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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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– Enfin, tu aurais avec lui des arrangements, j'en serais enchanté, nous n'en serions que plus forts tous deux.



Au rez-de-chaussée, Étienne et Lucien trouvèrent Finot qui prit à part Lousteau dans le cabinet ostensible de la Rédaction.



– Signez votre traité pour que le nouveau directeur croie la chose faite d'hier, dit Giroudeau qui présentait à Lucien deux papiers timbrés.



En lisant ce traité, Lucien entendit entre Étienne et Finot une discussion assez vive qui roulait sur les produits en nature du journal. Étienne voulait sa part de ces impôts perçus par Giroudeau. Il y eut sans doute une transaction entre Finot et Lousteau, car les deux amis sortirent entièrement d'accord.



– A huit heures, aux Galeries-de-Bois, chez Dauriat, dit Étienne à Lucien.



Un jeune homme se présenta pour être rédacteur de l'air timide et inquiet qu'avait Lucien naguère. Lucien vit avec un plaisir secret Giroudeau pratiquant sur le néophyte les plaisanteries par lesquelles le vieux militaire l'avait abusé; son intérêt lui fit parfaitement comprendre la nécessité de ce manége, qui mettait des barrières presque infranchissables entre les débutants et la mansarde où pénétraient les élus.



– Il n'y a pas déjà tant d'argent pour les rédacteurs, dit-il à Giroudeau.



– Si vous étiez plus de monde, chacun de vous en aurait moins, répondit le capitaine. Et donc!



L'ancien militaire fit tourner sa canne plombée, sortit en

broum-broumant

, et parut stupéfait de voir Lucien montant dans le bel équipage qui stationnait sur les boulevards.



– Vous êtes maintenant les militaires, et nous sommes les pékins, lui dit le soldat.



– Ma parole d'honneur, ces jeunes gens me paraissent être les meilleurs enfants du monde, dit Lucien à Coralie. Me voilà journaliste avec la certitude de pouvoir gagner six cents francs par mois, en travaillant comme un cheval; mais je placerai mes deux ouvrages et j'en ferai d'autres, car mes amis vont m'organiser un succès! Ainsi, je dis comme toi, Coralie: Vogue la galère.



– Tu réussiras, mon petit; mais ne sois pas aussi bon que tu es beau, tu te perdrais. Sois méchant avec les hommes, c'est bon genre.



Coralie et Lucien allèrent se promener au bois de Boulogne, ils y rencontrèrent encore la marquise d'Espard, madame de Bargeton et le baron Châtelet. Madame de Bargeton regarda Lucien d'un air séduisant qui pouvait passer pour un salut. Camusot avait commandé le meilleur dîner du monde. Coralie, en se sachant débarrassée de lui, fut si charmante pour le pauvre marchand de soieries qu'il ne se souvint pas, durant les quatorze mois de leur liaison, de l'avoir vue si gracieuse ni si attrayante.



– Allons, se dit-il, restons avec elle,

quand même

!



Camusot proposa secrètement à Coralie une inscription de six mille livres de rente sur le Grand-Livre, que ne connaissait pas sa femme, si elle voulait rester sa maîtresse, en consentant à fermer les yeux sur ses amours avec Lucien.



– Trahir un pareil ange?.. mais regarde-le donc, pauvre magot, et regarde-toi! dit-elle en lui montrant le poète que Camusot avait légèrement étourdi en le faisant boire.



Camusot résolut d'attendre que la misère lui rendît la femme que la misère lui avait déjà livrée.



– Je ne serai donc que ton ami, dit-il en la baisant au front.



