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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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– Vous finirez par nous ruiner, dit le directeur.



– Vous êtes bien malade, vous, avec vos dix abonnements. Je vous ai fait faire deux bons articles au

Constitutionnel

.



– Oh! je ne me plains pas de vous, s'écria le directeur.



– A demain soir, Lousteau, reprit Finot. Tu me donneras réponse aux Français, où il y a une première représentation; et comme je ne pourrai pas faire l'article, tu prendras ma loge au journal. Je te donne la préférence: tu t'es échiné pour moi, je suis reconnaissant. Félicien Vernou m'offre de me faire remise des appointements pendant un an et me propose vingt mille francs pour un tiers dans la propriété du journal; mais j'y veux rester maître absolu. Adieu.



– Il ne se nomme pas Finot pour rien, celui-là, dit Lucien à Lousteau.



– Oh! c'est un pendu qui fera son chemin, lui répondit Étienne sans se soucier d'être ou non entendu par l'homme habile qui fermait la porte de la loge.



– Lui?.. dit le directeur, il sera millionnaire, il jouira de la considération générale, et peut-être aura-t-il des amis…



– Bon Dieu! dit Lucien, quelle caverne! Et vous allez faire entamer par cette délicieuse fille une pareille négociation? dit-il en montrant Florine qui leur lançait des œillades.



– Et elle réussira. Vous ne connaissez pas le dévouement et la finesse de ces chères créatures, répondit Lousteau.



– Elles rachètent tous leurs défauts, elles effacent toutes leurs fautes par l'étendue, par l'infini de leur amour quand elles aiment, dit le directeur en continuant. La passion d'une actrice est une chose d'autant plus belle qu'elle produit un plus violent contraste avec son entourage.



– C'est trouver dans la boue un diamant digne d'orner la couronne la plus orgueilleuse, répliqua Lousteau.



– Mais, reprit le directeur, Coralie est distraite. Notre ami

fait

 Coralie sans s'en douter, et va lui faire manquer tous ses effets; elle n'est plus à ses répliques, voilà deux fois qu'elle n'entend pas le souffleur. Monsieur, je vous en prie, mettez-vous dans ce coin, dit-il à Lucien. Si Coralie est amoureuse de vous, je vais aller lui dire que vous êtes parti.



– Eh! non, s'écria Lousteau, dites-lui que monsieur est du souper, qu'elle en fera ce qu'elle voudra, et elle jouera comme mademoiselle Mars.



Le directeur partit.



– Mon ami, dit Lucien à Étienne, comment! vous n'avez aucun scrupule de faire demander par mademoiselle Florine trente mille francs à ce droguiste pour la moitié d'une chose que Finot vient d'acheter à ce prix-là?



Lousteau ne laissa pas à Lucien le temps de finir son raisonnement.



– Mais, de quel pays êtes-vous donc, mon cher enfant? ce droguiste n'est pas un homme, c'est un coffre-fort donné par l'amour.



– Mais votre conscience?



– La conscience, mon cher, est un de ces bâtons que chacun prend pour battre son voisin, et dont il ne se sert jamais pour lui. Ah! çà, à qui diable en avez-vous? Le hasard fait pour vous en un jour un miracle que j'ai attendu pendant deux ans, et vous vous amusez à en discuter les moyens? Comment! vous qui me paraissez avoir de l'esprit, qui arriverez à l'indépendance d'idées que doivent avoir les aventuriers intellectuels dans le monde où nous sommes, vous barbotez dans des scrupules de religieuse qui s'accuse d'avoir mangé son œuf avec concupiscence?.. Si Florine réussit, je deviens rédacteur en chef, je gagne deux cent cinquante francs de fixe, je prends les grands théâtres, je laisse à Vernou les théâtres de vaudeville, vous mettez le pied à l'étrier en me succédant dans tous les théâtres des boulevards. Vous aurez alors trois francs par colonne, et vous en écrirez une par jour, trente par mois qui vous produiront quatre-vingt-dix francs; vous aurez pour soixante francs de livres à vendre à Barbet; puis vous pouvez demander mensuellement à vos théâtres dix billets, en tout quarante billets, que vous vendrez quarante francs au Barbet des théâtres, un homme avec qui je vous mettrai en relation. Ainsi je vous vois deux cents francs par mois. Vous pourriez, en vous rendant utile à Finot, placer un article de cent francs dans son nouveau journal hebdomadaire, au cas où vous déploieriez un talent transcendant; car là on signe, et il ne faut plus rien

