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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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– C'est une idée, dit Blondet.

– Une mauvaise idée, reprit Dauriat. Mon affaire n'est pas de procéder au dépouillement des élucubrations de ceux d'entre vous qui se mettent littérateurs quand ils ne peuvent être ni capitalistes, ni bottiers, ni caporaux, ni domestiques, ni administrateurs, ni huissiers! On n'entre ici qu'avec une réputation faite! Devenez célèbre, et vous y trouverez des flots d'or. Voilà trois grands hommes de ma façon, j'ai fait trois ingrats! Nathan parle de six mille francs pour la seconde édition de son livre qui m'a coûté trois mille francs d'articles et ne m'a pas rapporté mille francs. Les deux articles de Blondet, je les ai payés mille francs et un dîner de cinq cents francs…

– Mais, monsieur, si tous les libraires disent ce que vous dites, comment peut-on publier un premier livre? demanda Lucien aux yeux de qui Blondet perdit énormément de sa valeur quand il apprit le chiffre auquel Dauriat devait les articles des Débats.

– Cela ne me regarde pas, dit Dauriat en plongeant un regard assassin sur le beau Lucien qui le regarda d'un air agréable. Moi, je ne m'amuse pas à publier un livre, à risquer deux mille francs pour en gagner deux mille; je fais des spéculations en littérature: je publie quarante volumes à dix mille exemplaires, comme font Panckoucke et les Beaudouin. Ma puissance et les articles que j'obtiens poussent une affaire de cent mille écus au lieu de pousser un volume de deux mille francs. Il faut autant de peine pour faire prendre un nom nouveau, un auteur et son livre, que pour faire réussir les Théâtres Étrangers, Victoires et Conquêtes, ou les Mémoires sur la Révolution, qui sont une fortune. Je ne suis pas ici pour être le marchepied des gloires à venir, mais pour gagner de l'argent et pour en donner aux hommes célèbres. Le manuscrit que j'achète cent mille francs est moins cher que celui dont l'auteur inconnu me demande six cents francs! Si je ne suis pas tout à fait un Mécène, j'ai droit à la reconnaissance de la littérature: j'ai déjà fait hausser de plus du double le prix des manuscrits. Je vous donne ces raisons, parce que vous êtes l'ami de Lousteau, mon petit, dit Dauriat au poète en le frappant sur l'épaule par un geste d'une révoltante familiarité. Si je causais avec tous les auteurs qui veulent que je sois leur éditeur, il faudrait fermer ma boutique, car je passerais mon temps en conversations extrêmement agréables, mais beaucoup trop chères. Je ne suis pas encore assez riche pour écouter les monologues de chaque amour-propre. Ça ne se voit qu'au théâtre, dans les tragédies classiques.

Le luxe de la toilette de ce terrible Dauriat appuyait aux yeux du poète de province, ce discours cruellement logique.

– Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il à Lousteau.

– Un magnifique volume de vers.

En entendant ce mot, Dauriat se tourna vers Gabusson par un mouvement digne de Talma: – Gabusson, mon ami, à compter d'aujourd'hui, quiconque viendra ici pour me proposer des manuscrits… Entendez-vous ça, vous autres? dit-il en s'adressant à trois commis qui sortirent de dessous les piles de livres à la voix colérique de leur patron qui regardait ses ongles et sa main qu'il avait belle. A quiconque m'apportera des manuscrits, vous demanderez si c'est des vers ou de la prose. En cas de vers, congédiez-le aussitôt. Les vers dévoreront la librairie!

– Bravo! Il a bien dit cela, Dauriat, crièrent les journalistes.

