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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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– Oh! j'ai bien pensé que vous vouliez fêter monsieur Lucien. Soyez tranquille, vous aurez un joli petit déjeuner et un bon dîner aussi.

– Lucien, dit madame Chardon à son fils, tu as beaucoup à réparer ici. Parti pour être un sujet d'orgueil pour ta famille, tu nous as plongés dans la misère. Tu as presque brisé dans les mains de ton frère l'instrument de la fortune à laquelle il n'a songé que pour sa nouvelle famille. Tu n'as pas brisé que cela… dit la mère. Il se fit une pause effrayante et le silence de Lucien impliqua l'acceptation de ces reproches maternels. – Entre dans une voie de travail, reprit doucement madame Chardon. Je ne te blâme pas d'avoir tenté de faire revivre la noble famille d'où je suis sortie; mais, à de telles entreprises il faut avant tout une fortune, et des sentiments fiers: tu n'as rien eu de tout cela. A la croyance, tu as fait succéder en nous la défiance. Tu as détruit la paix de cette famille travailleuse et résignée, qui cheminait ici dans une voie difficile… Aux premières fautes, un premier pardon est dû. Ne recommence pas. Nous nous trouvons ici dans des circonstances difficiles, sois prudent, écoute ta sœur: le malheur est un maître dont les leçons, bien durement données, ont porté leur fruit chez elle: elle est devenue sérieuse, elle est mère, elle porte tout le fardeau du ménage par dévouement pour notre cher David; enfin, elle est devenue, par ta faute, mon unique consolation.

– Vous pouviez être plus sévère, dit Lucien en embrassant sa mère. J'accepte votre pardon, parce que ce sera le seul que j'aurai jamais à recevoir.

Ève revint: à la pose humiliée de son frère, elle comprit que madame Chardon avait parlé. Sa bonté lui mit un sourire sur les lèvres, auquel Lucien répondit par des larmes réprimées. La présence a comme un charme, elle change les dispositions les plus hostiles entre amants comme au sein des familles, quelque forts que soient les motifs de mécontentement. Est-ce que l'affection trace dans le cœur des chemins où l'on aime à retomber? Ce phénomène appartient-il à la science du magnétisme? La raison dit-elle qu'il faut ou ne jamais se revoir, ou se pardonner? Que ce soit au raisonnement, à une cause physique ou à l'âme que cet effet appartienne, chacun doit avoir éprouvé que les regards, le geste, l'action d'un être aimé retrouvent chez ceux qu'il a le plus offensés, chagrinés ou maltraités, des vestiges de tendresse. Si l'esprit oublie difficilement, si l'intérêt souffre encore; le cœur, malgré tout, reprend sa servitude. Aussi, la pauvre sœur, en écoutant jusqu'à l'heure du déjeuner les confidences du frère, ne fut-elle pas maîtresse de ses yeux quand elle le regarda, ni de son accent quand elle laissa parler son cœur. En comprenant les éléments de la vie littéraire à Paris, elle comprit comment Lucien avait pu succomber dans la lutte. La joie du poète en caressant l'enfant de sa sœur, ses enfantillages, le bonheur de revoir son pays et les siens, mêlé au profond chagrin de savoir David caché, les mots de mélancolie qui échappèrent à Lucien, son attendrissement en voyant qu'au milieu de sa détresse sa sœur s'était souvenue de son goût quand Marion servit les fraises; tout, jusqu'à l'obligation de loger le frère prodigue et de s'occuper de lui, fit de cette journée une fête. Ce fut comme une halte dans la misère. Le père Séchard lui-même fit rebrousser aux deux femmes le cours de leurs sentiments, en disant: – Vous le fêtez, comme s'il vous apportait des mille et des cents!..

– Mais qu'a donc fait mon frère pour ne pas être fêté?.. s'écria madame Séchard jalouse de cacher la honte de Lucien.

