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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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– Et ça ne t'a pas suffi… s'écria le vieillard sans éprouver la moindre vergogne, mais tu dévorerais la France… Bonsoir! moi, je suis trop ignorant pour me fourrer dans des exploitations où il n'y aurait que moi d'exploité. Le Singe ne mangera pas l'Ours, dit-il en faisant allusion à leur surnom d'atelier. Je suis vigneron, je ne suis pas banquier… Et puis, vois-tu, des affaires entre père et fils, ça va mal. Dînons, tiens, tu ne diras pas que je ne te donne rien!..

David était un de ces êtres à cœur profond qui peuvent y repousser leurs souffrances de manière à en faire un secret pour ceux qui leur sont chers; aussi chez eux, quand la douleur déborde ainsi, est-ce leur effort suprême. Ève avait bien compris ce beau caractère d'homme. Mais le père vit, dans ce flot de douleur ramené du fond à la surface, la plainte vulgaire des enfants qui veulent attraper leurs pères, et il prit l'excessif abattement de son fils pour la honte de l'insuccès. Le père et le fils se quittèrent brouillés. David et Kolb revinrent à minuit environ à Angoulême, où ils entrèrent à pied avec autant de précautions qu'en eussent pris des voleurs pour un vol. Vers une heure du matin, David fut introduit, sans témoin, chez mademoiselle Basine Clerget, dans l'asile impénétrable préparé pour lui par sa femme. En entrant là, David allait y être gardé par la plus ingénieuse de toutes les pitiés, celle d'une grisette. Le lendemain matin, Kolb se vanta d'avoir fait sauver son maître à cheval, et de ne l'avoir quitté qu'après l'avoir mis dans une patache qui devait l'emmener aux environs de Limoges. Une assez grande provision de matières premières fut emmagasinée dans la cave de Basine, en sorte que Kolb, Marion, madame Séchard et sa mère purent n'avoir aucune relation avec mademoiselle Clerget.

Deux jours après cette scène avec son fils, le vieux Séchard, qui se vit encore à lui vingt jours avant de se livrer aux occupations de la vendange, accourut chez sa belle-fille, amené par son avarice. Il ne dormait plus, il voulait savoir si la découverte offrait quelques chances de fortune, et pensait à veiller au grain, selon son expression. Il vint habiter, au-dessus de l'appartement de sa belle-fille, une des deux chambres en mansarde qu'il s'était réservées, et vécut en fermant les yeux sur le dénûment pécuniaire qui affligeait le ménage de son fils. On lui devait des loyers, on pouvait bien le nourrir! Il ne trouvait rien d'étrange à ce qu'on se servît de couverts en fer étamé.

– J'ai commencé comme ça, répondit-il à sa belle-fille quand elle s'excusa de ne pas le servir en argenterie.

Marion fut obligée de s'engager envers les marchands pour tout ce qui se consommerait au logis. Kolb servait les maçons à vingt sous par jour. Enfin, bientôt il ne resta plus que dix francs à la pauvre Ève qui, dans l'intérêt de son enfant et de David, sacrifiait ses dernières ressources à bien recevoir le vigneron. Elle espérait toujours que ses chatteries, que sa respectueuse affection, que sa résignation attendriraient l'avare; mais elle le trouvait toujours insensible. Enfin, en lui voyant l'œil froid des Cointet, de Petit-Claud et de Cérizet, elle voulut observer son caractère et deviner ses intentions; mais ce fut peine perdue! Le père Séchard se rendait impénétrable en restant toujours entre deux vins. L'ivresse est un double voile. A la faveur de sa griserie, aussi souvent jouée que réelle, le bonhomme essayait d'arracher à Ève les secrets de David. Tantôt il caressait, tantôt il effrayait sa belle-fille. Quand Ève lui répondait qu'elle ignorait tout, il lui disait: – Je boirai tout mon bien, je le mettrai en viager… Ces luttes déshonorantes fatiguaient la pauvre victime qui, pour ne pas manquer de respect à son beau-père, avait fini par garder le silence. Un jour, poussée à bout, elle lui dit: – Mais, mon père, il y a une manière bien simple de tout avoir; payez les dettes de David, il reviendra ici, vous vous entendrez ensemble.

– Ah! voilà tout ce que vous voulez avoir de moi, s'écria-t-il, c'est bon à savoir.

