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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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Lucien ne savait plus que penser. Initié aux trahisons et aux perfidies du journalisme, il ignorait celles du monde; aussi, malgré sa perspicacité, devait-il recevoir de rudes leçons.

– Comment, madame, dit le poète dont la curiosité fut vivement éveillée, ne protégez-vous pas le Héron?

– Mais dans le monde on est forcé de faire des politesses à ses plus cruels ennemis, de paraître s'amuser avec les ennuyeux, et souvent on sacrifie en apparence ses amis pour les mieux servir. Vous êtes donc encore bien neuf? Comment, vous qui voulez écrire, vous ignorez les tromperies courantes du monde. Si ma cousine a semblé vous sacrifier au Héron, ne le fallait-il pas pour mettre cette influence à profit pour vous, car notre homme est très-bien vu par le Ministère actuel; aussi, lui avons-nous démontré que jusqu'à un certain point vos attaques le servaient, afin de pouvoir vous raccommoder tous deux, un jour. On a dédommagé Châtelet de vos persécutions. Comme le disait des Lupeaulx aux ministres: Pendant que les journaux tournent Châtelet en ridicule, ils laissent en repos le Ministère.

– Monsieur Blondet m'a fait espérer que j'aurais le plaisir de vous voir chez vous, dit la comtesse de Montcornet pendant le temps que la marquise abandonna Lucien à ses réflexions. Vous y trouverez quelques artistes, des écrivains et une femme qui a le plus vif désir de vous connaître, mademoiselle des Touches, un de ces talents rares parmi notre sexe, et chez qui sans doute vous irez. Mademoiselle des Touches, Camille Maupin, si vous voulez, a l'un des salons les plus remarquables de Paris, elle est prodigieusement riche; on lui a dit que vous êtes aussi beau que spirituel, elle se meurt d'envie de vous voir.

Lucien ne put que se confondre en remercîments, et jeta sur Blondet un regard d'envie. Il y avait autant de différence entre une femme du genre et de la qualité de la comtesse de Montcornet et Coralie qu'entre Coralie et une fille des rues. Cette comtesse, jeune, belle et spirituelle, avait, pour beauté spéciale, la blancheur excessive des femmes du Nord; sa mère était née princesse Scherbellof, aussi le ministre, avant de dîner, lui avait-il prodigué ses plus respectueuses attentions. La marquise avait alors achevé de sucer dédaigneusement une aile de poulet.

– Ma pauvre Louise, dit-elle à Lucien, avait tant d'affection pour vous! j'étais dans la confidence du bel avenir qu'elle rêvait pour vous: elle aurait supporté bien des choses, mais quel mépris vous lui avez marqué en lui renvoyant ses lettres! Nous pardonnons les cruautés, il faut encore croire en nous pour nous blesser; mais l'indifférence!.. l'indifférence est comme la glace des pôles, elle étouffe tout. Allons, convenez-en, vous avez perdu des trésors par votre faute. Pourquoi rompre? Quand même vous eussiez été dédaigné, n'avez-vous pas votre fortune à faire, votre nom à reconquérir? Louise pensait à tout cela.

– Pourquoi ne m'avoir rien dit? répondit Lucien.

– Eh! mon Dieu, c'est moi qui lui ai donné le conseil de ne pas vous mettre dans sa confidence. Tenez, entre nous, en vous voyant si peu fait au monde, je vous craignais: j'avais peur que votre inexpérience, votre ardeur étourdie ne détruisissent ou ne dérangeassent ses calculs et nos plans. Pouvez-vous maintenant vous souvenir de vous-même? Avouez-le? vous seriez de mon opinion en voyant aujourd'hui votre Sosie. Vous ne vous ressemblez plus. Là est le seul tort que nous ayons eu. Mais, en mille, se rencontre-t-il un homme qui réunisse à tant d'esprit une si merveilleuse aptitude à prendre l'unisson? Je n'ai pas cru que vous fussiez une si surprenante exception. Vous vous êtes métamorphosé si promptement, vous vous êtes si facilement initié aux façons parisiennes, que je ne vous ai pas reconnu au Bois de Boulogne, il y a un mois.

