une heure du matin sonna quand Lucien reconduisit son futur beau-frère jusqu'à la Porte-Palet. L'honnête Postel, inquiet de ces mouvements extraordinaires, était debout derrière sa persienne; il avait ouvert la croisée et se disait, en voyant de la lumière à cette heure chez Ève: – Que se passe-t-il donc chez les Chardon?



– Mon fiston, dit-il en voyant revenir Lucien, que vous arrive-t-il donc? Auriez-vous besoin de moi?



– Non, monsieur, répondit le poète; mais comme vous êtes notre ami, je puis vous dire l'affaire: ma mère vient d'accorder la main de ma sœur à David Séchard.



Pour toute réponse, Postel ferma brusquement sa fenêtre, au désespoir de n'avoir pas demandé mademoiselle Chardon.



Au lieu de rentrer à Angoulême, David prit la route de Marsac. Il alla tout en se promenant chez son père, et arriva le long du clos attenant à la maison, au moment où le soleil se levait. L'amoureux aperçut sous un amandier la tête du vieil Ours qui s'élevait au-dessus d'une haie.



– Bonjour, mon père, lui dit David.



– Tiens, c'est toi, mon garçon? par quel hasard te trouves-tu sur la route à cette heure? Entre par là, dit le vigneron en indiquant à son fils une petite porte à claire-voie. Mes vignes ont toutes passé fleur, pas un cep de gelé! Il y aura plus de vingt poinçons à l'arpent cette année; mais aussi comme c'est fumé!



– Mon père, je viens vous parler d'une affaire importante.



– Eh! bien, comment vont nos presses? tu dois gagner de l'argent gros comme toi?



– J'en gagnerai, mon père, mais pour le moment je ne suis pas riche.



– Ils me blâment tous ici de fumer à mort, répondit le père. Les bourgeois, c'est-à-dire monsieur le marquis, monsieur le comte, messieurs ci et ça prétendent que j'ôte de la qualité au vin. A quoi sert l'éducation? à vous brouiller l'entendement. Écoute! ces messieurs récoltent sept, quelquefois huit pièces à l'arpent, et les vendent soixante francs la pièce, ce qui fait au plus quatre cents francs par arpent dans les bonnes années. Moi, j'en récolte vingt pièces et les vends trente francs, total six cents francs! Où sont les niais! La qualité! la qualité! Qu'est-ce que ça me fait, la qualité? qu'ils la gardent pour eux, la qualité, messieurs les marquis! pour moi, la qualité, c'est les écus. Tu dis?..



– Mon père, je me marie, je viens vous demander…



– Me demander? Quoi! rien du tout, mon garçon. Marie-toi, j'y consens; mais pour te donner quelque chose, je me trouve sans un sou. Les façons m'ont ruiné! Depuis deux ans, j'avance des façons, des impositions, des frais de toute nature; le gouvernement prend tout, le plus clair va au gouvernement! Voilà deux ans que les pauvres vignerons ne font rien. Cette année ne se présente pas mal, eh! bien, mes gredins de poinçons valent déjà onze francs! On récoltera pour le tonnelier. Pourquoi te marier avant les vendanges…



– Mon père, je ne viens vous demander que votre consentement.



– Ah! c'est une autre affaire. A l'encontre de qui te maries-tu, sans curiosité?



– J'épouse mademoiselle Ève Chardon.



– Qu'est-ce que c'est que ça? qu'est-ce qu'elle mange?



– Elle est fille de feu monsieur Chardon, le pharmacien de l'Houmeau.