Lucien laissa Coralie et Camusot pour aller aux Galeries-de-Bois. Quel changement son initiation aux mystères du journal avait produit dans son esprit! Il se mêla sans peur à la foule qui ondoyait dans les Galeries, il eut l'air impertinent parce qu'il avait une maîtresse, il entra chez Dauriat d'un air dégagé parce qu'il était journaliste. Il y trouva grande société, il y donna la main à Blondet, à Nathan, à Finot, à toute la littérature avec laquelle il avait fraternisé depuis une semaine; il se crut un personnage, et se flatta de surpasser ses camarades; la petite pointe de vin qui l'animait le servit à merveille, il fut spirituel, et montra qu'il savait hurler avec les loups. Néanmoins, Lucien ne recueillit pas les approbations tacites, muettes ou parlées sur lesquelles il comptait, il aperçut un premier mouvement de jalousie parmi ce monde, moins inquiet que curieux peut-être de savoir quelle place prendrait une supériorité nouvelle, et ce qu'elle avalerait dans le partage général des produits de la Presse. Finot, qui trouvait en Lucien une mine à exploiter; Lousteau, qui croyait avoir des droits sur lui, furent les seuls que le poète vit souriant. Lousteau, qui avait déjà pris les allures d'un rédacteur en chef, frappa vivement aux carreaux du cabinet de Dauriat.



– Dans un moment, mon ami, lui répondit le libraire en levant la tête au-dessus des rideaux verts et en le reconnaissant.



Le moment dura une heure, après laquelle Lucien et son ami entrèrent dans le sanctuaire.



– Eh! bien, avez-vous pensé à l'affaire de notre ami? dit le nouveau rédacteur en chef.



– Certes, dit Dauriat en se penchant sultanesquement dans son fauteuil. J'ai parcouru le recueil, je l'ai fait lire à un homme de goût, à un bon juge, car je n'ai pas la prétention de m'y connaître. Moi, mon ami, j'achète la gloire toute faite comme cet Anglais achetait l'amour. Vous êtes aussi grand poète que vous êtes joli garçon, mon petit, dit Dauriat. Foi d'honnête homme, je ne dis pas de libraire, remarquez? vos sonnets sont magnifiques, on n'y sent pas le travail, ce qui est rare quand on a l'inspiration et de la verve. Enfin, vous savez rimer, une des qualités de la nouvelle école. Vos Marguerites sont un beau livre, mais ce n'est pas une affaire, et je ne peux m'occuper que de vastes entreprises. Par conscience, je ne veux pas prendre vos sonnets, il me serait impossible de les pousser, il n'y a pas assez à gagner pour faire les dépenses d'un succès. D'ailleurs vous ne continuerez pas la poésie, votre livre est un livre isolé. Vous êtes jeune, jeune homme! vous m'apportez l'éternel recueil des premiers vers que font au sortir du collége tous les gens de lettres, auquel ils tiennent tout d'abord, et dont ils se moquent plus tard. Lousteau, votre ami, doit avoir un poème caché dans ses vieilles chaussettes. N'as-tu pas un poème, Lousteau? dit Dauriat en jetant sur Étienne un fin regard de compère.



– Eh! comment pourrais-je écrire en prose? dit Lousteau.



– Eh! bien, vous le voyez, il ne m'en a jamais parlé; mais notre ami connaît la librairie et les affaires, reprit Dauriat. Pour moi, la question, dit-il en câlinant Lucien, n'est pas de savoir si vous êtes un grand poète; vous avez beaucoup, mais beaucoup de mérite; si je commençais la librairie, je commettrais la faute de vous éditer. Mais d'abord, aujourd'hui, mes commanditaires et mes bailleurs de fonds me couperaient les vivres; il suffit que j'y aie perdu vingt mille francs l'année dernière pour qu'ils ne veuillent entendre à aucune poésie, et ils sont mes maîtres. Néanmoins la question n'est pas là. J'admets que vous soyez un grand poète, serez-vous fécond? Pondrez-vous régulièrement des sonnets? Deviendrez-vous dix volumes? Serez-vous une affaire? Eh! bien, non, vous serez un délicieux prosateur; vous avez trop d'esprit pour le gâter par des chevilles, vous avez à gagner trente mille francs par an dans les journaux, et vous ne les troquerez pas contre trois mille francs que vous donneront très-difficilement vos hémistiches, vos strophes et autres ficharades!



– Vous savez, Dauriat, que monsieur est du journal, dit Lousteau.