Lucien écoutait cette grande dame avec un plaisir inexprimable: elle joignait à ses paroles flatteuses un air si confiant, si mutin, si naïf; elle paraissait s'intéresser à lui si profondément, qu'il crut à quelque prodige semblable à celui de sa première soirée au Panorama-Dramatique. Depuis cet heureux soir, tout le monde lui souriait, il attribuait à sa jeunesse une puissance talismanique, il voulut alors éprouver la marquise en se promettant de ne pas se laisser surprendre.

– Quels étaient donc, madame, ces plans devenus aujourd'hui des chimères?

– Louise voulait obtenir du roi une ordonnance qui vous permît de porter le nom et le titre de Rubempré. Elle voulait enterrer le Chardon. Ce premier succès, si facile à obtenir alors, et que maintenant vos opinions rendent presque impossible, était pour vous une fortune. Vous traiterez ces idées de visions et de bagatelles; mais nous savons un peu la vie, et nous connaissons tout ce qu'il y a de solide dans un titre de comte porté par un élégant, par un ravissant jeune homme. Annoncez ici devant quelques jeunes Anglaises millionnaires ou devant des héritières: Monsieur Chardon ou Monsieur le comte de Rubempré? il se ferait deux mouvements bien différents. Fût-il endetté, le comte trouverait les cœurs ouverts, sa beauté mise en lumière serait comme un diamant dans une riche monture. Monsieur Chardon ne serait pas seulement remarqué. Nous n'avons pas créé ces idées, nous les trouvons régnant partout, même parmi les bourgeois. Vous tournez en ce moment le dos à la fortune. Regardez ce joli jeune homme, le vicomte Félix de Vandenesse, il est un des deux secrétaires particuliers du roi. Le roi aime assez les jeunes gens de talent, et celui-là quand il est arrivé de sa province, n'avait pas un bagage plus lourd que le vôtre, vous avez mille fois plus d'esprit que lui; mais appartenez-vous à une grande famille? avez-vous un nom? Vous connaissez des Lupeaulx, son nom ressemble au vôtre, il se nomme Chardin; mais il ne vendrait pas pour un million sa métairie des Lupeaulx, il sera quelque jour comte des Lupeaulx, et son petit-fils deviendra peut-être un grand seigneur. Si vous continuez à marcher dans la fausse voie où vous vous êtes engagé, vous êtes perdu. Voyez combien monsieur Émile Blondet est plus sage que vous? il est dans un journal qui soutient le pouvoir, il est bien vu par toutes les puissances du jour, il peut sans danger se mêler avec les Libéraux, il pense bien; aussi parviendra-t-il tôt ou tard; mais il a su choisir et son opinion et ses protections. Cette jolie personne, votre voisine, est une demoiselle de Troisville qui a deux pairs de France et deux députés dans sa famille, elle a fait un riche mariage à cause de son nom; elle reçoit beaucoup, elle aura de l'influence et remuera le monde politique pour ce petit monsieur Émile Blondet. A quoi vous mène une Coralie? à vous trouver perdu de dettes et fatigué de plaisirs dans quelques années d'ici. Vous placez mal votre amour, et vous arrangez mal votre vie. Voilà ce que me disait l'autre jour à l'Opéra la femme que vous prenez plaisir à blesser. En déplorant l'abus que vous faites de votre talent et de votre belle jeunesse, elle ne s'occupait pas d'elle, mais de vous.

– Ah! si vous disiez vrai, madame! s'écria Lucien.

– Quel intérêt verriez-vous à des mensonges? fit la marquise en jetant sur Lucien un regard hautain et froid qui le replongea dans le néant.

Lucien interdit ne reprit pas la conversation, la marquise offensée ne lui parla plus. Il fut piqué, mais il reconnut qu'il y avait eu de sa part maladresse et se promit de la réparer. Il se tourna vers madame de Montcornet et lui parla de Blondet en exaltant le mérite de ce jeune écrivain. Il fut bien reçu par la comtesse qui l'invita, sur un signe de madame d'Espard, à sa prochaine soirée, en lui demandant s'il n'y verrait pas avec plaisir madame de Bargeton, qui, malgré son deuil, y viendrait: il ne s'agissait pas d'une grande soirée, c'était sa réunion des petits jours, on serait entre amis.

– Madame la marquise, dit Lucien, prétend que tous les torts sont de mon côté, n'est-ce pas à sa cousine à être bonne pour moi?