lâcher

 comme dans le petit journal. Vous auriez alors cent écus par mois. Mon cher, il y a des gens de talent, comme ce pauvre d'Arthez qui dîne tous les jours chez Flicoteaux, ils sont dix ans avant de gagner cent écus. Vous vous ferez avec votre plume quatre mille francs par an, sans compter les revenus de la Librairie, si vous écrivez pour elle. Or, un Sous-Préfet n'a que mille écus d'appointements, et s'amuse comme un bâton de chaise dans son Arrondissement. Je ne vous parle pas du plaisir d'aller au Spectacle sans payer, car ce plaisir deviendra bientôt une fatigue; mais vous aurez vos entrées dans les coulisses de quatre théâtres. Soyez dur et spirituel pendant un ou deux mois, vous serez accablé d'invitations, de parties avec les actrices; vous serez courtisé par leurs amants; vous ne dînerez chez Flicoteaux qu'aux jours où vous n'aurez pas trente sous dans votre poche, ni pas un dîner en ville. Vous ne saviez où donner de la tête à cinq heures dans le Luxembourg, vous êtes à la veille de devenir une des cent personnes privilégiées qui imposent des opinions à la France. Dans trois jours, si nous réussissons, vous pouvez, avec trente bons mots imprimés à raison de trois par jour, faire maudire la vie à un homme; vous pouvez vous créer des rentes de plaisir chez toutes les actrices de vos théâtres, vous pouvez faire tomber une bonne pièce et faire courir tout Paris à une mauvaise. Si Dauriat refuse d'imprimer les Marguerites sans vous en rien donner, vous pouvez le faire venir, humble et soumis, chez vous, vous les acheter deux mille francs. Ayez du talent, et flanquez dans trois journaux différents trois articles qui menacent de tuer quelques-unes des spéculations de Dauriat ou un livre sur lequel il compte, vous le verrez grimpant à votre mansarde et y séjournant comme une clématite. Enfin votre roman, les libraires, qui dans ce moment vous mettraient tous à la porte plus ou moins poliment, feront queue chez vous, et le manuscrit, que le père Doguereau vous estimerait quatre cents francs, sera surenchéri jusqu'à quatre mille francs! Voilà les bénéfices du métier de journaliste. Aussi défendons-nous l'approche des journaux à tous les nouveaux venus; non-seulement il faut un immense talent, mais encore bien du bonheur pour y pénétrer. Et vous chicanez votre bonheur!.. Voyez? si nous ne nous étions pas rencontrés aujourd'hui chez Flicoteaux, vous pouviez faire le pied de grue encore pendant trois ans ou mourir de faim, comme d'Arthez, dans un grenier. Quand d'Arthez sera devenu aussi instruit que Bayle et aussi grand écrivain que Rousseau, nous aurons fait notre fortune, nous serons maîtres de la sienne et de sa gloire. Finot sera député, propriétaire d'un grand journal; et nous serons, nous, ce que nous aurons voulu être: pairs de France ou détenus à Sainte-Pélagie pour dettes.



– Et Finot vendra son grand journal aux ministres qui lui donneront le plus d'argent, comme il vend ses éloges à madame Bastienne en dénigrant mademoiselle Virginie, et prouvant que les chapeaux de la première sont supérieurs à ceux que le journal vantait d'abord! s'écria Lucien en se rappelant la scène dont il avait été témoin.