– Oui, répondit Dauriat, j'ai lu son article; et, dans son intérêt bien entendu, je lui refuse les Marguerites! Oui, monsieur, je vous aurai donné plus d'argent dans six mois d'ici pour les articles que j'irai vous demander que pour votre poésie invendable!



– Et la gloire? s'écria Lucien.



Dauriat et Lousteau se mirent à rire.



– Dame! dit Lousteau, ça conserve des illusions.



– La gloire, répondit Dauriat, c'est dix ans de persistance et une alternative de cent mille francs de perte ou de gain pour le libraire. Si vous trouvez des fous qui impriment vos poésies, dans un an d'ici vous aurez de l'estime pour moi en apprenant le résultat de leur opération.



– Vous avez là le manuscrit? dit Lucien froidement.



– Le voici, mon ami, répondit Dauriat dont les façons avec Lucien s'étaient déjà singulièrement édulcorées.



Lucien prit le rouleau sans regarder l'état dans lequel était la ficelle, tant Dauriat avait l'air d'avoir lu les Marguerites. Il sortit avec Lousteau sans paraître ni consterné ni mécontent. Dauriat accompagna les deux amis dans la boutique en parlant de son journal et de celui de Lousteau. Lucien jouait négligemment avec le manuscrit des Marguerites.



– Tu crois que Dauriat a lu ou fait lire tes sonnets? lui dit Étienne à l'oreille.



– Oui, dit Lucien,



– Regarde les scellés.



Lucien aperçut l'encre et la ficelle dans un état de conjonction parfaite.



– Quel sonnet avez-vous le plus particulièrement remarqué? dit Lucien au libraire en pâlissant de colère et de rage.



– Ils sont tous remarquables, mon ami, répondit Dauriat, mais celui sur la marguerite est délicieux, il se termine par une pensée fine et très-délicate. Là, j'ai deviné le succès que votre prose doit obtenir. Aussi vous ai-je recommandé sur-le-champ à Finot. Faites-nous des articles, nous les payerons bien. Voyez-vous, penser à la gloire, c'est fort beau, mais n'oubliez pas le solide, et prenez tout ce qui se présentera. Quand vous serez riche, vous ferez des vers.



Le poète sortit brusquement dans les Galeries pour ne pas éclater, il était furieux. – Eh! bien, enfant, dit Lousteau qui le suivit, sois donc calme, accepte les hommes pour ce qu'ils sont, des moyens. Veux-tu prendre ta revanche?



– A tout prix, dit le poète.



– Voici un exemplaire du livre de Nathan que Dauriat vient de me donner, et dont la seconde édition paraît demain; relis cet ouvrage et fais un article qui le démolisse. Félicien Vernou ne peut souffrir Nathan dont le succès nuit, à ce qu'il croit, au futur succès de son ouvrage. Une des manies de ces petits esprits est d'imaginer que, sous le soleil, il n'y a pas de place pour deux succès. Aussi fera-t-il mettre ton article dans le grand journal auquel il travaille.

 



– Mais que peut-on dire contre ce livre? Il est beau, s'écria Lucien.



– Ha! çà, mon cher, apprends ton métier, dit en riant Lousteau. Le livre, fût-il un chef-d'œuvre, doit devenir sous ta plume une stupide niaiserie, une œuvre dangereuse et malsaine.



– Mais comment?



– Tu changeras les beautés en défauts.



– Je suis incapable d'opérer une pareille métamorphose.