Néanmoins, les premières tendresses passées, les nuances du vrai percèrent. Lucien aperçut bientôt chez Ève la différence de l'affection actuelle et de celle qu'elle lui portait jadis. David était profondément honoré, tandis que Lucien était aimé quand même, et comme on aime une maîtresse malgré les désastres qu'elle cause. L'estime, fonds nécessaire à nos sentiments, est la solide étoffe qui leur donne je ne sais quelle certitude, quelle sécurité dont on vit, et qui manquait entre madame Chardon et son fils, entre le frère et la sœur; Lucien se sentit privé de cette entière confiance qu'on aurait eue en lui s'il n'avait pas failli à l'honneur. L'opinion écrite par d'Arthez sur lui, devenue celle de sa sœur, se laissa deviner dans les gestes, dans les regards, dans l'accent. Lucien était plaint! mais, quant à être la gloire, la noblesse de la famille, le héros du foyer domestique, toutes ces belles espérances avaient fui sans retour. On craignit assez sa légèreté pour lui cacher l'asile où vivait David. Ève, insensible aux caresses dont fut accompagnée la curiosité de Lucien qui voulait voir son frère, n'était plus l'Ève de l'Houmeau pour qui, jadis, un seul regard de Lucien était un ordre irrésistible. Lucien parla de réparer ses torts, en se vantant de pouvoir sauver David. Ève lui répondit: – Ne t'en mêle pas, nous avons pour adversaires les gens les plus perfides et les plus habiles. Lucien hocha la tête, comme s'il eût dit: – J'ai combattu des Parisiens… Sa sœur lui répliqua par un regard qui signifiait: – Tu as été vaincu.

– Je ne suis plus aimé, pensa Lucien. Pour la famille comme pour le monde, il faut donc réussir.

Dès le second jour, en essayant de s'expliquer le peu de confiance de sa mère et de sa sœur, le poète fut pris d'une pensée non pas haineuse mais chagrine. Il appliqua la mesure de la vie parisienne à cette chaste vie de province en oubliant que la médiocrité patiente de cet intérieur sublime de résignation était son ouvrage:

– Elles sont bourgeoises, elles ne peuvent pas me comprendre, se dit-il en se séparant ainsi de sa sœur, de sa mère et de Séchard qu'il ne pouvait plus tromper ni sur son caractère, ni sur son avenir.

Ève et madame Chardon, chez qui le sens divinatoire était éveillé par tant de chocs et tant de malheurs, épiaient les plus secrètes pensées de Lucien, elles se sentirent mal jugées et le virent s'isolant d'elles. – Paris nous l'a bien changé! se dirent-elles. Elles recueillaient enfin le fruit de l'égoïsme qu'elles avaient elles-mêmes cultivé. De part et d'autre, ce léger levain devait fermenter, et il fermenta; mais principalement chez Lucien qui se trouvait si reprochable. Quant à Ève, elle était bien de ces sœurs qui savent dire à un frère en faute: – Pardonne-moi tes torts… Lorsque l'union des âmes a été parfaite comme elle le fut au début de la vie entre Ève et Lucien, toute atteinte à ce beau idéal du sentiment est mortelle. Là où des scélérats se raccommodent après des coups de poignard, les amoureux se brouillent irrévocablement pour un regard, pour un mot. Dans ce souvenir de la quasi-perfection de la vie du cœur se trouve le secret de séparations souvent inexplicables. On peut vivre avec une défiance au cœur, quand le passé n'offre pas le tableau d'une affection pure et sans nuages; mais, pour deux êtres autrefois parfaitement unis, une vie où le regard, la parole exigent des précautions, devient insupportable. Aussi les grands poètes font-ils mourir leurs Paul et Virginie au sortir de l'adolescence. Comprendriez-vous Paul et Virginie brouillés?.. Remarquons, à la gloire d'Ève et de Lucien, que les intérêts, si fortement blessés, n'avivaient point ces blessures: chez la sœur irréprochable, comme chez le poète de qui venaient les coups, tout était sentiment; aussi le moindre malentendu, la plus petite querelle, un nouveau mécompte dû à Lucien pouvait-il les désunir ou inspirer une de ces querelles qui brouillent irrévocablement. En fait d'argent tout s'arrange; mais les sentiments sont impitoyables.