– Faites cesser les attaques ridicules dont elle est l'objet, qui d'ailleurs la compromettent fortement avec un homme de qui elle se moque, et vous aurez bientôt signé la paix. Vous vous êtes cru joué par elle, m'a-t-on dit, moi je l'ai vue bien triste de votre abandon. Est-il vrai qu'elle ait quitté sa province avec vous et pour vous?

Lucien regarda la comtesse en souriant, sans oser répondre.

– Comment pouviez-vous vous défier d'une femme qui vous faisait de tels sacrifices! Et d'ailleurs belle et spirituelle comme elle l'est, elle devait être aimée quand même. Madame de Bargeton vous aimait moins pour vous que pour vos talents. Croyez-moi, les femmes aiment l'esprit avant d'aimer la beauté, dit-elle en regardant Émile Blondet à la dérobée.

Lucien reconnut dans l'hôtel du ministre les différences qui existent entre le grand monde et le monde exceptionnel où il vivait depuis quelque temps. Ces deux magnificences n'avaient aucune similitude, aucun point de contact. La hauteur et la disposition des pièces dans cet appartement, l'un des plus riches du faubourg Saint-Germain; les vieilles dorures des salons, l'ampleur des décorations, la richesse sérieuse des accessoires, tout lui était étranger, nouveau; mais l'habitude si promptement prise des choses de luxe empêcha Lucien de paraître étonné. Sa contenance fut aussi éloignée de l'assurance et de la fatuité que de la complaisance et de la servilité. Le poète eut bonne façon et plut à ceux qui n'avaient aucune raison de lui être hostiles, comme les jeunes gens à qui sa soudaine introduction dans le grand monde, ses succès et sa beauté donnèrent de la jalousie. En sortant de table, il offrit le bras à madame d'Espard qui l'accepta. En voyant Lucien courtisé par la marquise d'Espard, Rastignac vint se recommander de leur compatriotisme, et lui rappeler leur première entrevue chez madame du Val-Noble. Le jeune noble parut vouloir se lier avec le grand homme de sa province en l'invitant à venir déjeuner chez lui quelque matin, et s'offrant à lui faire connaître les jeunes gens à la mode. Lucien accepta cette proposition.

 

– Le cher Blondet en sera, dit Rastignac.

Le ministre vint se joindre au groupe formé par le marquis de Ronquerolles, le duc de Rhétoré, de Marsay, le général Montriveau, Rastignac et Lucien.

– Très-bien, dit-il à Lucien avec la bonhomie allemande sous laquelle il cachait sa redoutable finesse, vous avez fait la paix avec madame d'Espard, elle est enchantée de vous, et nous savons tous, dit-il en regardant les hommes à la ronde, combien il est difficile de lui plaire.

– Oui, mais elle adore l'esprit, dit Rastignac, et mon illustre compatriote en vend.

– Il ne tardera pas à reconnaître le mauvais commerce qu'il fait, dit vivement Blondet, il nous viendra, ce sera bientôt un des nôtres.

Il y eut autour de Lucien un chorus sur ce thème. Les hommes sérieux lancèrent quelques phrases profondes d'un ton despotique, les jeunes gens plaisantèrent du parti libéral.

– Il a, je suis sûr, dit Blondet, tiré à pile ou face pour la Gauche ou la Droite; mais il va maintenant choisir.

Lucien se mit à rire en se souvenant de sa scène au Luxembourg avec Lousteau.

– Il a pris pour cornac, dit Blondet en continuant, un Étienne Lousteau, un bretteur de petit journal qui voit une pièce de cent sous dans une colonne, dont la politique consiste à croire au retour de Napoléon, et, ce qui me semble encore plus niais, à la reconnaissance, au patriotisme de messieurs du Côté Gauche. Comme Rubempré, les penchants de Lucien doivent être aristocrates; comme journaliste, il doit être pour le pouvoir, ou il ne sera jamais ni Rubempré ni secrétaire général.

Lucien, à qui le diplomate proposa une carte pour jouer le whist, excita la plus grande surprise quand il avoua ne pas savoir le jeu.