– Mon cher, voici la manière de procéder en semblable occurrence. Attention, mon petit! Tu commenceras par trouver l'œuvre belle, et tu peux t'amuser à écrire alors ce que tu en penses. Le public se dira: Ce critique est sans jalousie, il sera sans doute impartial. Dès lors le public tiendra ta critique pour consciencieuse. Après avoir conquis l'estime de ton lecteur, tu regretteras d'avoir à blâmer le système dans lequel de semblables livres vont faire entrer la littérature française. La France, diras-tu, ne gouverne-t-elle pas l'intelligence du monde entier? Jusqu'aujourd'hui, de siècle en siècle, les écrivains français maintenaient l'Europe dans la voie de l'analyse, de l'examen philosophique, par la puissance du style et par la forme originale qu'ils donnaient aux idées. Ici, tu places, pour le bourgeois, un éloge de Voltaire, de Rousseau, de Diderot, de Montesquieu, de Buffon. Tu expliqueras combien en France la langue est impitoyable, tu prouveras qu'elle est un vernis étendu sur la pensée. Tu lâcheras des axiomes, comme: Un grand écrivain en France est toujours un grand homme, il est tenu par la langue à toujours penser; il n'en est pas ainsi dans les autres pays, etc. Tu démontreras ta proposition en comparant Rabener, un moraliste satirique allemand, à La Bruyère. Il n'y a rien qui pose un critique comme de parler d'un auteur étranger inconnu. Kant est le piédestal de Cousin. Une fois sur ce terrain, tu lances un mot qui résume et explique aux niais le système de nos hommes de génie du dernier siècle, en appelant leur littérature une

littérature idéée

. Armé de ce mot, tu jettes tous les morts illustres à la tête des auteurs vivants. Tu expliqueras alors que de nos jours il se produit une nouvelle littérature où l'on abuse du dialogue (la plus facile des formes littéraires), et des descriptions qui dispensent de penser. Tu opposeras les romans de Voltaire, de Diderot, de Sterne, de Lesage, si substantiels, si incisifs, au roman moderne où tout se traduit par des images, et que Walter Scott a beaucoup trop

dramatisé

. Dans un pareil genre, il n'y a place que pour l'inventeur. Le roman à la Walter Scott est un genre et non un système, diras-tu. Tu foudroieras ce genre funeste où l'on délaye les idées, où elles sont passées au laminoir, genre accessible à tous les esprits, genre où chacun peut devenir auteur à bon marché, genre que tu nommeras enfin la

littérature imagée

. Tu feras tomber cette argumentation sur Nathan, en démontrant qu'il est un imitateur et n'a que l'apparence du talent. Le grand style serré du dix-huitième siècle manque à son livre, tu prouveras que l'auteur y a substitué les événements aux sentiments. Le mouvement n'est pas la vie, le tableau n'est pas l'idée! Lâche de ces sentences-là, le public les répète. Malgré le mérite de cette œuvre, elle te paraît alors fatale et dangereuse, elle ouvre les portes du Temple de la Gloire à la foule, et tu feras apercevoir dans le lointain une armée de petits auteurs empressés d'imiter cette forme. Ici tu pourras te livrer dès-lors à de tonnantes lamentations sur la décadence du goût, et tu glisseras l'éloge de MM. Étienne, Jouy, Tissot, Gosse, Duval, Jay, Benjamin Constant, Aignan, Baour-Lormian, Villemain, les coryphées du parti libéral napoléonien, sous la protection desquels se trouve le journal de Vernou. Tu montreras cette glorieuse phalange résistant à l'invasion des romantiques, tenant pour l'idée et le style contre l'image et le bavardage, continuant l'école voltairienne et s'opposant à l'école anglaise et allemande, de même que les dix-sept orateurs de la Gauche combattent pour la nation contre les Ultras de la Droite. Protégé par ces noms révérés de l'immense majorité des Français qui sera toujours pour l'Opposition de la Gauche, tu peux écraser Nathan dont l'ouvrage, quoique renfermant des beautés supérieures, donne en France droit de bourgeoisie à une littérature sans idées. Dès-lors, il ne s'agit plus de Nathan ni de son livre, comprends-tu? mais de la gloire de la France. Le devoir des plumes honnêtes et courageuses est de s'opposer vivement à ces importations étrangères. Là, tu flattes l'abonné. Selon toi, la France est une fine commère, il n'est pas facile de la surprendre. Si le libraire a, par des raisons dans lesquelles tu ne veux pas entrer, escamoté un succès, le vrai public a bientôt fait justice des erreurs causées par les cinq cents niais qui composent son avant-garde. Tu diras qu'après avoir eu le bonheur de vendre une édition de ce livre, le libraire est bien audacieux d'en faire une seconde, et tu regretteras qu'un si habile éditeur connaisse si peu les instincts du pays. Voilà tes masses. Saupoudre-moi d'esprit ces raisonnements, relève-les par un petit filet de vinaigre, et Dauriat est frit dans la poêle aux articles. Mais n'oublie pas de terminer en ayant l'air de plaindre dans Nathan l'erreur d'un homme à qui, s'il quitte cette voie, la littérature contemporaine devra de belles œuvres.



