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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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Lucien n'avait pas l'habitude des orgies parisiennes; il jouissait bien encore de sa raison quand il descendit les escaliers, mais le grand air détermina son ivresse qui fut hideuse. Coralie et sa femme de chambre furent obligées de monter le poète au premier étage de la belle maison où logeait l'actrice, rue de Vendôme. Dans l'escalier, Lucien faillit se trouver mal, et fut ignoblement malade.

– Vite, Bérénice, s'écria Coralie, du thé. Fais du thé!

– Ce n'est rien, c'est l'air, disait Lucien. Et puis, je n'ai jamais tant bu.

– Pauvre enfant! c'est innocent comme un agneau, dit Bérénice.

Bérénice était une grosse Normande aussi laide que Coralie était belle.

Enfin Lucien fut mis à son insu dans le lit de Coralie. Aidée par Bérénice, l'actrice avait déshabillé avec le soin et l'amour d'une mère pour un petit enfant son poète qui disait toujours: – C'est rien! c'est l'air. Merci, maman.

– Comme il dit bien maman! s'écria Coralie en le baisant dans les cheveux.

– Quel plaisir d'aimer un pareil ange, mademoiselle, et où l'avez-vous pêché? Je ne croyais pas qu'il pût exister un homme aussi joli que vous êtes belle, dit Bérénice.

Lucien voulait dormir, il ne savait où il était et ne voyait rien, Coralie lui fit avaler plusieurs tasses de thé, puis elle le laissa dormant.

– La portière ni personne ne nous a vus, dit Coralie.

– Non, je vous attendais.

– Victoire ne sait rien.

– Plus souvent, dit Bérénice.

Dix heures après, vers midi, Lucien se réveilla sous les yeux de Coralie qui l'avait regardé dormant! Il comprit cela, le poète. L'actrice était encore dans sa belle robe abominablement tachée et de laquelle elle allait faire une relique. Lucien reconnut les dévouements, les délicatesses de l'amour vrai qui voulait sa récompense: il regarda Coralie. Coralie fut déshabillée en un moment, et se coula comme une couleuvre auprès de Lucien. A cinq heures, le poète dormait bercé par des voluptés divines, il avait entrevu la chambre de l'actrice, une ravissante création du luxe, toute blanche et rose, un monde de merveilles et de coquettes recherches qui surpassait ce que Lucien avait admiré déjà chez Florine. Coralie était debout. Pour jouer son rôle d'Andalouse, elle devait être à sept heures au théâtre. Elle avait encore contemplé son poète endormi dans le plaisir, elle s'était enivrée sans pouvoir se repaître de ce noble amour, qui réunissait les sens au cœur, et le cœur aux sens pour les exalter ensemble. Cette divinisation qui permet d'être deux ici-bas pour sentir, un seul dans le ciel pour aimer, était son absolution. A qui d'ailleurs la beauté surhumaine de Lucien n'aurait-elle pas servi d'excuse? Agenouillée à ce lit, heureuse de l'amour en lui-même, l'actrice se sentait sanctifiée. Ces délices furent troublées par Bérénice.

– Voici le Camusot, il vous sait ici, cria-t-elle.

Lucien se dressa, pensant avec une générosité innée à ne pas nuire à Coralie. Bérénice leva un rideau. Lucien entra dans un délicieux cabinet de toilette, où Bérénice et sa maîtresse apportèrent avec une prestesse inouïe les vêtements de Lucien. Quand le négociant apparut, les bottes du poète frappèrent les regards de Coralie; Bérénice les avait mises devant le feu pour les chauffer après les avoir cirées en secret. La servante et la maîtresse avaient oublié ces bottes accusatrices. Bérénice partit après avoir échangé un regard d'inquiétude avec sa maîtresse. Coralie se plongea dans sa causeuse, et dit à Camusot de s'asseoir dans une gondole en face d'elle. Le brave homme, qui adorait Coralie, regardait les bottes et n'osait lever les yeux sur sa maîtresse.