– Tu épouses une fille de l'Houmeau, toi, un bourgeois! toi, l'imprimeur du roi à Angoulême! Voilà les fruits de l'éducation! Mettez donc vos enfants au collége! Ah! çà, elle est donc bien riche, mon garçon? dit le vieux vigneron en se rapprochant de son fils d'un air câlin; car si tu épouses une fille de l'Houmeau, elle doit en avoir des mille et des cent! Bon! tu me payeras mes loyers. Sais-tu, mon garçon, que voilà deux ans trois mois de loyers dus, ce qui fait deux mille sept cents francs, qui me viendraient bien à point pour payer le tonnelier. A tout autre qu'à mon fils, je serais en droit de demander des intérêts; car, après tout, les affaires sont les affaires; mais je te les remets. Hé! bien, qu'a-t-elle?



– Mais elle a ce qu'avait ma mère.



Le vieux vigneron allait dire: – Elle n'a que dix mille francs! Mais il se souvint d'avoir refusé des comptes à son fils, et s'écria: – Elle n'a rien!



– La fortune de ma mère était son intelligence et sa beauté.



– Va donc au marché avec ça, et tu verras ce qu'on te donnera dessus! Nom d'une pipe, les pères sont-ils malheureux dans leurs enfants! David, quand je me suis marié, j'avais sur la tête un bonnet de papier pour toute fortune et mes deux bras, j'étais un pauvre Ours; mais avec la belle imprimerie que je t'ai

donnée

, avec ton industrie et tes connaissances, tu dois épouser une bourgeoise de la ville, une femme riche de trente à quarante mille francs. Laisse ta passion, et je te marierai, moi! Nous avons à une lieue d'ici une veuve de trente-deux ans, meunière, qui a cent mille francs de bien au soleil; voilà ton affaire. Tu peux réunir ses biens à ceux de Marsac, ils se touchent! Ah! le beau domaine que nous aurions, et comme je le gouvernerais! On dit qu'elle va se marier avec Courtois, son premier garçon, tu vaux encore mieux que lui! Je mènerais le moulin, tandis qu'elle ferait les beaux bras à Angoulême.

 



– Mon père, je suis engagé…



– David, tu n'entends rien au commerce, je te vois ruiné. Oui, si tu te maries avec cette fille de l'Houmeau, je me mettrai en règle vis-à-vis de toi, je t'assignerai pour me payer mes loyers, car je ne prévois rien de bon. Ah! mes pauvres presses! mes presses! il vous fallait de l'argent pour vous huiler, vous entretenir et vous faire rouler. Il n'y a qu'une bonne année qui puisse me consoler de cela.



– Mon père, il me semble que jusqu'à présent je vous ai causé peu de chagrin…



– Et très-peu payé de loyers, répondit le vigneron.



– Je venais vous demander, outre votre consentement à mon mariage, de me faire élever le second étage de votre maison et de construire un logement au-dessus de l'appentis.



– Bernique, je n'ai pas le sou, tu le sais bien. D'ailleurs, ce serait de l'argent jeté dans l'eau, car qu'est-ce que ça me rapporterait? Ah! tu te lèves dès le matin pour venir me demander des constructions à ruiner un roi. Quoiqu'on t'ait nommé David, je n'ai pas les trésors de Salomon. Mais tu es fou? On m'a changé mon enfant en nourrice. En voilà-t-il un qui aura du raisin! dit-il en s'interrompant pour montrer un cep à David. Voilà des enfants qui ne trompent pas l'espoir de leurs parents: vous les fumez, ils vous rapportent. Moi, je t'ai mis au lycée, j'ai payé des sommes énormes pour faire de toi un savant, tu vas étudier chez les Didot: et toutes ces frimes aboutissent à me donner pour bru une fille de l'Houmeau, sans un sou de dot! Si tu n'avais pas étudié, que tu fusses resté sous mes yeux, tu te serais conduit à ma fantaisie, et tu te marierais aujourd'hui avec une meunière de cent mille francs, sans compter le moulin. Ah! ton esprit te sert à croire que je te récompenserai de ce beau sentiment, en te faisant construire des palais?.. Mais ne dirait-on pas en vérité que, depuis deux cents ans, la maison où tu es n'a logé que des cochons, et que ta fille de l'Houmeau ne peut pas y coucher. Ah ça! c'est donc la reine de France?