Le père Séchard, qui ne croyait pas en son fils, croyait aux Cointet. Les Cointet, qu'il alla consulter, l'éblouirent à dessein, en lui disant qu'il s'agissait de millions dans les recherches entreprises par son fils.

– Si David peut prouver qu'il a réussi, je n'hésiterai pas à mettre en société ma papeterie en comptant à votre fils sa découverte pour une valeur égale, lui dit le grand Cointet.

Le défiant vieillard prit tant d'informations en prenant des petits verres avec les ouvriers, il questionna si bien Petit-Claud en faisant l'imbécile, qu'il finit par soupçonner les Cointet de se cacher derrière Métivier; il leur attribua le plan de ruiner l'imprimerie Séchard et de se faire payer par lui en l'amorçant avec la découverte, car le vieil homme du peuple ne pouvait pas deviner la complicité de Petit-Claud, ni les trames ourdies pour s'emparer tôt ou tard de ce beau secret industriel. Enfin, un jour, le vieillard, exaspéré de ne pouvoir vaincre le silence de sa belle-fille et de ne pas même obtenir d'elle de savoir où David s'était caché, résolut de forcer la porte de l'atelier à fondre les rouleaux, après avoir fini par apprendre que son fils y faisait ses expériences. Il descendit de grand matin et se mit à travailler la serrure.

– Eh! bien, que faites-vous donc là, papa Séchard?.. lui cria Marion qui se levait au jour pour aller à sa fabrique et qui bondit jusqu'à la tremperie.

– Ne suis-je pas chez moi, Marion? fit le bonhomme honteux.

– Ah! çà, devenez-vous voleur sur vos vieux jours… vous êtes à jeun, cependant… Je vas conter cela tout chaud à madame.

– Tais-toi, Marion, dit le vieillard en tirant de sa poche deux écus de six francs. Tiens…

– Je me tairai, mais n'y revenez pas! lui dit Marion en le menaçant du doigt, ou je le dirais à tout Angoulême.

Dès que le vieillard fut sorti, Marion monta chez sa maîtresse.

– Tenez, madame, j'ai soutiré douze francs à votre beau-père, les voilà…

– Et comment as-tu fait?..

– Ne voulait-il pas voir les bassines et les provisions de monsieur, histoire de découvrir le secret. Je savais bien qu'il n'y avait plus rien dans la petite cuisine; mais je lui ai fait peur comme s'il allait voler son fils, et il m'a donné deux écus pour me taire…

En ce moment, Basine apporta joyeusement à son amie une lettre de David, écrite sur du magnifique papier, et qu'elle lui remit en secret.

«Mon Ève adorée, je t'écris à toi la première sur la première feuille de papier obtenue par mes procédés. J'ai réussi à résoudre le problème du collage en cuve! La livre de pâte revient, même en supposant la mise en culture spéciale de bons terrains pour les produits que j'emploie, à cinq sous. Ainsi la rame de douze livres emploiera pour trois francs de pâte collée. Je suis sûr de supprimer la moitié du poids des livres. L'enveloppe, la lettre, les échantillons, sont de diverses fabrications. Je t'embrasse, nous serons heureux par la fortune, la seule chose qui nous manquait.»

– Tenez, dit Ève à son beau-père en lui tendant les échantillons, donnez à votre fils le prix de votre récolte, et laissez-lui faire sa fortune, il vous rendra dix fois ce que vous lui aurez donné, car il a réussi!..

Le père Séchard courut aussitôt chez les Cointet. Là, chaque échantillon fut essayé, minutieusement examiné: les uns étaient collés, les autres sans colle; ils étaient étiquetés depuis trois francs jusqu'à dix francs par rame; les uns étaient d'une pureté métallique, les autres doux comme du papier de Chine, il y en avait de toutes les nuances possibles du blanc. Des juifs examinant des diamants n'auraient pas eu les yeux plus animés que ne l'étaient ceux des Cointet et du vieux Séchard.

– Votre fils est en bon chemin, dit le gros Cointet.

– Eh! bien, payez ses dettes, dit le vieux pressier.

– Bien volontiers, s'il veut nous prendre pour associés, répondit le grand Cointet.

– Vous êtes des chauffeurs! s'écria l'ours retiré, vous poursuivez mon fils sous le nom de Métivier, et vous voulez que je vous paye, voilà tout. Pas si bête, bourgeois!..