Lucien fut stupéfait en entendant parler Lousteau: à la parole du journaliste, il lui tombait des écailles des yeux, il découvrait des vérités littéraires qu'il n'avait même pas soupçonnées.



– Mais ce que tu me dis, s'écria-t-il, est plein de raison et de justesse.



– Sans cela, pourrais-tu battre en brèche le livre de Nathan? dit Lousteau. Voilà, mon petit, une première forme d'article qu'on emploie pour démolir un ouvrage. C'est le pic du critique. Mais il y a bien d'autres formules! ton éducation se fera. Quand tu seras obligé de parler absolument d'un homme que tu n'aimeras pas, quelquefois les propriétaires, les rédacteurs en chef d'un journal ont la main forcée, tu déploieras les négations de ce que nous appelons l'article de fonds. On met en tête de l'article, le titre du livre dont on veut que vous vous occupiez; on commence par des considérations générales dans lesquelles on peut parler des Grecs et des Romains, puis on dit à la fin: Ces considérations nous ramènent au livre de monsieur un tel, qui sera la matière d'un second article. Et le second article ne paraît jamais. On étouffe ainsi le livre entre deux promesses. Ici, tu ne fais pas un article contre Nathan, mais contre Dauriat; il faut un coup de pic. Sur un bel ouvrage, le pic n'entame rien, et il entre dans un mauvais livre jusqu'au cœur: au premier cas, il ne blesse que le libraire; et dans le second, il rend service au public. Ces formes de critique littéraire s'emploient également dans la critique politique.



La cruelle leçon d'Étienne ouvrait des cases dans l'imagination de Lucien qui comprit admirablement ce métier.



– Allons au journal, dit Lousteau, nous y trouverons nos amis, et nous conviendrons d'une charge à fond de train contre Nathan, et ça les fera rire, tu verras.



Arrivés rue Saint-Fiacre, ils montèrent ensemble à la mansarde où se faisait le journal, et Lucien fut aussi surpris que ravi de voir l'espèce de joie avec laquelle ses camarades convinrent de démolir le livre de Nathan. Hector Merlin prit un carré de papier, et il écrivit ces lignes qu'il alla porter à son journal.



On annonce une seconde édition du livre de monsieur Nathan. Nous comptions garder le silence sur cet ouvrage, mais cette apparence du succès nous oblige à publier un article, moins sur l'œuvre que sur la tendance de la jeune littérature.



En tête des plaisanteries pour le numéro du lendemain, Lousteau mit cette phrase.



Le libraire Dauriat publie une seconde édition du livre de monsieur Nathan? Il ne connaît donc pas le proverbe du Palais

: Non bis in idem.

Honneur au courage malheureux!



Les paroles d'Étienne avaient été comme un flambeau pour Lucien, à qui le désir de se venger de Dauriat tint lieu de conscience et d'inspiration. Trois jours après, pendant lesquels il ne sortit pas de la chambre de Coralie où il travaillait au coin du feu, servi par Bérénice, et caressé dans ses moments de lassitude par l'attentive et silencieuse Coralie, Lucien mit au net un article critique, d'environ trois colonnes, où il s'était élevé à une hauteur surprenante. Il courut au journal, il était neuf heures du soir, il y trouva les rédacteurs et leur lut son travail. Il fut écouté sérieusement. Félicien ne dit pas un mot, il prit le manuscrit et dégringola les escaliers.



– Que lui prend-il? s'écria Lucien.



– Il porte ton article à l'imprimerie! dit Hector Merlin, c'est un chef-d'œuvre où il n'y a ni un mot à retrancher, ni une ligne à ajouter.



– Il ne faut que te montrer le chemin! dit Lousteau.



