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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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Il se trouve une grande différence entre les avoués de Paris et les avoués de province, et le grand Cointet était trop habile pour ne pas mettre à profit les petites passions auxquelles obéissent ces petits avoués. A Paris, un avoué remarquable, et il y en a beaucoup, comporte un peu des qualités qui distinguent le diplomate: le nombre des affaires, la grandeur des intérêts, l'étendue des questions qui lui sont confiées, le dispensent de voir dans la Procédure un moyen de fortune. Arme offensive ou défensive, la Procédure n'est plus pour lui, comme autrefois, un objet de lucre. En province, au contraire, les avoués cultivent ce qu'on appelle dans les Études de Paris la Broutille, cette foule de petits actes qui surchargent les mémoires de frais et consomment du papier timbré. Ces bagatelles occupent l'avoué de province, il voit des frais à faire là où l'avoué de Paris ne se préoccupe que des honoraires. L'honoraire est ce que le client doit, en sus des frais, à son avoué pour la conduite plus ou moins habile de son affaire. Le Fisc est pour moitié dans les frais, tandis que les honoraires sont tout entiers pour l'avoué. Disons-le hardiment! Les honoraires payés sont rarement en harmonie avec les honoraires demandés et dûs pour les services que rend un bon avoué. Les avoués, les médecins et les avocats de Paris sont, comme les courtisanes avec leurs amants d'occasion, excessivement en garde contre la reconnaissance de leurs clients. Le client, avant et après l'affaire, pourrait faire deux admirables tableaux de genre, dignes de Meissonnier, et qui seraient sans doute enchéris par des Avoués-Honoraires. Il existe entre l'avoué de Paris et l'avoué de province une autre différence. L'avoué de Paris plaide rarement, il parle quelquefois au Tribunal dans les Référés; mais, en 1822, dans la plupart des départements (depuis, l'avocat a pullulé), les avoués étaient avocats et plaidaient eux-mêmes leurs causes. De cette double vie, il résulte un double travail qui donne à l'avoué de province les vices intellectuels de l'avocat, sans lui ôter les pesantes obligations de l'avoué. L'avoué de province devient bavard, et perd cette lucidité de jugement, si nécessaire à la conduite des affaires. En se dédoublant ainsi, un homme supérieur trouve souvent en lui-même deux hommes médiocres. A Paris, l'avoué ne se dépensant point en paroles au Tribunal, ne plaidant pas souvent le Pour et le Contre, peut conserver de la rectitude dans les idées. S'il dispose la balistique du Droit, s'il fouille dans l'arsenal des moyens que présentent les contradictions de la Jurisprudence, il garde sa conviction sur l'affaire, à laquelle il s'efforce de préparer un triomphe. En un mot, la pensée grise beaucoup moins que la parole. A force de parler, un homme finit par croire à ce qu'il dit; tandis qu'on peut agir contre sa pensée sans la vicier, et faire gagner un mauvais procès sans soutenir qu'il est bon, comme le fait l'avocat plaidant. Aussi le vieil avoué de Paris peut-il faire, beaucoup mieux qu'un vieil avocat, un bon juge. Un avoué de province a donc bien des raisons d'être un homme médiocre: il épouse de petites passions, il mène de petites affaires, il vit en faisant des frais, il abuse du Code de Procédure, et il plaide! En un mot, il a beaucoup d'infirmités. Aussi, quand il se rencontre parmi les avoués de province un homme remarquable, est-il vraiment supérieur!

– Je croyais, monsieur, que vous m'aviez mandé pour vos affaires, répondit Petit-Claud en faisant de cette observation une épigramme par le regard qu'il lança sur les impénétrables lunettes du grand Cointet.

– Pas d'ambages, répliqua Boniface Cointet. Écoutez-moi…

Après ce mot, gros de confidences, Cointet alla s'asseoir sur un banc en invitant Petit-Claud à l'imiter.