Le lendemain Lucien reçut un numéro du journal d'Angoulême et pâlit de plaisir en se voyant le sujet d'un des premiers Premiers-Angoulême que se permit cette estimable feuille qui, semblable aux Académies de province, en fille bien élevée, selon le mot de Voltaire, ne faisait jamais parler d'elle.

«Que la Franche-Comté s'enorgueillisse d'avoir donné le jour à Victor Hugo, à Charles Nodier et à Cuvier; la Bretagne, à Chateaubriand et à Lamennais; la Normandie, à Casimir Delavigne; la Touraine, à l'auteur d'Eloa; aujourd'hui, l'Angoumois, où déjà sous Louis XIII l'illustre Guez, plus connu sous le nom de Balzac, s'est fait notre compatriote, n'a plus rien à envier ni à ces provinces ni au Limousin, qui a produit Dupuytren, ni à l'Auvergne, patrie de Montlosier, ni à Bordeaux, qui a eu le bonheur de voir naître tant de grands hommes; nous aussi, nous avons un poète! l'auteur des beaux sonnets intitulés les Marguerites joint à la gloire du poète celle du prosateur, car on lui doit également le magnifique roman de l'Archer de Charles IX. Un jour nos neveux seront fiers d'avoir pour compatriote Lucien Chardon, un rival de Pétrarque!!!..» Dans les journaux de province de ce temps, les points d'admiration ressemblaient aux hurra par lesquels on accueille les speech des meeting en Angleterre. «Malgré ses éclatants succès à Paris, notre jeune poète s'est souvenu que l'hôtel de Bargeton avait été le berceau de ses triomphes, que l'aristocratie angoumoisine avait applaudi, la première, à ses poésies; que l'épouse de monsieur le comte du Châtelet, préfet de notre département, avait encouragé ses premiers pas dans la carrière des Muses, et il est revenu parmi nous!.. L'Houmeau tout entier s'est ému quand, hier, notre Lucien de Rubempré s'est présenté. La nouvelle de son retour a produit partout la plus vive sensation. Il est certain que la ville d'Angoulême ne se laissera pas devancer par l'Houmeau dans les honneurs qu'on parle de décerner à celui qui, soit dans la Presse, soit dans la Littérature, a représenté si glorieusement notre ville à Paris. Lucien, à la fois poète religieux et royaliste, a bravé la fureur des partis; il est venu, dit-on, se reposer des fatigues d'une lutte qui fatiguerait des athlètes plus forts encore que des hommes de poésie et de rêverie.

 

»Par une pensée éminemment politique, à laquelle nous applaudissons, et que madame la comtesse du Châtelet a eue, dit-on, la première, il est question de rendre à notre grand poète le titre et le nom de l'illustre famille des Rubempré, dont l'unique héritière est madame Chardon, sa mère. Rajeunir ainsi, par des talents et par des gloires nouvelles, les vieilles familles près de s'éteindre est, chez l'immortel auteur de la Charte, une nouvelle preuve de son constant désir exprimé par ces mots: union et oubli.

«Notre poète est descendu chez sa sœur, madame Séchard.»

A la rubrique d'Angoulême se trouvaient les nouvelles suivantes:

«Notre préfet, monsieur le comte du Châtelet, déjà nommé gentilhomme ordinaire de la Chambre de S. M., vient d'être fait Conseiller d'État en service extraordinaire.

»Hier toutes les autorités se sont présentées chez monsieur le préfet.

»Madame la comtesse Sixte du Châtelet recevra tous les jeudis.

«Le maire de l'Escarbas, monsieur de Nègrepelisse, représentant de la branche cadette des d'Espard, père de madame du Châtelet, récemment nommé comte, Pair de France, et Commandeur de l'ordre royal de Saint-Louis, est, dit-on, désigné pour présider le grand collége électoral d'Angoulême aux prochaines élections.»

– Tiens, dit Lucien à sa sœur en lui apportant le journal.

Après avoir lu l'article attentivement, Ève rendit la feuille à Lucien d'un air pensif.

– Que dis-tu de cela?.. lui demanda Lucien étonné d'une prudence qui ressemblait à de la froideur.

