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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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– Votre début a fait assez de sensation pour que vous n'éprouviez aucun obstacle, dit Florine à Lucien, hâtez-vous d'en profiter, autrement vous seriez promptement oublié.

– L'affaire, reprit Lousteau, la grande affaire est consommée! Ce Finot, un homme sans aucun talent, est directeur et rédacteur en chef du journal hebdomadaire de Dauriat, propriétaire d'un sixième qui ne lui coûte rien, et il a six cents francs d'appointements par mois. Je suis, de ce matin, mon cher, rédacteur en chef de notre petit journal. Tout s'est passé comme je le présumais l'autre soir: Florine a été superbe, elle rendrait des points au prince de Talleyrand.

– Nous tenons les hommes par leur plaisir, dit Florine, les diplomates ne les prennent que par l'amour-propre; les diplomates leur voient faire des façons et nous leur voyons faire des bêtises, nous sommes donc les plus fortes.

– En concluant, dit Lousteau, Matifat a commis le seul bon mot qu'il prononcera dans sa vie de droguiste: L'affaire, a-t-il dit, ne sort pas de mon commerce!

– Je soupçonne Florine de le lui avoir soufflé, s'écria Lucien.

– Ainsi, mon cher amour, reprit Lousteau, tu as le pied à l'étrier.

– Vous êtes né coiffé, dit Florine. Combien voyons-nous de petits jeunes gens qui droguent dans Paris pendant des années sans arriver à pouvoir insérer un article dans un journal! Il en aura été de vous comme d'Émile Blondet. Dans six mois d'ici, je vous vois faisant votre tête, ajouta-t-elle en se servant d'un mot de son argot et en lui jetant un sourire moqueur.

– Ne suis-je pas à Paris depuis trois ans, dit Lousteau, et depuis hier seulement Finot me donne trois cents francs de fixe par mois pour la rédaction en chef, me paye cent sous la colonne, et cent francs la feuille à son journal hebdomadaire.

– Hé! bien, vous ne dites rien?.. s'écria Florine en regardant Lucien.

– Nous verrons, dit Lucien.

– Mon cher, répondit Lousteau d'un air piqué, j'ai tout arrangé pour toi comme si tu étais mon frère; mais je ne te réponds pas de Finot. Finot sera sollicité par soixante drôles qui, d'ici à deux jours, vont venir lui faire des propositions aux rabais. J'ai promis pour toi, tu lui diras non, si tu veux. Tu ne te doutes pas de ton bonheur, reprit le journaliste après une pause. Tu feras partie d'une coterie dont les camarades attaquent leurs ennemis dans plusieurs journaux, et s'y servent mutuellement.

– Allons d'abord voir Félicien Vernou, dit Lucien qui avait hâte de se lier avec ces redoutables oiseaux de proie.

Lousteau envoya chercher un cabriolet, et les deux amis allèrent rue Mandar, où demeurait Vernou, dans une maison à allée, il y occupait un appartement au deuxième étage. Lucien fut très-étonné de trouver ce critique acerbe, dédaigneux et gourmé, dans une salle à manger de la dernière vulgarité, tendue d'un mauvais petit papier briqueté, chargé de mousses par intervalles égaux, ornée de gravures à l'aqua-tinta dans des cadres dorés, attablé avec une femme trop laide pour ne pas être légitime, et deux enfants en bas âge perchés sur ces chaises à pieds très-élevés et à barrière, destinées à maintenir ces petits drôles. Surpris dans une robe de chambre confectionnée avec les restes d'une robe d'indienne à sa femme, Félicien eut un air assez mécontent.

– As-tu déjeuné, Lousteau? dit-il en offrant une chaise à Lucien

– Nous sortons de chez Florine, dit Étienne, et nous y avons déjeuné.