– Quand monsieur du Hautoy passa par Angoulême en 1804 pour aller à Valence en qualité de consul, il y connut madame de Sénonches, alors mademoiselle Zéphirine, et il en eut une fille, dit Cointet tout bas à l'oreille de son interlocuteur… Oui, reprit-il en voyant faire un haut-le-corps à Petit-Claud, le mariage de mademoiselle Zéphirine avec monsieur de Sénonches a suivi promptement cet accouchement clandestin. Cette fille, élevée à la campagne chez ma mère, est mademoiselle Françoise de La Haye, dont prend soin madame de Sénonches qui, selon l'usage, est sa marraine. Comme ma mère, fermière de la vieille madame de Cardanet, la grand'mère de mademoiselle Zéphirine, avait le secret de l'unique héritière des Cardanet et des Sénonches de la branche aînée, on m'a chargé de faire valoir la petite somme que monsieur Francis du Hautoy destina dans le temps à sa fille. Ma fortune s'est faite avec ces dix mille francs, qui se montent à trente mille francs aujourd'hui. Madame de Sénonches donnera bien le trousseau, l'argenterie et quelque mobilier à sa pupille; moi, je puis vous faire avoir la fille, mon garçon, dit Cointet en frappant sur le genou de Petit-Claud. En épousant Françoise de La Haye, vous augmenterez votre clientèle de celle d'une grande partie de l'aristocratie d'Angoulême. Cette alliance, par la main gauche, vous ouvre un avenir magnifique… La position d'un avocat-avoué paraîtra suffisante: on ne veut pas mieux, je le sais.

– Que faut-il faire?.. dit avidement Petit-Claud, car vous avez maître Cachan pour avoué…

– Aussi ne quitterai-je pas brusquement Cachan pour vous, vous n'aurez ma clientèle que plus tard, dit finement le grand Cointet. Ce qu'il faut faire, mon ami? eh! mais les affaires de David Séchard. Ce pauvre diable a mille écus de billets à nous payer, il ne les payera pas, vous le défendrez contre les poursuites de manière à faire énormément de frais… Soyez sans inquiétude, marchez, entassez les incidents. Doublon, mon huissier, qui sera chargé de l'actionner, sous la direction de Cachan, n'ira pas de main morte… A bon écouteur, un mot suffit. Maintenant, jeune homme?..

Il se fit une pause éloquente pendant laquelle ces deux hommes se regardèrent.

– Nous ne nous sommes jamais vus, reprit Cointet, je ne vous ai rien dit, vous ne savez rien de monsieur du Hautoy, ni de madame de Sénonches, ni de mademoiselle de La Haye; seulement, quand il en sera temps, dans deux mois, vous demanderez cette jeune personne en mariage. Quand nous aurons à nous voir, vous viendrez ici, le soir. N'écrivons point.

– Vous voulez donc ruiner Séchard? demanda Petit-Claud.

– Pas tout à fait; mais il faut le tenir pendant quelque temps en prison…

– Et dans quel but?..

– Me croyez-vous assez niais pour vous le dire? si vous avez l'esprit de le deviner, vous aurez celui de vous taire.

– Le père Séchard est riche, dit le Petit-Claud en entrant déjà dans les idées de Boniface et apercevant une cause d'insuccès.

– Tant que le père vivra, il ne donnera pas un liard à son fils, et cet ex-typographe n'a pas encore envie de faire tirer son billet de mort…

– C'est entendu! dit Petit-Claud qui se décida promptement. Je ne vous demande pas de garanties, je suis avoué; si j'étais joué, nous aurions à compter ensemble.

– Le drôle ira loin, pensa Cointet en saluant Petit-Claud.

Le lendemain de cette conférence, le 30 avril, les frères Cointet firent présenter le premier des trois billets fabriqués par Lucien. Par malheur, l'effet fut remis à la pauvre madame Séchard, qui, en reconnaissant l'imitation de la signature de son mari par Lucien, appela David et lui dit à brûle-pourpoint: – Tu n'as pas signé ce billet?..

– Non! lui dit-il. Ton frère était si pressé, qu'il a signé pour moi…

Ève rendit le billet au garçon de caisse de la maison Cointet frères en lui disant: – Nous ne sommes pas en mesure.