Les deux frères se regardèrent, mais ils se continrent.

– Nous ne sommes pas encore assez millionnaires pour nous amuser à faire l'escompte, répliqua le gros Cointet; nous nous croirions assez heureux de pouvoir payer notre chiffon comptant, et nous faisons encore des billets à notre marchand.

– Il faut tenter une expérience en grand, répondit froidement le grand Cointet, car ce qui réussit dans une marmite échoue dans une fabrication entreprise sur une grande échelle. Délivrez votre fils.

– Oui, mais mon fils en liberté m'admettra-t-il comme son associé? demanda le vieux Séchard.

– Ceci ne nous regarde pas, dit le gros Cointet. Est-ce que vous croyez, mon bonhomme, que quand vous aurez donné dix mille francs à votre fils, tout sera dit? Un brevet d'invention coûte deux mille francs, il faudra faire des voyages à Paris; puis, avant de se lancer dans des avances, il est prudent de fabriquer, comme dit mon frère, mille rames, risquer des cuvées entières afin de se rendre compte. Voyez-vous, il n'y a rien dont il faille plus se défier que des inventeurs.

– Moi, dit le grand Cointet, j'aime le pain tout cuit.

Le vieillard passa la nuit à ruminer ce dilemme: Si je paye les dettes de David, il est libre, et une fois libre il n'a pas besoin de m'associer à sa fortune. Il sait bien que je l'ai roulé dans l'affaire de notre première association; il n'en voudra pas faire une seconde. Mon intérêt serait donc de le tenir en prison, malheureux.

Les Cointet connaissaient assez le père Séchard pour savoir qu'ils chasseraient de compagnie.

Donc ces trois hommes disaient: – Pour faire une société basée sur le secret, il faut des expériences; et, pour faire ces expériences, il faut libérer David Séchard. David libéré nous échappe. Chacun avait de plus une petite arrière-pensée. Petit-Claud se disait: – Après mon mariage, je serai franc du collier avec les Cointet; mais jusque-là je les tiens. Le grand Cointet se disait: – J'aimerais mieux avoir David sous clef, je serais le maître. Le vieux Séchard se disait: – Si je paye ses dettes, mon fils me salue avec un remercîment. Ève, attaquée, menacée par le vigneron d'être chassée de la maison, ne voulait ni révéler l'asile de son mari, ni même lui proposer d'accepter un sauf-conduit. Elle n'était pas certaine de réussir à cacher David une seconde fois aussi bien que la première, elle répondait donc à son beau-père: – Libérez votre fils, vous saurez tout. Aucun des quatre intéressés, qui se trouvaient tous comme devant une table bien servie, n'osait toucher au festin, tant il craignait de se voir devancé; et tous s'observaient en se défiant les uns des autres.

 

Quelques jours après la réclusion de Séchard, Petit-Claud était venu trouver le grand Cointet à sa papeterie.

– J'ai fait de mon mieux, lui dit-il, David s'est mis volontairement dans une prison qui nous est inconnue, et il y cherche en paix quelque perfectionnement. Si vous n'avez pas atteint à votre but, il n'y a pas de ma faute, tiendrez-vous votre promesse?

– Oui, si nous réussissons, répondit le grand Cointet. Le père Séchard est ici depuis quelques jours, il est venu nous faire des questions sur la fabrication du papier, le vieil avare a flairé l'invention de son fils, il en veut profiter, il y a donc quelque espérance d'arriver à une association. Vous êtes l'avoué du père et du fils…

– Ayez le Saint-Esprit de les livrer, reprit Petit-Claud en souriant.

– Oui, répondit Cointet. Si vous réussissez ou à mettre David en prison ou à le mettre dans nos mains par un acte de société, vous serez le mari de mademoiselle de La Haye.

– Est-ce bien là votre ultimatum? dit Petit-Claud.

– Yès! fit Cointet, puisque nous parlons des langues étrangères.

– Voici le mien en bon français, reprit Petit-Claud d'un ton sec.

– Ah! voyons, répliqua Cointet d'un air curieux.

