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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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– J'ai besoin de mon habit, de mon pantalon noir et de mon gilet de satin, dit-il à Samanon en lui présentant une carte numérotée.

Dès que Samanon eut tiré le bouton en cuivre d'une sonnette, il descendit une femme qui paraissait être Normande à la fraîcheur de sa riche carnation.

– Prête à monsieur ses habits, dit-il en tendant la main à l'auteur. Il y a plaisir à travailler avec vous; mais un de vos amis m'a amené un petit jeune homme qui m'a rudement attrapé!

– On l'attrape! dit l'artiste aux deux journalistes en leur montrant Samanon par un geste profondément comique.

Ce grand homme donna, comme donnent les lazzaroni pour ravoir un jour leurs habits de fête au Monte-di-Pieta, trente sous que la main jaune et crevassée de l'escompteur prit et fit tomber dans la caisse de son comptoir.

– Quel singulier commerce fais-tu? dit Lousteau à ce grand artiste livré à l'opium et qui retenu par la contemplation en des palais enchantés ne voulait ou ne pouvait rien créer.

– Cet homme prête beaucoup plus que le Mont-de-Piété sur les objets engageables, et il a de plus l'épouvantable charité de vous les laisser reprendre dans les occasions où il faut que l'on soit vêtu, répondit-il. Je vais ce soir dîner chez les Keller avec ma maîtresse. Il m'est plus facile d'avoir trente sous que deux cents francs, et je viens chercher ma garde-robe, qui, depuis six mois, a rapporté cent francs; Samanon a déjà dévoré ma bibliothèque livre à livre.

– Et sou à sou, dit en riant Lousteau.

– Je vous donnerai quinze cents francs, dit Samanon à Lucien.

Lucien fit un bond comme si l'escompteur lui avait plongé dans le cœur une broche de fer rougi. Samanon regardait les billets avec attention, en examinant les dates.

– Encore, dit le marchand, ai-je besoin de voir Fendant qui devrait me déposer des livres. Vous ne valez pas grand'chose, dit-il à Lucien, vous vivez avec Coralie, et ses meubles sont saisis.

Lousteau regarda Lucien qui reprit ses billets et sauta de la boutique sur le boulevard en disant: – Est-ce le diable? Le poète contempla pendant quelques instants cette petite boutique, devant laquelle tous les passants devaient sourire, tant elle était piteuse, tant les petites caisses à livres étiquetés étaient mesquines et sales, en se demandant: – Quel commerce fait-on là?

Quelques moments après, le grand inconnu, qui devait assister, à dix ans de là, l'entreprise immense mais sans base, des Saint-simoniens, sortit très-bien vêtu, sourit aux deux journalistes, et se dirigea vers le passage des Panoramas avec eux, pour y compléter sa toilette en se faisant cirer ses bottes.

– Quand on voit entrer Samanon chez un libraire, chez un marchand de papier ou chez un imprimeur, ils sont perdus, dit l'artiste aux deux écrivains. Samanon est alors comme un croque-mort qui vient prendre mesure d'une bière.

– Tu n'escompteras plus tes billets, dit alors Étienne à Lucien.

– Là où Samanon refuse, dit l'inconnu, personne n'accepte, car il est l'ultima ratio! C'est un des moutons de Gigonnet, de Palma, Werbrust, Gobseck et autres crocodiles qui nagent sur la place de Paris, et avec lesquels tout homme dont la fortune est à faire doit tôt ou tard se rencontrer.

– Si tu ne peux pas escompter tes billets à cinquante pour cent, reprit Étienne, il faut les échanger contre des écus.

– Comment?

– Donne-les à Coralie, elle les présentera chez Camusot. – Tu te révoltes, reprit Lousteau que Lucien arrêta en faisant un bond. Quel enfantillage! Peux-tu mettre en balance ton avenir et une semblable niaiserie?

– Je vais toujours porter cet argent à Coralie, dit Lucien.

– Autre sottise! s'écria Lousteau. Tu n'apaiseras rien avec quatre cents francs là où il en faut quatre mille. Gardons de quoi nous griser en cas de perte, et joue!