Puis, en se sentant défaillir, elle monta dans sa chambre, où David la suivit.

– Mon ami, dit Ève à Séchard d'une voix mourante, cours chez messieurs Cointet, ils auront des égards pour toi; prie-les d'attendre; et d'ailleurs fais-leur observer qu'au renouvellement du bail de Cérizet ils te devront mille francs.

David alla sur-le-champ chez ses ennemis.

Un prote peut toujours devenir imprimeur, mais il n'y a pas toujours un négociant chez un habile typographe; aussi David, qui connaissait peu les affaires, resta-t-il court devant le grand Cointet lorsque, après lui avoir, la gorge serrée et le cœur palpitant, assez mal débité ses excuses et formulé sa requête, il en reçut cette réponse: – Ceci ne nous regarde en rien, nous tenons le billet de Métivier, Métivier nous payera. Adressez-vous à monsieur Métivier.

– Oh! dit Ève en apprenant cette réponse, du moment où le billet retourne à monsieur Métivier, nous pouvons être tranquilles.

Le lendemain, Victor-Ange-Herménégilde Doublon, huissier de messieurs Cointet, fit le protêt à deux heures, heure où la Place du Mûrier est pleine de monde; et, malgré le soin qu'il eut de causer sur la porte de l'allée avec Marion et Kolb, le protêt n'en fut pas moins connu de tout le Commerce d'Angoulême dans la soirée. D'ailleurs, les formes hypocrites de maître Doublon, à qui le grand Cointet avait recommandé les plus grands égards, pouvaient-elles sauver Ève et David de l'ignominie commerciale qui résulte d'une suspension de payement? qu'on en juge! Ici, les longueurs vont paraître trop courtes. Quatre-vingt-dix lecteurs sur cent seront affriolés par les détails suivants comme par la nouveauté la plus piquante. Ainsi sera prouvée encore une fois la vérité de cet axiome:

Il n'y a rien de moins connu que ce que tout le monde doit savoir, LA LOI!

Certes, à l'immense majorité des Français, le mécanisme d'un des rouages de la Banque, bien décrit, offrira l'intérêt d'un chapitre de voyage dans un pays étranger. Lorsqu'un négociant envoie de la ville où il a son établissement un de ses billets à une personne demeurant dans une autre ville, comme David était censé l'avoir fait pour obliger Lucien, il change l'opération si simple, d'un effet souscrit entre négociants de la même ville pour affaires de commerce, en quelque chose qui ressemble à la lettre de change tirée d'une place sur une autre. Ainsi, en prenant les trois effets à Lucien, Métivier était obligé, pour en toucher le montant, de les envoyer à messieurs Cointet frères; ses correspondants. De là une première perte pour Lucien, désignée sous le nom de commission pour change de place, et qui s'était traduite par un tant pour cent rabattu sur chaque effet, outre l'escompte. Les effets Séchard avaient donc passé dans la catégorie des affaires de Banque. Vous ne sauriez croire à quel point la qualité de banquier, jointe au titre auguste de créancier, change la condition du débiteur. Ainsi, en Banque (saisissez bien cette expression?), dès qu'un effet transmis de la place de Paris à la place d'Angoulême est impayé, les banquiers se doivent à eux-mêmes de s'adresser ce que la loi nomme un Compte de retour. Calembour à part, jamais les romanciers n'ont inventé de conte plus invraisemblable que celui-là; car voici les ingénieuses plaisanteries à la Mascarille qu'un certain article du Code de Commerce autorise, et dont l'explication vous démontrera combien d'atrocités se cachent sous ce mot terrible: la Légalité!