– Présentez-moi demain à madame de Sénonches, faites qu'il y ait pour moi quelque chose de positif, enfin accomplissez votre promesse, ou je paye la dette de Séchard et je m'associe avec lui en revendant ma charge. Je ne veux pas être joué. Vous m'avez parlé net, je me sers du même langage. J'ai fait mes preuves, faites les vôtres. Vous avez tout, je n'ai rien. Si je n'ai pas de gages de votre sincérité, je prends votre jeu.

Le grand Cointet prit son chapeau, son parapluie, son air jésuite, et sortit en disant à Petit-Claud de le suivre.

– Vous verrez, mon cher ami, si je ne vous ai pas préparé les voies?.. dit le négociant à l'avoué.

En un moment, le fin et rusé papetier avait reconnu le danger de sa position, et vu dans Petit-Claud un de ces hommes avec lesquels il faut jouer franc jeu. Déjà, pour être en mesure et par acquit de conscience, il avait, sous prétexte de donner un état de la situation financière de mademoiselle de La Haye, jeté quelques paroles dans l'oreille de l'ancien Consul-général.

– J'ai l'affaire de Françoise, car avec trente mille francs de dot, aujourd'hui, dit-il en souriant, une fille ne doit pas être exigeante.

– Nous en parlerons, avait répondu Francis du Hautoy. Depuis le départ de madame de Bargeton, la position de madame de Sénonches est bien changée: nous pourrons marier Françoise à quelque bon vieux gentilhomme campagnard.

– Et elle se conduira mal, dit le papetier en prenant son air froid. Eh! mariez-la donc à un jeune homme capable, ambitieux, que vous protégerez, et qui mettra sa femme dans une belle position.

– Nous verrons, avait répété Francis; la marraine doit être avant tout consultée.

A la mort de monsieur de Bargeton, Louise de Nègrepelisse avait fait vendre l'hôtel de la rue du Minage. Madame de Sénonches, qui se trouvait petitement logée, décida monsieur de Sénonches à acheter cette maison, le berceau des ambitions de Lucien et où cette scène a commencé. Zéphirine de Sénonches avait formé le plan de succéder à madame de Bargeton dans l'espèce de royauté qu'elle avait exercée, d'avoir un salon, de faire enfin la grande dame. Une scission avait eu lieu dans la haute société d'Angoulême entre ceux qui, lors du duel de monsieur Bargeton et de monsieur de Chandour, tinrent qui pour l'innocence de Louise de Nègrepelisse, qui pour les calomnies de Stanislas de Chandour. Madame de Sénonches se déclara pour les Bargeton, et conquit d'abord tous ceux de ce parti. Puis, quand elle fut installée dans son hôtel, elle profita des accoutumances de bien des gens qui venaient y jouer depuis tant d'années. Elle reçut tous les soirs et l'emporta décidément sur Amélie de Chandour, qui se posa comme son antagoniste. Les espérances de Francis du Hautoy, qui se vit au cœur de l'aristocratie d'Angoulême, allaient jusqu'à vouloir marier Françoise avec le vieux monsieur de Séverac, que madame du Brossard n'avait pu capturer pour sa fille. Le retour de madame de Bargeton, devenue préfète d'Angoulême, augmenta les prétentions de Zéphirine pour sa bien-aimée filleule. Elle se disait que la comtesse Sixte du Châtelet userait de son crédit pour celle qui s'était constituée son champion. Le papetier, qui savait son Angoulême sur le bout du doigt, apprécia d'un coup d'œil toutes ces difficultés; mais il résolut de se tirer de ce pas difficile par une de ces audaces que Tartufe seul se serait permise. Le petit avoué, très-surpris de la loyauté de son commanditaire en chicane, le laissait à ses préoccupations en cheminant de la papeterie à l'hôtel de la rue du Minage, où, sur le palier, les deux importuns furent arrêtés par ces mots: – Monsieur et madame déjeunent.

– Annoncez-nous tout de même, répondit le grand Cointet.

Et, sur son nom, le dévot commerçant, aussitôt introduit, présenta l'avocat à la précieuse Zéphirine, qui déjeunait en tête à tête avec monsieur Francis du Hautoy et mademoiselle de La Haye. Monsieur de Sénonches était allé, comme toujours, ouvrir la chasse chez monsieur de Pimentel.

– Voici, madame, le jeune avocat-avoué de qui je vous ai parlé, et qui se chargera de l'émancipation de votre belle pupille.

