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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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– Voici un billet de cent francs à trois mois, dit Barbet qui ne put s'empêcher de sourire en sortant un papier timbré de sa poche, et j'emporterai vos bouquins. Voyez-vous, je ne peux plus donner d'argent comptant, les ventes sont trop difficiles. J'ai pensé que vous aviez besoin de moi, j'étais sans le sou, j'ai souscrit un effet pour vous obliger, car je n'aime pas à donner ma signature.

– Ainsi, vous voulez encore mon estime et des remercîments? dit Lousteau.

– Quoiqu'on ne paye pas ses billets avec des sentiments, je les accepterai tout de même, répondit Barbet.

– Mais il me faut des gants, et les parfumeurs auront la lâcheté de refuser votre papier, dit Lousteau. Tenez, voilà une superbe gravure, là, dans le premier tiroir de la commode, elle vaut quatre-vingts francs, elle est avant la lettre et après l'article, car j'en ai fait un assez bouffon. Il y avait à mordre sur Hippocrate refusant les présents d'Artaxerxès. Hein! cette belle planche convient à tous les médecins qui refusent les dons exagérés des satrapes parisiens. Vous trouverez encore sous la gravure une trentaine de romances. Allons, prenez le tout, et donnez-moi quarante francs.

– Quarante francs! dit le libraire en jetant un cri de poule effrayée, tout au plus vingt. Encore puis-je les perdre, ajouta Barbet.

– Où sont les vingt francs? dit Lousteau.

– Ma foi, je ne sais pas si je les ai, dit Barbet en se fouillant. Les voilà. Vous me dépouillez, vous avez sur moi un ascendant…

– Allons, partons, dit Lousteau qui prit le manuscrit de Lucien et fit un trait à l'encre sous la corde.

– Avez-vous encore quelque chose? demanda Barbet.

– Rien, mon petit Shylock. Je te ferai faire une affaire excellente (où tu perdras mille écus, pour t'apprendre à me voler ainsi), dit à voix basse Étienne à Lucien.

– Et vos articles? dit Lucien en roulant vers le Palais-Royal.

– Bah! vous ne savez pas comment cela se bâcle. Quant au voyage en Égypte, j'ai ouvert le livre et lu des endroits çà et là sans le couper, j'y ai découvert onze fautes de français. Je ferai une colonne en disant que si l'auteur a appris le langage des canards gravés sur les cailloux égyptiens appelés des obélisques, il ne connaît pas sa langue, et je le lui prouverai. Je dirai qu'au lieu de nous parler d'histoire naturelle et d'antiquités, il aurait dû ne s'occuper que de l'avenir de l'Égypte, du progrès de la civilisation, des moyens de rallier l'Égypte à la France, qui, après l'avoir conquise et perdue, peut se l'attacher encore par l'ascendant moral. Là-dessus une tartine patriotique, le tout entrelardé de tirades sur Marseille, sur le Levant, sur notre commerce.

– Mais s'il avait fait cela, que diriez-vous?

– Hé! bien, je dirais qu'au lieu de nous ennuyer de politique, il aurait dû s'occuper de l'Art, nous peindre le pays sous son côté pittoresque et territorial. Le critique se lamente alors. La politique, dit-il, nous déborde, elle nous ennuie, on la trouve partout. Je regretterais ces charmants voyages où l'on nous expliquait les difficultés de la navigation, le charme des débouquements, les délices du passage de la Ligne, enfin ce qu'ont besoin de savoir ceux qui ne voyageront jamais. Tout en les approuvant, on se moque des voyageurs qui célèbrent comme de grands événements un oiseau qui passe, un poisson volant, une pêche, les points géographiques relevés, les bas-fonds reconnus. On redemande ces choses scientifiques parfaitement inintelligibles, qui fascinent comme tout ce qui est profond, mystérieux, incompréhensible. L'abonné rit, il est servi. Quant aux romans, Florine est la plus grande liseuse de romans qu'il y ait au monde, elle m'en fait l'analyse, et je broche mon article d'après son opinion. Quand elle a été ennuyée par ce qu'elle nomme les phrases d'auteur, je prends le livre en considération, et fais redemander un exemplaire au libraire qui l'envoie, enchanté d'avoir un article favorable.

– Bon Dieu! mais la critique, la sainte critique! dit Lucien imbu des doctrines de son Cénacle.

– Mon cher, dit Lousteau, la critique est une brosse qui ne peut pas s'employer sur les étoffes légères, où elle emporterait tout. Écoutez, laissons là le métier. Voyez-vous cette marque? lui dit-il en lui montrant le manuscrit des Marguerites. J'ai uni par un peu d'encre votre corde au papier. Si Dauriat lit votre manuscrit, il lui sera certes impossible de remettre la corde exactement. Ainsi votre manuscrit est comme scellé. Ceci n'est pas inutile pour l'expérience que vous voulez faire. Encore, remarquez que vous n'arriverez pas, seul et sans parrain, dans cette boutique, comme ces petits jeunes gens qui se présentent chez dix libraires avant d'en trouver un qui leur présente une chaise…

Lucien avait éprouvé déjà la vérité de ce détail. Lousteau paya le fiacre en lui donnant trois francs, au grand ébahissement de Lucien surpris de la prodigalité qui succédait à tant de misère. Puis les deux amis entrèrent dans les Galeries-de-Bois, où trônait alors la Librairie dite de Nouveautés.