– Vous êtes un niais, mon cher, répondit Lousteau d'un ton sec. Finot, il y a trois ans, marchait sur les tiges de ses bottes, dînait chez Tabar à dix-huit sous, brochait un prospectus pour dix francs, et son habit lui tenait sur le corps par un mystère aussi impénétrable que celui de l'immaculée conception: Finot a maintenant à lui seul son journal estimé cent mille francs; avec les abonnements payés et non servis, avec les abonnements réels et les contributions indirectes perçues par son oncle, il gagne vingt mille francs par an; il a tous les jours les plus somptueux dîners du monde, il a cabriolet depuis un mois; enfin le voilà demain à la tête d'un journal hebdomadaire, avec un sixième de la propriété pour rien, cinq cents francs par mois de traitement auxquels il ajoutera mille francs de rédaction obtenue gratis et qu'il fera payer à ses associés. Vous, le premier, si Finot consent à vous payer cinquante francs la feuille, serez trop heureux de lui apporter trois articles pour rien. Quand vous aurez gagné cent mille francs, vous pourrez juger Finot: on ne peut être jugé que par ses pairs. N'avez-vous pas un immense avenir, si vous obéissez aveuglément aux haines de position, si vous attaquez quand Finot vous dira: Attaque! si vous louez quand il vous dira: Loue! Lorsque vous aurez une vengeance à exercer contre quelqu'un, vous pourrez rouer votre ami ou votre ennemi par une phrase insérée tous les matins à notre journal en me disant: Lousteau, tuons cet homme-là! Vous réassassinerez votre victime par un grand article dans le journal hebdomadaire. Enfin, si l'affaire est capitale pour vous, Finot, à qui vous vous serez rendu nécessaire, vous laissera porter un dernier coup d'assommoir dans un grand journal qui aura dix ou douze mille abonnés.



– Ainsi vous croyez que Florine pourra décider son droguiste à faire le marché? dit Lucien ébloui.



– Je le crois bien, voici l'entr'acte, je vais déjà lui en aller dire deux mots, cela se conclura cette nuit. Une fois sa leçon faite, Florine aura tout mon esprit et le sien.



– Et cet honnête négociant qui est là, bouche béante, admirant Florine, sans se douter qu'on va lui extirper trente mille francs!..



– Encore une autre sottise! Ne dirait-on pas qu'on le vole? s'écria Lousteau. Mais, mon cher, si le Ministère achète le journal, dans six mois le droguiste aura peut-être cinquante mille francs de ses trente mille. Puis, Matifat ne verra pas le journal, mais les intérêts de Florine. Quand on saura que Matifat et Camusot (car ils se partageront l'affaire) sont propriétaires d'une Revue, il y aura dans tous les journaux des articles bienveillants pour Florine et Coralie. Florine va devenir célèbre, elle aura peut-être un engagement de douze mille francs dans un autre théâtre. Enfin, Matifat économisera les mille francs par mois que lui coûteraient les cadeaux et les dîners aux journalistes. Vous ne connaissez ni les hommes, ni les affaires.

 



– Pauvre homme! dit Lucien, il compte avoir une nuit agréable.



– Et, reprit Lousteau, il sera scié en deux par mille raisonnements jusqu'à ce qu'il ait montré à Florine l'acquisition du sixième acheté à Finot. Et moi le lendemain je serai rédacteur en chef, et je gagnerai mille francs par mois. Voici donc la fin de mes misères! s'écria l'amant de Florine.



Lousteau sortit laissant Lucien abasourdi, perdu dans un abîme de pensées, volant au-dessus du monde comme il est. Après avoir vu aux Galeries-de-Bois les ficelles de la Librairie et la cuisine de la gloire, après s'être promené dans les coulisses du théâtre, le poète apercevait l'envers des consciences, le jeu des rouages de la vie parisienne, le mécanisme de toute chose. Il avait envié le bonheur de Lousteau en admirant Florine en scène. Déjà, pendant quelques instants, il avait oublié Matifat. Il demeura là durant un temps inappréciable, peut-être cinq minutes. Ce fut une éternité. Des pensées ardentes enflammaient son âme, comme ses sens étaient embrasés par le spectacle de ces actrices aux yeux lascifs et relevés par le rouge, à gorges étincelantes, vêtues de basquines voluptueuses à plis licencieux, à jupes courtes, montrant leurs jambes en bas rouges à coins verts, chaussées de manière à mettre un parterre en émoi. Deux corruptions marchaient sur deux lignes parallèles, comme deux nappes qui, dans une inondation, veulent se rejoindre; elles dévoraient le poète accoudé dans le coin de la loge, le bras sur le velours rouge de l'appui, la main pendante, les yeux fixés sur la toile, et d'autant plus accessible aux enchantements de cette vie mélangée d'éclairs et de nuages qu'elle brillait comme un feu d'artifice après la nuit profonde de sa vie travailleuse, obscure, monotone. Tout à coup la lumière amoureuse d'un œil ruissela sur les yeux inattentifs de Lucien, en trouant le rideau du théâtre. Le poète, réveillé de son engourdissement, reconnut l'œil de Coralie qui le brûlait: il baissa la tête, et regarda Camusot qui rentrait alors dans la loge en face.