L'ancien diplomate examina Petit-Claud, qui, de son côté, regardait à la dérobée la belle pupille. Quant à la surprise de Zéphirine, à qui jamais Cointet ni Francis n'avaient dit un mot, elle fut telle que sa fourchette lui tomba des mains. Mademoiselle de La Haye, espèce de pie-grièche à figure rechignée, de taille peu gracieuse, maigre, à cheveux d'un blond fade, était, malgré son petit air aristocratique, excessivement difficile à marier. Ces mots: père et mère inconnus de son acte de naissance, lui interdisaient en réalité la sphère où l'amitié de sa marraine et de Francis la voulait placer. Mademoiselle de La Haye, ignorant sa position, faisait la difficile: elle eût rejeté le plus riche commerçant de l'Houmeau. La grimace assez significative inspirée à mademoiselle de La Haye par l'aspect du maigre avoué, Cointet la retrouva sur les lèvres de Petit-Claud. Madame de Sénonches et Francis paraissaient se consulter pour savoir de quelle manière congédier Cointet et son protégé. Cointet, qui vit tout, pria monsieur du Hautoy de lui accorder un moment d'audience, et passa dans le salon avec le diplomate.

– Monsieur, lui dit-il nettement, la paternité vous aveugle. Vous marierez difficilement votre fille; et, dans votre intérêt à tous, je vous ai mis dans l'impossibilité de reculer; car j'aime Françoise comme on aime une pupille. Petit-Claud sait tout!.. Son excessive ambition vous garantit le bonheur de votre chère petite. D'abord Françoise fera de son mari tout ce qu'elle voudra; mais vous, aidé par la préfète qui nous arrive, vous en ferez un procureur du roi. Monsieur Milaud est nommé décidément à Nevers. Petit-Claud vendra sa charge, vous obtiendrez facilement pour lui la place de second substitut, et il deviendra bientôt procureur du roi, puis président du tribunal, député…

Revenu dans la salle à manger, Francis fut charmant pour le prétendu de sa fille. Il regarda madame de Sénonches d'une certaine manière, et finit cette scène de présentation en invitant Petit-Claud à dîner pour le lendemain afin de causer affaires. Puis il reconduisit le négociant et l'avoué jusque dans la cour en disant à Petit-Claud que, sur la recommandation de Cointet, il était disposé, ainsi que madame de Sénonches, à confirmer tout ce que le gardien de la fortune de mademoiselle de La Haye aurait disposé pour le bonheur de ce petit ange.

– Ah! qu'elle est laide! s'écria Petit-Claud. Je suis pris!..

– Elle a l'air distingué, répondit Cointet; mais, si elle était belle, vous la donnerait-on?.. Hé! mon cher, il y a plus d'un petit propriétaire à qui trente mille francs, la protection de madame de Sénonches et celle de la comtesse du Châtelet iraient à merveille; d'autant plus que monsieur Francis du Hautoy ne se mariera jamais, et que cette fille est son héritière… Votre mariage est fait!..

– Et comment?

– Voilà ce que je viens de dire, repartit le grand Cointet en racontant à l'avoué son trait d'audace. Mon cher, monsieur Milaud va, dit-on, être nommé procureur du roi à Nevers: vous vendrez votre charge, et dans dix ans vous serez garde des sceaux. Vous êtes assez audacieux pour ne reculer devant aucun des services que demandera la cour.

– Eh! bien, trouvez-vous demain, à quatre heures et demie, sur la place du Mûrier, répondit l'avoué, fanatisé par les probabilités de cet avenir; j'aurai vu le père Séchard, et nous arriverons à un acte de société où le père et le fils appartiendront au Saint-Esprit.

Au moment où le vieux curé de Marsac montait les rampes d'Angoulême pour aller instruire Ève de l'état où se trouvait son frère, David était caché depuis onze jours à deux portes de celle du pharmacien Postel, que le digne prêtre venait de quitter.

Quand l'abbé Marron déboucha sur la place du Mûrier, il y trouva les trois hommes, remarquables chacun dans leur genre, qui pesaient de tout leur poids sur l'avenir et sur le présent du pauvre prisonnier volontaire: le père Séchard, le grand Cointet, le petit avoué maigrelet. Trois hommes, trois cupidités! mais trois cupidités aussi différentes que les hommes. L'un avait inventé de trafiquer de son fils, l'autre de son client, et le grand Cointet achetait toutes ces infamies en se flattant de ne rien payer. Il était environ cinq heures, et la plupart de ceux qui revenaient dîner chez eux s'arrêtaient pour regarder pendant un moment ces trois hommes.