– Le conseil est bon, dit le grand inconnu.

A quatre pas de Frascati, ces paroles eurent une vertu magnétique. Les deux amis renvoyèrent leur cabriolet et montèrent au jeu. D'abord ils gagnèrent trois mille francs, revinrent à cinq cents, regagnèrent trois mille sept cents francs; puis ils retombèrent à cent sous, se retrouvèrent à deux mille francs, et les risquèrent sur Pair, pour les doubler d'un seul coup; Pair n'avait pas passé depuis cinq coups, ils y pontèrent la somme; Impair sortit encore. Lucien et Lousteau dégringolèrent alors par l'escalier de ce pavillon célèbre, après avoir consumé deux heures en émotions dévorantes. Ils avaient gardé cent francs. Sur les marches du petit péristyle à deux colonnes qui soutenaient extérieurement une petite marquise en tôle que plus d'un œil a contemplée avec amour ou désespoir, Lousteau dit en voyant le regard enflammé de Lucien: – Ne mangeons que cinquante francs.

Les deux journalistes remontèrent. En une heure, ils arrivèrent à mille écus; ils mirent les mille écus sur Rouge, qui avait passé cinq fois, en se fiant au hasard auquel ils devaient leur perte précédente. Noir sortit. Il était six heures.

– Ne mangeons que vingt-cinq francs, dit Lucien.

Cette nouvelle tentative dura peu, les vingt-cinq francs furent perdus en dix coups. Lucien jeta rageusement ses derniers vingt-cinq francs sur le chiffre de son âge, et gagna: rien ne peut dépeindre le tremblement de sa main quand il prit le râteau pour retirer les écus que le banquier jeta. Il donna dix louis à Lousteau et lui dit: – Sauve-toi chez Véry!

Lousteau comprit Lucien et alla commander le dîner.

Lucien, resté seul au jeu, porta ses trente louis sur Rouge et gagna. Enhardi par la voix secrète qu'entendent parfois les joueurs, il laissa le tout sur Rouge et gagna; son ventre devint alors un brasier! Malgré la voix, il reporta les cent vingt louis sur Noir et perdit. Il sentit alors en lui la sensation délicieuse qui succède, chez les joueurs, à leurs horribles agitations, quand, n'ayant plus rien à risquer, ils rentrent dans la vie réelle et quittent le palais ardent où se passent leurs rêves fugaces. Il rejoignit Lousteau chez Véry où il se rua, selon l'expression de La Fontaine, en cuisine, et noya ses soucis dans le vin. A neuf heures, il était si complétement gris, qu'il ne comprit pas pourquoi sa portière de la rue de Vendôme le renvoyait rue de la Lune.

– Mademoiselle Coralie a quitté son appartement et s'est installée dans la maison dont l'adresse est écrite sur ce papier.

Lucien, trop ivre pour s'étonner de quelque chose, remonta dans le fiacre qui l'avait amené, se fit conduire rue de la Lune, et se dit à lui-même des calembours sur le nom de la rue. Pendant cette matinée, la faillite du Panorama-Dramatique avait éclaté. L'actrice effrayée s'était empressée de vendre tout son mobilier du consentement de ses créanciers au petit père Cardot qui, pour ne pas changer la destination de cet appartement, y mit Florentine. Coralie avait tout payé, tout liquidé et satisfait le propriétaire. Pendant le temps que prit cette opération, qu'elle appelait une lessive, Bérénice garnissait, des meubles indispensables achetés d'occasion, un petit appartement de trois pièces, au quatrième étage d'une maison rue de la Lune, à deux pas du Gymnase. Coralie y attendait Lucien, ayant sauvé de toutes ses splendeurs son amour sans souillure et un sac de douze cents francs. Lucien, dans son ivresse, raconta ses malheurs à Coralie et à Bérénice.

– Tu as bien fait, mon ange, lui dit l'actrice en le serrant dans ses bras. Bérénice saura bien négocier tes billets à Braulard.