 

Dès que maître Doublon eut fait enregistrer son protêt, il l'apporta lui-même à messieurs Cointet frères. L'huissier était en compte avec ces Loups-Cerviers d'Angoulême, et leur faisait un crédit de six mois que le grand Cointet menait à un an par la manière dont il le soldait, tout en disant de mois en mois, à ce sous-Loup-Cervier: – Doublon, vous faut-il de l'argent? Ce n'est pas tout encore! Doublon favorisait d'une remise cette puissante maison qui gagnait ainsi quelque chose sur chaque acte, un rien, une misère, un franc cinquante centimes sur un protêt!.. Le grand Cointet se mit à son bureau tranquillement, y prit un petit carré de papier timbré de trente-cinq centimes tout en causant avec Doublon de manière à savoir de lui des renseignements sur l'état vrai des commerçants.

– Eh! bien, êtes-vous content du petit Gannerac?..

– Il ne va pas mal. Dame! un roulage…

– Ah! le fait est qu'il a du tirage! On m'a dit que sa femme lui causait beaucoup de dépenses…

– A lui?.. s'écria Doublon d'un air narquois.

Et le Loup-Cervier, qui venait d'achever de régler son papier, écrivit en ronde le sinistre intitulé sous lequel il dressa le compte suivant. (Sic!)

COMPTE DE RETOUR ET FRAIS,

A un effet de MILLE FRANCS, daté d'Angoulême le dix février mil huit cent vingt-deux, souscrit par SÉCHARD FILS, à l'ordre de LUCIEN CHARDON dit DE RUBEMPRÉ, passé à l'ordre de MÉTIVIER, et à notre ordre, échu le trente avril dernier, protesté par DOUBLON, huissier, le premier mai mil huit cent vingt-deux.

Mille trente-sept francs quarante-cinq centimes, de laquelle somme nous nous remboursons en notre traite à vue sur monsieur Métivier, rue Serpente, à Paris, à l'ordre de monsieur Gannerac de l'Houmeau.

Angoulême, le deux mai mil huit cent vingt-deux,
Cointet frères.

Au bas de ce petit mémoire, fait avec toute l'habitude d'un praticien, car il causait toujours avec Doublon, le grand Cointet écrivit la déclaration suivante:

«Nous soussignés, Postel, maître pharmacien à l'Houmeau, et Gannerac, commissionnaire en roulage, négociants en cette ville, certifions que le change de notre place sur Paris est de un et un quart pour cent.

«Angoulême, le trois mai mil huit cent vingt-deux.»

– Tenez, Doublon, faites-moi le plaisir d'aller chez Postel et chez Gannerac, les prier de faire signer cette déclaration, et rapportez-la-moi demain matin.

Et Doublon, au fait de ces instruments de torture, s'en alla, comme s'il se fût agi de la chose la plus simple. Évidemment le protêt aurait été remis, comme à Paris, sous enveloppe, tout Angoulême devait être instruit de l'état malheureux dans lequel étaient les affaires de ce pauvre Séchard. Et de combien d'accusations son apathie ne fut-elle pas l'objet! les uns le disaient perdu par l'amour excessif qu'il portait à sa femme; les autres l'accusaient de trop d'affection pour son beau-frère. Et quelles atroces conclusions chacun ne tirait-il pas de ces prémisses! on ne devait jamais épouser les intérêts de ses proches! On approuvait la dureté du père Séchard envers son fils, on l'admirait!

Maintenant, vous tous qui, par des raisons quelconques, oubliez de faire honneur à vos engagements, examinez bien les procédés parfaitement légaux, par lesquels, en dix minutes, on fait, en Banque, rapporter vingt-huit francs d'intérêt à un capital de mille francs?

Le premier article de ce Compte de Retour en est la seule chose incontestable.

Le deuxième article contient la part du Fisc et de l'huissier. Les six francs que perçoit le Domaine en enregistrant le chagrin du débiteur et fournissant le papier timbré, feront vivre l'abus encore pendant long-temps! Vous savez, d'ailleurs, que cet article donne un bénéfice d'un franc cinquante centimes au Banquier à cause de la remise faite par Doublon.