– C'est vrai, s'écria le libraire en arpentant sa boutique le manuscrit de Lucien à la main; vous ne connaissez pas, messieurs, le mal que les succès de lord Byron, de Lamartine, de Victor Hugo, de Casimir Delavigne, de Canalis et de Béranger ont produit. Leur gloire nous vaut une invasion de Barbares. Je suis sûr qu'il y a dans ce moment en librairie mille volumes de vers proposés qui commencent par des histoires interrompues, et sans queue ni tête, à l'imitation du Corsaire et de Lara. Sous prétexte d'originalité, les jeunes gens se livrent à des strophes incompréhensibles, à des poèmes descriptifs où la jeune École se croit nouvelle en inventant Delille! Depuis deux ans, les poètes ont pullulé comme les hannetons. J'y ai perdu vingt mille francs l'année dernière! Demandez à Gabusson? Il peut y avoir dans le monde des poètes immortels, j'en connais de roses et de frais qui ne se font pas encore la barbe, dit-il à Lucien; mais en librairie, jeune homme, il n'y a que quatre poètes: Béranger, Casimir Delavigne, Lamartine et Victor Hugo; car Canalis!.. c'est un poète fait à coup d'articles.

Lucien ne se sentit pas le courage de se redresser et de faire de la fierté devant ces hommes influents qui riaient de bon cœur. Il comprit qu'il serait perdu de ridicule, mais il éprouvait une démangeaison violente de sauter à la gorge du libraire, de lui déranger l'insultante harmonie de son nœud de cravate, de briser la chaîne d'or qui brillait sur sa poitrine, de fouler sa montre et de le déchirer. L'amour-propre irrité ouvrit la porte à la vengeance, il jura une haine mortelle à ce libraire auquel il souriait.

– La poésie est comme le soleil qui fait pousser les forêts éternelles et qui engendre les cousins, les moucherons, les moustiques, dit Blondet. Il n'y a pas une vertu qui ne soit doublée d'un vice. La littérature engendre bien les libraires.

– Et les journalistes! dit Lousteau.

Dauriat partit d'un éclat de rire.

– Qu'est-ce que ça, enfin? dit-il en montrant le manuscrit.

– Un recueil de sonnets à faire honte à Pétrarque, dit Lousteau.

– Comment l'entends-tu? demanda Dauriat.

– Comme tout le monde, dit Lousteau qui vit un sourire fin sur toutes les lèvres.

Lucien ne pouvait se fâcher, mais il suait dans son harnais.

– Eh! bien, je le lirai, dit Dauriat en faisant un geste royal qui montrait toute l'étendue de cette concession. Si tes sonnets sont à la hauteur du dix-neuvième siècle, je ferai de toi, mon petit, un grand poète.

– S'il a autant d'esprit qu'il est beau, vous ne courrez pas de grands risques, dit un des plus fameux orateurs de la Chambre qui causait avec un des rédacteurs du Constitutionnel et le directeur de la Minerve.

– Général, dit Dauriat, la gloire c'est douze mille francs d'articles et mille écus de dîners, demandez à l'auteur du Solitaire? Si monsieur Benjamin de Constant veut faire un article sur ce jeune poète, je ne serai pas longtemps à conclure l'affaire.

Au mot de général et en entendant nommer l'illustre Benjamin Constant, la boutique prit aux yeux du grand homme de province les proportions de l'Olympe.

– Lousteau, j'ai à te parler, dit Finot; mais je te retrouverai au théâtre. Dauriat, je fais l'affaire, mais à des conditions. Entrons dans votre cabinet.

– Viens, mon petit? dit Dauriat en laissant passer Finot devant lui et faisant un geste d'homme occupé à dix personnes qui attendaient, il allait disparaître, quand Lucien, impatient, l'arrêta.

– Vous gardez mon manuscrit, à quand la réponse?

– Mais, mon petit poète, reviens ici dans trois ou quatre jours, nous verrons.

Lucien fut entraîné par Lousteau qui ne lui laissa pas le temps de saluer Vernou, ni Blondet, ni Raoul Nathan, ni le général Foy, ni Benjamin Constant dont l'ouvrage sur les Cent-Jours venait de paraître. Lucien entrevit à peine cette tête blonde et fine, ce visage oblong, ces yeux spirituels, cette bouche agréable, enfin l'homme qui pendant vingt ans avait été le Potemkin de madame de Staël, et qui faisait la guerre aux Bourbons après l'avoir faite à Napoléon, mais qui devait mourir atterré de sa victoire.

– Quelle boutique! s'écria Lucien quand il fut assis dans un cabriolet de place à côté de Lousteau.

