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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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– Il n'est plus temps, dit-il en lui jetant un regard de mourant.



D'Arthez, Bianchon et mademoiselle des Touches ne quittèrent Lucien qu'après avoir bercé son désespoir des plus douces paroles, mais tous les ressorts étaient brisés chez lui. A midi, le Cénacle, moins Michel Chrestien qui cependant avait été détrompé sur la culpabilité de Lucien, se trouva dans la petite église de Bonne-Nouvelle, ainsi que Bérénice et mademoiselle des Touches, deux comparses du Gymnase, l'habilleuse de Coralie et Camusot. Tous les hommes accompagnèrent l'actrice au cimetière du Père-Lachaise. Camusot, qui pleurait à chaudes larmes, jura solennellement à Lucien d'acheter un terrain à perpétuité et d'y faire construire une colonnette sur laquelle on graverait: Coralie, et dessous:

Morte à dix-neuf ans

.



Lucien demeura seul jusqu'au coucher du soleil, sur cette colline d'où ses yeux embrassaient Paris. – Par qui serais-je aimé? se demanda-t-il. Mes vrais amis me méprisent. Quoi que j'eusse fait, tout de moi semblait noble et bien à celle qui est là! Je n'ai plus que ma sœur, David et ma mère! Que pensent-ils de moi, là-bas?



Le pauvre grand homme de province revint rue de la Lune; et ses impressions furent si vives en revoyant l'appartement vide, qu'il alla se loger dans un méchant hôtel de la même rue. Les deux mille francs de mademoiselle des Touches payèrent toutes les dettes, mais en y ajoutant le produit du mobilier. Bérénice et Lucien eurent dix francs à eux qui les firent vivre pendant dix jours que Lucien passa dans un accablement maladif: il ne pouvait ni écrire, ni penser, il se laissait aller à la douleur, et Bérénice eut pitié de lui.



– Si vous retournez dans votre pays, comment irez-vous? répondit-elle un soir à une exclamation de Lucien qui pensait à sa sœur, à sa mère et à David Séchard.



– A pied, dit-il.



– Encore faut-il pouvoir vivre et se coucher en route. Si vous faites douze lieues par jour, vous avez besoin d'au moins vingt francs.



– Je les aurai, dit-il.



Il prit ses habits et son beau linge, ne garda sur lui que le strict nécessaire, et alla chez Samanon qui lui offrit cinquante francs de toute sa défroque. Il supplia l'usurier de lui donner assez pour prendre la diligence, il ne put le fléchir. Dans sa rage, Lucien monta d'un pied chaud à Frascati, tenta la fortune et revint sans un liard.



Quand il se trouva dans sa misérable chambre, rue de la Lune, il demanda le châle de Coralie à Bérénice. A quelques regards, la bonne fille comprit, d'après l'aveu que Lucien lui fit de la perte au jeu, quel était le dessein de ce pauvre poète au désespoir: il voulait se pendre.



– Êtes-vous fou, monsieur? dit-elle. Allez vous promener et revenez à minuit, j'aurai gagné votre argent; mais restez sur les boulevards, n'allez pas vers les quais.



Lucien se promena sur les boulevards, hébété de douleur, regardant les équipages, les passants, se trouvant diminué, seul, dans cette foule qui tourbillonnait fouettée par les mille intérêts parisiens. En revoyant par la pensée les bords de sa Charente, il eut soif des joies de la famille, il eut alors un de ces éclairs de force qui trompent toutes ces natures à demi féminines, il ne voulut pas abandonner la partie avant d'avoir déchargé son cœur dans le cœur de David Séchard, et pris conseil des trois anges qui lui restaient. En flânant, il vit Bérénice endimanchée causant avec un homme, sur le boueux boulevard Bonne-Nouvelle, où elle stationnait au coin de la rue de la Lune.



– Que fais-tu? dit Lucien épouvanté par les soupçons qu'il conçut à l'aspect de la Normande.



– Voilà vingt francs qui peuvent coûter cher, mais vous partirez, répondit-elle en coulant quatre pièces de cent sous dans la main du poète.