La commission d'un demi pour cent, objet du troisième article, est prise sous ce prétexte ingénieux, que ne pas recevoir son payement équivaut, en banque, à escompter un effet. Quoique ce soit absolument le contraire, rien de plus semblable que de donner mille francs ou de ne pas les encaisser. Quiconque a présenté des effets à l'escompte, sait, qu'outre les six pour cent dus légalement, l'escompteur prélève, sous l'humble nom de commission, un tant pour cent qui représente les intérêts que lui donne, au-dessus du taux légal, le génie avec lequel il fait valoir ses fonds. Plus il peut gagner d'argent, plus il vous en demande. Aussi faut-il escompter chez les sots, c'est moins cher. Mais en Banque y a-t-il des sots?..

La loi oblige le banquier à faire certifier par un Agent de change le taux du change. Dans les Places assez malheureuses pour ne pas avoir de Bourse, l'Agent de change est suppléé par deux négociants. La commission dite de courtage due à l'Agent est fixée à un quart pour cent de la somme exprimée dans l'effet protesté. L'usage s'est introduit de compter cette commission comme donnée aux négociants qui remplacent l'Agent, et le banquier la met tout simplement dans sa caisse. De là le troisième article de ce charmant compte.

Le quatrième article comprend le coût du carré de papier timbré sur lequel est rédigé le Compte de Retour et celui du timbre de ce qu'on appelle si ingénieusement la retraite, c'est-à-dire la nouvelle traite tirée par le banquier sur son confrère, pour se rembourser.

Le cinquième article comprend le prix des ports de lettres et les intérêts légaux de la somme pendant tout le temps qu'elle peut manquer dans la caisse du banquier.

Enfin le change de place, l'objet même de la Banque, est ce qu'il en coûte pour se faire payer d'une place à l'autre.

Maintenant épluchez ce compte, où, selon la manière de supputer du Polichinelle de la chanson napolitaine si bien jouée par Lablache, quinze et cinq font vingt-deux! Évidemment la signature de messieurs Postel et Gannerac était une affaire de complaisance: les Cointet certifiaient au besoin pour Gannerac ce que Gannerac certifiait pour les Cointet. C'est la mise en pratique de ce proverbe connu, Passez-moi la rhubarbe, je vous passerai le séné. Messieurs Cointet frères, se trouvant en compte courant avec Métivier, n'avaient pas besoin de faire traite. Entre eux, un effet retourné ne produisait qu'une ligne de plus au crédit ou au débit.

Ce compte fantastique se réduisait donc en réalité à mille francs dus, au protêt de treize francs, et à un demi pour cent d'intérêt pour un mois de retard, en tout peut-être mille dix-huit francs.

Si une grande maison de banque a tous les jours, en moyenne, un Compte de retour sur une valeur de mille francs, elle touche tous les jours vingt-huit francs par la Grâce de Dieu et les constitutions de la Banque, royauté formidable inventée par les juifs au douzième siècle, et qui domine aujourd'hui les trônes et les peuples. En d'autres termes, mille francs rapportent alors à cette maison vingt-huit francs par jour ou dix mille deux cent vingt francs par an. Triplez la moyenne des Comptes de Retour, et vous apercevrez un revenu de trente mille francs, donné par ces capitaux fictifs. Aussi rien de plus amoureusement cultivé que les Comptes de Retour. David Séchard serait venu payer son effet, le trois mai, ou le lendemain même du protêt, messieurs Cointet frères lui eussent dit: «Nous avons retourné votre effet à monsieur Métivier!» quand même l'effet se fût encore trouvé sur leur bureau. Le Compte de Retour est acquis le soir même du protêt. Ceci, dans le langage de la banque de province, s'appelle: faire suer les écus. Les seuls ports de lettres produisent quelque vingt mille francs à la maison Keller qui correspond avec le monde entier, et les Comptes de Retour payent la loge aux Italiens, la voiture et la toilette de madame la Baronne de Nucingen. Le port de lettre est un abus d'autant plus effroyable que les banquiers s'occupent de dix affaires semblables en dix lignes d'une lettre. Chose étrange! le Fisc a sa part dans cette prime arrachée au malheur, et le Trésor Public s'enfle ainsi des infortunes commerciales. Quant à la Banque, elle jette au débiteur, du haut de ses comptoirs, cette parole pleine de raison: – Pourquoi n'êtes-vous pas en mesure? à laquelle malheureusement on ne peut rien répondre. Ainsi le Compte de Retour est un conte plein de fictions terribles pour lequel les débiteurs, qui réfléchiront sur cette page instructive, éprouveront désormais un effroi salutaire.