Lucien ne cessait d'examiner madame Vernou, qui ressemblait à une bonne, grasse cuisinière, assez blanche, mais superlativement commune. Madame Vernou portait un foulard par-dessus un bonnet de nuit à brides que ses joues pressées débordaient. Sa robe de chambre, sans ceinture, attachée au col par un bouton, descendait à grands plis et l'enveloppait si mal, qu'il était impossible de ne pas la comparer à une borne. D'une santé désespérante, elle avait les joues presque violettes, et des mains à doigts en forme de boudins. Cette femme expliqua soudain à Lucien l'attitude gênée de Vernou dans le monde. Malade de son mariage, sans force pour abandonner femme et enfants, mais assez poète pour en toujours souffrir, cet auteur ne devait pardonner à personne un succès, il devait être mécontent de tout, en se sentant toujours mécontent de lui-même. Lucien comprit l'air aigre qui glaçait cette figure envieuse, l'âcreté des reparties que ce journaliste semait dans sa conversation, l'acerbité de sa phrase, toujours pointue et travaillée comme un stylet.

– Passons dans mon cabinet, dit Félicien en se levant, il s'agit sans doute d'affaires littéraires.

– Oui et non, lui répondit Lousteau. Mon vieux, il s'agit d'un souper.

– Je venais, dit Lucien, vous prier de la part de Coralie…

A ce nom, madame Vernou leva la tête.

– … A souper d'aujourd'hui en huit, dit Lucien en continuant. Vous trouverez chez elle la société que vous avez eue chez Florine, et augmentée de madame du Val-Noble, de Merlin et de quelques autres. Nous jouerons.

– Mais, mon ami, ce jour-là nous devons aller chez madame Mahoudeau, dit la femme.

– Eh! qu'est-ce que cela fait? dit Vernou.

– Si nous n'y allions pas, elle se choquerait, et tu es bien aise de la trouver pour escompter tes effets de librairie.

– Mon cher, voilà une femme qui ne comprend pas qu'un souper qui commence à minuit n'empêche pas d'aller à une soirée qui finit à onze heures. Je travaille à côté d'elle, ajouta-t-il.

– Vous avez tant d'imagination! répondit Lucien qui se fit un ennemi mortel de Vernou par ce seul mot.

– Eh! bien, reprit Lousteau, tu viens, mais ce n'est pas tout. Monsieur de Rubempré devient un des nôtres, ainsi pousse-le à ton journal; présente-le comme un gars capable de faire la haute littérature, afin qu'il puisse mettre au moins deux articles par mois.

– Oui, s'il veut être des nôtres, attaquer nos ennemis comme nous attaquerons les siens, et défendre nos amis, je parlerai de lui ce soir à l'Opéra, répondit Vernou.

– Eh! bien, à demain, mon petit, dit Lousteau en serrant la main de Vernou avec les signes de la plus vive amitié. Quand paraît ton livre?

– Mais, dit le père de famille, cela dépend de Dauriat, j'ai fini.

– Es-tu content!..

– Mais oui et non…

– Nous chaufferons le succès, dit Lousteau en se levant et saluant la femme de son confrère.

Cette brusque sortie fut nécessitée par les criailleries des deux enfants qui se disputaient et se donnaient des coups de cuiller en s'envoyant de la panade par la figure.

– Tu viens de voir, mon enfant, dit Étienne à Lucien, une femme qui, sans le savoir, fera bien des ravages en littérature. Ce pauvre Vernou ne nous pardonne pas sa femme. On devrait l'en débarrasser, dans l'intérêt public bien entendu. Nous éviterions un déluge d'articles atroces, d'épigrammes contre tous les succès et contre toutes les fortunes. Que devenir avec une pareille femme accompagnée de ces deux horribles moutards? Vous avez vu le Rigaudin de la Maison en loterie, la pièce de Picard… eh! bien, comme Rigaudin, Vernou ne se battra pas, mais il fera battre les autres; il est capable de se crever un œil pour en crever deux à son meilleur ami; vous le verrez posant le pied sur tous les cadavres, souriant à tous les malheurs, attaquant les princes, les ducs, les marquis, les nobles, parce qu'il est roturier; attaquant les renommées célibataires à cause de sa femme, et parlant toujours morale, plaidant pour les joies domestiques et pour les devoirs de citoyen. Enfin ce critique si moral ne sera doux pour personne, pas même pour les enfants. Il vit dans la rue Mandar entre une femme qui pourrait faire le mamamouchi du Bourgeois gentilhomme et deux petits Vernou laids comme des teignes; il veut se moquer du faubourg Saint-Germain, où il ne mettra jamais le pied, et fera parler les duchesses comme parle sa femme. Voilà l'homme qui va hurler après les jésuites, insulter la cour, lui prêter l'intention de rétablir les droits féodaux, le droit d'aînesse, et qui prêchera quelque croisade en faveur de l'égalité, lui qui ne se croit l'égal de personne. S'il était garçon, s'il allait dans le monde, s'il avait les allures des poètes royalistes pensionnés, ornés de croix de la Légion-d'Honneur, ce serait un optimiste. Le journalisme a mille points de départ semblables. C'est une grande catapulte mise en mouvement par de petites haines. As-tu maintenant envie de te marier? Vernou n'a plus de cœur, le fiel a tout envahi. Aussi est-ce le journaliste par excellence, un tigre à deux mains qui déchire tout, comme si ses plumes avaient la rage.