Cet amateur était un bon gros et gras marchand de soieries de la rue des Bourdonnais, Juge au Tribunal de commerce, père de quatre enfants, marié pour la seconde fois à une épouse légitime, riche de quatre-vingt mille livres de rente, mais âgé de cinquante-six ans, ayant comme un bonnet de cheveux gris sur la tête, l'air papelard d'un homme qui jouissait de son reste, et qui ne voulait pas quitter la vie sans son compte de bonne joie, après avoir avalé les mille et une couleuvres du commerce. Il y avait sur ce front couleur beurre frais, sur ces joues monastiques et fleuries tout l'épanouissement d'une jubilation superlative: Camusot était sans sa femme, et entendait applaudir Coralie à tout rompre. Coralie était toutes les vanités réunies de ce riche bourgeois, il tranchait chez elle du grand seigneur d'autrefois; il se croyait là de moitié dans son succès, et il le croyait d'autant mieux qu'il l'avait soldé. Cette conduite était sanctionnée par la présence du beau-père de Camusot, un petit vieux, à cheveux poudrés, aux yeux égrillards, et très-digne. Les répugnances de Lucien se réveillèrent, il se souvint de l'amour pur, exalté, qu'il avait ressenti pendant un an pour madame de Bargeton. Aussitôt l'amour des poètes déplia ses ailes blanches: mille souvenirs environnèrent de leurs horizons bleuâtres le grand homme d'Angoulême qui retomba dans la rêverie. La toile se leva. Coralie et Florine étaient en scène.



– Ma chère, il pense à toi comme au grand Turc, dit Florine à voix basse pendant que Coralie débitait une réplique.



Lucien ne put s'empêcher de rire, et regarda Coralie. Cette femme, une des plus charmantes et des plus délicieuses actrices de Paris, la rivale de madame Perrin et de mademoiselle Fleuriet, auxquelles elle ressemblait et dont le sort devait être le sien, était le type des filles qui exercent à volonté la fascination sur les hommes. Coralie montrait une sublime figure hébraïque, ce long visage ovale d'un ton d'ivoire blond, à bouche rouge comme une grenade, à menton fin comme le bord d'une coupe. Sous des paupières chaudes et comme brûlées par une prunelle de jais, sous des cils recourbés, on devinait un regard languissant où scintillaient à propos les ardeurs du désert. Ces yeux étaient entourés d'un cercle olivâtre, et surmontés de sourcils arqués et fournis. Sur un front brun, couronné de deux bandeaux d'ébène où brillaient alors les lumières comme sur du vernis, siégeait une magnificence de pensée qui aurait pu faire croire à du génie. Mais Coralie, semblable à beaucoup d'actrices, était sans esprit malgré son nez ironique et fin, sans instruction malgré son expérience; elle n'avait que l'esprit des sens et la bonté des femmes amoureuses. Pouvait-on d'ailleurs s'occuper du moral, quand elle éblouissait le regard avec ses bras ronds et polis, ses doigts tournés en fuseaux, ses épaules dorées, avec la gorge chantée par le Cantique des cantiques, avec un col mobile et recourbé, avec des jambes d'une élégance adorable, et chaussées en soie rouge? Ces beautés d'une poésie vraiment orientale étaient encore mises en relief par le costume espagnol convenu dans nos théâtres. Coralie faisait la joie de la salle où tous les yeux serraient sa taille bien prise dans sa basquine, et flattaient sa croupe andalouse qui imprimait des torsions lascives à la jupe. Il y eut un moment où Lucien, en voyant cette créature jouant pour lui seul, se souciant de Camusot autant que le gamin du Paradis se soucie de la pelure d'une pomme, mit l'amour sensuel au-dessus de l'amour pur, la jouissance au-dessus du désir, et le démon de la luxure lui souffla d'atroces pensées.