– Au Panorama-Dramatique, et du train! tu as trente sous pour ta course, dit Étienne au cocher. Dauriat est un drôle qui vend pour quinze ou seize cent mille francs de livres par an, il est comme le ministre de la littérature, répondit Lousteau dont l'amour-propre était agréablement chatouillé et qui se posait en maître devant Lucien. Son avidité, tout aussi grande que celle de Barbet, s'exerce sur des masses. Dauriat a des formes, il est généreux, mais il est vain; quant à son esprit, ça se compose de tout ce qu'il entend dire autour de lui; sa boutique est un lieu très-excellent à fréquenter. On peut y causer avec les gens supérieurs de l'époque. Là, mon cher, un jeune homme en apprend plus en une heure qu'à pâlir sur des livres pendant dix ans. On y discute des articles, on y brasse des sujets, on s'y lie avec des gens célèbres ou influents qui peuvent être utiles. Aujourd'hui, pour réussir, il est nécessaire d'avoir des relations. Tout est hasard, vous le voyez. Ce qu'il y a de plus dangereux est d'avoir de l'esprit tout seul dans son coin.

– Mais quelle impertinence! dit Lucien.

– Bah! nous nous moquons tous de Dauriat, répondit Étienne. Vous avez besoin de lui, il vous marche sur le ventre; il a besoin du Journal des Débats, Émile Blondet le fait tourner comme une toupie. Oh! si vous entrez dans la littérature, vous en verrez bien d'autres! Eh! bien, que vous disais-je?

– Oui, vous avez raison, répondit Lucien. J'ai souffert dans cette boutique encore plus cruellement que je ne m'y attendais, d'après votre programme.

– Et pourquoi vous livrer à la souffrance? Ce qui nous coûte notre vie, le sujet qui, durant des nuits studieuses, a ravagé notre cerveau; toutes ces courses à travers les champs de la pensée, notre monument construit avec notre sang devient pour les éditeurs une affaire bonne ou mauvaise. Les libraires vendront ou ne vendront pas votre manuscrit. Voilà pour eux tout le problème. Un livre, pour eux, représente des capitaux à risquer. Plus le livre est beau, moins il a de chances d'être vendu. Tout homme supérieur s'élève au-dessus des masses, son succès est donc en raison directe avec le temps nécessaire pour apprécier l'œuvre. Aucun libraire ne veut attendre. Le livre d'aujourd'hui doit être vendu demain. Dans ce système-là, les libraires refusent les livres substantiels auxquels il faut de hautes, de lentes approbations.

 

– D'Arthez a raison, s'écria Lucien.

– Vous connaissez d'Arthez? dit Lousteau. Je ne sais rien de plus dangereux que les esprits solitaires qui pensent, comme ce garçon-là, pouvoir attirer le monde à eux. En fanatisant les jeunes imaginations par une croyance qui flatte la force immense que nous sentons d'abord en nous-mêmes, ces gens à gloire posthume les empêchent de se remuer à l'âge où le mouvement est possible et profitable. Je suis pour le système de Mahomet, qui, après avoir commandé à la montagne de venir à lui, s'est écrié: – Si tu ne viens pas à moi, j'irai donc vers toi!

Cette saillie, où la raison prenait une forme incisive, était de nature à faire hésiter Lucien entre le système de pauvreté soumise que prêchait le Cénacle, et la doctrine militante que Lousteau lui exposait. Aussi le poète d'Angoulême garda-t-il le silence jusqu'au boulevard du Temple.