– Il est gunophobe, dit Lucien. A-t-il du talent?

– Il a de l'esprit, c'est un Articlier. Vernou porte des articles, fera toujours des articles, et rien que des articles. Le travail le plus obstiné ne pourra jamais greffer un livre sur sa prose. Félicien est incapable de concevoir une œuvre, d'en disposer les masses, d'en réunir harmonieusement les personnages dans un plan qui commence, se noue et marche vers un fait capital; il a des idées, mais il ne connaît pas les faits; ses héros seront des utopies philosophiques ou libérales; enfin, son style est d'une originalité cherchée, sa phrase ballonnée tomberait si la critique lui donnait un coup d'épingle. Aussi craint-il énormément les journaux, comme tous ceux qui ont besoin des gourdes et des bourdes de l'éloge pour se soutenir au-dessus de l'eau.

– Quel article tu fais, s'écria Lucien.

– Ceux-là, mon enfant, il faut se les dire et jamais les écrire.

– Tu deviens rédacteur en chef, dit Lucien.

– Où veux-tu que je te jette? lui demanda Lousteau.

– Chez Coralie.

– Ah! nous sommes amoureux, dit Lousteau. Quelle faute! Fais de Coralie ce que je fais de Florine, une ménagère, mais la liberté sur la montagne!

– Tu ferais damner les saints! lui dit Lucien en riant.

 

– On ne damne pas les démons, répondit Lousteau.

Le ton léger, brillant de son nouvel ami, la manière dont il traitait la vie, ses paradoxes mêlés aux maximes vraies du machiavélisme parisien agissaient sur Lucien à son insu. En théorie, le poète reconnaissait le danger de ces pensées, et les trouvait utiles à l'application. En arrivant sur le boulevard du Temple, les deux amis convinrent de se retrouver, entre quatre et cinq heures, au bureau du journal, où sans doute Hector Merlin viendrait. Lucien était, en effet, saisi par les voluptés de l'amour vrai des courtisanes qui attachent leurs grappins aux endroits les plus tendres de l'âme en se pliant avec une incroyable souplesse à tous les désirs, en favorisant les molles habitudes d'où elles tirent leur force. Il avait déjà soif des plaisirs parisiens, il aimait la vie facile, abondante et magnifique que lui faisait l'actrice chez elle. Il trouva Coralie et Camusot ivres de joie. Le Gymnase proposait pour Pâques prochain un engagement dont les conditions nettement formulées, surpassaient les espérances de Coralie.

– Nous vous devons ce triomphe, dit Camusot.

– Oh! certes, sans lui l'Alcade tombait, s'écria Coralie, il n'y avait pas d'article, et j'étais encore au boulevard pour six ans.

Elle lui sauta au cou devant Camusot. L'effusion de l'actrice avait je ne sais quoi de moelleux dans sa rapidité, de suave dans son entraînement: elle aimait! Comme tous les hommes dans leurs grandes douleurs, Camusot abaissa ses yeux à terre, et reconnut, le long de la couture des bottes de Lucien, le fil de couleur employé par les bottiers célèbres et qui se dessinait en jaune foncé sur le noir luisant de la tige. La couleur originale de ce fil l'avait préoccupé pendant son monologue sur la présence inexplicable d'une paire de bottes devant la cheminée de Coralie. Il avait lu en lettres noires imprimées sur le cuir blanc et doux de la doublure l'adresse d'un bottier fameux à cette époque: Gay, rue de La Michodière.