– Dois-je prendre la mouche pour cette paire de bottes et quitter Coralie? La quitter! ce serait se fâcher pour peu de chose. Il y a des bottes partout. Celles-ci seraient mieux placées dans l'étalage d'un bottier, ou sur les boulevards à se promener aux jambes d'un homme. Cependant, ici, sans jambes, elles disent bien des choses contraires à la fidélité. J'ai cinquante ans, il est vrai: je dois être aveugle comme l'amour.

Ce lâche monologue était sans excuse. La paire de bottes n'était pas de ces demi-bottes en usage aujourd'hui, et que jusqu'à un certain point un homme distrait pourrait ne pas voir; c'était, comme la mode ordonnait alors de les porter, une paire de bottes entières, très-élégantes, et à glands, qui reluisaient sur des pantalons collants presque toujours de couleur claire, et où se reflétaient les objets comme dans un miroir. Ainsi, les bottes crevaient les yeux de l'honnête marchand de soierie, et, disons-le, elles lui crevaient le cœur.

– Qu'avez-vous? lui dit Coralie.

– Rien, dit-il.

– Sonnez, dit Coralie en souriant de la lâcheté de Camusot. – Bérénice, dit-elle à la Normande dès qu'elle arriva, ayez-moi donc des crochets pour que je mette encore ces damnées bottes. Vous n'oublierez pas de les apporter ce soir dans ma loge.

– Comment?.. vos bottes?.. dit Camusot qui respira plus à l'aise.

– Eh! que croyez-vous donc? demanda-t-elle d'un air hautain. Grosse bête, n'allez-vous pas croire… Oh! il le croirait! dit-elle à Bérénice. J'ai un rôle d'homme dans la pièce de Chose, et je ne me suis jamais mise en homme. Le bottier du théâtre m'a apporté ces bottes-là pour essayer à marcher, en attendant la paire de laquelle il m'a pris mesure; il me les a mises, mais j'ai tant souffert que je les ai ôtées, et je dois cependant les remettre.

– Ne les remettez pas si elles vous gênent, dit Camusot que les bottes avaient tant gêné.

– Mademoiselle, dit Bérénice, ferait mieux, au lieu de se martyriser, comme tout à l'heure; elle en pleurait, monsieur! et si j'étais homme, jamais une femme que j'aimerais ne pleurerait! elle ferait mieux de les porter en maroquin bien mince. Mais l'administration est si ladre! Monsieur, vous devriez aller lui en commander…

– Oui, oui, dit le négociant. Vous vous levez, dit-il à Coralie.

– A l'instant, je ne suis rentrée qu'à six heures, après vous avoir cherché partout, vous m'avez fait garder mon fiacre pendant sept heures. Voilà de vos soins! m'oublier pour des bouteilles. J'ai dû me soigner, moi qui vais jouer maintenant tous les soirs, tant que l'Alcade fera de l'argent. Je n'ai pas envie de mentir à l'article de ce jeune homme!

– Il est beau, cet enfant-là, dit Camusot.

– Vous trouvez? je n'aime pas ces hommes-là, ils ressemblent trop à une femme; et puis ça ne sait pas aimer comme vous autres, vieilles bêtes du commerce. Vous vous ennuyez tant!

– Monsieur, dîne-t-il avec madame, demanda Bérénice.

– Non, j'ai la bouche empâtée.

– Vous avez été joliment paf, hier. Ah! papa Camusot, d'abord, moi je n'aime pas les hommes qui boivent…

– Tu feras un cadeau à ce jeune homme, dit le négociant.

– Ah! oui, j'aime mieux les payer ainsi, que de faire ce que fait Florine. Allons, mauvaise race qu'on aime, allez-vous-en, ou donnez-moi ma voiture pour que je file au théâtre.

– Vous l'aurez demain pour dîner avec votre directeur, au Rocher de Cancale; il ne donnera pas la pièce nouvelle dimanche.

– Venez, je vais dîner, dit Coralie en emmenant Camusot.

Une heure après, Lucien fut délivré par Bérénice, la compagne d'enfance de Coralie, une créature aussi fine, aussi déliée d'esprit qu'elle était corpulente.