– Mon ami, lui dit à l'oreille Rastignac, arrivez de bonne heure chez moi le jour où vous y viendrez faire un méchant déjeuner, je vous apprendrai le whist, vous déshonorez notre royale ville d'Angoulême, et je répéterai un mot de monsieur de Talleyrand en vous disant que, si vous ne savez pas ce jeu-là, vous vous préparez une vieillesse très-malheureuse.

On annonça des Lupeaulx, un maître des requêtes en faveur et qui rendait des services secrets au Ministère, homme fin et ambitieux qui se coulait partout. Il salua Lucien avec lequel il s'était déjà rencontré chez madame du Val-Noble, et il y eut dans son salut un semblant d'amitié qui devait tromper Lucien. En trouvant là le jeune journaliste, cet homme qui se faisait en politique ami de tout le monde, afin de n'être pris au dépourvu par personne, comprit que Lucien allait obtenir dans le monde autant de succès que dans la littérature. Il vit un ambitieux en ce poète, et il l'enveloppa de protestations, de témoignages d'amitié, d'intérêt, de manière à vieillir leur connaissance et tromper Lucien sur la valeur de ses promesses et de ses paroles. Des Lupeaulx avait pour principe de bien connaître ceux dont il voulait se défaire, quand il trouvait en eux des rivaux. Ainsi Lucien fut bien accueilli par le monde. Il comprit tout ce qu'il devait au duc de Rhétoré, au ministre, à madame d'Espard, à madame de Montcornet. Il alla causer avec chacune de ces femmes pendant quelques moments avant de partir, et déploya pour elles toute la grâce de son esprit.

– Quelle fatuité! dit des Lupeaulx à la marquise quand Lucien la quitta.

– Il se gâtera avant d'être mûr, dit à la marquise de Marsay en souriant. Vous devez avoir des raisons cachées pour lui tourner ainsi la tête.

Lucien trouva Coralie au fond de sa voiture dans la cour, elle était venue l'attendre; il fut touché de cette attention, et lui raconta sa soirée. A son grand étonnement, l'actrice approuva les nouvelles idées qui trottaient déjà dans la tête de Lucien, et l'engagea fortement à s'enrôler sous la bannière ministérielle.

– Tu n'as que des coups à gagner avec les Libéraux, ils conspirent, ils ont tué le duc de Berry. Renverseront-ils le gouvernement? Jamais! Par eux, tu n'arriveras à rien; tandis que, de l'autre côté, tu deviendras comte de Rubempré. Tu peux rendre des services, être nommé pair de France, épouser une femme riche. Sois ultra. D'ailleurs, c'est bon genre, ajouta-t-elle en lançant le mot qui pour elle était la raison suprême. La Val-Noble, chez qui je suis allée dîner, m'a dit que Théodore Gaillard fondait décidément son petit journal royaliste appelé le Réveil, afin de riposter aux plaisanteries du vôtre et du Miroir. A l'entendre, monsieur de Villèle et son parti seront au Ministère avant un an. Tâche de profiter de ce changement en te mettant avec eux pendant qu'ils ne sont rien encore; mais ne dis rien à Étienne ni à tes amis qui seraient capables de te jouer quelque mauvais tour.

Huit jours après, Lucien se présenta chez madame de Montcornet, où il éprouva la plus violente agitation en revoyant la femme qu'il avait tant aimée, et à laquelle sa plaisanterie avait percé le cœur. Louise aussi s'était métamorphosée! Elle était redevenue ce qu'elle eût été sans son séjour en province, grande dame. Il y avait dans son deuil une grâce et une recherche qui annonçaient une veuve heureuse. Lucien crut être pour quelque chose dans cette coquetterie, et il ne se trompait pas; mais il avait, comme un ogre, goûté la chair fraîche, il resta pendant toute cette soirée indécis entre la belle, l'amoureuse, la voluptueuse Coralie, et la sèche, la hautaine, la cruelle Louise. Il ne sut pas prendre un parti, sacrifier l'actrice à la grande dame. Ce sacrifice, madame de Bargeton, qui ressentait alors de l'amour pour Lucien en le voyant si spirituel et si beau, l'attendit pendant toute la soirée; elle en fut pour ses frais, pour ses paroles insidieuses, pour ses mines coquettes, et sortit du salon avec un irrévocable désir de vengeance.