Le lendemain matin, Lucien s'éveilla dans les joies enchanteresses que lui prodigua Coralie. L'actrice redoubla d'amour et de tendresse, comme pour compenser par les plus riches trésors du cœur l'indigence de son nouveau ménage. Elle était ravissante de beauté, ses cheveux échappés de dessous un foulard tordu, blanche et fraîche, les yeux rieurs, la parole gaie comme le rayon de soleil levant qui entra par les fenêtres pour dorer cette charmante misère. La chambre, encore décente, était tendue d'un papier vert d'eau à bordure rouge, ornée de deux glaces, l'une à la cheminée, l'autre au-dessus de la commode. Un tapis d'occasion, acheté par Bérénice de ses deniers, malgré les ordres de Coralie, déguisait le carreau nu et froid du plancher. La garde-robe des deux amants tenait dans une armoire à glace et dans la commode. Les meubles d'acajou étaient garnis en étoffe de coton bleu. Bérénice avait sauvé du désastre une pendule et deux vases de porcelaine, quatre couverts en argent et six petites cuillers. La salle à manger, qui se trouvait avant la chambre à coucher, ressemblait à celle du ménage d'un employé à douze cents francs. La cuisine faisait face au palier. Au-dessus Bérénice couchait dans une mansarde. Le loyer ne s'élevait pas à plus de cent écus. Cette horrible maison avait une fausse porte cochère. Le portier logeait dans un des vantaux condamné, percé d'un croisillon par où il surveillait dix-sept locataires. Cette ruche s'appelle une maison de produit en style de notaire. Lucien aperçut un bureau, un fauteuil, de l'encre, des plumes et du papier. La gaieté de Bérénice qui comptait sur le début de Coralie au Gymnase, celle de l'actrice qui regardait son rôle, un cahier de papier noué avec un bout de faveur bleue, chassèrent les inquiétudes et la tristesse du poète dégrisé.

– Pourvu que dans le monde on ne sache rien de cette dégringolade, nous nous en tirerons, dit-il. Après tout, nous avons quatre mille cinq cents francs devant nous! Je vais exploiter ma nouvelle position dans les journaux royalistes. Demain, nous inaugurons le Réveil, je me connais maintenant en journalisme, j'en ferai!

Coralie, qui ne vit que de l'amour dans ces paroles, baisa les lèvres qui les avaient prononcées. En ce moment, Bérénice avait mis la table auprès du feu, et venait de servir un modeste déjeuner composé d'œufs brouillés, de deux côtelettes et de café à la crème. On frappa. Trois amis sincères, d'Arthez, Léon Giraud et Michel Chrestien apparurent aux yeux étonnés de Lucien qui vivement touché leur offrit de partager son déjeuner.

 

– Non, dit d'Arthez. Nous venons pour des affaires plus sérieuses que de simples consolations, car nous savons tout, nous revenons de la rue de Vendôme. Vous connaissez mes opinions, Lucien. Dans toute autre circonstance, je me réjouirais de vous voir adoptant mes convictions politiques; mais, dans la situation où vous vous êtes mis en écrivant aux journaux libéraux, vous ne sauriez passer dans les rangs des Ultras sans flétrir à jamais votre caractère et souiller votre existence. Nous venons vous conjurer au nom de notre amitié, quelque affaiblie qu'elle soit, de ne pas vous entacher ainsi. Vous avez attaqué les Romantiques, la Droite et le Gouvernement; vous ne pouvez pas maintenant défendre le Gouvernement, la Droite et les Romantiques.

– Les raisons qui me font agir sont tirées d'un ordre de pensées supérieur, la fin justifiera tout, dit Lucien.