– Restez ici, Coralie reviendra seule, elle veut même congédier Camusot s'il vous ennuie, dit Bérénice à Lucien; mais, cher enfant de son cœur, vous êtes trop ange pour la ruiner. Elle me l'a dit, elle est décidée à tout planter là, à sortir de ce paradis pour aller vivre dans votre mansarde. Oh! les jaloux, les envieux ne lui ont-ils pas expliqué que vous n'aviez ni sou, ni maille, que vous viviez au quartier latin. Je vous suivrais, voyez-vous, je vous ferais votre ménage. Mais je viens de consoler la pauvre enfant. Pas vrai, monsieur, que vous avez trop d'esprit pour donner dans de pareilles bêtises? Ah! vous verrez bien que l'autre gros n'a rien que le cadavre et que vous êtes le chéri, le bien-aimé, la divinité à laquelle on abandonne l'âme. Si vous saviez comme ma Coralie est gentille quand je lui fais répéter ses rôles! un amour d'enfant, quoi! Elle méritait bien que Dieu lui envoyât un de ses anges, elle avait le dégoût de la vie. Elle a été si malheureuse avec sa mère, qui la battait, qui l'a vendue! Oui, monsieur, une mère, sa propre enfant! Si j'avais une fille, je la servirais comme ma petite Coralie, de qui je me suis fait un enfant. Voilà le premier bon temps que je lui ai vu, la première fois qu'elle a été bien applaudie. Il paraît que, vu ce que vous avez écrit, on a monté une fameuse claque pour la seconde représentation. Pendant que vous dormiez, Braulard est venu travailler avec elle.

– Qui! Braulard? demanda Lucien qui crut avoir entendu déjà ce nom.

– Le chef des claqueurs, qui, de concert avec elle, est convenu des endroits du rôle où elle serait soignée. Quoiqu'elle se dise son amie, Florine pourrait vouloir lui jouer un mauvais tour et prendre tout pour elle. Tout le boulevard est en rumeur à cause de votre article. Quel lit arrangé pour les amours d'une fée et d'un prince?.. dit-elle en mettant sur le lit un couvre-pied en dentelle.

Elle alluma les bougies. Aux lumières, Lucien étourdi se crut en effet dans un conte du Cabinet des fées. Les plus riches étoffes du Cocon-d'Or avaient été choisies par Camusot pour servir aux tentures et aux draperies des fenêtres. Le poète marchait sur un tapis royal. Les meubles en palissandre sculpté arrêtaient dans les tailles du bois des frissons de lumière qui y papillotaient. La cheminée en marbre blanc resplendissait des plus coûteuses bagatelles. La descente du lit était en cygne bordé de martre. Des pantoufles en velours noir, doublées de soie pourpre, y parlaient des plaisirs qui attendaient le poète des Marguerites. Une délicieuse lampe pendait du plafond tendu de soie. Partout des jardinières merveilleuses montraient des fleurs choisies, de jolies bruyères blanches, des camélias sans parfum. Partout vivaient les images de l'innocence. Il était impossible d'imaginer là une actrice et les mœurs du théâtre. Bérénice remarqua l'ébahissement de Lucien.

 

– Est-ce gentil? lui dit-elle d'une voix câline. Ne serez-vous pas mieux là pour aimer que dans un grenier? Empêchez son coup de tête, reprit-elle en amenant devant Lucien un magnifique guéridon chargé de mets dérobés au dîner de sa maîtresse, afin que la cuisinière ne pût soupçonner la présence d'un amant.

Lucien dîna très-bien, servi par Bérénice dans une argenterie sculptée, dans des assiettes peintes à un louis la pièce. Ce luxe agissait sur son âme comme une fille des rues agit avec ses chairs nues et ses bas blancs bien tirés sur un lycéen.

– Est-il heureux, ce Camusot! s'écria-t-il.

– Heureux? reprit Bérénice. Ah! il donnerait bien sa fortune pour être à votre place, et pour troquer ses vieux cheveux gris contre votre jeune chevelure blonde.