Le quatre mai, Métivier reçut de messieurs Cointet frères le Compte de Retour avec un ordre de poursuivre à outrance à Paris monsieur Lucien Chardon dit de Rubempré.

Quelques jours après, Ève reçut, en réponse à la lettre qu'elle écrivit à monsieur Métivier, le petit mot suivant, qui la rassura complétement.

«A MONSIEUR SÉCHARD FILS, IMPRIMEUR A ANGOULÊME.

»J'ai reçu en son temps votre estimée du 5 courant. J'ai compris, d'après vos explications relativement à l'effet impayé du 30 avril dernier, que vous aviez obligé votre beau-frère, monsieur de Rubempré, qui fait assez de dépenses pour que ce soit vous rendre service que de le contraindre à payer: il est dans une situation à ne pas se laisser long-temps poursuivre. Si votre honoré beau-frère ne payait point, je ferais fond sur la loyauté de votre vieille maison, et me dis, comme toujours,

»Votre dévoué serviteur,
»Métivier.»

– Eh! bien, dit Ève à David, mon frère saura par cette poursuite que nous n'avons pas pu payer.

Quel changement cette parole n'annonçait-elle pas chez Ève? L'amour grandissant que lui inspirait le caractère de David, de mieux en mieux connu, prenait dans son cœur la place de l'affection fraternelle. Mais à combien d'illusions ne disait-elle pas adieu?..

Voyons maintenant tout le chemin que fit le Compte de Retour sur la place de Paris? Un tiers porteur, nom commercial de celui qui possède un effet par transmission, est libre, aux termes de la loi, de poursuivre uniquement celui des divers débiteurs de cet effet qui lui présente la chance d'être payé le plus promptement. En vertu de cette faculté, Lucien fut poursuivi par l'huissier de monsieur Métivier. Voici quelles furent les phases de cette action, d'ailleurs entièrement inutile. Métivier, derrière lequel se cachaient les Cointet, connaissait l'insolvabilité de Lucien; mais toujours dans l'esprit de la loi, l'insolvabilité de fait n'existe en droit qu'après avoir été constatée. On constata donc l'impossibilité d'obtenir de Lucien le payement de l'effet, de la manière suivante. L'huissier de Métivier dénonça, le 5 mai, le Compte de Retour et le protêt d'Angoulême à Lucien, en l'assignant au Tribunal de commerce de Paris pour entendre dire une foule de choses, entre autres qu'il serait condamné par corps comme négociant. Quand, au milieu de sa vie de cerf aux abois, Lucien lut ce grimoire, il recevait la signification d'un jugement obtenu contre lui par défaut au Tribunal de commerce. Coralie, sa maîtresse, ignorant ce dont il s'agissait, imagina que Lucien avait obligé son beau-frère; elle lui donna tous les actes ensemble, trop tard. Une actrice voit trop d'acteurs en huissiers dans les vaudevilles pour croire au papier timbré. Lucien eut des larmes aux yeux, il s'apitoya sur Séchard, il eut honte de son faux, et il voulut payer. Naturellement, il consulta ses amis sur ce qu'il devait faire pour gagner du temps. Mais quand Lousteau, Blondet, Bixiou, Nathan eurent instruit Lucien du peu de cas qu'un poète devait faire du Tribunal de commerce, juridiction établie pour les boutiquiers, le poète se trouvait déjà sous le coup d'une saisie. Il voyait à sa porte cette petite affiche jaune dont la couleur déteint sur les portières, qui a la vertu la plus astringente sur le crédit, qui porte l'effroi dans le cœur des moindres fournisseurs, et qui surtout glace le sang dans les veines des poètes assez sensibles pour s'attacher à ces morceaux de bois, à ces guenilles de soie, à ces tas de laine coloriée, à ces brimborions appelés mobilier. Quand on vint pour enlever les meubles de Coralie, l'auteur des Marguerites alla trouver un ami de Bixiou, Desroches, un premier clerc qui venait de traiter d'une Étude, et qui se mit à rire en voyant tant d'effroi chez Lucien pour si peu de chose. – Ce n'est rien, mon cher, vous voulez gagner du temps? – Le plus possible. – Eh! bien, opposez-vous à l'exécution du jugement. Allez trouver un de mes amis, Signol, un agréé, portez-lui vos pièces, il renouvellera l'opposition, se présentera pour vous, et déclinera la compétence du Tribunal de commerce. Ceci ne fera pas la moindre difficulté, vous êtes un journaliste assez connu. Si vous êtes assigné devant le Tribunal civil, vous viendrez me voir, ça me regardera: je me charge de faire promener ceux qui veulent chagriner la belle Coralie. Le vingt-huit mai, Lucien, assigné devant le Tribunal civil, y fut condamné plus promptement que ne le pensait Desroches, car on poursuivait Lucien à outrance. Quand une nouvelle saisie fut pratiquée, lorsque l'affiche jaune vint encore dorer les pilastres de la porte de Coralie et qu'on voulut enlever le mobilier, Desroches, un peu sot de s'être laissé pincer par son confrère (telle fut son expression), s'y opposa, prétendant, avec raison d'ailleurs, que le mobilier appartenait à mademoiselle Coralie: il introduisit un référé. Sur le référé, le Président du Tribunal renvoya les parties à l'audience, où la propriété des meubles fut adjugée à l'actrice par un jugement. Métivier, qui appela de ce jugement, fut débouté de son appel par un arrêt, le trente juillet.