– Monsieur, dit-il à Lucien, vous avez de bien belles bottes.

– Il a tout beau, répondit Coralie.

– Je voudrais bien me fournir chez votre bottier.

– Oh! dit Coralie, comme c'est rue des Bourdonnais de demander les adresses des fournisseurs! Allez-vous porter des bottes de jeune homme? vous seriez joli garçon. Gardez donc vos bottes à revers, qui conviennent à un homme établi, qui a femme, enfants et maîtresse.

– Enfin, si monsieur voulait tirer une de ses bottes, il me rendrait un service signalé, dit l'obstiné Camusot.

– Je ne pourrais la remettre sans crochets, dit Lucien en rougissant.

– Bérénice en ira chercher, ils ne seront pas de trop ici, dit le marchand d'un air horriblement goguenard.

– Papa Camusot, dit Coralie en lui jetant un regard empreint d'un atroce mépris, ayez le courage de votre lâcheté! Allons, dites toute votre pensée. Vous trouvez que les bottes de monsieur ressemblent aux miennes? Je vous défends d'ôter vos bottes, dit-elle à Lucien. Oui, monsieur Camusot, oui, ces bottes sont absolument les mêmes que celles qui se croisaient les bras devant mon foyer l'autre jour, et monsieur caché dans mon cabinet de toilette les attendait, il avait passé la nuit ici. Voilà ce que vous pensez, hein? Pensez-le, je le veux. C'est la vérité pure. Je vous trompe. Après? Cela me plaît, à moi!

Elle s'assit sans colère et de l'air le plus dégagé du monde en regardant Camusot et Lucien, qui n'osaient se regarder.

– Je ne croirai que ce que vous voudrez que je croie, dit Camusot. Ne plaisantez pas, j'ai tort.

– Ou je suis une infâme dévergondée qui dans un moment s'est amourachée de monsieur, ou je suis une pauvre misérable créature qui a senti pour la première fois le véritable amour après lequel courent toutes les femmes. Dans les deux cas, il faut me quitter ou me prendre comme je suis, dit-elle en faisant un geste de souveraine par lequel elle écrasa le négociant.

– Serait-ce vrai? dit Camusot qui vit à la contenance de Lucien que Coralie ne riait pas et qui mendiait une tromperie.

– J'aime mademoiselle, dit Lucien.

En entendant ce mot dit d'une voix émue, Coralie sauta au cou de son poète, le pressa dans ses bras et tourna la tête vers le marchand de soieries en lui montrant l'admirable groupe d'amour qu'elle faisait avec Lucien.

– Pauvre Musot, reprends tout ce que tu m'as donné, je ne veux rien de toi, j'aime comme une folle cet enfant-là, non pour son esprit, mais pour sa beauté. Je préfère la misère avec lui, à des millions avec toi.

Camusot tomba sur un fauteuil, se mit la tête dans les mains, et demeura silencieux.

– Voulez-vous que nous nous en allions? lui dit-elle avec une incroyable férocité.

Lucien eut froid dans le dos en se voyant chargé d'une femme, d'une actrice et d'un ménage.

– Reste ici, garde tout, Coralie, dit le marchand d'une voix faible et douloureuse qui partait de l'âme, je ne veux rien reprendre. Il y a pourtant là soixante mille francs de mobilier, mais je ne saurais me faire à l'idée de ma Coralie dans la misère. Et tu seras cependant avant peu dans la misère. Quelque grands que soient les talents de monsieur, ils ne peuvent pas te donner une existence. Voilà ce qui nous attend tous, nous autres vieillards! Laisse-moi, Coralie, le droit de venir te voir quelquefois: je puis t'être utile. D'ailleurs, je l'avoue, il me serait impossible de vivre sans toi.

La douceur de ce pauvre homme, dépossédé de tout son bonheur au moment où il se croyait le plus heureux, toucha vivement Lucien, mais non Coralie.