– Eh! bien, mon père, je construirai le second étage à mes frais; ce sera le fils qui enrichira le père. Quoique ce soit le monde renversé, cela se voit quelquefois.



– Comment, mon gars, tu as de l'argent pour bâtir, et tu n'en as pas pour payer tes loyers? Finaud, tu ruses avec ton père!



La question ainsi posée devint difficile à résoudre, car le bonhomme était enchanté de mettre son fils dans une position qui lui permît de ne lui rien donner tout en paraissant paternel. Aussi David ne put-il obtenir de son père qu'un consentement pur et simple au mariage et la permission de faire à ses frais, dans la maison paternelle, toutes les constructions dont il pouvait avoir besoin. Le vieil Ours, ce modèle des pères conservateurs, fit à son fils la grâce de ne pas exiger ses loyers et de ne pas lui prendre les économies qu'il avait eu l'imprudence de laisser voir. David revint triste: il comprit que dans le malheur il ne pourrait pas compter sur le secours de son père.



Il ne fut question dans tout Angoulême que du mot de l'Évêque et de la réponse de madame de Bargeton. Les moindres événements furent si bien dénaturés, augmentés, embellis, que le poète devint le héros du moment. De la sphère supérieure où gronda cet orage de cancans, il en tomba quelques gouttes dans la bourgeoisie. Quand Lucien passa par Beaulieu pour aller chez madame de Bargeton, il s'aperçut de l'attention envieuse avec laquelle plusieurs jeunes gens le regardèrent, et saisit quelques phrases qui l'enorgueillirent.



– Voilà un jeune homme heureux, disait un fils de famille qui avait assisté à la lecture, il est joli garçon, il a du talent, et madame de Bargeton en est folle!



– La plus belle femme d'Angoulême est à lui, fut une autre phrase qui remua toutes les vanités de son cœur.



Il avait impatiemment attendu l'heure où il savait trouver Louise seule, il avait besoin de faire accepter le mariage de sa sœur à cette femme, devenue l'arbitre de ses destinées. Après la soirée de la veille, Louise serait peut-être plus tendre, et cette tendresse pouvait amener un moment de bonheur. Il ne s'était pas trompé: madame de Bargeton le reçut avec une emphase de sentiment qui parut à ce novice en amour un touchant progrès de passion. Elle abandonna ses beaux cheveux d'or, ses mains, sa tête aux baisers enflammés du poète qui, la veille, avait tant souffert!



– Si tu avais vu ton visage pendant que tu lisais, dit-elle, car ils étaient arrivés la veille au tutoiement, à cette caresse du langage, alors que sur le canapé Louise avait de sa blanche main essuyé les gouttes de sueur qui par avance mettaient des perles sur le front où elle posait une couronne. Il s'échappait des étincelles de tes beaux yeux! je voyais sortir de tes lèvres les chaînes d'or qui suspendent les cœurs à la bouche des poètes. Tu me liras tout Chénier, c'est le poète des amants. Tu ne souffriras plus, je ne le veux pas! Oui, cher ange, je te ferai une oasis où tu vivras toute ta vie de poète, active, molle, indolente, laborieuse, pensive tour à tour; mais n'oubliez jamais que vos lauriers me sont dus, que ce sera pour moi la noble indemnité des souffrances qui m'adviendront. Pauvre cher, ce monde ne m'épargnera pas plus qu'il ne t'épargne, il se venge de tous les bonheurs qu'il ne partage pas. Oui, je serai toujours jalousée, ne l'avez-vous pas vu hier? Ces mouches buveuses de sang sont-elles accourues assez vite pour s'abreuver dans les piqûres qu'elles ont faites? Mais j'étais heureuse! je vivais! Il y a si long-temps que toutes les cordes de mon cœur n'ont résonné!