 

Le sept août, maître Cachan reçut par la diligence un énorme dossier intitulé:

MÉTIVIER CONTRE SÉCHARD ET LUCIEN CHARDON

La première pièce était la jolie petite note suivante, dont l'exactitude est garantie; elle a été copiée.

Billet du 30 avril dernier, souscrit par Séchard fils, ordre Lucien de Rubempré (2 mai). Compte de retour:

1,037 fr. 45 c.


Ces pièces étaient accompagnées d'une lettre par laquelle Métivier donnait l'ordre à maître Cachan, avoué d'Angoulême, de poursuivre David Séchard par tous les moyens de droit. Maître Victor-Ange-Herménégilde Doublon assigna donc David Séchard, le 3 juillet, au Tribunal de commerce d'Angoulême pour le payement de la somme totale de quatre mille dix-huit francs quatre-vingt-cinq centimes, montant des trois effets et des frais déjà faits. Le jour où Doublon devait lui apporter à elle-même le commandement de payer cette somme énorme pour elle, Ève reçut dans la matinée cette lettre foudroyante écrite par Métivier:

«A MONSIEUR SÉCHARD FILS, IMPRIMEUR A ANGOULÊME.

»Votre beau-frère, monsieur Chardon, est un homme d'une insigne mauvaise foi qui a mis son mobilier sous le nom d'une actrice avec laquelle il vit, et vous auriez dû, Monsieur, me prévenir loyalement de ces circonstances afin de ne pas me laisser faire des poursuites inutiles, car vous n'avez pas répondu à ma lettre du 10 mai dernier. Ne trouvez donc pas mauvais que je vous demande immédiatement le remboursement des trois effets et de tous mes débours.

»Agréez mes salutations.
»Métivier.»

En n'entendant plus parler de rien, Ève, peu savante en droit commercial, pensait que son frère avait réparé son crime en payant les billets fabriqués.

– Mon ami, dit-elle à son mari, cours avant tout chez Petit-Claud, explique-lui notre position, et consulte-le.

– Mon ami, dit le pauvre imprimeur en entrant dans le cabinet de son camarade chez lequel il avait couru précipitamment, je ne savais pas, quand tu es venu m'annoncer ta nomination en m'offrant tes services, que je pourrais en avoir sitôt besoin.