– Vous ne comprenez peut-être pas la situation dans laquelle nous sommes, lui dit Léon Giraud. Le Gouvernement, la Cour, les Bourbons, le parti absolutiste, ou, si vous voulez tout comprendre dans une expression générale, le système opposé au système constitutionnel, et qui se divise en plusieurs fractions toutes divergentes dès qu'il s'agit des moyens à prendre pour étouffer la Révolution, est au moins d'accord sur la nécessité de supprimer la Presse. La fondation du Réveil, de la Foudre, du Drapeau blanc, tous journaux destinés à répondre aux calomnies, aux injures, aux railleries de la presse libérale, que je n'approuve pas en ceci, car cette méconnaissance de la grandeur de notre sacerdoce est précisément ce qui nous a conduits à publier un journal digne et grave dont l'influence sera dans peu de temps respectable et sentie, imposante et digne, dit-il en faisant une parenthèse; eh! bien, cette artillerie royaliste et ministérielle est un premier essai de représailles, entrepris pour rendre aux Libéraux trait pour trait, blessure pour blessure. Que croyez-vous qu'il arrivera, Lucien? Les abonnés sont en majorité du Côté Gauche. Dans la Presse, comme à la guerre, la victoire se trouvera du côté des gros bataillons! Vous serez des infâmes, des menteurs, des ennemis du peuple; les autres seront des défenseurs de la patrie, des gens honorables, des martyrs, quoique plus hypocrites et plus perfides que vous, peut-être. Ce moyen augmentera l'influence pernicieuse de la Presse, en légitimant et consacrant ses plus odieuses entreprises. L'injure et la personnalité deviendront un de ses droits publics, adopté pour le profit des abonnés et passé en force de chose jugée par un usage réciproque. Quand le mal se sera révélé dans toute son étendue, les lois restrictives et prohibitives, la Censure, mise à propos de l'assassinat du duc de Berry et levée depuis l'ouverture des Chambres, reviendra. Savez-vous ce que le peuple français conclura de ce débat? il admettra les insinuations de la presse libérale, il croira que les Bourbons veulent attaquer les résultats matériels et acquis de la Révolution, il se lèvera quelque beau jour et chassera les Bourbons. Non-seulement vous salissez votre vie, mais vous serez un jour dans le parti vaincu. Vous êtes trop jeune, trop nouveau venu dans la Presse; vous en connaissez trop peu les ressorts secrets, les rubriques; vous y avez excité trop de jalousie, pour résister au tolle général qui s'élèvera contre vous dans les journaux libéraux. Vous serez entraîné par la fureur des partis, qui sont encore dans le paroxysme de la fièvre; seulement leur fièvre a passé, des actions brutales de 1815 et 1816, dans les idées, dans les luttes orales de la Chambre et dans les débats de la Presse.

– Mes amis, dit Lucien, je ne suis pas l'étourdi, le poète que vous voulez voir en moi. Quelque chose qui puisse arriver, j'aurai conquis un avantage que jamais le triomphe du parti libéral ne peut me donner. Quand vous aurez la victoire, mon affaire sera faite.

– Nous te couperons… les cheveux, dit en riant Michel Chrestien.

– J'aurai des enfants alors, répondit Lucien, et me couper la tête, ce sera ne rien couper.

Les trois amis ne comprirent pas Lucien, chez qui ses relations avec le grand monde avaient développé au plus haut degré l'orgueil nobiliaire et les vanités aristocratiques. Le poète voyait, avec raison d'ailleurs, une immense fortune dans sa beauté, dans son esprit appuyés du nom et du titre de comte de Rubempré. Madame d'Espard, madame de Bargeton et madame de Montcornet le tenaient par ce fil comme un enfant tient un hanneton. Lucien ne volait plus que dans un cercle déterminé. Ces mots: «Il est des nôtres, il pense bien!» dits trois jours auparavant dans les salons de mademoiselle des Touches, l'avaient enivré, ainsi que les félicitations qu'il avait reçues des ducs de Lenoncourt, de Navarreins et de Grandlieu, de Rastignac, de Blondet, de la belle duchesse de Maufrigneuse, du comte d'Esgrignon, de des Lupeaulx, des gens les plus influents et les mieux en cour du parti royaliste.

– Allons! tout est dit, répliqua d'Arthez. Il te sera plus difficile qu'à tout autre de te conserver pur et d'avoir ta propre estime. Tu souffriras beaucoup, je te connais, quand tu te verras méprisé par ceux-là même à qui tu te seras dévoué.