Bérénice se sauva sans que Lucien pût savoir par où elle avait passé; car, il faut le dire à sa louange, cet argent lui brûlait la main et il voulait le rendre; mais il fut forcé de le garder comme un dernier stigmate de la vie parisienne.



TROISIÈME PARTIE.

ÈVE ET DAVID

Le lendemain, Lucien fit viser son passe-port, acheta une canne de houx, prit à la place de la rue d'Enfer, un coucou qui, moyennant dix sous, le mit à Longjumeau. Pour première étape, il coucha dans l'écurie d'une ferme à deux lieues d'Arpajon. Quand il eut atteint Orléans, il se trouva déjà bien las et bien fatigué; mais, pour trois francs, un batelier le descendit à Tours, et pendant le trajet il ne dépensa que deux francs pour sa nourriture. De Tours à Poitiers, Lucien marcha pendant cinq jours. Bien au delà de Poitiers, il ne possédait plus que cent sous, mais il rassembla pour continuer sa route un reste de force. Un jour, Lucien fut surpris par la nuit dans une plaine où il résolut de bivouaquer, quand, au fond d'un ravin, il aperçut une calèche montant une côte. A l'insu du postillon, des voyageurs et d'un valet de chambre placé sur le siége, il put se blottir derrière entre deux paquets, et s'endormit en se plaçant de manière à pouvoir résister aux cahots. Au matin, réveillé par le soleil qui lui frappait les yeux et par un bruit de voix, il reconnut Mansle, cette petite ville où, dix-huit mois auparavant, il était allé attendre madame de Bargeton, le cœur plein d'amour, d'espérance et de joie. Se voyant couvert de poussière, au milieu d'un cercle de curieux et de postillons, il comprit qu'il devait être l'objet d'une accusation; il sauta sur ses pieds, et allait parler, quand deux voyageurs sortis de la calèche lui coupèrent la parole: il vit le nouveau préfet de la Charente, le comte Sixte du Châtelet et sa femme, Louise de Nègrepelisse.



– Si nous avions su quel compagnon le hasard nous avait donné! dit la comtesse. Montez avec nous, monsieur.



Lucien salua froidement ce couple en lui jetant un regard à la fois humble et menaçant, il se perdit dans un chemin de traverse en avant de Mansle, afin de gagner une ferme où il pût déjeuner avec du pain et du lait, se reposer et délibérer en silence sur son avenir. Il avait encore trois francs. L'auteur des Marguerites, poussé par la fièvre, courut pendant long-temps; il descendit le cours de la rivière en examinant la disposition des lieux qui devenaient de plus en plus pittoresques. Vers le milieu du jour, il atteignit à un endroit où la nappe d'eau, environnée de saules, formait une espèce de lac. Il s'arrêta pour contempler ce frais et touffu bocage dont la grâce champêtre agit sur son âme. Une maison attenant à un moulin assis sur un bras de la rivière, montrait entre les têtes d'arbres son toit de chaume orné de joubarbe. Cette naïve façade avait pour seuls ornements quelques buissons de jasmin, de chèvrefeuille et de houblon, et tout alentour brillaient les fleurs du flox et des plus splendides plantes grasses. Sur l'empierrement retenu par un pilotis grossier, qui maintenait la chaussée au-dessus des plus grandes crues, il aperçut des filets étendus au soleil. Des canards nageaient dans le bassin clair qui se trouvait au delà du moulin, entre les deux courants d'eau mugissant dans les vannes. Le moulin faisait entendre son bruit agaçant. Sur un banc rustique, le poète aperçut une bonne grosse ménagère tricotant et surveillant un enfant qui tourmentait des poules.



– Ma bonne femme, dit Lucien en s'avançant, je suis bien fatigué, j'ai la fièvre, et n'ai que trois francs; voulez-vous me nourrir de pain bis et de lait, me coucher sur la paille pendant une semaine? j'aurai eu le temps d'écrire à mes parents qui m'enverront de l'argent ou qui viendront me chercher ici.