– Que diable le vieux père Séchard et le grand Cointet ont-ils donc à se dire?.. pensaient les plus curieux.

– Il s'agit sans doute entre eux de ce pauvre malheureux qui laisse sa femme, sa belle-mère et son enfant sans pain, répondait-on.

– Envoyez donc vos enfants apprendre un état à Paris! disait un esprit-fort de province.

– Hé! que venez-vous faire par ici, monsieur le curé? s'écria le vigneron en apercevant l'abbé Marron aussitôt qu'il déboucha sur la place.

– Je viens pour les vôtres, répondit le vieillard.

– Encore une idée de mon fils!.. dit le vieux Séchard.

– Il vous en coûterait bien peu de rendre tout le monde heureux, dit le prêtre en indiquant les fenêtres où madame Séchard montrait entre les rideaux sa belle tête; car elle apaisait les cris de son enfant en le faisant sauter et lui chantant une chanson.

– Apportez-vous des nouvelles de mon fils, dit le père, ou, ce qui vaudrait mieux, de l'argent?

– Non, dit monsieur Marron; j'apporte à la sœur des nouvelles du frère.

– De Lucien?.. s'écria Petit-Claud.

– Oui. Le pauvre jeune homme est venu de Paris à pied. Je l'ai trouvé chez Courtois mourant de fatigue et de misère, répondit le prêtre… Oh! il est bien malheureux!

Petit-Claud salua le prêtre et prit le grand Cointet par le bras en disant à haute voix: – Nous dînons chez madame de Sénonches, il est temps de nous habiller!.. Et à deux pas il lui dit à l'oreille:

– Quand on a le petit, on a bientôt la mère. Nous tenons David…

– Je vous ai marié, mariez-moi, dit le grand Cointet en laissant échapper un sourire faux.

– Lucien est mon camarade de collége, nous étions copins!.. En huit jours je saurai bien quelque chose de lui. Faites en sorte que les bans se publient, et je vous réponds de mettre David en prison. Ma mission finit avec son écrou.

– Ah! s'écria tout doucement le grand Cointet, la belle affaire serait de prendre le brevet à notre nom!

En entendant cette dernière phrase, le petit avoué maigrelet frissonna.

 

En ce moment Ève voyait entrer son beau-père et l'abbé Marron, qui, par un seul mot, venait de dénouer le drame judiciaire.

– Tenez, madame Séchard, dit le vieil ours à sa belle-fille, voici notre curé qui vient sans doute nous en raconter de belles sur votre frère.

– Oh! s'écria la pauvre Ève atteinte au cœur, que peut-il donc lui être encore arrivé!

Cette exclamation annonçait tant de douleurs ressenties, tant d'appréhensions, et de tant de sortes, que l'abbé Marron se hâta de dire: – Rassurez-vous, madame, il vit!

– Seriez-vous assez bon, mon père, dit Ève au vieux vigneron, pour aller chercher ma mère: elle entendra ce que monsieur doit avoir à nous dire de Lucien.

Le vieillard alla chercher madame Chardon, à laquelle il dit: – Vous aurez à en découdre avec l'abbé Marron, qui est bon homme quoique prêtre. Le dîner sera sans doute retardé, je reviens dans une heure.

Et le vieillard, insensible à tout ce qui ne sonnait ou ne reluisait pas or, laissa la vieille femme sans voir l'effet du coup qu'il venait de lui porter.