Le Panorama-Dramatique, aujourd'hui remplacé par une maison, était une charmante salle de spectacle située vis-à-vis la rue Charlot, sur le boulevard du Temple, et où deux administrations succombèrent sans obtenir un seul succès, quoique Bouffé, l'un des acteurs qui se sont partagé la succession de Potier, y ait débuté, ainsi que Florine, actrice qui, cinq ans plus tard, devint si célèbre. Les théâtres, comme les hommes, sont soumis à des fatalités. Le Panorama-Dramatique avait à rivaliser avec l'Ambigu, la Gaîté, la Porte-Saint-Martin et les théâtres de vaudeville; il ne put résister à leurs manœuvres, aux restrictions de son privilége et au manque de bonnes pièces. Les auteurs ne voulurent pas se brouiller avec les théâtres existants pour un théâtre dont la vie semblait problématique. Cependant l'administration comptait sur la pièce nouvelle, espèce de mélodrame comique d'un jeune auteur, collaborateur de quelques célébrités, nommé Du Bruel qui disait l'avoir faite à lui seul. Cette pièce avait été composée pour le début de Florine, jusqu'alors comparse à la Gaîté, où depuis un an elle jouait des petits rôles dans lesquels elle s'était fait remarquer, sans pouvoir obtenir d'engagement, en sorte que le Panorama l'avait enlevée à son voisin. Coralie, une autre actrice, devait y débuter aussi. Quand les deux amis arrivèrent, Lucien fut stupéfait par l'exercice du pouvoir de la Presse.

– Monsieur est avec moi, dit Étienne au Contrôle qui s'inclina tout entier.

– Vous trouverez bien difficilement à vous placer, dit le contrôleur en chef. Il n'y a plus de disponible que la loge du directeur.

Étienne et Lucien perdirent un certain temps à errer dans les corridors et à parlementer avec les ouvreuses.

– Allons dans la salle, nous parlerons au directeur qui nous prendra dans sa loge. D'ailleurs je vous présenterai à l'héroïne de la soirée, à Florine.

Sur un signe de Lousteau, le portier de l'orchestre prit une petite clef et ouvrit une porte perdue dans un gros mur. Lucien suivit son ami, et passa soudain du corridor illuminé au trou noir qui, dans presque tous les théâtres, sert de communication entre la salle et les coulisses. Puis, en montant quelques marches humides, le poète de province aborda la coulisse, où l'attendait le spectacle le plus étrange. L'étroitesse des portants, la hauteur du théâtre, les échelles à quinquets, les décorations si horribles vues de près, les acteurs plâtrés, leurs costumes si bizarres et faits d'étoffes si grossières, les garçons à vestes huileuses, les cordes qui pendent, le régisseur qui se promène son chapeau sur la tête, les comparses assises, les toiles de fond suspendues, les pompiers, cet ensemble de choses bouffonnes, tristes, sales, affreuses, éclatantes ressemblait si peu à ce que Lucien avait vu de sa place au théâtre que son étonnement fut sans bornes. On achevait un gros bon mélodrame intitulé Bertram, pièce imitée d'une tragédie de Maturin qu'estimaient infiniment Nodier, lord Byron et Walter Scott, mais qui n'obtint aucun succès à Paris.

– Ne quittez pas mon bras si vous ne voulez pas tomber dans une trappe, recevoir une forêt sur la tête, renverser un palais ou accrocher une chaumière, dit Étienne à Lucien. Florine est-elle dans sa loge, mon bijou? dit-il à une actrice qui se préparait à son entrée en scène en écoutant les acteurs.

– Oui, mon amour. Je te remercie de ce que tu as dit de moi. Tu es d'autant plus gentil que Florine entrait ici.

– Allons, ne manque pas ton effet, ma petite, lui dit Lousteau. Précipite-toi, haut la patte! dis-moi bien: Arrête, malheureux! car il y a deux mille francs de recette.

Lucien stupéfait vit l'actrice se composant et s'écriant: Arrête, malheureux! de manière à le glacer d'effroi. Ce n'était plus la même femme.

– Voilà donc le théâtre, se dit-il.

– C'est comme la boutique des Galeries-de-Bois et comme un journal pour la littérature, une vraie cuisine.

Nathan parut.

– Pour qui venez-vous donc ici? lui dit Lousteau.

– Mais je fais les petits théâtres à la Gazette, en attendant mieux, répondit Nathan.

– Eh! soupez donc avec nous ce soir, et traitez bien Florine, à charge de revanche, lui dit Lousteau.

– Tout à votre service, répondit Nathan.

– Vous savez, elle demeure maintenant rue de Bondy.

– Qui donc est ce beau jeune homme avec qui tu es, mon petit Lousteau? dit l'actrice en rentrant de la Scène dans la coulisse.