A cette époque, les Galeries-de-Bois constituaient une des curiosités parisiennes les plus illustres. Il n'est pas inutile de peindre ce bazar ignoble; car, pendant trente-six ans, il a joué dans la vie parisienne un si grand rôle, qu'il est peu d'hommes âgés de quarante ans à qui cette description incroyable pour les jeunes gens, ne fasse encore plaisir. En place de la froide, haute et large galerie d'Orléans, espèce de serre sans fleurs, se trouvaient des baraques, ou, pour être plus exact, des huttes en planches, assez mal couvertes, petites, mal éclairées sur la cour et sur le jardin par des jours de souffrance appelés croisées, mais qui ressemblaient aux plus sales ouvertures des guinguettes hors barrière. Une triple rangée de boutiques y formait deux galeries, hautes d'environ douze pieds. Les boutiques sises au milieu donnaient sur les deux galeries dont l'atmosphère leur livrait un air méphitique, et dont la toiture laissait passer peu de jour à travers des vitres toujours sales. Ces alvéoles avaient acquis un tel prix par suite de l'affluence du monde, que malgré l'étroitesse de certaines, à peine large de six pieds et longues de huit à dix, leur location coûtait mille écus. Les boutiques éclairées sur le jardin et sur la cour étaient protégées par de petits treillages verts, peut-être pour empêcher la foule de démolir, par son contact, les murs en mauvais plâtras qui formaient le derrière des magasins. Là donc se trouvait un espace de deux ou trois pieds où végétaient les produits les plus bizarres d'une botanique inconnue à la science, mêlés à ceux de diverses industries non moins florissantes. Une maculature coiffait un rosier, en sorte que les fleurs de rhétorique étaient embaumées par les fleurs avortées de ce jardin mal soigné, mais fétidement arrosé. Des rubans de toutes les couleurs ou des prospectus fleurissaient dans les feuillages. Les débris de modes étouffaient la végétation: vous trouviez un nœud de rubans sur une touffe de verdure, et vous étiez déçu dans vos idées sur la fleur que vous veniez admirer en apercevant une coque de satin qui figurait un dahlia. Du côté de la cour, comme du côté du jardin, l'aspect de ce palais fantasque offrait tout ce que la saleté parisienne a produit de plus bizarre: des badigeonnages lavés, des plâtras refaits, de vieilles peintures, des écriteaux fantastiques. Enfin le public parisien salissait énormément les treillages verts, soit sur le jardin, soit sur la cour. Ainsi, des deux côtés, une bordure infâme et nauséabonde semblait défendre l'approche des Galeries aux gens délicats; mais les gens délicats ne reculaient pas plus devant ces horribles choses que les princes des contes de fées ne reculent devant les dragons et les obstacles interposés par un mauvais génie entre eux et les princesses. Ces Galeries étaient comme aujourd'hui percées au milieu par un passage, et comme aujourd'hui l'on y pénétrait encore par les deux péristyles actuels commencés avant la Révolution et abandonnés faute d'argent. La belle galerie de pierre qui mène au Théâtre-Français formait alors un passage étroit d'une hauteur démesurée et si mal couvert qu'il y pleuvait souvent. On la nommait Galerie-Vitrée, pour la distinguer des Galeries-de-Bois. Les toitures de ces bouges étaient toutes d'ailleurs en si mauvais état, que la Maison d'Orléans eut un procès avec un célèbre marchand de cachemires et d'étoffes qui, pendant une nuit, trouva des marchandises avariées pour une somme considérable. Le marchand eut gain de cause. Une double toile goudronnée servait de couverture en quelques endroits. Le sol de la Galerie-Vitrée, où Chevet commença sa fortune, et celui des Galeries-de-Bois étaient le sol naturel de Paris, augmenté du sol factice amené par les bottes et les souliers des passants. En tout temps, les pieds heurtaient des montagnes et des vallées de boue durcie, incessamment balayées par les marchands, et qui demandaient aux nouveaux-venus une certaine habitude pour y marcher.