– Je voudrais voir la mine que fera Nathan demain en lisant cela, dit un autre rédacteur sur la figure duquel éclatait une douce satisfaction.



– Il faut être votre ami, dit Hector Merlin.



– C'est donc bien? demanda vivement Lucien.



– Blondet et Vignon s'en trouveront mal, dit Lousteau.



– Voici, reprit Lucien, un petit article que j'ai broché pour vous, et qui peut, en cas de succès, fournir une série de compositions semblables.



– Lisez-nous cela, dit Lousteau.



Lucien leur lut alors un de ces délicieux articles qui firent la fortune de ce petit journal, et où en deux colonnes il peignait un des menus détails de la vie parisienne, une figure, un type, un événement normal, ou quelques singularités. Cet échantillon, intitulé:

Les passants de Paris

, était écrit dans cette manière neuve et originale où la pensée résultait du choc des mots, où le cliquetis des adverbes et des adjectifs réveillait l'attention. Cet article était aussi différent de l'article grave et profond sur Nathan, que les Lettres Persanes diffèrent de l'Esprit des Lois.



– Tu es né journaliste, lui dit Lousteau. Cela passera demain, fais-en tant que tu voudras.



– Ah çà, dit Merlin, Dauriat est furieux des deux obus que nous avons lancés dans son magasin. Je viens de chez lui; il fulminait des imprécations, il s'emportait contre Finot qui lui disait t'avoir vendu son journal. Moi, je l'ai pris à part, et je lui ai coulé ces mots dans l'oreille: Les Marguerites vous coûteront cher! Il vous arrive un homme de talent, et vous l'envoyez promener quand nous l'accueillons à bras ouverts.



– Dauriat sera foudroyé par l'article que nous venons d'entendre, dit Lousteau à Lucien. Tu vois, mon enfant, ce qu'est le journal? Mais ta vengeance marche! Le baron Châtelet est venu demander ce matin ton adresse, il y a eu ce matin un article sanglant contre lui, l'ex-beau a une tête faible, il est au désespoir. Tu n'as pas lu le journal? l'article est drôle. Vois?

Convoi du Héron pleuré par la Seiche.

 Madame de Bargeton est décidément appelée l'

os de Seiche

 dans le monde et Châtelet n'est plus nommé que le

baron Héron

.



Lucien prit le journal et ne put s'empêcher de rire en lisant ce petit chef-d'œuvre de plaisanterie dû à Vernou.



– Ils vont capituler, dit Hector Merlin.



Lucien participa joyeusement à quelques-uns des bons mots et des traits avec lesquels on terminait le journal, en causant et fumant, en racontant les aventures de la journée, les ridicules des camarades ou quelques nouveaux détails sur leur caractère. Cette conversation éminemment moqueuse, spirituelle, méchante mit Lucien au courant des mœurs et du personnel de la littérature.



– Pendant que l'on compose le journal, dit Lousteau, je vais aller faire un tour avec toi, te présenter à tous les contrôles et à toutes les coulisses des théâtres où tu as tes entrées; puis nous irons retrouver Florine et Coralie au Panorama-Dramatique où nous

folichonnerons

 avec elles dans leurs loges.



Tous deux donc, bras dessus, bras dessous, ils allèrent de théâtre en théâtre, où Lucien fut intronisé comme rédacteur, complimenté par les directeurs, lorgné par les actrices qui tous avaient su l'importance qu'un seul article de lui venait de donner à Coralie et à Florine, engagées, l'une au Gymnase à douze mille francs par an, et l'autre à huit mille francs au Panorama. Ce fut autant de petites ovations qui grandirent Lucien à ses propres yeux, et lui donnèrent la mesure de sa puissance. A onze heures, les deux amis arrivèrent au Panorama-Dramatique où Lucien eut un air dégagé qui fit merveille. Nathan y était, Nathan tendit la main à Lucien qui la prit et la serra.

 



– Ah çà, mes maîtres, dit-il en regardant Lucien et Lousteau, vous voulez donc m'enterrer?