– Volontiers, dit-elle, si toutefois mon mari le veut. Hé! petit homme?



Le meunier sortit, regarda Lucien et s'ôta sa pipe de la bouche pour dire: – Trois francs, une semaine? autant ne vous rien prendre.



– Peut-être finirai-je garçon meunier, se dit le poète en contemplant ce délicieux paysage avant de se coucher dans le lit que lui fit la meunière, et où il dormit de manière à effrayer ses hôtes.



– Courtois, va donc voir si ce jeune homme est mort ou vivant, voici quatorze heures qu'il est couché, je n'ose pas y aller, dit la meunière le lendemain vers midi.



– Je crois, répondit le meunier à sa femme en achevant d'étaler ses filets et ses engins à prendre le poisson, que ce joli garçon-là pourrait bien être quelque gringalet de comédien, sans sou ni maille.



– A quoi vois-tu donc cela, petit homme? dit la meunière.



– Dame! ce n'est ni un prince, ni un ministre, ni un député, ni un évêque; d'où vient que ses mains sont blanches comme celles d'un homme qui ne fait rien?



– Il est alors bien étonnant que la faim ne l'éveille pas, dit la meunière qui venait d'apprêter un déjeuner pour l'hôte que le hasard leur avait envoyé la veille. Un comédien? reprit-elle. Où irait-il? Ce n'est pas encore le moment de la foire à Angoulême.



Ni le meunier ni la meunière ne pouvaient se douter qu'à part le comédien, le prince et l'évêque, il est un homme à la fois prince et comédien, un homme revêtu d'un magnifique sacerdoce, le Poète qui semble ne rien faire et qui néanmoins règne sur l'Humanité quand il a su la peindre.



– Qui serait-ce donc? dit Courtois à sa femme.



– Y aurait-il du danger à le recevoir? demanda la meunière.



– Bah! les voleurs sont plus dégourdis que ça, nous serions déjà dévalisés, reprit le meunier.



– Je ne suis ni prince, ni voleur, ni évêque, ni comédien, dit tristement Lucien qui se montra soudain et qui sans doute avait entendu par la croisée le colloque de la femme et du mari. Je suis un pauvre jeune homme fatigué, venu à pied de Paris ici. Je me nomme Lucien de Rubempré, et suis le fils de monsieur Chardon, le prédécesseur de Postel, le pharmacien de l'Houmeau. Ma sœur a épousé David Séchard, l'imprimeur de la place du Mûrier à Angoulême.



– Attendez donc! dit le meunier. C't imprimeur-là n'est-il pas le fils du vieux malin qui fait valoir son domaine de Marsac?

 



– Précisément, répondit Lucien.



– Un drôle de père, allez! reprit Courtois. Il fait, dit-on, tout vendre chez son fils, et il a pour plus de deux cent mille francs de bien, sans compter son

esquipot

!



Lorsque l'âme et le corps ont été brisés dans une longue et douloureuse lutte, l'heure où les forces sont dépassées est suivie ou de la mort ou d'un anéantissement pareil à la mort, mais où les natures capables de résister reprennent alors des forces. Lucien, en proie à une crise de ce genre, parut près de succomber au moment où il apprit, quoique vaguement, la nouvelle d'une catastrophe arrivée à David Séchard, son beau-frère.



– Oh! ma sœur! s'écria-t-il, qu'ai-je fait, mon Dieu! Je suis un infâme!



Puis il se laissa tomber sur un banc de bois, dans la pâleur et l'affaissement d'un mourant. La meunière s'empressa de lui apporter une jatte de lait qu'elle le força de boire; mais il pria le meunier de l'aider à se mettre sur son lit, en lui demandant pardon de lui donner l'embarras de sa mort, car il crut sa dernière heure arrivée. En apercevant le fantôme de la mort, ce gracieux poète fut pris d'idées religieuses: il voulut voir le curé, se confesser et recevoir les sacrements. De telles plaintes exhalées d'une voix faible par un garçon doué d'une charmante figure et aussi bien fait que Lucien touchèrent vivement madame Courtois.