Les trois amis dirent adieu à Lucien sans lui tendre amicalement la main. Lucien resta pendant quelques instants pensif et triste.

– Eh! laisse donc ces niais-là, dit Coralie en sautant sur les genoux de Lucien et lui jetant ses beaux bras frais autour du cou, ils prennent la vie au sérieux, et la vie est une plaisanterie. D'ailleurs tu seras comte Lucien de Rubempré. Je ferai, s'il le faut, des agaceries à la chancellerie. Je sais par où prendre ce libertin de des Lupeaulx, qui fera signer ton ordonnance. Ne t'ai-je pas dit que, quand il te faudrait une marche de plus pour saisir ta proie, tu aurais le cadavre de Coralie!

Le lendemain, Lucien laissa mettre son nom parmi ceux des collaborateurs du Réveil. Ce nom fut annoncé comme une conquête dans le prospectus, distribué par les soins du ministère à cent mille exemplaires. Lucien vint au repas triomphal, qui dura neuf heures, chez Robert, à deux pas de Frascati, et auquel assistaient les coryphées de la presse royaliste: Martinville, Auger, Destains et une foule d'auteurs encore vivants qui, dans ce temps-là, faisaient de la monarchie et de la religion, selon une expression consacrée.

– Nous allons leur en donner, aux libéraux! dit Hector Merlin.

– Messieurs! répondit Nathan qui s'enrôla sous cette bannière en jugeant bien qu'il valait mieux avoir pour soi que contre soi l'autorité dans l'exploitation du théâtre à laquelle il songeait, si nous leur faisons la guerre, faisons-la sérieusement; ne nous tirons pas des balles de liége! Attaquons tous les écrivains classiques et libéraux sans distinction d'âge ni de sexe, passons-les au fil de la plaisanterie, et ne faisons pas de quartier.

– Soyons honorables, ne nous laissons pas gagner par les exemplaires, les présents, l'argent des libraires. Faisons la restauration du journalisme.

– Bien! dit Martinville. Justum et tenacem propositi virum! Soyons implacables et mordants. Je ferai de Lafayette ce qu'il est: Gilles Premier!

– Moi, dit Lucien, je me charge des héros du Constitutionnel, du sergent Mercier, des Œuvres complètes de monsieur Jouy, des illustres orateurs de la Gauche!

Une guerre à mort fut résolue et votée à l'unanimité, à une heure du matin, par les rédacteurs qui noyèrent toutes leurs nuances et toutes leurs idées dans un punch flamboyant.

– Nous nous sommes donné une fameuse culotte monarchique et religieuse, dit sur le seuil de la porte un des écrivains les plus célèbres de la littérature romantique.

Ce mot historique, révélé par un libraire qui assistait au dîner, parut le lendemain dans le Miroir; mais la révélation fut attribuée à Lucien. Cette défection fut le signal d'un effroyable tapage dans les journaux libéraux, Lucien devint leur bête noire, et fut tympanisé de la plus cruelle façon: on raconta les infortunes de ses sonnets, on apprit au public que Dauriat aimait mieux perdre mille écus que de les imprimer, on l'appela le poète sans sonnets!

Un matin, dans ce même journal où Lucien avait débuté si brillamment, il lut les lignes suivantes écrites uniquement pour lui, car le public ne pouvait guère comprendre cette plaisanterie:

⁂ Si le libraire Dauriat persiste à ne pas publier les sonnets du futur Pétrarque français, nous agirons en ennemis généreux, nous ouvrirons nos colonnes à ces poèmes qui doivent être piquants, à en juger par celui-ci que nous communique un ami de l'auteur.

Et, sous cette terrible annonce, le poète lut ce sonnet qui le fit pleurer à chaudes larmes.