– Attends donc à demain, mon cher, tu verras comment Lucien t'a empoigné! Parole d'honneur, tu seras content. Quand la critique est aussi sérieuse que celle-là, un livre y gagne.



Lucien était rouge de honte.



– Est-ce dur? demanda Nathan.



– C'est grave, dit Lousteau.



– Il n'y aura donc pas de mal? reprit Nathan. Hector Merlin disait au foyer du Vaudeville que j'étais échiné.



– Laissez-le dire, et attendez, s'écria Lucien qui se sauva dans la loge de Coralie en suivant l'actrice au moment où elle quittait la scène dans son attrayant costume.



Le lendemain, au moment où Lucien déjeunait avec Coralie, il entendit un cabriolet dont le bruit net dans sa rue assez solitaire annonçait une élégante voiture, et dont le cheval avait cette allure déliée et cette manière d'arrêter qui trahit la race pure. De sa fenêtre, Lucien aperçut en effet le magnifique cheval anglais de Dauriat, et Dauriat qui tendait les guides à son groom avant de descendre.



– C'est le libraire, cria Lucien à sa maîtresse.



– Faites attendre, dit aussitôt Coralie à Bérénice.



Lucien sourit de l'aplomb de cette jeune fille qui s'identifiait si admirablement à ses intérêts, et revint l'embrasser avec une effusion vraie: elle avait eu de l'esprit. La promptitude de l'impertinent libraire, l'abaissement subit de ce prince des charlatans tenait à des circonstances presque entièrement oubliées, tant le commerce de la librairie s'est violemment transformé depuis quinze ans. De 1816 à 1827, époque à laquelle les cabinets littéraires, d'abord établis pour la lecture des journaux, entreprirent de donner à lire les livres nouveaux moyennant une rétribution, et où l'aggravation des lois fiscales sur la presse périodique fit créer l'Annonce, la librairie n'avait pas d'autres moyens de publication que les articles insérés ou dans les feuilletons ou dans le corps des journaux. Jusqu'en 1822, les journaux français paraissaient en feuilles d'une si médiocre étendue, que les grands journaux dépassaient à peine les dimensions des petits journaux d'aujourd'hui. Pour résister à la tyrannie des journalistes, Dauriat et Ladvocat, les premiers, inventèrent ces affiches par lesquelles il captèrent l'attention de Paris, en y déployant des caractères de fantaisie, des coloriages bizarres, des vignettes, et plus tard des lithographies qui firent de l'affiche un poème pour les yeux et souvent une déception pour la bourse des amateurs. Les affiches devinrent si originales qu'un de ces maniaques appelés

collectionneurs

 possède un recueil complet des affiches parisiennes. Ce moyen d'annonce, d'abord restreint aux vitres des boutiques et aux étalages des boulevards, mais plus tard étendu à la France entière, fut abandonné pour l'Annonce. Néanmoins l'affiche, qui frappe encore les yeux quand l'annonce et souvent l'œuvre sont oubliées, subsistera toujours, surtout depuis qu'on a trouvé le moyen de la peindre sur les murs. L'annonce, accessible à tous moyennant finance, et qui a converti la quatrième page des journaux en un champ aussi fertile pour le fisc que pour les spéculateurs, naquit sous les rigueurs du timbre, de la poste et des cautionnements. Ces restrictions inventées du temps de monsieur de Villèle, qui aurait pu tuer alors les journaux en les vulgarisant, créèrent au contraire des espèces de priviléges en rendant la fondation d'un journal presque impossible. En 1821, les journaux avaient donc droit de vie et de mort sur les conceptions de la pensée et sur les entreprises de la librairie. Une annonce de quelques lignes insérée aux Faits-Paris se payait horriblement cher. Les intrigues étaient si multipliées au sein des bureaux de rédaction, et le soir sur le champ de bataille des imprimeries, à l'heure où la

mise en page

 décidait de l'admission ou du rejet de tel ou tel article, que les fortes maisons de librairie avaient à leur solde un homme de lettres pour rédiger ces petits articles où il fallait faire entrer beaucoup d'idées en peu de mots. Ces journalistes obscurs, payés seulement après l'insertion, rest