– Eh! bien, cher Lucien, dit-elle avec une bonté pleine de grâce parisienne et de noblesse, vous deviez être mon orgueil, et vous m'avez prise pour votre première victime. Je vous ai pardonné, mon enfant, en songeant qu'il y avait un reste d'amour dans une pareille vengeance.

Madame de Bargeton reprenait sa position par cette phrase accompagnée d'un air royal. Lucien, qui croyait avoir mille fois raison, se trouvait avoir tort. Il ne fut question ni de la terrible lettre d'adieu par laquelle il avait rompu, ni des motifs de la rupture. Les femmes du grand monde ont un talent merveilleux pour amoindrir leurs torts en en plaisantant. Elles peuvent et savent tout effacer par un sourire, par une question qui joue la surprise. Elles ne se souviennent de rien, elles expliquent tout, elles s'étonnent, elles interrogent, elles commentent, elles amplifient, elles querellent, et finissent par enlever leurs torts comme on enlève une tache par un petit savonnage: vous les saviez noires, elles deviennent en un moment blanches et innocentes. Quant à vous, vous êtes bienheureux de ne pas vous trouver coupable de quelque crime irrémissible. En un moment, Lucien et Louise avaient repris leurs illusions sur eux-mêmes, parlaient le langage de l'amitié; mais Lucien, ivre de vanité satisfaite, ivre de Coralie, qui, disons-le, lui rendait la vie facile, ne sut pas répondre nettement à ce mot que Louise accompagna d'un soupir d'hésitation: Êtes-vous heureux? Un non mélancolique eût fait sa fortune. Il crut être spirituel en expliquant Coralie; il se dit aimé pour lui-même, enfin toutes les bêtises de l'homme épris. Madame de Bargeton se mordit les lèvres. Tout fut dit. Madame d'Espard vint auprès de sa cousine avec madame de Montcornet. Lucien se vit, pour ainsi dire, le héros de la soirée: il fut caressé, câliné, fêté par ces trois femmes qui l'entortillèrent avec un art infini. Son succès dans ce beau et brillant monde ne fut donc pas moindre qu'au sein du journalisme. La belle mademoiselle des Touches, si célèbre sous le nom de Camille Maupin, et à qui mesdames d'Espard et de Bargeton présentèrent Lucien, l'invita pour l'un de ses mercredis à dîner, et parut émue de cette beauté si justement fameuse. Lucien essaya de prouver qu'il était encore plus spirituel que beau. Mademoiselle des Touches exprima son admiration avec cette naïveté d'enjouement et cette jolie fureur d'amitié superficielle à laquelle se prennent tous ceux qui ne connaissent pas à fond la vie parisienne, où l'habitude et la continuité des jouissances rendent si avide de la nouveauté.

– Si je lui plaisais autant qu'elle me plaît, dit Lucien à Rastignac et à de Marsay, nous abrégerions le roman…

– Vous savez l'un et l'autre trop bien les écrire pour vouloir en faire, répondit Rastignac. Entre auteurs, peut-on jamais s'aimer? Il arrive toujours un certain moment où l'on se dit de petits mots piquants.

– Vous ne feriez pas un mauvais rêve, lui dit en riant de Marsay. Cette charmante fille a trente ans, il est vrai; mais elle a près de quatre-vingt mille livres de rente. Elle est adorablement capricieuse, et le caractère de sa beauté doit se soutenir fort long-temps. Coralie est une petite sotte, mon cher, bonne pour vous poser; car il ne faut pas qu'un joli garçon reste sans maîtresse; mais si vous ne faites pas quelque belle conquête dans le monde, l'actrice vous nuirait à la longue. Allons, mon cher, supplantez Conti qui va chanter avec Camille Maupin. De tout temps la poésie a eu le pas sur la musique.

Quand Lucien entendit mademoiselle des Touches et Conti, ses espérances s'envolèrent.

– Conti chante trop bien, dit-il à des Lupeaulx.

Lucien revint à madame de Bargeton, qui l'emmena dans le salon où était la marquise d'Espard.

– Eh! bien, ne voulez-vous pas vous intéresser à lui? dit madame de Bargeton à sa cousine.

– Mais monsieur Chardon, dit la marquise d'un air à la fois impertinent et doux, doit se mettre en position d'être patronné sans inconvénient. Pour obtenir l'ordonnance qui lui permettra de quitter le misérable nom de son père pour celui de sa mère, ne doit-il pas être au moins des nôtres?