 
Une plante chétive et de louche apparence
Surgit un beau matin dans un parterre en fleurs;
A l'en croire, pourtant, de splendides couleurs
Témoigneraient un jour de sa noble semence:
 
 
On la toléra donc! Mais, par reconnaissance,
Elle insulta bientôt ses plus brillantes sœurs,
Qui, s'indignant enfin de ses grands airs casseurs,
La mirent au défi de prouver sa naissance.
 
 
Elle fleurit alors. Mais un vil baladin
Ne fut jamais sifflé comme tout le jardin
Honnit, siffla, railla ce calice vulgaire.
 
 
Puis, le maître, en passant, la brisa sans pardon;
Et le soir sur sa tombe un âne seul vint braire,
Car ce n'était vraiment qu'un ignoble CHARDON!
 

Vernou parla de la passion de Lucien pour le jeu, et signala d'avance l'Archer comme une œuvre anti-nationale où l'auteur prenait le parti des égorgeurs catholiques contre les victimes calvinistes. En huit jours, cette querelle s'envenima. Lucien comptait sur son ami Lousteau qui lui devait mille francs, et avec lequel il avait eu des conventions secrètes; mais Lousteau devint l'ennemi juré de Lucien. Voici comment. Depuis trois mois Nathan aimait Florine et ne savait comment l'enlever à Lousteau, pour qui d'ailleurs elle était une providence. Dans la détresse et le désespoir où se trouvait cette actrice en se voyant sans engagement, Nathan, le collaborateur de Lucien, vint voir Coralie, et la pria d'offrir à Florine un rôle dans une pièce de lui, se faisant fort de procurer un engagement conditionnel au Gymnase à l'actrice sans théâtre. Florine, enivrée d'ambition, n'hésita pas. Elle avait eu le temps d'observer Lousteau. Nathan était un ambitieux littéraire et politique, un homme qui avait autant d'énergie que de besoins, tandis que chez Lousteau les vices tuaient le vouloir. L'actrice, qui voulut reparaître environnée d'un nouvel éclat, livra les lettres du droguiste à Nathan, et Nathan les fit racheter par Matifat contre le sixième du journal convoité par Finot. Florine eut alors un magnifique appartement rue Hauteville, et prit Nathan pour protecteur à la face de tout le journalisme et du monde théâtral. Lousteau fut si cruellement atteint par cet événement qu'il pleura vers la fin d'un dîner que ses amis lui donnèrent pour le consoler. Dans cette orgie, les convives trouvèrent que Nathan avait joué son jeu. Quelques écrivains comme Finot et Vernou savaient la passion du dramaturge pour Florine; mais, au dire de tous, Lucien, en maquignonnant cette affaire, avait manqué aux plus saintes lois de l'amitié. L'esprit de parti, le désir de servir ses nouveaux amis rendaient le nouveau royaliste inexcusable.

– Nathan est emporté par la logique des passions; tandis que le grand homme de province, comme dit Blondet, cède à des calculs! s'écria Bixiou.