– Ah! ma chère, un grand poète, un homme qui sera célèbre. Comme vous devez souper ensemble, monsieur Nathan, je vous présente monsieur Lucien de Rubempré.

– Vous portez un beau nom, monsieur, dit Raoul à Lucien.

– Lucien? monsieur Raoul Nathan, fit Étienne à son nouvel ami.

– Ma foi, monsieur, je vous lisais il y a deux jours, et je n'ai pas conçu, quand on a fait votre livre et votre recueil de poésies, que vous soyez si humble devant un journaliste.

– Je vous attends à votre premier livre, répondit Nathan en laissant échapper un fin sourire.

– Tiens, tiens, les Ultras et les Libéraux se donnent donc des poignées de main, s'écria Vernou en voyant ce trio.

– Le matin je suis des opinions de mon journal, dit Nathan, mais le soir je pense ce que je veux, la nuit tous les rédacteurs sont gris.

– Étienne, dit Félicien en s'adressant à Lousteau, Finot est venu avec moi, il te cherche. Et… le voilà.

– Ah! çà, il n'y a donc pas une place? dit Finot.

– Vous en avez toujours une dans nos cœurs, lui dit l'actrice qui lui adressa le plus agréable sourire.

– Tiens, ma petite Florville, te voilà déjà guérie de ton amour. On te disait enlevée par un prince russe.

– Est-ce qu'on enlève les femmes aujourd'hui? dit la Florville qui était l'actrice d'Arrête, malheureux. Nous sommes restés dix jours à Saint-Mandé, mon prince en a été quitte pour une indemnité payée à l'Administration. Le directeur, reprit Florville en riant, va prier Dieu qu'il vienne beaucoup de princes russes, leurs indemnités lui feraient des recettes sans frais.

– Et toi, ma petite, dit Finot à une jolie paysanne qui les écoutait, où donc as-tu volé les boutons de diamants que tu as aux oreilles? As-tu fait un prince indien?

– Non, mais un marchand de cirage, un Anglais qui est déjà parti! N'a pas qui veut, comme Florine et Coralie, des négociants millionnaires ennuyés de leur ménage: sont-elles heureuses?

– Tu vas manquer ton entrée, Florville, s'écria Lousteau, le cirage de ton amie te monte à la tête.

– Si tu veux avoir du succès, lui dit Nathan, au lieu de crier comme une furie: Il est sauvé! entre tout uniment, arrive jusqu'à la rampe et dis d'une voix de poitrine: Il est sauvé, comme la Pasta dit: O! patria dans Tancrède. Va donc! ajouta-t-il en la poussant.

– Il n'est plus temps, elle rate son effet! dit Vernou.

– Qu'a-t-elle fait? la salle applaudit à tout rompre, dit Lousteau.

– Elle leur a montré sa gorge en se mettant à genoux, c'est sa grande ressource, dit l'actrice veuve du cirage.

– Le directeur nous donne sa loge, tu m'y retrouveras, dit Finot à Étienne.

Lousteau conduisit alors Lucien derrière le théâtre à travers le dédale des coulisses, des corridors et des escaliers jusqu'au troisième étage, à une petite chambre où ils arrivèrent suivis de Nathan et de Félicien Vernou.

– Bonjour ou bonsoir, messieurs, dit Florine. Monsieur, dit-elle en se tournant vers un homme gros et court qui se tenait dans un coin, ces messieurs sont les arbitres de mes destinées, mon avenir est entre leurs mains; mais ils seront, je l'espère, sous notre table demain matin, si monsieur Lousteau n'a rien oublié…

– Comment! vous aurez Blondet des Débats, lui dit Étienne, le vrai Blondet, Blondet lui-même, enfin Blondet.

– Oh! mon petit Lousteau, tiens, il faut que je t'embrasse, dit-elle en lui sautant au cou.