– Dis donc, petit homme, monte à cheval, et va donc quérir monsieur Marron, le médecin de Marsac; il verra ce qu'a ce jeune homme, qui ne me paraît point en bon état, et tu ramèneras aussi le curé. Peut-être sauront-ils mieux que toi ce qui en est de cet imprimeur de la place du Mûrier, puisque Postel est le gendre de monsieur Marron.



Courtois parti, la meunière, imbue comme tous les gens de la campagne de cette idée que la maladie exige de la nourriture, restaura Lucien qui se laissa faire, en s'abandonnant alors moins à sa prostration qu'à de violents remords.



Le moulin de Courtois se trouvait à une lieue de Marsac, chef-lieu de canton, situé à mi-chemin de Mansle et d'Angoulême; mais le brave meunier ramena d'autant plus promptement le médecin et le curé de Marsac, que l'un et l'autre avaient entendu parler de la liaison de Lucien avec madame de Bargeton, et que tout le département de la Charente causait en ce moment du mariage de cette dame et de sa rentrée à Angoulême avec le nouveau préfet, le comte Sixte du Châtelet. Aussi en apprenant que Lucien était chez le meunier, le médecin comme le curé brûlèrent-ils du désir de connaître les raisons qui avaient empêché la veuve de monsieur de Bargeton d'épouser le jeune poète avec lequel elle s'était enfuie, et de savoir s'il revenait au pays pour secourir son beau-frère, David Séchard. La curiosité, l'humanité, tout se réunissait si bien pour amener promptement des secours au poète mourant, que, deux heures après le départ de Courtois, Lucien entendit sur la chaussée pierreuse du moulin le bruit de ferraille que rendait le méchant cabriolet du médecin de campagne. Messieurs Marron se montrèrent aussitôt, car le médecin était le neveu du curé. Ainsi Lucien voyait en ce moment des gens aussi liés avec le père de David Séchard que peuvent l'être des voisins dans un petit bourg vignoble. Quand le médecin eut observé le mourant, lui eut tâté le pouls, examiné la langue, il regarda la meunière en souriant.



– Madame Courtois, dit-il, si, comme je n'en doute pas, vous avez à la cave quelque bonne bouteille de vin, et dans votre sentineau quelque bonne anguille, servez-les à votre malade qui n'a pas autre chose qu'une courbature; et, cela fait, il sera promptement sur pied!



– Ah! monsieur, dit Lucien, mon mal n'est pas au corps, mais à l'âme, et ces braves gens m'ont dit une parole qui m'a tué en m'annonçant des désastres chez ma sœur, madame Séchard! Au nom de Dieu, vous qui, si j'en crois madame Courtois, avez marié votre fille à Postel, vous devez savoir quelque chose des affaires de David Séchard!



– Mais il doit être en prison, répondit le médecin, son père a refusé de le secourir…



– En prison! reprit Lucien, et pourquoi?



– Mais pour des traites venues de Paris et qu'il avait sans doute oubliées, car il ne passe pas pour savoir trop ce qu'il fait, répondit monsieur Marron.



– Laissez-moi, je vous prie, avec monsieur le curé, dit le poète dont la physionomie s'altéra gravement.



Le médecin, le meunier et sa femme sortirent. Quand Lucien se vit seul avec le vieux prêtre, il s'écria: – Je mérite la mort que je sens venir, monsieur, et je suis un bien grand misérable qui n'a plus qu'à se jeter dans les bras de la religion. C'est moi, monsieur, qui suis le bourreau de ma sœur et de mon frère, car David Séchard est un frère pour moi! J'ai fait les billets que David n'a pas pu payer… Je l'ai ruiné. Dans l'horrible misère où je me suis trouvé, j'oubliais ce crime…



Et Lucien raconta ses malheurs. Quand il eut achevé ce poème digne d'un poète, il supplia le curé d'aller à Angoulême et de s'enquérir auprès d'Ève, sa sœur, et de sa mère, madame Chardon, du véritable état des choses, afin qu'il sût s'il pouvait encore y remédier.