Des larmes coulèrent sur les joues de Louise, Lucien lui prit une main, et pour toute réponse la baisa long-temps. Les vanités de ce poète furent donc caressées par cette femme comme elles l'avaient été par sa mère, par sa sœur et par David. Chacun autour de lui continuait à exhausser le piédestal imaginaire sur lequel il se mettait. Entretenu par tout le monde, par ses amis comme par la rage de ses ennemis dans ses croyances ambitieuses, il marchait dans une atmosphère pleine de mirages. Les jeunes imaginations sont si naturellement complices de ces louanges et de ces idées, tout s'empresse tant à servir un jeune homme beau, plein d'avenir, qu'il faut plus d'une leçon amère et froide pour dissiper de tels prestiges.



– Tu veux donc bien, ma belle Louise, être ma Béatrix, mais une Béatrix qui se laisse aimer?



Elle releva ses beaux yeux qu'elle avait tenus baissés, et dit en démentant sa parole par un angélique sourire: – Si vous le méritez… plus tard! N'êtes-vous pas heureux? avoir un cœur à soi! pouvoir tout dire avec la certitude d'être compris, n'est-ce pas le bonheur?



– Oui, répondit il en faisant une moue d'amoureux contrarié.



– Enfant! dit-elle en se moquant. Allons, n'avez-vous pas quelque chose à me dire? Tu es entré tout préoccupé, mon Lucien.



Lucien confia timidement à sa bien-aimée l'amour de David pour sa sœur, celui de sa sœur pour David, et le mariage projeté.



– Pauvre Lucien, dit-elle, il a peur d'être battu, grondé, comme si c'était lui qui se mariât! Mais où est le mal? reprit-elle en passant ses mains dans les cheveux de Lucien. Que me fait ta famille, où tu es une exception? Si mon père épousait sa servante, t'en inquiéterais-tu beaucoup? Cher enfant, les amants sont à eux seuls toute leur famille. Ai-je dans le monde un autre intérêt que mon Lucien? Sois grand, sache conquérir de la gloire, voilà nos affaires!



Lucien fut l'homme du monde le plus heureux de cette égoïste réponse. Au moment où il écoutait les folles raisons par lesquelles Louise lui prouva qu'ils étaient seuls dans le monde, monsieur de Bargeton entra. Lucien fronça le sourcil, et parut interdit; Louise lui fit un signe et le pria de rester à dîner avec eux en lui demandant de lui lire André Chénier, jusqu'à ce que les joueurs et les habitués vinssent.



– Vous ne ferez pas seulement plaisir à elle, dit monsieur de Bargeton, mais à moi aussi. Rien ne m'arrange mieux que d'entendre lire après mon dîner.



Câliné par monsieur de Bargeton, câliné par Louise, servi par les domestiques avec le respect qu'ils ont pour les favoris de leurs maîtres, Lucien resta dans l'hôtel de Bargeton en s'identifiant à toutes les jouissances d'une fortune dont l'usufruit lui était livré. Quand le salon fut plein de monde, il se sentit si fort de la bêtise de monsieur de Bargeton et de l'amour de Louise, qu'il prit un air dominateur que sa belle maîtresse encouragea. Il savoura les plaisirs du despotisme conquis par Naïs et qu'elle aimait à lui faire partager. Enfin il s'essaya pendant cette soirée à jouer le rôle d'un héros de petite ville. En voyant la nouvelle attitude de Lucien, quelques personnes pensèrent qu'il était, suivant une expression de l'ancien temps, du dernier bien avec madame de Bargeton. Amélie, venue avec monsieur du Châtelet, affirmait ce grand malheur dans un coin du salon où s'étaient réunis les jaloux et les envieux.