A cette démonstration, Matifat, le gros homme, prit un air sérieux. A seize ans, Florine était maigre. Sa beauté, comme un bouton de fleur plein de promesses, ne pouvait plaire qu'aux artistes qui préfèrent les esquisses aux tableaux. Cette charmante actrice avait dans les traits toute la finesse qui la caractérise, et ressemblait alors à la Mignon de Gœthe. Matifat, riche droguiste de la rue des Lombards, avait pensé qu'une petite actrice des boulevards serait peu dispendieuse; mais, en onze mois, Florine lui coûta cent mille francs. Rien ne parut plus extraordinaire à Lucien que cet honnête et probe négociant posé là comme un dieu Terme dans un coin de ce réduit de dix pieds carrés, tendu d'un joli papier, décoré d'une psyché, d'un divan, de deux chaises, d'un tapis, d'une cheminée et plein d'armoires. Une femme de chambre achevait d'habiller l'actrice en Espagnole. La pièce était un imbroglio où Florine faisait le rôle d'une comtesse.

– Cette créature sera dans cinq ans la plus belle actrice de Paris, dit Nathan à Félicien.

– Ah! çà, mes amours, dit Florine en se retournant vers les trois journalistes, soignez-moi demain: d'abord, j'ai fait garder des voitures cette nuit, car je vous renverrai soûls comme des mardi-gras. Matifat a eu des vins, oh! mais des vins dignes de Louis XVIII, et il a pris le cuisinier du ministre de Prusse.

– Nous nous attendons à des choses énormes en voyant monsieur, dit Nathan.

– Mais il sait qu'il traite les hommes les plus dangereux de Paris, répondit Florine.

Matifat regardait Lucien d'un air inquiet, car la grande beauté de ce jeune homme excitait sa jalousie.

– Mais en voilà un que je ne connais pas, dit Florine en avisant Lucien. Qui de vous a ramené de Florence l'Apollon du Belvédère? Monsieur est gentil comme une figure de Girodet.

– Mademoiselle, dit Lousteau, monsieur est un poète de province que j'ai oublié de vous présenter. Vous êtes si belle ce soir qu'il est impossible de songer à la civilité puérile et honnête…

– Est-il riche, qu'il fait de la poésie? demanda Florine.

– Pauvre comme Job, répondit Lucien.

– C'est bien tentant pour nous autres, dit l'actrice.

Du Bruel, l'auteur de la pièce, un jeune homme en redingote, petit, délié, tenant à la fois du bureaucrate, du propriétaire et de l'agent de change, entra soudain.

– Ma petite Florine, vous savez bien votre rôle, hein? pas de défaut de mémoire. Soignez la scène du second acte, du mordant, de la finesse! Dites bien: Je ne vous aime pas, comme nous en sommes convenus.

– Pourquoi prenez-vous des rôles où il y a de pareilles phrases? dit Matifat à Florine.

Un rire universel accueillit l'observation du droguiste.

– Qu'est-ce que cela vous fait, lui dit-elle, puisque ce n'est pas à vous que je parle, animal-bête? Oh! il fait mon bonheur avec ses niaiseries, ajouta-t-elle en regardant les auteurs. Foi d'honnête fille, je lui payerais tant par bêtise, si ça ne devait pas me ruiner.

– Oui, mais vous me regardez en disant cela comme quand vous répétez votre rôle, et ça me fait peur, répondit le droguiste.

– Hé! bien, je regarderai mon petit Lousteau, répondit-elle.

Une cloche retentit dans les corridors.

– Allez-vous-en tous, dit Florine, laissez-moi relire mon rôle et tâcher de le comprendre.

Lucien et Lousteau partirent les derniers. Lousteau baisa les épaules de Florine, et Lucien entendit l'actrice disant: – Impossible pour ce soir. Cette vieille bête a dit à sa femme qu'il allait à la campagne.

– La trouvez-vous gentille? dit Étienne à Lucien.

– Mais, mon cher, ce Matifat… s'écria Lucien.

– Eh! mon enfant, vous ne savez rien encore de la vie parisienne, répondit Lousteau. Il est des nécessités qu'il faut subir! C'est comme si vous aimiez une femme mariée, voilà tout. On se fait une raison.