– Jusqu'à votre retour, monsieur, dit-il en pleurant à chaudes larmes, je pourrai vivre. Si ma mère, si ma sœur, si David ne me repoussent pas, je ne mourrai point!



La fiévreuse éloquence du Parisien, les larmes de ce repentir effrayant, ce beau jeune homme pâle et quasi-mourant de son désespoir, le récit d'infortunes qui dépassaient les forces humaines, tout excita la pitié, l'intérêt du curé.



– En province comme à Paris, monsieur, lui répondit-il, il ne faut croire que la moitié de ce qu'on dit; ne vous épouvantez pas d'une rumeur qui, à trois lieues d'Angoulême doit être très-erronée. Le vieux Séchard, notre voisin, a quitté Marsac depuis quelques jours; ainsi probablement il s'occupe à pacifier les affaires de son fils. Je vais à Angoulême et reviendrai vous dire si vous pouvez rentrer dans votre famille auprès de laquelle vos aveux, votre repentir m'aideront à plaider votre cause.



Le curé ne savait pas que, depuis dix-huit mois, Lucien s'était tant de fois repenti, que son repentir, quelque violent qu'il fût, n'avait d'autre valeur que celle d'une scène parfaitement jouée et jouée encore de bonne foi!



Au curé succéda le médecin. En reconnaissant chez le malade une crise nerveuse qui pouvait devenir funeste, le neveu fut aussi consolant que l'avait été l'oncle, et finit par déterminer son malade à se restaurer.



Le curé, qui connaissait le pays et ses habitudes, avait gagné Mansle, où la voiture de Ruffec à Angoulême ne devait pas tarder à passer et dans laquelle il eut une place. Le vieux prêtre comptait demander des renseignements sur David Séchard à son petit-neveu Postel, le pharmacien de l'Houmeau, l'ancien rival de l'imprimeur auprès de la belle Ève. A voir les précautions que prit le petit pharmacien pour aider le vieillard à descendre de l'affreuse patache qui faisait alors le service de Ruffec à Angoulême, le spectateur le plus obtus eût deviné que monsieur et madame Postel hypothéquaient leur bien-être sur sa succession.



– Avez-vous déjeuné, voulez-vous quelque chose? Nous ne vous attendions point, et nous sommes agréablement surpris…



Ce fut mille questions à la fois. Madame Postel était bien prédestinée à devenir la femme d'un pharmacien de l'Houmeau. De la taille du petit Postel, elle avait la figure rouge d'une fille élevée à la campagne; sa tournure était commune, et toute sa beauté consistait dans une grande fraîcheur. Sa chevelure rousse, plantée très-bas sur le front, ses manières et son langage approprié à la simplicité gravée dans les traits d'un visage rond, des yeux presque jaunes, tout en elle disait qu'elle avait été mariée pour ses espérances de fortune. Aussi déjà commandait-elle après un an de ménage, et paraissait-elle s'être entièrement rendue maîtresse de Postel, trop heureux d'avoir trouvé cette héritière. Madame Léonie Postel, née Marron, nourrissait un fils, l'amour du vieux curé, du médecin et de Postel, un horrible enfant qui ressemblait à son père et à sa mère.



– Hé! bien, mon oncle, que venez-vous donc faire à Angoulême, dit Léonie, puisque vous ne voulez rien prendre et que vous parlez de nous quitter aussitôt entré?



Dès que le digne ecclésiastique eut prononcé le nom d'Ève et de David Séchard, Postel rougit, et Léonie jeta sur le petit homme ce regard de jalousie obligée qu'une femme entièrement maîtresse de son mari ne manque jamais à exprimer pour le passé, dans l'intérêt de son avenir.



– Qu'est-ce qu'ils vous ont donc fait, ces gens-là, mon oncle, pour que vous vous mêliez de leurs affaires? dit Léonie avec une visible aigreur.



– Ils sont malheureux, ma fille, répondit le curé qui peignit à Postel l'état dans lequel se trouvait Lucien chez les Courtois.