«J'ignore tout de l'amour qui se roule dans la bonne chère, dans le vin, dans les joies de la matière, se dit-il. J'ai plus encore vécu par la Pensée que par le Fait. Un homme qui veut tout peindre doit tout connaître. Voici mon premier souper fastueux, ma première orgie avec un monde étrange, pourquoi ne goûterais-je pas une fois ces délices si célèbres où se ruaient les grands seigneurs du dernier siècle en vivant avec des impures? Quand ce ne serait que pour les transporter dans les belles régions de l'amour vrai, ne faut-il pas apprendre les joies, les perfections, les transports, les ressources, les finesses de l'amour des courtisanes et des actrices? N'est-ce pas, après tout, la poésie des sens? Il y a deux mois, ces femmes me semblaient des divinités gardées par des dragons inabordables; en voilà une dont la beauté surpasse celle de Florine que j'enviais à Lousteau; pourquoi ne pas profiter de sa fantaisie, quand les plus grands seigneurs achètent de leurs plus riches trésors une nuit à ces femmes-là? Les ambassadeurs, quand ils mettent le pied dans ces gouffres, ne se soucient ni de la veille ni du lendemain. Je serais un niais d'avoir plus de délicatesse que les princes, surtout quand je n'aime encore personne.



Lucien ne pensait plus à Camusot. Après avoir manifesté à Lousteau le plus profond dégoût pour le plus odieux partage, il tombait dans cette fosse, il nageait dans un désir, entraîné par le jésuitisme de la passion.



– Coralie est folle de vous, lui dit Lousteau en entrant. Votre beauté, digne des plus illustres marbres de la Grèce, fait un ravage inouï dans les coulisses. Vous êtes heureux, mon cher. A dix-huit ans, Coralie pourra dans quelques jours avoir trente mille francs par an pour sa beauté. Elle est encore très-sage. Vendue par sa mère, il y a trois ans, soixante mille francs, elle n'a encore eu que des chagrins, et cherche le bonheur. Elle est entrée au théâtre par désespoir, elle avait en horreur de Marsay, son premier acquéreur; et, au sortir de la galère, car elle a été bientôt lâchée par le roi de nos dandies, elle a trouvé ce bon Camusot qu'elle n'aime guère: mais il est comme un père pour elle, elle le souffre et se laisse aimer. Elle a refusé déjà les plus riches propositions, et se tient à Camusot qui ne la tourmente pas. Vous êtes donc son premier amour. Oh! elle a reçu comme un coup de pistolet dans le cœur en vous voyant, et Florine est allée l'arraisonner dans sa loge où elle pleure de votre froideur. La pièce va tomber, Coralie ne sait plus son rôle, et adieu l'engagement au Gymnase que Camusot lui préparait!..



– Bah?.. pauvre fille! dit Lucien dont toutes les vanités furent caressées par ces paroles et qui se sentit le cœur gonflé d'amour-propre. Il m'arrive, mon cher, dans une soirée, plus d'événements que dans les dix-huit premières années de ma vie.



Et Lucien raconta ses amours avec madame de Bargeton, et sa haine contre le baron Châtelet.



– Tiens, le journal manque de bête noire, nous allons l'empoigner. Ce baron est un beau de l'empire, il est ministériel, il nous va, je l'ai vu souvent à l'Opéra. J'aperçois d'ici votre grande dame, elle est souvent dans la loge de la marquise d'Espard. Le baron fait la cour à votre ex-maîtresse, un os de seiche. Attendez! Finot vient de m'envoyer un exprès me dire que le journal est sans copie, un tour que lui joue un de nos rédacteurs, un drôle, le petit Hector Merlin, à qui l'on a retranché ses blancs. Finot au désespoir broche un article contre les danseuses et l'Opéra. Eh! bien, mon cher, faites l'article sur cette pièce, écoutez-la, pensez-y. Moi, je vais aller dans le cabinet du directeur méditer trois colonnes sur votre homme et sur votre belle dédaigneuse qui ne seront pas à la noce demain…



– Voilà donc où et comment se fait le journal? dit Lucien.