Le malheur qui pesait sur ses deux enfants, l'avortement des espérances assises sur la tête de Lucien, le changement si peu prévu d'un caractère qu'on crut pendant si long-temps énergique et probe; enfin, tous les événements arrivés depuis dix-huit mois avaient déjà rendu madame Chardon méconnaissable. Elle n'était pas seulement noble de race, elle était encore noble de cœur, et adorait ses enfants. Aussi avait-elle souffert plus de maux en ces derniers six mois que depuis son veuvage. Lucien avait eu la chance d'être Rubempré par ordonnance du roi, de recommencer cette famille, d'en faire revivre le titre et les armes, de devenir grand! Et il était tombé dans la fange! Car, plus sévère pour lui que la sœur, elle avait regardé Lucien comme perdu, le jour où elle apprit l'affaire des billets. Les mères veulent quelquefois se tromper; mais elles connaissent toujours bien les enfants qu'elles ont nourris, qu'elles n'ont pas quittés, et, dans les discussions que soulevaient entre David et sa femme les chances de Lucien à Paris, madame Chardon, tout en paraissant partager les illusions d'Ève sur son frère, tremblait que David n'eût raison, car il parlait comme elle entendait parler sa conscience de mère. Elle connaissait trop la délicatesse de sensation de sa fille pour pouvoir lui exprimer ses douleurs, elle était donc forcée de les dévorer dans ce silence dont sont capables seulement les mères qui savent aimer leurs enfants.

Ève, de son côté, suivait avec terreur les ravages que faisaient les chagrins chez sa mère, elle la voyait passant de la vieillesse à la décrépitude, et allant toujours! La mère et la fille se faisaient donc l'une à l'autre de ces nobles mensonges qui ne trompent point. Dans la vie de cette mère, la phrase du féroce vigneron fut la goutte d'eau qui devait remplir la coupe des afflictions, madame Chardon se sentit atteinte au cœur.

Aussi, quand Ève dit au prêtre: – Monsieur, voici ma mère! quand l'abbé regarda ce visage macéré comme celui d'une vieille religieuse, encadré de cheveux entièrement blanchis, mais embelli par l'air doux et calme des femmes pieusement résignées, et qui marchent, comme on dit, à la volonté de Dieu, comprit-il toute la vie de ces deux créatures. Le prêtre n'eut plus de pitié pour le bourreau, pour Lucien, il frémit en devinant tous les supplices subis par les victimes.

– Ma mère, dit Ève en s'essuyant les yeux, mon pauvre frère est bien près de nous, il est à Marsac.

– Et pourquoi pas ici? demanda madame Chardon.

L'abbé Marron raconta tout ce que Lucien lui avait dit des misères de son voyage, et les malheurs de ses derniers jours à Paris. Il peignit les angoisses qui venaient d'agiter le poète quand il avait appris quels étaient au sein de sa famille les effets de ses imprudences et quelles étaient ses appréhensions sur l'accueil qui pouvait l'attendre à Angoulême.

– En est-il arrivé à douter de nous? dit madame Chardon.

– Le malheureux est venu vers vous à pied, en subissant les plus horribles privations, et il revient disposé à entrer dans les chemins les plus humbles de la vie… à réparer ses fautes.

– Monsieur, dit la sœur, malgré le mal qu'il nous a fait, j'aime mon frère, comme on aime le corps d'un être qui n'est plus; et l'aimer ainsi, c'est encore l'aimer plus que beaucoup de sœurs n'aiment leurs frères. Il nous a rendus bien pauvres; mais qu'il vienne, il partagera le chétif morceau de pain qui nous reste, enfin ce qu'il nous a laissé. Ah! s'il ne nous avait pas quittés, monsieur, nous n'aurions pas perdu nos plus chers trésors.

– Et c'est la femme qui nous l'a enlevé dont la voiture l'a ramené, s'écria madame Chardon. Parti dans la calèche de madame de Bargeton, à côté d'elle, il est revenu derrière!

– A quoi puis-je vous être utile dans la situation où vous êtes? dit le brave curé qui cherchait une phrase de sortie.

– Eh! monsieur, répondit madame Chardon, plaie d'argent n'est pas mortelle, dit-on; mais ces plaies-là ne peuvent pas avoir d'autre médecin que le malade.

– Si vous aviez assez d'influence pour déterminer mon beau-père à aider son fils, vous sauveriez toute une famille, dit madame Séchard.

– Il ne croit pas en vous, et il m'a paru très-exaspéré contre votre mari, dit le vieillard à qui les paraphrases du vigneron avaient fait considérer les affaires de Séchard comme un guêpier où il ne fallait pas mettre le pied.

Sa mission terminée, le prêtre alla dîner chez son petit-neveu Postel, qui dissipa le peu de bonne volonté de son vieil oncle en donnant, comme tout Angoulême, raison au père contre le fils.

– Il y a de la ressource avec des dissipateurs, dit en finissant le petit Postel; mais avec ceux qui font des expériences, on se ruinerait.