– Ah! voilà dans quel équipage il revient de Paris, s'écria Postel. Pauvre garçon! il avait de l'esprit, cependant, et il était ambitieux! il allait chercher du grain, et il revient sans paille. Mais que vient-il faire ici? sa sœur est dans la plus affreuse misère, car tous ces génies-là, ce David tout comme Lucien, ça ne se connaît guère en commerce. Nous avons parlé de lui au Tribunal, et, comme juge, j'ai dû signer son jugement!.. Ça m'a fait un mal! Je ne sais pas si Lucien pourra, dans les circonstances actuelles, aller chez sa sœur; mais, en tout cas, la petite chambre qu'il occupait ici est libre, et je la lui offre volontiers.



– Bien, Postel, dit le prêtre en mettant son tricorne et se disposant à quitter la boutique après avoir embrassé l'enfant qui dormait dans les bras de Léonie.



– Vous dînerez sans doute avec nous, mon oncle, dit madame Postel, car vous n'aurez pas promptement fini, si vous voulez débrouiller les affaires de ces gens-là. Mon mari vous reconduira dans sa carriole avec son petit cheval.



Les deux époux regardèrent leur précieux grand-oncle s'en allant vers Angoulême.



– Il va bien tout de même pour son âge, dit le pharmacien.



Pendant que le vénérable septuagénaire monte les rampes d'Angoulême, il n'est pas inutile d'expliquer dans quel lacis d'intérêts il allait mettre le pied.



Après le départ de son beau-frère pour Paris, David Séchard, ce bœuf, courageux et intelligent comme celui que les peintres donnent pour compagnon à l'évangéliste, n'eut qu'une idée, celle de faire une grande et rapide fortune, moins pour lui que pour Ève et pour Lucien, ces deux charmants êtres auxquels il s'était consacré. Mettre sa femme dans la sphère d'élégance et de richesse où elle devait vivre, soutenir de son bras puissant l'ambition de son frère, tel fut le programme écrit en lettres de feu devant ses yeux. Ce patient génie mis par Lucien sur la trace d'une invention dont s'était occupé Chardon le père, et dont la nécessité devait se faire sentir de jour en jour, se livra sans en rien dire à personne, pas même à sa femme, à cette recherche pleine de difficultés. Après avoir embrassé par un coup d'œil l'esprit de son temps, le possesseur de la pauvre imprimerie de la rue du Mûrier, écrasé par les frères Cointet, devina le rôle que l'imprimerie allait jouer. Les journaux, la politique, l'immense développement de la librairie et de la littérature, celui des sciences, la pente à une discussion publique de tous les intérêts du pays, tout le mouvement social qui se déclara lorsque la Restauration parut assise, exigeait une production de papier presque décuple comparée à la quantité sur laquelle spécula le célèbre Ouvrard au commencement de la Révolution, guidé par de semblables motifs. En 1822, les papeteries étaient trop nombreuses en France pour qu'on pût espérer de s'en rendre le possesseur exclusif, comme fit Ouvrard qui s'empara des principales usines après avoir accaparé leurs produits. David n'avait d'ailleurs ni l'audace, ni les capitaux nécessaires à de pareilles spéculations. Or, tant que pour ses fabrications la papeterie s'en tiendrait au chiffon, le prix du papier ne pouvait que hausser. On ne force pas la production du chiffon. Le chiffon est le résultat de l'usage du linge, et la population d'un pays n'en donne qu'une quantité déterminée. Cette quantité ne peut s'accroître que par une augmentation dans le chiffre des naissances. Pour opérer un changement sensible dans sa population, un pays veut un quart de siècle et de grandes révolutions dans les mœurs, dans le commerce ou dans l'agriculture. Si donc, les besoins de la papeterie devenaient supérieurs à ce que la France produisait de chiffon, soit du double soit du triple, il fallait, pour maintenir le papier à bas prix, introduire dans la fabrication du papier un élément autre que le chiffon. Ce raisonnement reposait d'ailleurs sur les faits. Les papeteries d'Angoulême, les dernières où se fabriquèrent des papiers avec du chiffon de fil, voyaient le coton envahissant la pâte dans une progression effrayante. En même temps que lord Stanhope inventait la presse en fer et qu'on parlait des presses mécaniques de l'Amérique, la mécanique à faire le papier de toute longueur commençait à fonctionner en Angleterre. Ainsi les moyens s'adaptaient aux besoins de la civilisation française actuelle, qui repose sur la discussion étendue à tout et sur une perpétuelle manifestation de la pensée individuelle, un vrai malheur, car les peuples qui délibèrent agissent très-peu. Chose étrange! pendant que Lucien entrait dans les rouages de l'immense machine du Journalisme, au risque d'y laisser son honneur et son intelligence en lambeaux, David Séchard, du fond de son imprimerie, embrassait le mouvement de la Presse périodique dans ses conséquences matérielles. Armé par Lucien de l'idée première que monsieur Chardon père avait eue sur la solution de ce problème d'industrie, il voulait mettre les moyens en harmonie avec le résultat vers lequel tendait l'esprit du Siècle. Enfin, il voyait juste en cherchant une fortune dans la fabrication du papier à bas prix, car l'événement a justifié la prévoyance du sagace imprimeur d'Angoulême. Pendant ces quinze dernières années, le bureau chargé des demandes de brevets d'invention a reçu plus de cent requêtes de prétendues découvertes de substances à introduire dans la fabrication du papier.