– Toujours comme ça, répondit Lousteau. Depuis dix mois que j'y suis, le journal est toujours sans

copie

 à huit heures du soir.



On nomme, en argot typographique,

copie

, le manuscrit à composer, sans doute parce que les auteurs sont censés n'envoyer que la copie de leur œuvre. Peut-être aussi est-ce une ironique traduction du mot latin

copia

 (abondance), car la copie manque toujours!..



– Le grand projet qui ne se réalisera jamais est d'avoir quelques numéros d'avance, reprit Lousteau. Voilà dix heures, et il n'y a pas une ligne. Je vais dire à Vernou et à Nathan, pour finir brillamment le numéro, de nous prêter une vingtaine d'épigrammes sur les députés, sur le chancelier

Cruzoé

, sur les ministres, et sur nos amis au besoin. Dans ce cas-là, on massacrerait son père, on est comme un corsaire qui charge ses canons avec les écus de sa prise pour ne pas mourir. Soyez spirituel dans votre article, et vous aurez fait un grand pas dans l'esprit de Finot: il est reconnaissant par calcul. C'est la meilleure et la plus solide des reconnaissances, après toutefois celles du Mont-de-Piété!



– Quels hommes sont donc les journalistes?.. s'écria Lucien. Comment, il faut se mettre à une table et avoir de l'esprit…



– Absolument comme on allume un quinquet… jusqu'à ce que l'huile manque.



Au moment où Lousteau ouvrait la porte de la loge, le directeur et Du Bruel entrèrent.



– Monsieur, dit l'auteur de la pièce, laissez-moi dire de votre part à Coralie que vous vous en irez avec elle après souper, ou ma pièce va tomber. La pauvre fille ne sait plus ce qu'elle dit ni ce qu'elle fait, elle va pleurer quand il faudra rire, et rira quand il faudra pleurer. On a déjà sifflé. Vous pouvez encore sauver la pièce. Ce n'est pourtant pas un malheur que le plaisir qui vous attend.



– Monsieur, je n'ai pas l'habitude d'avoir des rivaux, dit Lucien.



– Ne lui dites pas cela, s'écria le directeur en regardant l'auteur, Coralie est fille à jeter Camusot par la fenêtre, à le mettre à la porte, et se ruinerait très-bien. Ce digne propriétaire du Cocon-d'Or donne à Coralie deux mille francs par mois, paye tous ses costumes et ses claqueurs.



– Comme votre promesse ne m'engage à rien, sauvez votre pièce, dit sultanesquement Lucien.



– Mais n'ayez pas l'air de la rebuter, cette charmante fille, dit le suppliant Du Bruel.



– Allons, il faut que j'écrive l'article sur votre pièce, et que je sourie à votre jeune première, soit! s'écria le poète.



L'auteur disparut après avoir fait un signe à Coralie qui joua dès lors merveilleusement et fit réussir la pièce. Bouffé, qui remplissait le rôle d'un vieil alcade dans lequel il révéla pour la première fois son talent pour se grimer en vieillard, vint au milieu d'un tonnerre d'applaudissements dire:

Messieurs, la pièce que nous avons eu l'honneur de représenter est de messieurs Raoul et Du Bruel

.

 



– Tiens, Nathan est de la pièce, dit Lousteau, je ne m'étonne plus de l'intérêt qu'il y prend, ni de sa présence.



– Coralie! Coralie! s'écria le parterre soulevé.



De la loge où étaient les deux négociants, il partit une voix de tonnerre qui cria: – Et Florine!



– Florine et Coralie! répétèrent alors quelques voix.