La curiosité du curé de Marsac était entièrement satisfaite, ce qui, dans toutes les provinces de France, est le principal but de l'excessif intérêt qu'on s'y témoigne. Dans la soirée, il mit le poète au courant de tout ce qui se passait chez les Séchard, en lui donnant son voyage comme une mission dictée par la charité la plus pure.

– Vous avez endetté votre sœur et votre beau-frère de dix à douze mille francs, dit-il en terminant; et personne, mon cher monsieur, n'a cette bagatelle à prêter au voisin. En Angoumois, nous ne sommes pas riches. Je croyais qu'il s'agissait de beaucoup moins quand vous me parliez de billets.

Après avoir remercié le vieillard de ses bontés, le poète lui dit:

– La parole de pardon, que vous m'apportez, est pour moi le vrai trésor.

Le lendemain, Lucien partit de très-grand matin de Marsac pour Angoulême, où il entra vers neuf heures, une canne à la main, vêtu d'une petite redingote assez endommagée par le voyage et d'un pantalon noir à teintes blanches. Ses bottes usées disaient d'ailleurs assez qu'il appartenait à la classe infortunée des piétons. Aussi ne se dissimulait-il pas l'effet que devait produire sur ses compatriotes le contraste de son retour et de son départ. Mais, le cœur encore pantelant sous l'étreinte des remords que lui causait le récit du vieux prêtre, il acceptait pour le moment cette punition, décidé d'affronter les regards des personnes de sa connaissance. Il se disait en lui-même: – Je suis héroïque! Toutes ces natures de poète commencent par se duper elles-mêmes. A mesure qu'il marcha dans l'Houmeau, son âme lutta entre la honte de ce retour et la poésie de ces souvenirs. Son cœur battit en passant devant la porte de Postel, où, fort heureusement pour lui, Léonie Marron se trouva seule dans la boutique avec son enfant. Il vit avec plaisir (tant sa vanité conservait de force) le nom de son père effacé. Depuis son mariage, Postel avait fait repeindre sa boutique, et mis au-dessus, comme à Paris: Pharmacie. En gravissant la rampe de la Porte-Palet, Lucien éprouva l'influence de l'air natal, il ne sentit plus le poids de ses infortunes, et se dit avec délices: – Je vais donc les revoir! Il atteignit la place du Mûrier sans avoir rencontré personne: un bonheur qu'il espérait à peine, lui qui jadis se promenait en triomphateur dans sa ville! Marion et Kolb, en sentinelle sur la porte, se précipitèrent dans l'escalier en criant: – Le voilà! Lucien revit le vieil atelier et la vieille cour, il trouva dans l'escalier sa sœur et sa mère, et ils s'embrassèrent en oubliant pour un instant tous leurs malheurs dans cette étreinte. En famille, on compose presque toujours avec le malheur; on s'y fait un lit, et l'espérance en fait accepter la dureté. Si Lucien offrait l'image du désespoir, il en offrait aussi la poésie: le soleil des grands chemins lui avait bruni le teint; une profonde mélancolie, empreinte dans ses traits, jetait ses ombres sur son front de poète. Ce changement annonçait tant de souffrances, qu'à l'aspect des traces laissées par la misère sur sa physionomie, le seul sentiment possible était la pitié. L'imagination partie du sein de la famille y trouvait au retour de tristes réalités. Ève eut au milieu de sa joie le sourire des saintes au milieu de leur martyre. Le chagrin rend sublime le visage d'une jeune femme très-belle. La gravité qui remplaçait dans la figure de sa sœur la complète innocence qu'il y avait vue à son départ pour Paris, parlait trop éloquemment à Lucien pour qu'il n'en reçût pas une impression douloureuse. Aussi la première effusion des sentiments, si vive, si naturelle, fut-elle suivie de part et d'autre d'une réaction: chacun craignait de parler. Lucien ne put cependant s'empêcher de chercher par un regard celui qui manquait à cette réunion. Ce regard bien compris fit fondre en larmes Ève, et par contre-coup Lucien. Quant à madame Chardon, elle resta blême, et en apparence impassible. Ève se leva, descendit pour épargner à son frère un mot dur, et alla dire à Marion: – Mon enfant, Lucien aime les fraises, il faut en trouver!..