Elle engagea Lucien, à qui elle donna le plus délicieux vin que Bordeaux ait soigné pour le plus riche Anglais, à se recoucher en attendant Coralie, à faire un petit somme provisoire, et Lucien avait en effet envie de se coucher dans ce lit qu'il admirait. Bérénice, qui avait lu ce désir dans les yeux du poète, en était heureuse pour sa maîtresse. A dix heures et demie, Lucien s'éveilla sous un regard trempé d'amour. Coralie était là dans la plus voluptueuse toilette de nuit. Lucien avait dormi, Lucien n'était plus ivre que d'amour. Bérénice se retira demandant: – A quelle heure demain?

– Onze heures, tu nous apporteras notre déjeuner au lit. Je n'y serai pour personne avant deux heures.

A deux heures le lendemain, l'actrice et son amant étaient habillés et en présence, comme si le poète fût venu faire une visite à sa protégée. Coralie avait baigné, peigné, coiffé, habillé Lucien; elle lui avait envoyé chercher douze belles chemises, douze cravates, douze mouchoirs chez Colliau, une douzaine de gants dans une boîte de cèdre. Quand elle entendit le bruit d'une voiture à sa porte, elle se précipita vers la fenêtre avec Lucien. Tous deux virent Camusot descendant d'un coupé magnifique.

– Je ne croyais pas, dit-elle, qu'on pût haïr tant un homme et le luxe…

– Je suis trop pauvre pour consentir à ce que vous vous ruiniez, dit Lucien en passant ainsi sous les Fourches-Caudines.

– Pauvre petit chat, dit-elle en pressant Lucien sur son cœur, tu m'aimes donc bien? – J'ai engagé monsieur, dit-elle en montrant Lucien à Camusot, à venir me voir ce matin, en pensant que nous irions nous promener aux Champs-Élysées pour essayer la voiture.

– Allez-y seuls, dit tristement Camusot, je ne dîne pas avec vous, c'est la fête de ma femme, je l'avais oublié.

– Pauvre Musot! comme tu t'ennuieras, dit-elle en sautant au cou du marchand.

Elle était ivre de bonheur en pensant qu'elle étrennerait seule avec Lucien ce beau coupé, qu'elle irait seule avec lui au Bois; et, dans son accès de joie, elle eut l'air d'aimer Camusot, à qui elle fit mille caresses.

– Je voudrais pouvoir vous donner une voiture tous les jours, dit le pauvre homme.

– Allons, monsieur, il est deux heures, dit l'actrice à Lucien qu'elle vit honteux et qu'elle consola par un geste adorable.

Coralie dégringola les escaliers en entraînant Lucien qui entendit le négociant se traînant comme un phoque après eux, sans pouvoir les rejoindre. Le poète éprouva la plus enivrante des jouissances: Coralie, que le bonheur rendait sublime, offrit à tous les yeux ravis une toilette pleine de goût et d'élégance. Le Paris des Champs-Élysées admira ces deux amants. Dans une allée du bois de Boulogne, leur coupé rencontra la calèche de mesdames d'Espard et de Bargeton qui regardèrent Lucien d'un air étonné, mais auxquelles il lança le coup d'œil méprisant du poète qui pressent sa gloire et va user de son pouvoir. Le moment où il put échanger par un coup d'œil avec ces deux femmes quelques-unes des pensées de vengeance qu'elles lui avaient mises au cœur pour le ronger, fut un des plus doux de sa vie et décida peut-être de sa destinée. Lucien fut repris par les Furies de l'orgueil: il voulut reparaître dans le monde, y prendre une éclatante revanche, et toutes les petitesses sociales, naguère foulées aux pieds du travailleur, de l'ami du Cénacle, rentrèrent dans son âme. Il comprit alors toute la portée de l'attaque faite pour lui par Lousteau: Lousteau venait de servir ses passions; tandis que le Cénacle, ce Mentor collectif, avait l'air de les mater au profit des vertus ennuyeuses et de travaux que Lucien commençait à trouver inutiles. Travailler! n'est-ce pas la mort pour les âmes avides de jouissances? Aussi avec quelle facilité les écrivains ne glissent-ils pas dans le far niente, dans la bonne chère et les délices de la vie luxueuse des actrices et des femmes faciles! Lucien sentit une irrésistible envie de continuer la vie de ces deux folles journées.