Petit-Claud étudia la belle figure de penseur que lui présenta cet homme assis dans un fauteuil en face de lui, car il n'écouta pas le détail d'affaires qu'il connaissait mieux que ne les savait celui qui les lui expliquait. En voyant entrer Séchard inquiet, il s'était dit: – Le tour est fait! Cette scène se joue assez souvent au fond du cabinet des avoués. – Pourquoi les Cointet le persécutent-ils?.. se demandait Petit-Claud. Il est dans l'esprit des avoués de pénétrer tout aussi bien dans l'âme de leurs clients que dans celle des adversaires: ils doivent connaître l'envers aussi bien que l'endroit de la trame judiciaire.

– Tu veux gagner du temps, répondit enfin Petit-Claud à Séchard quand Séchard eut fini. Que te faut-il, quelque chose comme trois ou quatre mois?

– Oh! quatre mois! je suis sauvé, s'écria David à qui Petit-Claud parut être un ange.

– Eh! bien, l'on ne touchera à aucun de tes meubles, et l'on ne pourra pas t'arrêter avant trois ou quatre mois… Mais cela te coûtera bien cher, dit Petit-Claud.

– Eh! qu'est-ce que cela me fait! s'écria Séchard.

– Tu attends des rentrées, en es-tu sûr?.. demanda l'avoué presque surpris de la facilité avec laquelle son client entrait dans la machination.

– Dans trois mois je serai riche, répondit l'inventeur avec une assurance d'inventeur.

– Ton père n'est pas encore en pré, répondit Petit-Claud, il tient à rester dans les vignes.

– Est-ce que je compte sur la mort de mon père?.. répondit David. Je suis sur la trace d'un secret industriel qui me permettra de fabriquer sans un brin de coton un papier aussi solide que le papier de Hollande, et à cinquante pour cent au-dessous du prix de revient actuel de la pâte de coton…

– C'est une fortune, s'écria Petit-Claud qui comprit alors le projet du grand Cointet.

– Une grande fortune, mon ami, car il faudra, dans dix ans d'ici, dix fois plus de papier qu'il ne s'en consomme aujourd'hui. Le journalisme sera la folie de notre temps!

– Personne n'a ton secret?..

– Personne, excepté ma femme.

– Tu n'as pas dit ton projet, ton programme à quelqu'un… aux Cointet, par exemple?

– Je leur en ai parlé, mais vaguement, je crois!

Un éclair de générosité passa dans l'âme enfiellée de Petit-Claud qui essaya de tout concilier, l'intérêt des Cointet, le sien et celui de Séchard.

– Écoute, David, nous sommes camarades de collége, je te défendrai; mais, sache-le bien, cette défense à l'encontre des lois te coûtera cinq à six mille francs!.. Ne compromets pas ta fortune. Je crois que tu seras obligé de partager avec un de nos fabricants. Voyons? tu y regarderas à deux fois avant d'acheter ou de faire construire une papeterie… Il te faudra d'ailleurs prendre un brevet d'invention… Tout cela prendra du temps et voudra de l'argent, les huissiers fondront sur toi peut-être trop tôt, malgré les détours que nous allons faire devant eux…

– Je tiens mon secret! répondit David avec la naïveté du savant.

– Eh! bien, ton secret sera ta planche de salut, reprit Petit-Claud repoussé dans sa première et loyale intention d'éviter un procès par une transaction, je ne veux pas le savoir; mais écoute moi bien: tâche de travailler dans les entrailles de la terre, que personne ne te voie et ne puisse soupçonner tes moyens d'exécution, car ta planche te serait volée sous tes pieds… Un inventeur cache souvent sous sa peau un jobard! Vous pensez trop à vos secrets pour pouvoir penser à tout. On finira par se douter de l'objet de tes recherches, tu es environné de fabricants! Autant de fabricants, autant d'ennemis! Je te vois comme le castor au milieu des chasseurs, ne leur donne pas ta peau…