– Viens, mon pauvre Musot, viens tant que tu voudras, dit-elle. Je t'aimerai mieux en ne te trompant point.

Camusot parut content de n'être pas chassé de son paradis terrestre où sans doute il devait souffrir, mais où il espéra rentrer plus tard dans tous ses droits en se fiant sur les hasards de la vie parisienne et sur les séductions qui allaient entourer Lucien. Le vieux marchand matois pensa que tôt ou tard ce beau jeune homme se permettrait des infidélités, et pour l'espionner, pour le perdre dans l'esprit de Coralie, il voulait rester leur ami. Cette lâcheté de la passion vraie effraya Lucien. Camusot offrit à dîner au Palais-Royal, chez Véry, ce qui fut accepté.

– Quel bonheur, cria Coralie quand Camusot fut parti, plus de mansarde au quartier latin, tu demeureras ici, nous ne nous quitterons pas, tu prendras pour conserver les apparences un petit appartement, rue Charlot, et vogue la galère!

Elle se mit à danser son pas espagnol avec un entrain qui peignit une indomptable passion.

– Je puis gagner cinq cents francs par mois en travaillant beaucoup, dit Lucien.

– J'en ai tout autant au théâtre, sans compter les feux. Camusot m'habillera toujours, il m'aime! Avec quinze cents francs par mois, nous vivrons comme des Crésus.

– Et les chevaux, et le cocher, et le domestique? dit Bérénice.

– Je ferai des dettes, s'écria Coralie.

Elle se remit à danser une gigue avec Lucien.

– Il faut dès lors accepter les propositions de Finot, s'écria Lucien.

– Allons, dit Coralie, je m'habille et te mène à ton journal, je t'attendrai en voiture, sur le boulevard.

Lucien s'assit sur un sofa, regarda l'actrice faisant sa toilette et se livra aux plus graves réflexions. Il eût mieux aimé laisser Coralie libre que d'être jeté dans les obligations d'un pareil mariage; mais il la vit si belle, si bien faite, si attrayante, qu'il fut saisi par les pittoresques aspects de cette vie de Bohême, et jeta le gant à la face de la Fortune. Bérénice eut ordre de veiller au déménagement et à l'installation de Lucien. Puis, la triomphante, la belle, l'heureuse Coralie entraîna son amant aimé, son poète, et traversa tout Paris pour aller rue Saint-Fiacre. Lucien grimpa lestement l'escalier, et se produisit en maître dans les bureaux du journal. Coloquinte ayant toujours son papier timbré sur la tête et le vieux Giroudeau lui dirent encore assez hypocritement que personne n'était venu.

– Mais les rédacteurs doivent se voir quelque part pour convenir du journal, dit-il.

– Probablement, mais la rédaction ne me regarde pas, dit le capitaine de la Garde Impériale qui se remit à vérifier ses bandes en faisant son éternel broum! broum!

En ce moment, par un hasard, doit-on dire heureux ou malheureux? Finot vint pour annoncer à Giroudeau sa fausse abdication, et lui recommander de veiller à ses intérêts.

– Pas de diplomatie avec monsieur, il est du journal, dit Finot à son oncle en prenant la main de Lucien et la lui serrant.

– Ah! monsieur est du journal, s'écria Giroudeau surpris du geste de son neveu. Eh! bien, monsieur, vous n'avez pas eu de peine à y entrer.

– Je veux y faire votre lit pour que vous ne soyez pas jobardé par Étienne, dit Finot en regardant Lucien d'un air fin. Monsieur aura trois francs par colonne pour toute sa rédaction, y compris les comptes-rendus de théâtre.

– Tu n'as jamais fait ces conditions à personne, dit Giroudeau en regardant Lucien avec étonnement.

– Il aura les quatre théâtres du boulevard, tu auras soin que ses loges ne lui soient pas chippées, et que ses billets de spectacle lui soient remis. Je vous conseille néanmoins de vous les faire adresser chez vous, dit-il en se tournant vers Lucien. Monsieur s'engage à faire, en outre de sa critique, dix articles Variétés d'environ deux colonnes pour cinquante francs par mois pendant un an. Cela vous va-t-il?

– Oui, dit Lucien qui avait la main forcée par les circonstances.