– Avant deux mois j'aurai tout arrangé, dit Lucien.

– Eh! bien, dit la marquise, je verrai mon père et mon oncle qui sont de service auprès du roi, ils en parleront au chancelier.

Le diplomate et ces deux femmes avaient bien deviné l'endroit sensible chez Lucien. Ce poète, ravi des splendeurs aristocratiques, ressentait des mortifications indicibles à s'entendre appeler Chardon, quand il voyait n'entrer dans les salons que des hommes portant des noms sonores enchâssés dans des titres. Cette douleur se répéta partout où il se produisit pendant quelques jours. Il éprouvait d'ailleurs une sensation tout aussi désagréable en redescendant aux affaires de son métier, après être allé la veille dans le grand monde, où il se montrait convenablement avec l'équipage et les gens de Coralie. Il apprit à monter à cheval pour pouvoir galoper à la portière des voitures de madame d'Espard, de mademoiselle des Touches et de la comtesse de Montcornet, privilége qu'il avait tant envié à son arrivée à Paris. Finot fut enchanté de procurer à son rédacteur essentiel une entrée de faveur à l'Opéra. Lucien appartint dès lors au monde spécial des élégants de cette époque. Il rendit à Rastignac et à ses amis du monde un splendide déjeuner; mais il commit la faute de le donner chez Coralie. Lucien était trop jeune, trop poète et trop confiant pour connaître certaines nuances. Une actrice, excellente fille, mais sans éducation, pouvait-elle lui apprendre la vie? Le provincial prouva de la manière la plus évidente à ces jeunes gens, pleins de mauvaises dispositions pour lui, cette collusion d'intérêts entre l'actrice et lui que tout jeune homme jalouse secrètement et que chacun flétrit. Celui qui le soir même en plaisanta le plus cruellement fut Rastignac, quoiqu'il se soutînt dans le monde par des moyens pareils, mais en gardant si bien les apparences, qu'il pouvait traiter la médisance de calomnie. Lucien avait promptement appris le whist. Le jeu devint une passion chez lui. Coralie, pour éviter toute rivalité, loin de désapprouver Lucien, favorisait ses dissipations avec l'aveuglement particulier aux sentiments entiers, qui ne voient jamais que le présent, et qui sacrifient tout, même l'avenir, à la jouissance du moment. Le caractère de l'amour véritable offre de constantes similitudes avec l'enfance: il en a l'irréflexion, l'imprudence, la dissipation, le rire et les pleurs.

A cette époque florissait une société de jeunes gens riches et désœuvrés appelés viveurs, et qui vivaient en effet avec une incroyable insouciance, intrépides mangeurs, buveurs plus intrépides encore. Tous bourreaux d'argent et mêlant les plus rudes plaisanteries à cette existence, non pas folle, mais enragée, ils ne reculaient devant aucune impossibilité, se faisaient gloire de leurs méfaits, contenus néanmoins dans de certaines bornes. L'esprit le plus original couvrait leurs escapades, il était impossible de ne pas les leur pardonner. Aucun fait n'accuse si hautement l'ilotisme auquel la Restauration avait condamné la jeunesse. Les jeunes gens, qui ne savaient à quoi employer leurs forces, ne les jetaient pas seulement dans le journalisme, dans les conspirations, dans la littérature et dans l'art, ils les dissipaient dans les plus étranges excès, tant il y avait de séve et de luxuriantes puissances dans la jeune France. Travailleuse, cette belle jeunesse voulait le pouvoir et le plaisir; artiste, elle voulait des trésors; oisive, elle voulait animer ses passions; de toute manière elle voulait une place, et la politique ne lui en faisait nulle part. Les viveurs étaient des gens presque tous doués de facultés éminentes; quelques-uns les ont perdues dans cette vie énervante, quelques autres y ont résisté. Le plus célèbre de ces viveurs, le plus spirituel, Rastignac a fini par entrer, conduit par de Marsay, dans une carrière sérieuse où il s'est distingué. Les plaisanteries auxquelles ces jeunes gens se sont livrés sont devenues si fameuses qu'elles ont fourni le sujet de plusieurs vaudevilles. Lucien lancé par Blondet dans cette société de dissipateurs, y brilla près de Bixiou, l'un des esprits les plus méchants et le plus infatigable railleur de ce temps. Pendant tout l'hiver, la vie de Lucien fut donc une longue ivresse coupée par les faciles travaux du journalisme; il continua la série de ses petits articles, et fit des efforts énormes pour produire de temps en temps quelques belles pages de critique fortement pensée. Mais l'étude était une exception, le poète ne s'y adonnait que contraint par la nécessité: les déjeuners, les dîners, les parties de plaisir, les soirées du monde, le jeu prenaient tout son temps, et Coralie dévorait le reste. Lucien se défendait de songer au lendemain. Il voyait d'ailleurs ses prétendus amis se conduisant tous comme lui, défrayés par des prospectus de librairie chèrement payés, par des primes données à certains articles nécessaires aux spéculations hasardées, mangeant à même et peu soucieux de l'avenir. Une fois admis dans le journalisme et dans la littérature sur un pied d'égalité, Lucien aperçut des difficultés énormes à vaincre au cas où il voudrait s'élever: chacun consentait à l'avoir pour égal, nul ne le voulait pour supérieur. Insensiblement il renonça donc à la gloire littéraire en croyant la fortune politique plus facile à obtenir.