– Ne rendez pas Naïs comptable de la vanité d'un petit jeune homme tout fier de se trouver dans un monde où il ne croyait jamais pouvoir aller, dit Châtelet. Ne voyez-vous pas que ce Chardon prend les phrases gracieuses d'une femme du monde pour des avances, il ne sait pas encore distinguer le silence que garde la passion vraie du langage protecteur que lui méritent sa beauté, sa jeunesse et son talent! Les femmes seraient trop à plaindre si elles étaient coupables de tous les désirs qu'elles nous inspirent. Il est certainement amoureux, mais quant à Naïs…



– Oh! Naïs, répéta la perfide Amélie, Naïs est très-heureuse de cette passion. A son âge, l'amour d'un jeune homme offre tant de séductions! On redevient jeune auprès de lui, l'on se fait jeune fille, on en prend les scrupules, les manières, et l'on ne songe pas au ridicule… Voyez donc? le fils d'un pharmacien se donne des airs de maître chez madame de Bargeton.



– L'amour ne connaît pas ces distances-là, chanteronna Adrien.



Le lendemain, il n'y eut pas une seule maison dans Angoulême où l'on ne discutât le degré d'intimité dans lequel se trouvaient monsieur Chardon,

alias

 de Rubempré, et madame de Bargeton: à peine coupables de quelques baisers, le monde les accusait déjà du plus criminel bonheur. Madame de Bargeton portait la peine de sa royauté. Parmi les bizarreries de la société, n'avez-vous pas remarqué les caprices de ses jugements et la folie de ses exigences? Il est des personnes auxquelles tout est permis: elles peuvent faire les choses les plus déraisonnables; d'elles, tout est bienséant; c'est à qui justifiera leurs actions. Mais il en est d'autres pour lesquelles le monde est d'une incroyable sévérité: celles-là doivent faire tout bien, ne jamais ni se tromper, ni faillir, ni même laisser échapper une sottise; vous diriez des statues admirées que l'on ôte de leur piédestal dès que l'hiver leur a fait tomber un doigt ou cassé le nez; on ne leur permet rien d'humain, elles sont tenues d'être toujours divines et parfaites. Un seul regard de madame de Bargeton à Lucien équivalait aux douze années de bonheur de Zizine et de Francis. Un serrement de main entre les deux amants allait attirer sur eux toutes les foudres de la Charente.



David avait rapporté de Paris un pécule secret qu'il destinait aux vrais nécessités par son mariage et par la construction du second étage de la maison paternelle. Agrandir cette maison, n'était-ce pas travailler pour lui? tôt ou tard elle lui reviendrait, son père avait soixante-dix-huit ans. L'imprimeur fit donc construire en colombage l'appartement de Lucien, afin de ne pas surcharger les vieux murs de cette maison lézardée. Il se plut à décorer, à meubler galamment l'appartement du premier, où la belle Ève devait passer sa vie. Ce fut un temps d'allégresse et de bonheur sans mélange pour les deux amis. Quoique las des chétives proportions de l'existence en province, et fatigué de cette sordide économie qui faisait d'une pièce de cent sous une somme énorme, Lucien supporta sans se plaindre les calculs de la misère et ses privations. Sa sombre mélancolie avait fait place à la radieuse expression de l'espérance. Il voyait briller une étoile au-dessus de sa tête; il rêvait une belle existence en asseyant son bonheur sur la tombe de monsieur de Bargeton, lequel avait de temps en temps des digestions difficiles, et l'heureuse manie de regarder l'indigestion de son dîner comme une maladie qui devait se guérir par celle du souper.