Le dîner au Rocher de Cancale fut exquis. Lucien trouva les convives de Florine, moins le ministre, moins le duc et la danseuse, moins Camusot, remplacés par deux acteurs célèbres et par Hector Merlin accompagné de sa maîtresse, une délicieuse femme qui se faisait appeler madame du Val-Noble, la plus belle et la plus élégante des femmes qui composaient alors à Paris le monde exceptionnel, de ces femmes qu'aujourd'hui l'on a décemment nommées des Lorettes. Lucien, qui vivait depuis quarante-huit heures dans un paradis, apprit le succès de son article. En se voyant fêté, envié, le poète trouva son aplomb: son esprit scintilla, il fut le Lucien de Rubempré qui pendant plusieurs mois brilla dans la littérature et dans le monde artiste. Finot, cet homme d'une incontestable adresse à deviner le talent, dont il devait faire une grande consommation et qui le flairait comme un ogre sent la chair fraîche, cajola Lucien en essayant de l'embaucher dans l'escouade de journalistes qu'il commandait, et Lucien mordit à ses flatteries. Coralie observa le manége de ce consommateur d'esprit, et voulut mettre Lucien en garde contre lui.

– Ne t'engage pas, mon petit, dit-elle à son poète, attends, ils veulent t'exploiter, nous causerons de cela ce soir.

– Bah! lui répondit Lucien, je me sens assez fort pour être aussi méchant et aussi fin qu'ils peuvent l'être.

Finot, qui ne s'était sans doute pas brouillé pour les blancs avec Hector Merlin, présenta Merlin à Lucien et Lucien à Merlin. Coralie et madame du Val-Noble fraternisèrent, se comblèrent de caresses et de prévenances. Madame du Val-Noble invita Lucien et Coralie à dîner.

Hector Merlin, le plus dangereux de tous les journalistes présents à ce dîner, était un petit homme sec, à lèvres pincées, couvant une ambition démesurée, d'une jalousie sans bornes, heureux de tous les maux qui se faisaient autour de lui, profitant des divisions qu'il fomentait, ayant beaucoup d'esprit, peu de vouloir, mais remplaçant la volonté par l'instinct qui mène les parvenus vers les endroits éclairés par l'or et par le pouvoir. Lucien et lui se déplurent mutuellement. Il n'est pas difficile d'expliquer pourquoi. Merlin eut le malheur de parler à Lucien à haute voix comme Lucien pensait tout bas. Au dessert, les liens de la plus touchante amitié semblaient unir ces hommes, qui tous se croyaient supérieurs l'un à l'autre. Lucien, le nouveau venu, était l'objet de leurs coquetteries. On causait à cœur ouvert. Hector Merlin seul ne riait pas. Lucien lui demanda la raison de sa raison.

– Mais je vous vois entrant dans le monde littéraire et journaliste avec des illusions. Vous croyez aux amis. Nous sommes tous amis ou ennemis selon les circonstances. Nous nous frappons les premiers avec l'arme qui devrait ne nous servir qu'à frapper les autres. Vous vous apercevrez avant peu que vous n'obtiendrez rien par les beaux sentiments. Si vous êtes bon, faites-vous méchant. Soyez hargneux par calcul. Si personne ne vous a dit cette loi suprême, je vous la confie et je ne vous aurai pas fait une médiocre confidence. Pour être aimé, ne quittez jamais votre maîtresse sans l'avoir fait pleurer un peu; pour faire fortune en littérature, blessez toujours tout le monde, même vos amis, faites pleurer les amours-propres: tout le monde vous caressera.

Hector Merlin fut heureux en voyant à l'air de Lucien que sa parole entrait chez le néophyte comme la lame d'un poignard dans un cœur. On joua. Lucien perdit tout son argent. Il fut emmené par Coralie, et les délices de l'amour lui firent oublier les terribles émotions du Jeu qui, plus tard, devait trouver en lui une de ses victimes. Le lendemain, en sortant de chez elle et revenant au quartier latin, il trouva dans sa bourse l'argent qu'il avait perdu. Cette attention l'attrista d'abord, il voulut revenir chez l'actrice et lui rendre un don qui l'humiliait; mais il était déjà rue de La Harpe, il continua son chemin vers l'hôtel Cluny. Tout en marchant, il s'occupa de ce soin de Coralie, il y vit une preuve de cet amour maternel que ces sortes de femmes mêlent à leurs passions. Chez elles, la passion comporte tous les sentiments. De pensée en pensée, Lucien finit par trouver une raison d'accepter en se disant: – Je l'aime, nous vivrons ensemble comme mari et femme, et je ne la quitterai jamais! A moins d'être Diogène, qui ne comprendrait alors les sensations de Lucien en montant l'escalier boueux et puant de son hôtel, en faisant grincer la serrure de sa porte, en revoyant le carreau sale et la piteuse cheminée de sa chambre horrible de misère et de nudité? Il trouva sur sa table le manuscrit de son roman et ce mot de Daniel d'Arthez:

«Nos amis sont presque contents de votre œuvre, cher poète. Vous pourrez la présenter avec plus de confiance, disent-ils, à vos amis et à vos ennemis. Nous avons lu votre charmant article sur le Panorama-Dramatique, et vous devez exciter autant d'envie dans la littérature que de regrets chez nous.

»Daniel.»

– Regrets! que veut-il dire? s'écria Lucien surpris du ton de politesse qui régnait dans ce billet. Était-il donc un étranger pour le Cénacle? Après avoir dévoré les fruits délicieux que lui avait tendus l'Ève des coulisses, il tenait encore plus à l'estime et à l'amitié de ses amis de la rue des Quatre-Vents. Il resta pendant quelques instants plongé dans une méditation par laquelle il embrassait son présent dans cette chambre et son avenir dans celle de Coralie. En proie à des hésitations alternativement honorables et dépravantes, il s'assit et se mit à examiner l'état dans lequel ses amis lui rendaient son œuvre. Quel étonnement fut le sien! De chapitre en chapitre, la plume habile et dévouée de ces grands hommes encore inconnus avait changé ses pauvretés en richesses. Un dialogue plein, serré, concis, nerveux remplaçait ses conversations qu'il comprit alors n'être que des bavardages en les comparant à des discours où respirait l'esprit du temps. Ses portraits, un peu mous de dessin, avaient été vigoureusement accusés et colorés; tous se rattachaient aux phénomènes curieux de la vie humaine par des observations physiologiques dues sans doute à Bianchon, exprimées avec finesse, et qui les faisaient vivre. Ses descriptions verbeuses étaient devenues substantielles et vives. Il avait donné une enfant mal faite et mal vêtue, et il retrouvait une délicieuse fille en robe blanche, à ceinture, à écharpe roses, une création ravissante. La nuit le surprit, les yeux en pleurs, atterré de cette grandeur, sentant le prix d'une pareille leçon, admirant ces corrections qui lui en apprenaient plus sur la littérature et sur l'art que ses quatre années de travaux, de lectures, de comparaisons et d'études. Le redressement d'un carton mal conçu, un trait magistral sur le vif en disent toujours plus que les théories et les observations.

– Quels amis! quels cœurs! suis-je heureux! s'écria-t-il en serrant le manuscrit.

Entraîné par l'emportement naturel aux natures poétiques et mobiles, il courut chez Daniel. En montant l'escalier, il se crut cependant moins digne de ces cœurs que rien ne pouvait faire dévier du sentier de l'honneur. Une voix lui disait que, si Daniel avait aimé Coralie, il ne l'aurait pas acceptée avec Camusot. Il connaissait aussi la profonde horreur du Cénacle pour les journalistes, et il se savait déjà quelque peu journaliste. Il trouva ses amis, moins Meyraux, qui venait de sortir, en proie à un désespoir peint sur toutes les figures.

– Qu'avez-vous, mes amis? dit Lucien.

– Nous venons d'apprendre une horrible catastrophe: le plus grand esprit de notre époque, notre ami le plus aimé, celui qui pendant deux ans a été notre lumière…

 

– Louis Lambert, dit Lucien.

– Il est dans un état de catalepsie qui ne laisse aucun espoir, dit Bianchon.

– Il mourra le corps insensible et la tête dans les cieux, ajouta solennellement Michel Chrestien.

– Il mourra comme il a vécu, dit d'Arthez.