– Mon oncle, dit Finot au caissier, tu rédigeras le traité que nous signerons en descendant.

– Qui est monsieur? demanda Giroudeau en se levant et ôtant son bonnet de soie noire.

– Monsieur Lucien de Rubempré, l'auteur de l'article sur l'Alcade, dit Finot.

– Jeune homme, s'écria le vieux militaire en frappant sur le front de Lucien, vous avez là des mines d'or. Je ne suis pas littéraire, mais votre article, je l'ai lu, il m'a fait plaisir. Parlez-moi de cela! Voilà de la gaieté. Aussi ai-je dit: – Ça nous amènera des abonnés! Et il en est venu. Nous avons vendu cinquante numéros.

– Mon traité avec Étienne Lousteau est-il copié double et prêt à signer, dit Finot à son oncle.

– Oui, dit Giroudeau.

– Mets à celui que je signe avec monsieur la date d'hier, afin que Lousteau soit sous l'empire de ces conventions. Finot prit le bras de son nouveau rédacteur avec un semblant de camaraderie qui séduisit le poète, et l'entraîna dans l'escalier en lui disant: – Vous avez ainsi une position faite. Je vous présenterai moi-même à mes rédacteurs. Puis, ce soir, Lousteau vous fera reconnaître aux théâtres. Vous pouvez gagner cent cinquante francs par mois à notre petit journal que va diriger Lousteau; aussi tâchez de bien vivre avec lui. Déjà le drôle m'en voudra de lui avoir lié les mains en votre endroit, mais vous avez du talent, et je ne veux pas que vous soyez en butte aux caprices d'un rédacteur en chef. Entre nous, vous pouvez m'apporter jusqu'à deux feuilles par mois pour ma Revue hebdomadaire, je vous les payerai deux cents francs. Ne parlez de cet arrangement à personne, je serais en proie à la vengeance de tous ces amours-propres blessés de la fortune d'un nouveau venu. Faites quatre articles de vos deux feuilles, signez-en deux de votre nom et deux d'un pseudonyme, afin de ne pas avoir l'air de manger le pain des autres. Vous devez votre position à Blondet et à Vignon qui vous trouvent de l'avenir. Ainsi, ne vous galvaudez pas. Surtout, défiez-vous de vos amis. Quant à nous deux, entendons-nous bien toujours. Servez-moi, je vous servirai. Vous avez pour quarante francs de loges et de billets à vendre, et pour soixante francs de livres à laver. Ça et votre rédaction vous donneront quatre cent cinquante francs par mois. Avec de l'esprit, vous saurez trouver au moins deux cents francs en sus chez les libraires qui vous payeront des articles et des prospectus. Mais vous êtes à moi, n'est-ce pas? Je puis compter sur vous.

Lucien serra la main de Finot avec un transport de joie inouï.

– N'ayons pas l'air de nous être entendus, lui dit Finot à l'oreille en poussant la porte d'une mansarde au cinquième étage de la maison, et située au fond d'un long corridor.

Lucien aperçut alors Lousteau, Félicien Vernou, Hector Merlin et deux autres rédacteurs qu'il ne connaissait pas, tous réunis à une table couverte d'un tapis vert, devant un bon feu, sur des chaises ou des fauteuils, fumant ou riant. La table était chargée de papiers, il s'y trouvait un véritable encrier plein d'encre, des plumes assez mauvaises, mais qui servaient aux rédacteurs. Il fut démontré au nouveau journaliste que là s'élaborait le grand œuvre.

 

– Messieurs, dit Finot, l'objet de la réunion est l'installation en mon lieu et place de notre cher Lousteau comme rédacteur en chef du journal que je suis obligé de quitter. Mais, quoique mes opinions subissent une transformation nécessaire pour que je puisse passer rédacteur en chef de la Revue dont les destinées vous sont connues, mes convictions sont les mêmes et nous restons amis. Je suis tout à vous, comme vous serez à moi. Les circonstances sont variables, les principes sont fixes. Les principes sont le pivot sur lequel marchent les aiguilles du baromètre politique.

Tous les rédacteurs partirent d'un éclat de rire.