Le rideau se releva, Bouffé reparut avec les deux actrices à qui Matifat et Camusot jetèrent chacun une couronne; Coralie ramassa la sienne et la tendit à Lucien. Pour Lucien, ces deux heures passées au théâtre furent comme un rêve. Les coulisses, malgré leurs horreurs, avaient commencé l'œuvre de cette fascination. Le poète, encore innocent, y avait respiré le vent du désordre et l'air de la volupté. Dans ces sales couloirs encombrés de machines et où fument des quinquets huileux, il règne comme une peste qui dévore l'âme. La vie n'y est plus ni sainte ni réelle. On y rit de toutes les choses sérieuses, et les choses impossibles paraissent vraies. Ce fut comme un narcotique pour Lucien, et Coralie acheva de le plonger dans une ivresse joyeuse. Le lustre s'éteignit. Il n'y avait plus alors dans la salle que des ouvreuses qui faisaient un singulier bruit en ôtant les petits bancs et fermant les loges. La rampe, soufflée comme une seule chandelle, répandit une odeur infecte. Le rideau se leva. Une lanterne descendit du cintre. Les pompiers commencèrent leur ronde avec les garçons de service. A la féerie de la scène, au spectacle des loges pleines de jolies femmes, aux étourdissantes lumières, à la splendide magie des décorations et des costumes neufs succédaient le froid, l'horreur, l'obscurité, le vide. Ce fut hideux.



– Eh! bien, viens-tu, mon petit? dit Lousteau sur le théâtre.



Lucien était dans une surprise indicible.



– Saute de la loge ici, lui cria le journaliste.



D'un bond, Lucien se trouva sur la scène. A peine reconnut-il Florine et Coralie déshabillées, enveloppées dans leurs manteaux et dans des douillettes communes, la tête couverte de chapeaux à voiles noirs, semblables enfin à des papillons rentrés dans leurs larves.



– Me ferez-vous l'honneur de me donner le bras? lui dit Coralie en tremblant.



– Volontiers, dit Lucien qui sentit le cœur de l'actrice palpitant sur le sien comme celui d'un oiseau quand il l'eut prise.



L'actrice, en se serrant contre le poète, eut la volupté d'une chatte qui se frotte à la jambe de son maître avec une moelleuse ardeur.



– Nous allons donc souper ensemble! lui dit-elle.



Tous quatre sortirent et trouvèrent deux fiacres à la porte des acteurs qui donnait sur la rue des Fossés-du-Temple. Coralie fit monter Lucien dans la voiture où était déjà Camusot et son beau-père, le bonhomme Cardot. Elle offrit la quatrième place à Du Bruel. Le directeur partit avec Florine, Matifat et Lousteau.



– Ces fiacres sont infâmes! dit Coralie.



– Pourquoi n'avez-vous pas un équipage? répliqua Du Bruel.



– Pourquoi? s'écria-t-elle avec humeur, je ne veux pas le dire devant monsieur Cardot qui sans doute a formé son gendre. Croiriez-vous que, petit et vieux comme il est, monsieur Cardot ne donne que trois cents francs par mois à Florentine, juste de quoi payer son loyer, sa pâtée et ses socques. Le vieux marquis de Rochegude, qui a six cent mille livres de rente, m'offre un coupé depuis deux mois. Mais je suis une artiste, et non une fille.



– Vous aurez une voiture après-demain, mademoiselle, dit gravement Camusot; mais vous ne me l'aviez jamais demandée.



– Est-ce que ça se demande? Comment, quand on aime une femme la laisse-t-on patauger dans la crotte et risquer de se casser les jambes en allant à pied. Il n'y a que ces chevaliers de l'Aune pour aimer la boue au bas d'une robe.



En disant ces paroles avec une aigreur qui brisa le cœur de Camusot, Coralie trouvait la jambe de Lucien et la pressait entre les siennes, elle lui prit la main et la lui serra. Elle se tut alors et parut concentrée dans une de ces jouissances infinies qui récompensent ces pauvres créatures de tous leurs chagrins passés, de leurs malheurs, et qui développent dans leur âme une poésie inconnue aux autres femmes à qui ces violents contrastes manquent, heureusement.



– Vous avez fini par jouer aussi bien que mademoiselle Mars, dit Du Bruel à Coralie.



– Oui, dit Camus