– L'amour, jeté comme un feu dans le vaste empire de son cerveau, l'a incendié, dit Léon Giraud.

– Oui, dit Joseph Bridau, l'a exalté à un point où nous le perdons de vue.

– C'est nous qui sommes à plaindre, dit Fulgence Ridal.

– Il se guérira peut-être, s'écria Lucien.

– D'après ce que nous a dit Meyraux, la cure est impossible, répondit Bianchon. Sa tête est le théâtre de phénomènes sur lesquels la médecine n'a nul pouvoir.

– Il existe cependant des agents, dit d'Arthez…

– Oui, dit Bianchon, il n'est que cataleptique, nous pouvons le rendre imbécile.

– Ne pouvoir offrir au génie du mal une tête en remplacement de celle-là! Moi, je donnerais la mienne! s'écria Michel Chrestien.

– Et que deviendrait la fédération européenne? dit d'Arthez.

– Ah! c'est vrai, reprit Michel Chrestien, avant d'être à un homme on appartient à l'Humanité.

– Je venais ici le cœur plein de remercîments pour vous tous, dit Lucien. Vous avez changé mon billon en louis d'or.

– Des remercîments! Pour qui nous prends-tu? dit Bianchon.

– Le plaisir a été pour nous, reprit Fulgence.

– Eh! bien, vous voilà journaliste? lui dit Léon Giraud. Le bruit de votre début est arrivé jusque dans le quartier latin.

– Pas encore, répondit Lucien.

– Ah! tant mieux! dit Michel Chrestien.

– Je vous le disais bien, reprit d'Arthez. Lucien est un de ces cœurs qui connaissent le prix d'une conscience pure. N'est-ce pas un viatique fortifiant que de poser le soir sa tête sur l'oreiller en pouvant se dire: – Je n'ai pas jugé les œuvres d'autrui, je n'ai causé d'affliction à personne: mon esprit, comme un poignard, n'a fouillé l'âme d'aucun innocent; ma plaisanterie n'a immolé aucun bonheur, elle n'a même pas troublé la sottise heureuse, elle n'a pas injustement fatigué le génie; j'ai dédaigné les faciles triomphes de l'épigramme; enfin je n'ai jamais menti à mes convictions?

– Mais, dit Lucien, on peut, je crois, être ainsi tout en travaillant à un journal. Si je n'avais décidément que ce moyen d'exister, il faudrait bien y venir.

– Oh! oh! oh! fit Fulgence en montant d'un ton à chaque exclamation, nous capitulons.

– Il sera journaliste, dit gravement Léon Giraud. Ah! Lucien, si tu voulais l'être avec nous, qui allons publier un journal où jamais ni la vérité ni la justice ne seront outragées, où nous répandrons les doctrines utiles à l'humanité, peut-être…

– Vous n'aurez pas un abonné, répliqua machiavéliquement Lucien en interrompant Léon.

– Ils en auront cinq cents qui en vaudront cinq cent mille, répondit Michel Chrestien.

– Il vous faudra bien des capitaux, reprit Lucien.

– Non, dit d'Arthez, mais du dévouement.

– Tu sens comme une vraie boutique de parfumeur, dit Michel Chrestien en flairant par un geste comique la tête de Lucien. On t'a vu dans une voiture supérieurement astiquée, traînée par des chevaux de dandy, avec une maîtresse de prince, Coralie.

– Eh! bien, dit Lucien, y a-t-il du mal à cela?

– Tu dis cela comme s'il y en avait, lui cria Bianchon.

– J'aurais voulu à Lucien, dit d'Arthez, une Béatrix, une noble femme qui l'aurait soutenu dans la vie…

– Mais, Daniel, est-ce que l'amour n'est pas partout semblable à lui-même? dit le poète.

– Ah! dit le républicain, ici je suis aristocrate. Je ne pourrais pas aimer une femme qu'un acteur baise sur la joue en face du public, une femme tutoyée dans les coulisses, qui s'abaisse devant un parterre et lui sourit, qui danse des pas en relevant ses jupes et qui se met en homme pour montrer ce que je veux être seul à voir. Ou, si j'aimais une pareille femme, elle quitterait le théâtre, et je la purifierais par mon amour.