 

Étienne et Lucien entrèrent dans une loge d'avant-scène, au rez-de-chaussée, où ils trouvèrent le directeur du théâtre et Finot. En face, Matifat était dans la loge opposée, avec un de ses amis nommé Camusot, un marchand de soieries qui protégeait Coralie, et accompagné d'un honnête petit vieillard, son beau-père. Ces trois bourgeois nettoyaient le verre de leurs lorgnettes en regardant le parterre dont les agitations les inquiétaient. Les loges offraient la société bizarre des premières représentations: des journalistes et leurs maîtresses, des femmes entretenues et leurs amants, quelques vieux habitués des théâtres friands de premières représentations, des personnes du beau monde qui aiment ces sortes d'émotions. Dans une première loge se trouvait le Directeur-général et sa famille qui avait casé Du Bruel dans une administration financière où le faiseur de vaudevilles touchait les appointements d'une sinécure. Lucien, depuis son dîner, voyageait d'étonnements en étonnements. La vie littéraire, depuis deux mois si pauvre, si dénuée à ses yeux, si horrible dans la chambre de Lousteau, si humble et si insolente à la fois aux Galeries-de-Bois, se déroulait avec d'étranges magnificences et sous des aspects singuliers. Ce mélange de hauts et de bas, de compromis avec la conscience, de suprématies et de lâchetés, de trahisons et de plaisirs, de grandeurs et de servitudes, le rendait hébété comme un homme attentif à un spectacle inouï.

– Croyez-vous que la pièce de Du Bruel vous fasse de l'argent? dit Finot au directeur.

– La pièce est une pièce d'intrigue où Du Bruel a voulu faire du Beaumarchais. Le public des boulevards n'aime pas ce genre, il veut être bourré d'émotions. L'esprit n'est pas apprécié ici. Tout, ce soir, dépend de Florine et de Coralie qui sont ravissantes de grâce, de beauté. Ces deux créatures ont des jupes très-courtes, elles dansent un pas espagnol, elles peuvent enlever le public. Cette représentation est un coup de cartes. Si les journaux me font quelques articles spirituels, en cas de réussite, je puis gagner cent mille écus.

– Allons, je le vois, ce ne sera qu'un succès d'estime, dit Finot.

– Il y a une cabale montée par les trois théâtres voisins, on va siffler quand même; mais je me suis mis en mesure de déjouer ces mauvaises intentions. J'ai surpayé les claqueurs envoyés contre moi, ils siffleront maladroitement. Voilà trois négociants qui, pour procurer un triomphe à Coralie et à Florine, ont pris chacun cent billets et les ont donnés à des connaissances capables de faire mettre la cabale à la porte. La cabale, deux fois payée, se laissera renvoyer, et cette exécution dispose toujours bien le public.

– Deux cents billets! quels gens précieux! s'écria Finot.

– Oui! avec deux autres jolies actrices aussi richement entretenues que Florine et Coralie, je me tirerais d'affaire.

Depuis deux heures, aux oreilles de Lucien, tout se résolvait par de l'argent. Au Théâtre comme en Librairie, en Librairie comme au Journal, de l'art et de la gloire, il n'en était pas question. Ces coups du grand balancier de la Monnaie, répétés sur sa tête et sur son cœur, les lui martelaient. Pendant que l'orchestre jouait l'ouverture, il ne put s'empêcher d'opposer aux applaudissements et aux sifflets du parterre en émeute les scènes de poésie calme et pure qu'il avait goûtées dans l'imprimerie de David, quand tous deux ils voyaient les merveilles de l'Art, les nobles triomphes du génie, la Gloire aux ailes blanches. En se rappelant les soirées du Cénacle, une larme brilla dans les yeux du poète.

– Qu'avez-vous? lui dit Étienne Lousteau.

– Je vois la poésie dans un bourbier, dit-il.

– Eh! mon cher, vous avez encore des illusions.

– Mais faut-il donc ramper et subir ici ces gros Matifat et Camusot, comme les actrices subissent les journalistes, comme nous subissons les libraires.

– Mon petit, lui dit à l'oreille Étienne en lui montrant Finot, vous voyez ce lourd garçon, sans esprit ni talent, mais avide, voulant la fortune à tout prix et habile en affaires, qui, dans la boutique de Dauriat, m'a pris quarante pour cent en ayant l'air de m'obliger?.. eh! bien, il a des lettres où plusieurs génies en herbe sont à genoux devant lui pour cent francs.