 



Ce dévoué jeune homme, certain de l'utilité de cette découverte, sans éclat, mais d'un immense profit, tomba donc, après le départ de son beau-frère pour Paris, dans la constante préoccupation que devait causer la recherche d'une pareille solution. Comme il avait épuisé toutes ses ressources pour se marier et pour subvenir aux dépenses du voyage de Lucien à Paris, il se vit au début de son mariage dans la plus profonde misère. Il avait gardé mille francs pour les besoins de son imprimerie, et devait un billet de pareille somme à Postel, le pharmacien. Ainsi, pour ce profond penseur, le problème fut double: il fallait inventer, et inventer promptement; il fallait enfin adapter les profits de la découverte aux besoins de son ménage et de son commerce. Or, quelle épithète donner à la cervelle capable de secouer les cruelles préoccupations que causent et une indigence à cacher, et le spectacle d'une famille sans pain, et les exigences journalières d'une profession aussi méticuleuse que celle de l'imprimeur, tout en parcourant les domaines de l'inconnu, avec l'ardeur et les enivrements du savant à la poursuite d'un secret qui de jour en jour échappe aux plus subtiles recherches? Hélas! comme on va le voir, les inventeurs ont bien encore d'autres maux à supporter, sans compter l'ingratitude des masses à qui les oisifs et les incapables disent d'un homme de génie: – Il était né pour devenir inventeur, il ne pouvait pas faire autre chose. Il ne faut pas plus lui savoir gré de sa découverte, qu'on ne sait gré à un homme d'être né prince! il exerce des facultés naturelles! et il a d'ailleurs trouvé sa récompense dans le travail même.