– Et si elle ne pouvait pas quitter le théâtre?

– Je mourrais de chagrin, de jalousie, de mille maux. On ne peut pas arracher son amour de son cœur comme on arrache une dent.

Lucien devint sombre et pensif. – Quand ils apprendront que je subis Camusot, ils me mépriseront, se disait-il.

– Tiens, lui dit le sauvage républicain avec une affreuse bonhomie, tu pourras être un grand écrivain, mais tu ne seras jamais qu'un petit farceur.

Il prit son chapeau et sortit.

– Il est dur, Michel Chrestien, dit le poète.

– Dur et salutaire comme le davier du dentiste, dit Bianchon. Michel voit ton avenir, et peut-être en ce moment pleure-t-il sur toi dans la rue.

D'Arthez fut doux et consolant, il essaya de relever Lucien. Au bout d'une heure le poète quitta le Cénacle, maltraité par sa conscience qui lui criait: – Tu seras journaliste! comme la sorcière crie à Macbeth: Tu seras roi.

Dans la rue, il regarda les croisées du patient d'Arthez, éclairées par une faible lumière, et revint chez lui le cœur attristé, l'âme inquiète. Une sorte de pressentiment lui disait qu'il avait été serré sur le cœur de ses vrais amis pour la dernière fois. En entrant dans la rue de Cluny par la place de la Sorbonne, il reconnut l'équipage de Coralie. Pour venir voir son poète un moment, pour lui dire un simple bonsoir, l'actrice avait franchi l'espace du boulevard du Temple à la Sorbonne. Lucien trouva sa maîtresse tout en larmes à l'aspect de sa mansarde, elle voulait être misérable comme son amant, elle pleurait en rangeant les chemises, les gants, les cravates et les mouchoirs dans l'affreuse commode de l'hôtel. Ce désespoir était si vrai, si grand, il exprimait tant d'amour, que Lucien, à qui l'on avait reproché d'avoir une actrice, vit dans Coralie une sainte bien près d'endosser le cilice de la misère. Pour venir, cette adorable créature avait pris le prétexte d'avertir son ami que la société Camusot, Coralie et Lucien rendrait à la société Matifat, Florine et Lousteau leur souper, et de demander à Lucien s'il avait quelque invitation à faire qui lui fût utile; Lucien lui répondit qu'il en causerait avec Lousteau. L'actrice, après quelques moments, se sauva en cachant à Lucien que Camusot l'attendait en bas.

Le lendemain, dès huit heures, Lucien alla chez Étienne, ne le trouva pas, et courut chez Florine. Le journaliste et l'actrice reçurent leur ami dans la jolie chambre à coucher où ils étaient maritalement établis, et tous trois ils y déjeunèrent splendidement.

– Mais mon petit, lui dit Lousteau quand ils furent attablés et que Lucien lui eut parlé du souper que donnerait Coralie, je te conseille de venir avec moi voir Félicien Vernou, de l'inviter, et de te lier avec lui autant qu'on peut se lier avec un pareil drôle. Félicien te donnera peut-être accès dans le journal politique où il cuisine le feuilleton, et où tu pourras fleurir à ton aise en grands articles dans le haut de ce journal. Cette feuille, comme la nôtre, appartient au parti libéral, tu seras libéral, c'est le parti populaire; d'ailleurs, si tu voulais passer du côté ministériel, tu y entrerais avec d'autant plus d'avantages que tu te serais fait redouter. Hector Merlin et sa madame du Val-Noble, chez qui vont quelques grands seigneurs, les jeunes dandies et les millionnaires, ne t'ont-ils pas prié, toi et Coralie, à dîner?

– Oui, répondit Lucien, et tu en es avec Florine.

Lucien et Lousteau, dans leur griserie de vendredi et pendant leur dîner du dimanche, en étaient arrivés à se tutoyer.

– Eh! bien, nous rencontrerons Merlin au journal, c'est un gars qui suivra Finot de près; tu feras bien de le soigner, de le mettre de ton souper avec sa maîtresse: il te sera peut-être utile avant peu, car les gens haineux ont besoin de tout le monde, et il te rendra service pour avoir ta plume au besoin.