– Mon ami, répondit-elle, ce journal appartient aux Cointet, ils sont absolument les maîtres d'y insérer des articles, et ne peuvent avoir la main forcée que par la Préfecture ou par l'Évêché. Supposes-tu ton ancien rival, aujourd'hui préfet, assez généreux pour chanter ainsi tes louanges? Oublies-tu que les Cointet nous poursuivent sous le nom de Métivier et veulent sans doute amener David à les faire profiter de ses découvertes?.. De quelque part que vienne cet article, je le trouve inquiétant. Tu n'excitais ici que des haines, des jalousies; on t'y calomniait en vertu du proverbe: Nul n'est prophète en son pays, et voilà que tout change en un clin d'œil!..

– Tu ne connais pas l'amour-propre des villes de province, répondit Lucien. On est allé dans une petite ville du Midi recevoir en triomphe, aux portes de la ville, un jeune homme qui avait remporté le prix d'honneur au grand concours, en voyant en lui un grand homme en herbe!

– Écoute-moi, mon cher Lucien, je ne veux pas te sermonner, je te dirai tout dans un seul mot: ici défie-toi des plus petites choses.

– Tu as raison, répondit Lucien surpris de trouver sa sœur si peu enthousiaste.

Le poète était au comble de la joie de voir changer en un triomphe sa mesquine et honteuse rentrée à Angoulême.

– Vous ne croyez pas au peu de gloire qui nous coûte si cher! s'écria Lucien après une heure de silence pendant laquelle il s'amassa comme un orage dans son cœur.

Pour toute réponse, Ève regarda Lucien, et ce regard le rendit honteux de son accusation.

Quelques instants avant le dîner, un garçon de bureau de la préfecture apporta une lettre adressée à M. Lucien Chardon et qui parut donner gain de cause à la vanité du poète que le monde disputait à la famille.

Cette lettre était l'invitation suivante.

Monsieur le comte Sixte du Châtelet et madame la comtesse du Châtelet prient M. Lucien Chardon de leur faire l'honneur de dîner avec eux le quinze septembre prochain.

R. S. V. P.

A cette lettre était jointe cette carte de visite:


– Vous êtes en faveur, dit le père Séchard, on parle de vous en ville comme d'un grand personnage… On se dispute entre Angoulême et l'Houmeau à qui vous tortillera des couronnes…

– Ma chère Ève, dit Lucien à l'oreille de sa sœur, je me retrouve absolument comme j'étais à l'Houmeau le jour où je devais aller chez madame de Bargeton: je suis sans habit pour le dîner du préfet.

– Tu comptes donc accepter cette invitation? s'écria madame Séchard effrayée.

Il s'engagea, sur la question d'aller ou de ne pas aller à la Préfecture, une polémique entre le frère et la sœur. Le bon sens de la femme de province disait à Ève qu'on ne doit se montrer au monde qu'avec un visage riant, en costume complet, et en tenue irréprochable; mais elle cachait sa vraie pensée: – Où le dîner du préfet mènera-t-il Lucien? Que peut pour lui le grand monde d'Angoulême? Ne machine-t-on pas quelque chose contre lui?

Lucien finit par dire à sa sœur avant d'aller se coucher: – Tu ne sais pas quelle est mon influence; la femme du préfet a peur du journaliste; et d'ailleurs dans la comtesse du Châtelet il y a toujours Louise de Nègrepelisse! Une femme qui vient d'obtenir tant de faveurs peut sauver David! Je lui dirai la découverte que mon frère vient de faire, et ce ne sera rien pour elle que d'obtenir un secours de dix mille francs au ministère.

A onze heures du soir, Lucien, sa sœur, sa mère et le père Séchard, Marion et Kolb furent réveillés par la musique de la ville à laquelle s'était réunie celle de la garnison et trouvèrent la place du Mûrier pleine de monde. Une sérénade fut donnée à Lucien Chardon de Rubempré par les jeunes gens d'Angoulême. Lucien se mit à la fenêtre de sa sœur, et dit au milieu du plus profond silence, après le dernier morceau: – Je remercie mes compatriotes de l'honneur qu'ils me font, je tâcherai de m'en rendre digne; ils me pardonneront de ne pas en dire davantage: mon émotion est si vive que je ne saurais continuer.