Aussi la perte de Lucien, de cet intrus, de ce petit drôle qui voulait avaler tout le monde, fut-elle unanimement résolue et profondément méditée. Vernou qui haïssait Lucien se chargea de ne pas le lâcher. Pour se dispenser de payer mille écus à Lousteau, Finot accusa Lucien de l'avoir empêché de gagner cinquante mille francs en donnant à Nathan le secret de l'opération contre Matifat. Nathan, conseillé par Florine, s'était ménagé l'appui de Finot en lui vendant son petit sixième pour quinze mille francs. Lousteau, qui perdait ses mille écus, ne pardonna pas à Lucien cette lésion énorme de ses intérêts. Les blessures d'amour-propre deviennent incurables quand l'oxyde d'argent y pénètre. Aucune expression, aucune peinture ne peut rendre la rage qui saisit les écrivains quand leur amour-propre souffre, ni l'énergie qu'ils trouvent au moment où ils se sentent piqués par les flèches empoisonnées de la raillerie. Ceux dont l'énergie et la résistance sont stimulées par l'attaque, succombent promptement. Les gens calmes et dont le thème est fait d'après le profond oubli dans lequel tombe un article injurieux, ceux-là déploient le vrai courage littéraire. Ainsi les faibles, au premier coup d'œil, paraissent être les forts; mais leur résistance n'a qu'un temps. Pendant les premiers quinze jours, Lucien enragé fit pleuvoir une grêle d'articles dans les journaux royalistes où il partagea le poids de la critique avec Hector Merlin. Tous les jours sur la brèche du Réveil, il fit feu de tout son esprit, appuyé d'ailleurs par Martinville, le seul qui le servît sans arrière-pensée, et qu'on ne mit pas dans le secret des conventions signées par des plaisanteries après boire, ou aux Galeries-de-Bois chez Dauriat, et dans les coulisses de théâtre, entre les journalistes des deux partis que la camaraderie unissait secrètement. Quand Lucien allait au foyer du Vaudeville, il n'était plus traité en ami, les gens de son parti lui donnaient seuls la main; tandis que Nathan, Hector Merlin, Théodore Gaillard fraternisaient sans honte avec Finot, Lousteau, Vernou et quelques-uns de ces journalistes décorés du surnom de bons enfants. A cette époque, le foyer du Vaudeville était le chef-lieu des médisances littéraires, une espèce de boudoir où venaient des gens de tous les partis, des hommes politiques et des magistrats. Après une réprimande faite en certaine Chambre du Conseil, le président, qui avait reproché à l'un de ses collègues de balayer les coulisses de sa simarre, se trouva simarre à simarre avec le réprimandé dans le foyer du Vaudeville. Lousteau finit par y donner la main à Nathan. Finot y venait presque tous les soirs. Quand Lucien avait le temps, il y étudiait les dispositions de ses ennemis, et ce malheureux enfant voyait toujours en eux une implacable froideur.

 

En ce temps, l'esprit de parti engendrait des haines bien plus sérieuses qu'elles ne le sont aujourd'hui. Aujourd'hui, à la longue, tout s'est amoindri par une trop grande tension des ressorts. Aujourd'hui, la critique, après avoir immolé le livre d'un homme, lui tend la main. La victime doit embrasser le sacrificateur sous peine d'être passé par les verges de la plaisanterie. En cas de refus, un écrivain passe pour être insociable, mauvais coucheur, pétri d'amour-propre, inabordable, haineux, rancuneux. Aujourd'hui, quand un auteur a reçu dans le dos les coups de poignard de la trahison, quand il a évité les piéges tendus avec une infâme hypocrisie, essuyé les plus mauvais procédés, il entend ses assassins lui souhaitant le bonjour, et manifestant des prétentions à son estime, voire même à son amitié. Tout s'excuse et se justifie à une époque où l'on a transformé la vertu en vice, comme on a érigé certains vices en vertus. La camaraderie est devenue la plus sainte des libertés. Les chefs des opinions les plus contraires se parlent à mots émoussés, à pointes courtoises. Dans ce temps, si tant est qu'on s'en souvienne, il y avait du courage pour certains écrivains royalistes et pour quelques écrivains libéraux, à se trouver dans le même théâtre. On entendait les provocations les plus haineuses. Les regards étaient chargés comme des pistolets, la moindre étincelle pouvait faire partir le coup d'une querelle. Qui n'a pas surpris des imprécations chez son voisin, à l'entrée de quelques hommes plus spécialement en butte aux attaques respectives des deux partis? Il n'y avait alors que deux partis, les Royalistes et les Libéraux, les Romantiques et les Classiques, la même haine sous deux formes, une haine qui faisait comprendre les échafauds de la Convention. Lucien, devenu royaliste et romantique forcené, de libéral et de voltairien enragé qu'il avait été dès son début, se trouva donc sous le poids des inimitiés qui planaient sur la tête de l'homme le plus abhorré des Libéraux à cette époque, de Martinville, le seul qui le défendît et l'aimât. Cette solidarité nuisit à Lucien. Les partis sont ingrats envers leurs vedettes, ils abandonnent volontiers leurs enfants perdus. Surtout en politique, il est nécessaire à ceux qui veulent parvenir d'aller avec le gros de l'armée. La principale méchanceté des petits journaux fut d'accoupler Lucien et Martinville. Le Libéralisme les jeta dans les bras l'un de l'autre. Cette amitié, fausse ou vraie, leur valut à tous deux des articles écrits avec du fiel par Félicien au désespoir des succès de Lucien dans le grand monde, et qui croyait, comme tous les anciens camarades du poète, à sa prochaine élévation. La prétendue trahison du poète fut alors envenimée et embellie des circonstances les plus aggravantes. Lucien fut nommé le petit Judas, et Martinville le grand Judas, car Martinville était, à tort ou à raison, accusé d'avoir livré le pont du Pecq aux armées étrangères. Lucien répondit en riant à des Lupeaulx que, quant à lui, sûrement il avait livré le pont aux ânes. Le luxe de Lucien, quoique creux et fondé sur des espérances, révoltait ses amis qui ne lui pardonnaient ni son équipage à bas, car pour eux il roulait toujours, ni ses splendeurs de la rue de Vendôme. Tous sentaient instinctivement qu'un homme jeune et beau, spirituel et corrompu par eux, allait arriver à tout; aussi pour le renverser employèrent-ils tous les moyens.