Vers le commencement du mois de septembre, Lucien n'était plus prote, il était monsieur de Rubempré, logé magnifiquement en comparaison de la misérable mansarde à lucarne où le petit Chardon demeurait à l'Houmeau; il n'était plus un homme de l'Houmeau, il habitait le haut Angoulême, et dînait près de quatre fois par semaine chez madame de Bargeton. Pris en amitié par monseigneur, il était admis à l'Évêché. Ses occupations le classaient parmi les personnes les plus élevées. Enfin il devait prendre place un jour parmi les illustrations de la France. Certes, en parcourant un joli salon, une charmante chambre à coucher et un cabinet plein de goût, il pouvait se consoler de prélever trente francs par mois sur les salaires si péniblement gagnés par sa sœur et par sa mère; car il apercevait le jour où le roman historique auquel il travaillait depuis deux ans, l'Archer de Charles IX, et un volume de poésies intitulées les Marguerites, répandraient son nom dans le monde littéraire, en lui donnant assez d'argent pour s'acquitter envers sa mère, sa sœur et David. Aussi, se trouvant grandi, prêtant l'oreille au retentissement de son nom dans l'avenir, acceptait-il maintenant ces sacrifices avec une noble assurance: il souriait de sa détresse, il jouissait de ses dernières misères. Ève et David avaient fait passer le bonheur de leur frère avant le leur. Le mariage était retardé par le temps que demandaient encore les ouvriers pour achever les meubles, les peintures, les papiers destinés au premier étage: car les affaires de Lucien avaient eu la primauté. Quiconque connaissait Lucien ne se serait pas étonné de ce dévouement: il était si séduisant! ses manières étaient si câlines! son impatience et ses désirs, il les exprimait si gracieusement! il avait toujours gagné sa cause avant d'avoir parlé. Ce fatal privilége perd plus de jeunes gens qu'il n'en sauve. Habitués aux prévenances qu'inspire une jolie jeunesse, heureux de cette égoïste protection que le Monde accorde à un être qui lui plaît, comme il fait l'aumône au mendiant qui réveille un sentiment et lui donne une émotion, beaucoup de ces grands enfants jouissent de cette faveur au lieu de l'exploiter. Trompés sur le sens et le mobile des relations sociales, ils croient toujours rencontrer de décevants sourires; mais ils arrivent nus, chauves, dépouillés, sans valeur ni fortune, au moment où, comme de vieilles coquettes et de vieux haillons, le Monde les laisse à la porte d'un salon et au coin d'une borne. Ève avait d'ailleurs désiré ce retard, elle voulait établir économiquement les choses nécessaires à un jeune ménage. Que pouvaient refuser deux amants à un frère qui, voyant travailler sa sœur, disait avec un accent parti du cœur: – Je voudrais savoir coudre! Puis le grave et observateur David avait été complice de ce dévouement. Néanmoins, depuis le triomphe de Lucien chez madame de Bargeton, il eut peur de la transformation qui s'opérait chez Lucien; il craignit de lui voir mépriser les mœurs bourgeoises. Dans le désir d'éprouver son frère, David le mit quelquefois entre les joies patriarcales de la famille et les plaisirs du grand monde, et, voyant Lucien leur sacrifier ses vaniteuses jouissances, il s'était écrié: – On ne nous le corrompra point! Plusieurs fois les trois amis et madame Chardon firent des parties de plaisir, comme elles se font en province: ils allaient se promener dans les bois qui avoisinent Angoulême et longent la Charente; ils dînaient sur l'herbe avec des provisions que l'apprenti de David apportait à un certain endroit et à une heure convenue; puis ils revenaient le soir, un peu fatigués, n'ayant pas dépensé trois francs. Dans les grandes circonstances, quand ils dînaient à ce qui se nomme un

restaurat

, espèce de restaurant champêtre qui tient le milieu entre le

bouchon

 des provinces et la

guinguette

 de Paris, ils allaient jusqu'à cent sous partagés entre David et les Chardon. David savait un gré infini à Lucien d'oublier, dans ces champêtres journées, les satisfactions qu'il trouvait chez madame de Bargeton et les somptueux dîners du monde. Chacun voulait alors fêter le grand homme d'Angoulême.

 



Dans ces conjonctures, au moment où il ne manquait presque plus rien au futur ménage, pendant un voyage que David fit à Marsac pour obtenir de son père qu'il vînt assister à son mariage, en espérant que le bonhomme, séduit par sa belle-fille, contribuerait aux énormes dépenses nécessitées par l'arrangement de la maison, il arriva l'un de ces événements qui, dans une petite ville, changent entièrement la face des choses.