– Vive l'auteur de l'Archer de Charles IX!..

– Vive l'auteur des Marguerites!

– Vive Lucien de Rubempré!

Après ces trois salves, criées par quelques voix, trois couronnes et des bouquets furent adroitement jetés par la croisée dans l'appartement. Dix minutes après, la place du Mûrier était vide, le silence y régnait.

– J'aimerais mieux dix mille francs, dit le vieux Séchard qui tourna, retourna les couronnes et les bouquets d'un air profondément narquois. Mais vous leur avez donné des marguerites, ils vous rendent des bouquets, vous faites dans les fleurs.

– Voilà l'estime que vous faites des honneurs que me décernent mes concitoyens! s'écria Lucien, dont la physionomie offrit une expression entièrement dénuée de mélancolie et qui véritablement rayonna de satisfaction. Si vous connaissiez les hommes, papa Séchard, vous verriez qu'il ne se rencontre pas deux moments semblables dans la vie. Il n'y a qu'un enthousiasme véritable à qui l'on puisse devoir de semblables triomphes!.. Ceci, ma chère mère et ma bonne sœur, efface bien des chagrins. Lucien embrassa sa sœur et sa mère comme l'on s'embrasse dans ces moments où la joie déborde à flots si larges qu'il faut la jeter dans le cœur d'un ami. (Faute d'un ami, disait un jour Bixiou, un auteur ivre de son succès embrasse son portier.)

– Eh bien! ma chère enfant, dit-il à Ève, pourquoi pleures-tu?.. Ah! c'est de joie…

– Hélas! dit Ève à sa mère avant de se recoucher et quand elles furent seules, dans un poète il y a, je crois, une jolie femme de la pire espèce…

– Tu as raison, répondit la mère en hochant la tête. Lucien a déjà tout oublié non-seulement de ses malheurs, mais des nôtres.

La mère et la fille se séparèrent sans oser se dire toutes leurs pensées.