– Qui t'a donné ces phrases-là? demanda Lousteau.

– Blondet, répondit Finot.

– Vent, pluies, tempête, beau fixe, dit Merlin, nous parcourrons tout ensemble.

– Enfin, reprit Finot, ne nous embarbouillons pas dans les métaphores: tous ceux qui auront quelques articles à m'apporter retrouveront Finot. Monsieur, dit-il en présentant Lucien, est des vôtres. J'ai traité avec lui, Lousteau.

Chacun complimenta Finot sur son élévation et sur ses nouvelles destinées.

– Te voilà à cheval sur nous et sur les autres, lui dit l'un des rédacteurs inconnus à Lucien, tu deviens Janus…

– Pourvu qu'il ne soit pas Janot, dit Vernou.

– Tu nous laisses attaquer nos bêtes noires?

– Tout ce que vous voudrez! dit Finot.

– Ah! mais, dit Lousteau, le journal ne peut pas reculer. Monsieur Châtelet s'est fâché, nous n'allons pas le lâcher pendant une semaine.

– Que s'est-il passé? dit Lucien.

– Il est venu demander raison, dit Vernou. L'ex-beau de l'Empire a trouvé le père Giroudeau, qui, du plus beau sang-froid du monde, a montré dans Philippe Bridau l'auteur de l'article, et Philippe a demandé au baron son heure et ses armes. L'affaire en est restée là. Nous sommes occupés à présenter des excuses au baron dans le numéro de demain. Chaque phrase est un coup de poignard.

– Mordez-le ferme, il viendra me trouver, dit Finot. J'aurai l'air de lui rendre service en vous apaisant, il tient au Ministère, et nous accrocherons là quelque chose, une place de professeur suppléant ou quelque bureau de tabac. Nous sommes heureux qu'il se soit piqué au jeu. Qui de vous veut faire dans mon nouveau journal un article de fond sur Nathan?

– Donnez-le à Lucien, dit Lousteau. Hector et Vernou feront des articles dans leurs journaux respectifs…

– Adieu, messieurs, nous nous reverrons seul à seul chez Barbin, dit Finot en riant.

Lucien reçut quelques compliments sur son admission dans le corps redoutable des journalistes, et Lousteau le présenta comme un homme sur qui l'on pouvait compter.

– Lucien vous invite en masse, messieurs, à souper chez sa maîtresse, la belle Coralie.

– Coralie va au Gymnase, dit Lucien à Étienne.

– Eh! bien, messieurs, il est entendu que nous pousserons Coralie, hein? Dans tous vos journaux, mettez quelques lignes sur son engagement et parlez de son talent. Vous donnerez du tact, de l'habileté à l'administration du Gymnase, pouvons-nous lui donner de l'esprit?

– Nous lui donnerons de l'esprit, répondit Merlin, Frédéric a une pièce avec Scribe.

– Oh! le directeur du Gymnase est alors le plus prévoyant et le plus perspicace des spéculateurs, dit Vernou.

– Ah! çà, ne faites pas vos articles sur le livre de Nathan que nous ne nous soyons concertés, vous saurez pourquoi, dit Lousteau. Nous devons être utiles à notre nouveau camarade. Lucien a deux livres à placer, un recueil de sonnets et un roman. Par la vertu de l'entre-filet! il doit être un grand poète à trois mois d'échéance. Nous nous servirons de ses Marguerites pour rabaisser les Odes, les Ballades, les Méditations, toute la poésie romantique.

– Ça serait drôle si les sonnets ne valaient rien, dit Vernou. Que pensez-vous de vos sonnets, Lucien?

– Là, comment les trouvez-vous? dit un des rédacteurs inconnus.

– Messieurs, ils sont bien, dit Lousteau, parole d'honneur.

– Eh! bien, j'en suis content, dit Vernou, je les jetterai dans les jambes de ces poètes de sacristie qui me fatiguent.

– Si Dauriat, ce soir, ne prend pas les Marguerites, nous lui flanquerons article sur article contre Nathan.

– Et Nathan, que dira-t-il? s'écria Lucien.

Les cinq rédacteurs éclatèrent de rire.

– Il sera enchanté, dit Vernou. Vous verrez comment nous arrangerons les choses.