Quelques jours avant le début de Coralie au Gymnase, Lucien vint bras dessus, bras dessous, avec Hector Merlin, au foyer du Vaudeville. Merlin grondait son ami d'avoir servi Nathan dans l'affaire de Florine.

– Vous vous êtes fait, de Lousteau et de Nathan, deux ennemis mortels. Je vous avais donné de bons conseils et vous n'en avez point profité. Vous avez distribué l'éloge et répandu le bienfait, vous serez cruellement puni de vos bonnes actions. Florine et Coralie ne vivront jamais en bonne intelligence en se trouvant sur la même scène: l'une voudra l'emporter sur l'autre. Vous n'avez que nos journaux pour défendre Coralie. Nathan, outre l'avantage que lui donne son métier de faiseur de pièces, dispose des journaux libéraux dans la question des théâtres, et il est dans le journalisme depuis un peu plus de temps que vous.

Cette phrase répondait à des craintes secrètes de Lucien, qui ne trouvait ni chez Nathan, ni chez Gaillard, la franchise à laquelle il avait droit; mais il ne pouvait pas se plaindre, il était si fraîchement converti! Gaillard accablait Lucien en lui disant que les nouveaux-venus devaient donner pendant long-temps des gages avant que leur parti pût se fier à eux. Le poète rencontrait dans l'intérieur des journaux royalistes et ministériels une jalousie à laquelle il n'avait pas songé, la jalousie qui se déclare entre tous les hommes en présence d'un gâteau quelconque à partager, et qui les rend comparables à des chiens se disputant une proie: ils offrent alors les mêmes grondements, les mêmes attitudes, les mêmes caractères. Ces écrivains se jouaient mille mauvais tours secrets pour se nuire les uns aux autres auprès du pouvoir, ils s'accusaient de tiédeur; et, pour se débarrasser d'un concurrent, ils inventaient les machines les plus perfides. Les libéraux n'avaient aucun sujet de débats intestins en se trouvant loin du pouvoir et de ses grâces. En entrevoyant cet inextricable lacis d'ambitions, Lucien n'eut pas assez de courage pour tirer l'épée afin d'en couper les nœuds, et ne se sentit pas la patience de les démêler, il ne pouvait être ni l'Arétin, ni le Beaumarchais, ni le Fréron de son époque, il s'en tint à son unique désir: avoir son ordonnance, en comprenant que cette restauration lui vaudrait un beau mariage. Sa fortune ne dépendrait plus alors que d'un hasard auquel aiderait sa beauté. Lousteau, qui lui avait marqué tant de confiance, avait son secret, le journaliste savait où blesser à mort le poète d'Angoulême; aussi le jour où Merlin l'amenait au Vaudeville, Étienne avait-il préparé pour Lucien un piége horrible où cet enfant devait se prendre et succomber.