 

– L'intrigue soulève moins de passions contraires que le talent, ses menées sourdes n'éveillent l'attention de personne, lui dit un jour Châtelet avec qui Lucien s'était raccommodé. L'intrigue est d'ailleurs supérieure au talent. De rien, elle fait quelque chose; tandis que la plupart du temps les immenses ressources du talent ne servent à rien.

A travers cette vie abondante, pleine de luxe, où toujours le Lendemain marchait sur les talons de la Veille au milieu d'une orgie et ne trouvait point le travail promis, Lucien poursuivit donc sa pensée principale: il était assidu dans le monde, il courtisait madame de Bargeton, la marquise d'Espard, la comtesse de Montcornet, et ne manquait jamais une seule des soirées de mademoiselle des Touches. Il arrivait dans le monde avant une partie de plaisir, après quelque dîner donné par les auteurs ou par les libraires; il quittait les salons pour un souper, fruit de quelque pari. Les frais de la conversation parisienne et le jeu absorbaient le peu d'idées et de forces que lui laissaient ses excès. Lucien n'eut plus alors cette lucidité d'esprit, cette froideur de tête nécessaires pour observer autour de lui, pour déployer le tact exquis que les parvenus doivent employer à tout instant; il lui fut impossible de reconnaître les moments où madame de Bargeton revenait à lui, s'éloignait blessée, lui faisait grâce ou le condamnait de nouveau. Châtelet aperçut les chances qui restaient à son rival, et devint l'ami de Lucien pour le maintenir dans la dissipation où se perdaient ses forces. Rastignac, jaloux de son compatriote et qui trouvait d'ailleurs dans le baron un allié plus sûr et plus utile que Lucien, en épousa la cause. Aussi, quelques jours après l'entrevue du Pétrarque et de la Laure d'Angoulême, Rastignac avait-il réconcilié le poète et le vieux beau de l'Empire au milieu d'un magnifique souper au Rocher de Cancale. Lucien, qui rentrait toujours le matin et se levait au milieu de la journée, ne savait pas résister à un amour à domicile et toujours prêt. Ainsi le ressort de sa volonté, sans cesse assoupli par une paresse qui le rendait indifférent aux belles résolutions prises dans les moments où il entrevoyait sa position sous son vrai jour, devint nul, et ne répondit bientôt plus aux plus fortes pressions de la misère. Après avoir été très-heureuse de voir Lucien s'amusant, après l'avoir encouragé en voyant dans cette dissipation des gages pour la durée de son attachement et des liens dans les nécessités qu'elle créait, la douce et tendre Coralie eut le courage de recommander à son amant de ne pas oublier le travail, et fut plusieurs fois obligée de lui rappeler qu'il avait gagné peu de chose dans son mois. L'amant et la maîtresse s'endettèrent avec une effrayante rapidité. Les quinze cents francs restant sur le prix des Marguerites, les premiers cinq cents francs gagnés par Lucien avaient été promptement dévorés. En trois mois, ses articles ne produisirent pas au poète plus de mille francs, et il crut avoir énormément travaillé. Mais Lucien avait adopté déjà la jurisprudence plaisante des viveurs sur les dettes. Les dettes sont jolies chez les jeunes gens de vingt-cinq ans; plus tard, personne ne les pardonne. Il est à remarquer que certaines âmes, vraiment poétiques, mais où la volonté faiblit, occupées à sentir pour rendre leurs sensations par des images, manquent essentiellement du sens moral qui doit accompagner toute observation. Les poètes aiment plutôt à recevoir en eux des impressions que d'entrer chez les autres y étudier le mécanisme des sentiments. Ainsi Lucien ne demanda pas compte aux viveurs de ceux d'entre eux qui disparaissaient, il ne vit pas l'avenir de ces prétendus amis qui les uns avaient des héritages, les autres des espérances certaines, ceux-ci des talents reconnus, ceux-là la foi la plus intrépide en leur destinée et le dessein prémédité de tourner les lois. Lucien crut à son avenir en se fiant à ces axiomes profonds de Blondet:

«Tout finit par s'arranger. – Rien ne se dérange chez les gens qui n'ont rien. – Nous ne pouvons perdre que la fortune que nous cherchons! – En allant avec le courant, on finit par arriver quelque part. – Un homme d'esprit qui a pied dans le monde fait fortune quand il le veut!»

Cet hiver, rempli par tant de plaisirs, fut nécessaire à Théodore Gaillard et à Hector Merlin pour trouver les capitaux qu'exigeait la fondation du Réveil, dont le premier numéro ne parut qu'en mars 1822. Cette affaire se traitait chez madame du Val-Noble. Cette élégante et spirituelle courtisane qui disait, en montrant ses magnifiques appartements: – Voilà les comptes des mille et une nuits! exerçait une certaine influence sur les banquiers, les grands seigneurs et les écrivains du parti royaliste tous habitués à se réunir dans son salon pour traiter des affaires qui ne pouvaient être traitées que là. Hector Merlin, à qui la rédaction en chef du Réveil était promise, devait avoir pour bras droit Lucien, devenu son ami intime, et à qui le feuilleton d'un des journaux ministériels fut également promis. Ce changement de front dans la position de Lucien se préparait sourdement à travers les plaisirs de sa vie. Il se croyait un grand politique en dissimulant ce coup de théâtre, et comptait beaucoup sur les largesses ministérielles pour arranger ses comptes, pour dissiper les ennuis secrets de Coralie. L'actrice, toujours souriant, lui cachait sa détresse; mais Bérénice, plus hardie, instruisait Lucien. Lucien, comme tous les poètes, s'apitoyait un moment sur les désastres, il promettait de travailler, il oubliait sa promesse et noyait ce souci passager dans ses débauches. Le jour où Coralie apercevait des nuages sur le front de Lucien, elle grondait Bérénice et disait à son poète que tout se pacifiait. Madame d'Espard et madame de Bargeton attendaient la conversation de Lucien pour faire demander au ministre par Châtelet l'ordonnance tant désirée par le poète. Lucien avait promis de dédier ses Marguerites à la marquise d'Espard, qui paraissait très-flattée d'une distinction que les auteurs ont rendue rare depuis qu'ils sont devenus un pouvoir. Quand Lucien allait le soir chez Dauriat et demandait où en était son livre, le libraire lui opposait d'excellentes raisons pour retarder la mise sous presse. Dauriat avait telle ou telle opération en train qui lui prenait tout son temps, Ladvocat allait publier un nouveau volume de monsieur Hugo contre lequel il ne fallait pas se heurter, les secondes Méditations de monsieur de Lamartine étaient sous presse, et deux importants recueils de poésie ne devaient pas se rencontrer, Lucien devait d'ailleurs se fier à l'habileté de son libraire. Cependant les besoins de Lucien devenaient pressants, et il eut recours à Finot qui lui fit quelques avances sur des articles. Quand le soir, à souper, Lucien, un peu triste, expliquait sa situation à ses amis les viveurs, ils noyaient ses scrupules dans des flots de vin de Champagne glacé de plaisanterie. Les dettes! il n'y a pas d'homme fort sans dettes! Les dettes représentent des besoins satisfaits, des vices exigeants. Un homme ne parvient que pressé par la main de fer de la nécessité.