Lucien et Louise avaient dans du Châtelet un espion intime qui guettait avec la persistance d'une haine mêlée de passion et d'avarice l'occasion d'amener un éclat. Sixte voulait forcer madame de Bargeton à si bien se prononcer pour Lucien, qu'elle fût ce qu'on nomme

perdue

. Il s'était posé comme un humble confident de madame de Bargeton; mais s'il admirait Lucien rue du Minage, il le démolissait partout ailleurs. Il avait insensiblement conquis les petites entrées chez Naïs, qui ne se défiait plus de son vieil adorateur; mais il avait trop présumé des deux amants dont l'amour restait platonique, au grand désespoir de Louise et de Lucien. Il y a en effet des passions qui s'embarquent mal ou bien, comme on voudra. Deux personnes se jettent dans la tactique du sentiment, parlent au lieu d'agir, et se battent en plein champ au lieu de faire un siége. Elles se blasent ainsi souvent d'elles-mêmes en fatiguant leurs désirs dans le vide. Deux amants se donnent alors le temps de réfléchir, de se juger. Souvent des passions qui étaient entrées en campagne, enseignes déployées, pimpantes, avec une ardeur à tout renverser, finissent alors par rentrer chez elles, sans victoire, honteuses, désarmées, sottes de leur vain bruit. Ces fatalités sont parfois explicables par les timidités de la jeunesse et par les temporisations auxquelles se plaisent les femmes qui débutent, car ces sortes de tromperies mutuelles n'arrivent ni aux fats qui connaissent la pratique, ni aux coquettes habituées aux manéges de la passion.



La vie de province est d'ailleurs singulièrement contraire aux contentements de l'amour, et favorise les débats intellectuels de la passion; comme aussi les obstacles qu'elle oppose au doux commerce qui lie tant les amants, précipite les âmes ardentes en des partis extrêmes. Cette vie est basée sur un espionnage si méticuleux, sur une si grande transparence des intérieurs, elle admet si peu l'intimité qui console sans offenser la vertu, les relations les plus pures y sont si déraisonnablement incriminées, que beaucoup de femmes sont flétries malgré leur innocence. Certaines d'entre elles s'en veulent alors de ne pas goûter toutes les félicités d'une faute dont tous les malheurs les accablent. La société qui blâme ou critique sans aucun examen sérieux les faits patents par lesquels se terminent de longues luttes secrètes, est ainsi primitivement complice de ces éclats; mais la plupart des gens qui déblatèrent contre les prétendus scandales offerts par quelques femmes calomniées sans raison n'ont jamais pensé aux causes qui déterminent chez elles une résolution publique. Madame de Bargeton allait se trouver dans cette bizarre situation où se sont trouvées beaucoup de femmes qui ne se sont perdues qu'après avoir été injustement accusées.



Au début de la passion, les obstacles effraient les gens inexpérimentés; et ceux que rencontraient les deux amants, ressemblaient fort aux liens par lesquels les Lilliputiens avaient garrotté Gulliver. C'était des riens multipliés qui rendaient tout mouvement impossible et annulaient les plus violents désirs. Ainsi, madame de Bargeton devait rester toujours visible. Si elle avait fait fermer sa porte aux heures où venait Lucien, tout eût été dit, autant aurait valu s'enfuir avec lui. Elle le recevait à la vérité dans ce boudoir auquel il s'était si bien accoutumé, qu'il s'en croyait le maître; mais les portes demeuraient consciencieusement ouvertes. Tout se passait le plus vertueusement du monde. Monsieur de Bargeton se promenait chez lui comme un hanneton sans croire que sa femme voulût être seule avec Lucien. S'il n'y avait eu d'autre obstacle que lui, Naïs aurait très-bien pu le renvoyer ou l'occuper; mais elle était accablée de visites, et il y avait d'autant plus de visiteurs que la curiosité était plus éveillée. Les gens de province sont naturellement taquins, ils aiment à contrarier les passi