Le mariage cause à une jeune fille de profondes perturbations morales et physiques; mais, en se mariant dans les conditions bourgeoises de la classe moyenne, elle doit de plus étudier des intérêts tout nouveaux, et s'initier à des affaires; de là, pour elle, une phase où nécessairement elle reste en observation sans agir. L'amour de David pour sa femme en retarda malheureusement l'éducation, il n'osa pas lui dire l'état des choses, ni le lendemain des noces, ni les jours suivants. Malgré la détresse profonde à laquelle le condamnait l'avarice de son père, le pauvre imprimeur ne put se résoudre à gâter sa lune de miel par le triste apprentissage de sa profession laborieuse et par les enseignements nécessaires à la femme d'un commerçant. Aussi, les mille francs, le seul avoir, furent-ils dévorés plus par le ménage que par l'atelier. L'insouciance de David et l'ignorance de sa femme dura trois mois! Le réveil fut terrible. A l'échéance du billet souscrit par David à Pastel, le ménage se trouva sans argent, et la cause de cette dette était assez connue à Ève pour qu'elle sacrifiât à son acquittement et ses bijoux de mariée et son argenterie. Le soir même du payement de cet effet, Ève voulut faire causer David sur ses affaires, car elle avait remarqué qu'il s'occupait de tout autre chose que de son imprimerie. En effet, dès le second mois de son mariage, David passa la majeure partie de son temps sous l'appentis situé au fond de la cour, dans une petite pièce qui lui servait à fondre ses rouleaux. Trois mois après son arrivée à Angoulême, il avait substitué, aux pelotes à tamponner les caractères, l'encrier à table et à cylindre où l'encre se façonne et se distribue au moyen de rouleaux composés de colle forte et de mélasse. Ce premier perfectionnement de la typographie fut tellement incontestable, qu'aussitôt après en avoir vu l'effet, les frères Cointet l'adoptèrent. David avait adossé au mur mitoyen de cette espèce de cuisine un fourneau à bassine en cuivre, sous prétexte de dépenser moins de charbon pour refondre ses rouleaux, dont les moules rouillés étaient rangés le long de la muraille, et qu'il ne refondit pas deux fois. Non-seulement il mit à cette pièce une solide porte en chêne, intérieurement garnie en tôle, mais encore il remplaça les sales carreaux du châssis d'où venait la lumière par des vitres en verre cannelé, pour empêcher de voir du dehors l'objet de ses occupations. Au premier mot que dit Ève à David au sujet de leur avenir, il la regarda d'un air inquiet et l'arrêta par ces paroles: – Mon enfant, je sais tout ce que doit t'inspirer la vue d'un atelier désert et l'espèce d'anéantissement commercial où je reste; mais, vois-tu, reprit-il en l'amenant à la fenêtre de leur chambre et lui montrant le réduit mystérieux, notre fortune est là… Nous aurons à souffrir encore pendant quelques mois; mais souffrons avec patience, et laisse-moi résoudre un problème d'industrie qui fera cesser toutes nos misères.



David était si bon, son dévouement devait être si bien cru sur parole, que la pauvre femme, préoccupée comme toutes les femmes de la dépense journalière, se donna pour tâche de sauver à son mari les ennuis du ménage. Elle quitta donc la jolie chambre bleue et blanche où elle se contentait de travailler à des ouvrages de femme en devisant avec sa mère, et descendit dans une des deux cages de bois situées au fond de l'atelier pour étudier le mécanisme commercial de la typographie. Durant ces trois mois, l'inerte imprimerie de David avait été désertée par les ouvriers jusqu'alors nécessaires à ses travaux, et qui s'en allèrent un à un. Accablés de besogne, les frères Cointet employaient non-seulement les ouvriers du département alléchés par la perspective de faire chez eux de fortes journées, mais encore quelques-uns de Bordeaux, d'où venaient surtout les apprentis qui se croyaient assez habiles pour se soustraire aux conditions de l'apprentissage. En examinant les ressources que pouvait présenter l'imprimerie Séchard, Ève n'y trouva plus que trois personnes. D'abord l'apprenti que David se plaisait à former chez les Didot, comme font presque tous les protes qui, dans le grand nombre d'ouvriers auquel ils commandent, s'attachent plus particulièrement à quelques-uns d'entre eux; David avait emmené cet apprenti, nommé Cérizet, à Angoulême, où il s'était perfectionné; puis Marion, attachée à la maison comme un chien de garde; enfin Kolb, un Alsacien, jadis homme de peine chez messieurs Didot. Pris par le service militaire, Kolb se trouva par hasard à Angoulême, où David le reconnut à une revue, au moment où son temps de service expirait. Kolb alla voir David et s'amouracha de la grosse Marion en découvrant chez elle toutes les qualités qu'un homme de sa classe demande à une femme: cette santé vigoureuse qui brunit les joues, cette force masculine qui permettait à Marion de soulever une

forme de caractères

 avec aisance, cette probité religieuse à laquelle tiennent les Alsaciens, ce dévouement à ses maîtres qui révèle un bon caractère, et enfin cette économie à laquelle elle devait une petite somme de mille francs, du linge, des robes et des effets d'une propreté prov