Dans les pays dévorés par le sentiment d'insubordination sociale caché sous le mot égalité, tout triomphe est un de ces miracles qui ne va pas, comme certains miracles d'ailleurs, sans la coopération d'adroits machinistes. Sur dix ovations obtenues par des hommes vivants et décernées au sein de la patrie, il y en a neuf dont les causes sont étrangères à l'homme. Le triomphe de Voltaire sur les planches du Théâtre-Français n'était-il pas celui de la philosophie de son siècle? En France on ne peut triompher que quand tout le monde se couronne sur la tête du triomphateur. Aussi les deux femmes avaient-elles raison dans leurs pressentiments. Le succès du grand homme de province était trop antipathique aux mœurs immobiles d'Angoulême pour ne pas avoir été mis en scène par des intérêts ou par un machiniste passionné, collaborations également perfides. Ève, comme la plupart des femmes d'ailleurs, se défiait par sentiment et sans pouvoir se justifier à elle-même sa défiance. Elle se dit en s'endormant: – «Qui donc aime assez ici mon frère pour avoir excité le pays?.. Les Marguerites ne sont d'ailleurs pas encore publiées, comment peut-on le féliciter d'un succès à venir?..» Ce triomphe était en effet l'œuvre de Petit-Claud. Le jour où le curé de Marsac lui annonça le retour de Lucien, l'avoué dînait pour la première fois chez madame de Sénonches, qui devait recevoir officiellement la demande de la main de sa pupille. Ce fut un de ces dîners de famille dont la solennité se trahit plus par les toilettes que par le nombre des convives. Quoiqu'en famille, on se sait en représentation, et les intentions percent dans toutes les contenances. Françoise était mise comme en étalage. Madame de Sénonches avait arboré les pavillons de ses toilettes les plus recherchées. Monsieur du Hautoy était en habit noir. Monsieur de Sénonches, à qui sa femme avait écrit l'arrivée de madame du Châtelet qui devait se montrer pour la première fois chez elle et la présentation officielle d'un prétendu pour Françoise, était revenu de chez monsieur de Pimentel. Cointet, vêtu de son plus bel habit marron à coupe ecclésiastique, offrit aux regards un diamant de six mille francs sur son jabot, la vengeance du riche commerçant sur l'aristocrate pauvre. Petit-Claud, épilé, peigné, savonné, n'avait pu se défaire de son petit air sec. Il était impossible de ne pas comparer cet avoué maigrelet, serré dans ses habits, à une vipère gelée; mais l'espoir augmentait si bien la vivacité de ses yeux de pie, il mit tant de glace sur sa figure, il se gourma si bien, qu'il arriva juste à la dignité d'un petit procureur du roi ambitieux. Madame de Sénonches avait prié ses intimes de ne pas dire un mot sur la première entrevue de sa pupille avec un prétendu, ni de l'apparition de la préfète, en sorte qu'elle s'attendit à voir ses salons pleins. En effet, monsieur le préfet et sa femme avaient fait leurs visites officielles par cartes, en réservant l'honneur des visites personnelles comme un moyen d'action. Aussi l'aristocratie d'Angoulême était-elle travaillée d'une si énorme curiosité, que plusieurs personnes du camp de Chandour se proposèrent de venir à l'hôtel Bargeton, car on s'obstinait à ne pas appeler cette maison l'hôtel de Sénonches. Les preuves du crédit de la comtesse du Châtelet avaient réveillé bien des ambitions; et d'ailleurs on la disait tellement changée à son avantage que chacun voulait en juger par soi-même. En apprenant de Cointet, pendant le chemin, la grande nouvelle de la faveur que Zéphirine avait obtenue de la préfète pour pouvoir lui présenter le futur de la chère Françoise, Petit-Claud se flatta de tirer parti de la fausse position où le retour de Lucien mettait Louise de Nègrepelisse.

Monsieur et madame de Sénonches avaient pris des engagements si lourds en achetant leur maison, qu'en gens de province ils ne s'avisèrent pas d'y faire le moindre changement. Aussi, le premier mot de Zéphirine à Louise fut-il, en allant à sa rencontre, quand on l'annonça: – Ma chère Louise, voyez… vous êtes encore ici chez vous!.. en lui montrant le petit lustre à pendeloques, les boiseries et le mobilier qui jadis avaient fasciné Lucien.

– C'est, ma chère, ce que je veux le moins me rappeler, dit gracieusement madame la préfète en jetant un regard autour d'elle pour examiner l'assemblée.

Chacun s'avoua que Louise de Nègrepelisse ne se ressemblait pas à elle-même. Le monde parisien où elle était restée pendant dix-huit mois, les premiers bonheurs de son mariage qui transformaient aussi bien la femme que Paris avait transformé la provinciale, l'espèce de dignité que donne le pouvoir, tout faisait de la comtesse du Châtelet une femme qui ressemblait à madame de Bargeton comme une fille de vingt ans ressemble à sa mère. Elle portait un charmant bonnet de dentelles et de fleurs négligemment attaché par une épingle à tête de diamant. Ses cheveux à l'anglaise lui accompagnaient bien la figure et la rajeunissaient en en cachant les contours. Elle avait une robe en foulard, à corsage en pointe, délicieusement frangée et dont la façon due à la célèbre Victorine faisait bien valoir sa taille. Ses épaules, couvertes d'un fichu de blonde, étaient à peine visibles sous une écharpe de gaze adroitement mise autour de son cou trop long. Enfin elle jouait avec ces jolies bagatelles dont le maniement est l'écueil des femmes de province: une jolie cassolette pendait à son bracelet par une chaîne; elle tenait dans une main son éventail et son mouchoir roulé sans en être embarrassée. Le goût exquis des moindres détails, la pose et les manières copiées de madame d'Espard révélaient en Louise une savante étude du faubourg Saint-Germain. Quant au vieux Beau de l'Empire, le mariage l'avait avancé comme ces melons qui, de verts encore la veille, deviennent jaunes dans une seule nuit. En retrouvant sur le visage épanoui de sa femme la verdeur que Sixte avait perdue, on se fit, d'oreille à oreille, des plaisanteries de province, et d'autant plus volontiers que toutes les femmes enrageaient de la nouvelle supériorité de l'ancienne reine d'Angoulême; et le tenace intrus dut payer pour sa femme. Excepté monsieur de Chandour et sa femme, feu Bargeton, monsieur de Pimentel et les Rastignac, le salon se trouvait à peu près aussi nombreux que le jour où Lucien y fit sa lecture, car monseigneur l'évêque arriva suivi de ses grands-vicaires. Petit-Claud, saisi par le spectacle de l'aristocratie angoumoisine, au cœur de laquelle il désespérait de se voir jamais quatre mois auparavant, sentit sa haine contre les classes supérieures se calmer. Il trouva la comtesse Châtelet ravissante en se disant: – Voilà pourtant la femme qui peut me faire nommer substitut! Vers le milieu de la soirée, après avoir causé pendant le même temps avec chacune des femmes en variant le ton de son entretien selon l'importance de la personne et la conduite qu'elle avait tenue à propos de sa fuite avec Lucien, Louise se retira dans le boudoir avec monseigneur. Zéphirine prit alors le bras de Petit-Claud, à qui le cœur battit, et l'amena vers ce boudoir où les malheurs de Lucien avaient commencé, et où ils allaient se consommer.