Une contraction causée par le dégoût serra le cœur de Lucien qui se rappela: Finot, mes cent francs? ce dessin laissé sur le tapis vert de la Rédaction.

– Plutôt mourir, dit-il.

– Plutôt vivre, lui répondit Étienne.

Au moment où la toile se leva, le directeur sortit et alla dans les coulisses pour donner quelques ordres.

– Mon cher, dit alors Finot à Étienne, j'ai la parole de Dauriat, je suis pour un tiers dans la propriété du journal hebdomadaire. J'ai traité pour trente mille francs comptant à condition d'être fait rédacteur en chef et directeur. C'est une affaire superbe. Blondet m'a dit qu'il se prépare des lois restrictives contre la Presse, les journaux existants seront seuls conservés. Dans six mois, il faudra un million pour entreprendre un nouveau journal. J'ai donc conclu sans avoir à moi plus de dix mille francs. Écoute-moi. Si tu peux faire acheter la moitié de ma part, un sixième, à Matifat, pour trente mille francs, je te donnerai la rédaction en chef de mon petit journal, avec deux cent cinquante francs par mois. Tu seras mon prête-nom. Je veux pouvoir toujours diriger la rédaction, y garder tous mes intérêts et ne pas avoir l'air d'y être pour quelque chose. Tous les articles te seront payés à raison de cent sous la colonne; ainsi tu peux te faire un boni de quinze francs par jour en ne les payant que trois francs, et en profitant de la rédaction gratuite. C'est encore quatre cent cinquante francs par mois. Mais je veux rester maître de faire attaquer ou défendre les hommes et les affaires à mon gré dans le journal, tout en te laissant satisfaire les haines et les amitiés qui ne gêneront point ma politique. Peut-être serai-je ministériel ou ultra, je ne sais pas encore; mais je veux conserver, en dessous main, mes relations libérales. Je te dis tout, à toi qui es un bon enfant. Peut-être te ferais-je avoir les Chambres dans le journal où je les fais, je ne pourrai sans doute pas les garder. Ainsi, emploie Florine à ce petit maquignonnage, et dis-lui de presser vivement le bouton au droguiste: je n'ai que quarante-huit heures pour me dédire, si je ne peux pas payer. Dauriat a vendu l'autre tiers trente mille francs à son imprimeur et à son marchand de papier. Il a, lui, son tiers gratis, et gagne dix mille francs, puisque le tout ne lui en coûte que cinquante mille. Mais dans un an le recueil vaudra deux cent mille francs à vendre à la Cour, si elle a, comme on le prétend, le bon sens d'amortir les journaux.

– Tu as du bonheur, s'écria Lousteau.

– Si tu avais passé par les jours de misère que j'ai connus, tu ne dirais pas ce mot-là. Mais dans ce temps-ci, vois-tu, je jouis d'un malheur sans remède: je suis fils d'un chapelier qui vend encore des chapeaux rue du Coq. Il n'y a qu'une révolution qui puisse me faire arriver; et, faute d'un bouleversement social, je dois avoir des millions. Je ne sais pas si, de ces deux choses, la révolution n'est pas la plus facile. Si je portais le nom de ton ami, je serais dans une belle passe. Silence, voici le directeur. Adieu, dit Finot en se levant. Je vais à l'Opéra, j'aurai peut-être un duel demain: je fais et signe d'un F un article foudroyant contre deux danseuses qui ont des généraux pour amis. J'attaque, et raide, l'Opéra.

– Ah! bah? dit le directeur.

– Oui, chacun lésine avec moi, répondit Finot. Celui-ci me retranche mes loges, celui-là refuse de me prendre cinquante abonnements. J'ai donné mon ultimatum à l'Opéra: je veux maintenant cent abonnements et quatre loges par mois. S'ils acceptent, mon journal aura huit cents abonnés servis et mille payants. Je sais les moyens d'avoir encore deux cents autres abonnements: nous serons à douze cents en janvier…