– Ainsi, monsieur est des nôtres? dit un des deux rédacteurs que Lucien ne connaissait pas.

– Oui, oui, Frédéric, pas de farces. Tu vois, Lucien, dit Étienne au néophyte, comment nous agissons avec toi, tu ne reculeras pas dans l'occasion. Nous aimons tous Nathan, et nous allons l'attaquer. Maintenant partageons-nous l'empire d'Alexandre. Frédéric, veux-tu les Français et l'Odéon?

– Si ces messieurs y consentent, dit Frédéric.

Tous inclinèrent la tête, mais Lucien vit briller des regards d'envie.

– Je garde l'Opéra, les Italiens et l'Opéra-Comique, dit Vernou.

– Eh! bien, Hector prendra les théâtres de Vaudeville, dit Lousteau.

– Et moi, je n'ai donc pas de théâtres? s'écria l'autre rédacteur que ne connaissait pas Lucien.

– Eh! bien, Hector te laissera les Variétés, et Lucien la Porte-Saint-Martin, dit Étienne. Abandonne-lui la Porte-Saint-Martin, il est fou de Fanny Beaupré, dit-il à Lucien, tu prendras le Cirque-Olympique en échange. Moi, j'aurai Bobino, les Funambules et Madame Saqui. Qu'avons-nous pour le journal de demain?

– Rien.

– Rien.

– Rien!

– Messieurs, soyez brillants pour mon premier numéro. Le baron Châtelet et sa seiche ne dureront pas huit jours. L'auteur du Solitaire est bien usé.

– Sosthène-Démosthène n'est plus drôle, dit Vernou, tout le monde nous l'a pris.

– Oh! il nous faut de nouveaux morts, dit Frédéric.

– Messieurs, si nous prêtions des ridicules aux hommes vertueux de la Droite? Si nous disions que monsieur de Bonald pue des pieds? s'écria Lousteau.

– Commençons une série de portraits des orateurs ministériels, dit Hector Merlin.

– Fais cela, mon petit, dit Lousteau, tu les connais, ils sont de ton parti, tu pourras satisfaire quelques haines intestines. Empoigne Beugnot, Syrieys de Mayrinhac et autres. Les articles peuvent être prêts à l'avance, nous ne serons pas embarrassés pour le journal.

– Si nous inventions quelques refus de sépulture avec des circonstances plus ou moins aggravantes? dit Hector.

– N'allons pas sur les brisées des grands journaux constitutionnels qui ont leurs cartons aux curés pleins de Canards, répondit Vernou.

– De Canards? dit Lucien.

– Nous appelons un canard, lui répondit Hector, un fait qui a l'air d'être vrai, mais qu'on invente pour relever les Faits-Paris quand ils sont pâles. Le canard est une trouvaille de Franklin, qui a inventé le paratonnerre, le canard et la république. Ce journaliste trompa si bien les encyclopédistes par ses canards d'outre-mer que, dans l'Histoire Philosophique des Indes, Raynal a donné deux de ces canards pour des faits authentiques.

– Je ne savais pas cela, dit Vernou. Quels sont les deux canards?

– L'histoire relative à l'Anglais qui vend sa libératrice, une négresse, après l'avoir rendue mère afin d'en tirer plus d'argent. Puis le plaidoyer sublime de la jeune fille grosse gagnant sa cause. Quand Franklin vint à Paris, il avoua ses canards chez Necker, à la grande confusion des philosophes français. Et voilà comment le Nouveau-Monde a deux fois corrompu l'ancien.

– Le journal dit Lousteau, tient pour vrai tout ce qui est probable. Nous partons de là.

– La justice criminelle ne procède pas autrement, dit Vernou.

– Eh! bien, à ce soir, neuf heures, ici, dit Merlin.

Chacun se leva, se serra les mains, et la séance fut levée au milieu des témoignages de la plus touchante familiarité.

– Qu'as-tu donc fait à Finot, dit Étienne à Lucien en descendant, pour qu'il ait passé un marché avec toi? Tu es le seul avec lequel il se soit lié.

– Moi, rien, il me l'a proposé, dit Lucien.