 

– Voici monsieur Petit-Claud, ma chère, je te le recommande d'autant plus vivement que tout ce que tu feras pour lui profitera sans doute à ma pupille.

– Vous êtes avoué, monsieur? dit l'auguste fille des Nègrepelisse en toisant Petit-Claud.

– Hélas! oui, madame la comtesse. (Jamais le fils du tailleur de l'Houmeau n'avait eu, dans toute sa vie, une seule fois, l'occasion de se servir de ces trois mots; aussi sa bouche en fut-elle comme pleine.) Mais, reprit-il, il dépend de madame la comtesse de me faire tenir debout au parquet. Monsieur Milaud va, dit-on, à Nevers…

– Mais, reprit la comtesse, n'est-on pas second, puis premier substitut? Je voudrais vous voir sur-le-champ premier substitut… Pour m'occuper de vous et vous obtenir cette faveur, je veux quelque certitude de votre dévouement à la Légitimité, à la Religion, et surtout à monsieur de Villèle.

– Ah! madame, dit Petit-Claud en s'approchant de son oreille, je suis homme à obéir absolument au pouvoir.

– C'est ce qu'il nous faut aujourd'hui, répliqua-t-elle en se reculant pour lui faire comprendre qu'elle ne voulait plus rien s'entendre dire à l'oreille. Si vous convenez toujours à madame de Sénonches, comptez sur moi, ajouta-t-elle en faisant un geste royal avec son éventail.

– Madame, dit Petit-Claud à qui Cointet se montra en arrivant à la porte du boudoir, Lucien est ici.

– Eh! bien, monsieur?.. répondit la comtesse d'un ton qui eût arrêté toute espèce de parole dans le gosier d'un homme ordinaire.

– Madame la comtesse ne me comprend pas, reprit Petit-Claud en se servant de la formule la plus respectueuse, je veux lui donner une preuve de mon dévouement à sa personne. Comment madame la comtesse veut-elle que le grand homme qu'elle a fait soit reçu dans Angoulême? Il n'y a pas de milieu: il doit y être un objet ou de mépris ou de gloire.

Louise de Nègrepelisse n'avait pas pensé à ce dilemme, auquel elle était évidemment intéressée plus à cause du passé que du présent. Or, des sentiments que la comtesse portait actuellement à Lucien dépendait la réussite du plan conçu par l'avoué pour mener à bien l'arrestation de Séchard.

– Monsieur Petit-Claud, dit-elle en prenant une attitude de hauteur et de dignité, vous voulez appartenir au Gouvernement, sachez que son premier principe doit être de ne jamais avoir eu tort, et que les femmes ont encore mieux que les gouvernements l'instinct du pouvoir et le sentiment de leur dignité.

– C'est bien là ce que je pensais, madame, répondit-il vivement en observant la comtesse avec une attention aussi profonde que peu visible. Lucien arrive ici dans la plus grande misère. Mais, s'il doit y recevoir une ovation, je puis aussi le contraindre, à cause de l'ovation même, à quitter Angoulême où sa sœur et son beau-frère David Séchard sont sous le coup de poursuites ardentes…

Louise de Nègrepelisse laissa voir sur son visage altier un léger mouvement produit par la répression même de son plaisir. Surprise d'être si bien devinée, elle regarda Petit-Claud en dépliant son éventail, car Françoise de La Haye entrait, ce qui lui donna le temps de trouver une réponse.

– Monsieur, dit-elle avec un sourire significatif, vous serez promptement procureur du Roi…

N'était-ce pas tout dire sans se compromettre?

– Oh! madame, s'écria Françoise en venant remercier la préfète, je vous devrai donc le bonheur de ma vie. Elle lui dit à l'oreille en se penchant vers sa protectrice par un petit geste de jeune fille: – Je serais morte à petit feu d'être la femme d'un avoué de province…

Si Zéphirine s'était ainsi jetée sur Louise, elle y avait été poussée par Francis, qui ne manquait pas d'une certaine connaissance du monde bureaucratique.

– Dans les premiers jours de tout avénement, que ce soit celui d'un préfet, d'une dynastie ou d'une exploitation, dit l'ancien consul-général à son amie, on trouve les gens tout feu pour rendre service; mais ils ont bientôt reconnu les inconvénients de la protection et deviennent de glace. Aujourd'hui Louise fera pour Petit-Claud des démarches que, dans trois mois, elle ne voudrait plus faire pour votre mari.

– Madame la comtesse pense-t-elle, dit Petit-Claud, à toutes les obligations du triomphe de notre poète? Elle devra recevoir Lucien pendant les dix jours que durera notre engouement.

La préfète fit un signe de tête afin de congédier Petit-Claud, et se leva pour aller causer avec madame de Pimentel qui montra sa tête à la porte du boudoir. Saisie par la nouvelle de l'élévation du bonhomme de Nègrepelisse à la Pairie, la marquise avait jugé nécessaire de venir caresser une femme assez habile pour avoir augmenté son influence en faisant une faute.

– Dites-moi donc, ma chère, pourquoi vous vous êtes donné la peine de mettre votre père à la Chambre haute, dit la marquise au milieu d'une conversation confidentielle où elle pliait le genou devant la supériorité de sa chère Louise.

– Ma chère, on m'a d'autant mieux accordé cette faveur que mon père n'a pas d'enfants, et votera toujours pour la couronne; mais, si j'ai des garçons, je compte bien que mon aîné sera substitué au titre, aux armes et à la pairie de son grand-père…

Madame de Pimentel vit avec chagrin qu'elle ne pourrait pas employer à réaliser son désir de faire élever monsieur de Pimentel à la pairie, une mère dont l'ambition s'étendait sur les enfants à venir.

– Je tiens la préfète, disait Petit-Claud à Cointet en sortant, et je vous promets votre acte de société… Je serai dans un mois premier substitut, et vous, vous serez maître de Séchard. Tâchez maintenant de me trouver un successeur pour mon Étude, j'en ai fait en cinq mois la première d'Angoulême…

– Il ne fallait que vous mettre à cheval, dit Cointet presque jaloux de son œuvre.

Chacun peut maintenant comprendre la cause du triomphe de Lucien dans son pays. A la manière de ce roi de France qui ne vengeait pas le duc d'Orléans, Louise ne voulait pas se souvenir des injures reçues à Paris par madame Bargeton. Elle voulait patronner Lucien, l'écraser de sa protection et s'en débarrasser honnêtement. Mis au fait de toute l'intrigue de Paris par les commérages, Petit-Claud avait bien deviné la haine vivace que les femmes portent à l'homme qui n'a pas su les aimer à l'heure où elles ont eu l'envie d'être aimées.