Ce sinistre amas de crottes, ces vitrages encrassés par la pluie et par la poussière, ces huttes plates et couvertes de haillons au dehors, la saleté des murailles commencées, cet ensemble de choses qui tenait du camp des Bohémiens, des baraques d'une foire, des constructions provisoires avec lesquelles on entoure à Paris les monuments qu'on ne bâtit pas, cette physionomie grimaçante allait admirablement aux différents commerces qui grouillaient sous ce hangar impudique, effronté, plein de gazouillements et d'une gaieté folle, où, depuis la Révolution de 1789 jusqu'à la Révolution de 1830, il s'est fait d'immenses affaires. Pendant vingt années, la Bourse s'est tenue en face, au rez-de-chaussée du Palais. Ainsi, l'opinion publique, les réputations se faisaient et se défaisaient là, aussi bien que les affaires politiques et financières. On se donnait rendez-vous dans ces galeries avant et après la Bourse. Le Paris des banquiers et des commerçants encombrait souvent la cour du Palais-Royal, et refluait sous ces abris par les temps de pluie. La nature de ce bâtiment, surgi sur ce point on ne sait comment, le rendait d'une étrange sonorité. Les éclats de rire y foisonnaient. Il n'arrivait pas une querelle à un bout qu'on ne sût à l'autre de quoi il s'agissait. Il n'y avait là que des libraires, de la poésie, de la politique et de la prose, des marchandes de modes, enfin des filles de joie qui venaient seulement le soir. Là fleurissaient les nouvelles et les livres, les jeunes et les vieilles gloires, les conspirations de la Tribune et les mensonges de la Librairie. Là se vendaient les nouveautés au public, qui s'obstinait à ne les acheter que là. Là, se sont vendus dans une seule soirée plusieurs milliers de tel ou tel pamphlet de Paul-Louis Courier, ou des Aventures de la fille d'un roi. A l'époque où Lucien s'y produisait, quelques boutiques avaient des devantures, des vitrages assez élégants; mais ces boutiques appartenaient aux rangées donnant sur le jardin ou sur la cour. Jusqu'au jour où périt cette étrange colonie sous le marteau de l'architecte Fontaine, les boutiques sises entre les deux galeries furent entièrement ouvertes, soutenues par des piliers comme les boutiques des foires de province, et l'œil plongeait sur les deux galeries à travers les marchandises ou les portes vitrées. Comme il était impossible d'y avoir du feu, les marchands n'avaient que des chaufferettes et faisaient eux-mêmes la police du feu, car une imprudence pouvait enflammer en un quart d'heure cette république de planches desséchées par le soleil et comme enflammées déjà par la prostitution, encombrées de gaze, de mousseline, de papiers, quelquefois ventilées par des courants d'airs. Les boutiques de modistes étaient pleines de chapeaux inconcevables, qui semblaient être là moins pour la vente que pour l'étalage, tous accrochés par centaines à des broches de fer terminées en champignon, et pavoisant les galeries de leurs mille couleurs. Pendant vingt ans, tous les promeneurs se sont demandé sur quelles têtes ces chapeaux poudreux achevaient leur carrière. Des ouvrières généralement laides, mais égrillardes, raccrochaient les femmes par des paroles astucieuses, suivant la coutume et avec le langage de la Halle. Une grisette dont la langue était aussi déliée que ses yeux étaient actifs, se tenait sur un tabouret et harcelait les passants: – Achetez-vous un joli chapeau, madame? – Laissez-moi donc vous vendre quelque chose, monsieur? Leur vocabulaire fécond et pittoresque était varié par les inflexions de voix, par des regards et par des critiques sur les passants. Les libraires et les marchandes de modes vivaient en bonne intelligence. Dans le passage nommé si fastueusement la Galerie-Vitrée, se trouvaient les commerces les plus singuliers. Là s'établissaient les ventriloques, les charlatans de toute espèce, les spectacles où l'on ne voit rien et ceux où l'on vous montre le monde entier. Là s'est établi pour la première fois un homme qui a gagné sept ou huit cent mille francs à parcourir les foires. Il avait pour enseigne un soleil tournant dans un cadre noir, autour duquel éclataient ces mots écrits en rouge: Ici l'homme voit ce que Dieu ne saurait voir. Prix: deux sous. L'aboyeur ne vous admettait jamais seul, ni jamais plus de deux. Une fois entré, vous vous trouviez nez à nez avec une grande glace. Tout à coup une voix, qui eût épouvanté Hoffmann le Berlinois, partait comme une mécanique dont le ressort est poussé. «Vous voyez là, messieurs, ce que dans toute l'éternité Dieu ne saurait voir, c'est-à-dire votre semblable. Dieu n'a pas son semblable!» Vous vous en alliez honteux sans oser avouer votre stupidité. De toutes les petites portes partaient des voix semblables qui vous vantaient des Cosmoramas, des vues de Constantinople, des spectacles de marionnettes, des automates qui jouaient aux échecs, des chiens qui distinguaient la plus belle femme de la société. Le ventriloque Fitz-James a fleuri là dans le café Borel avant d'aller mourir à Montmartre, mêlé aux élèves de l'École Polytechnique. Il y avait des fruitières et des marchandes de bouquets, un fameux tailleur dont les broderies militaires reluisaient le soir comme des soleils. Le matin, jusqu'à deux heures après midi, les Galeries-de-Bois étaient muettes, sombres et désertes. Les marchands y causaient comme chez eux. Le rendez-vous que s'y est donné la population parisienne ne commençait que vers trois heures, à l'heure de la Bourse. Dès que la foule venait, il se pratiquait des lectures gratuites à l'étalage des libraires par les jeunes gens affamés de littérature et dénués d'argent. Les commis chargés de veiller sur les livres exposés laissaient charitablement les pauvres gens tournant les pages. Quand il s'agissait d'un in-12 de deux cents pages comme Smarra, Pierre Schlémilh, Jean Sbogar, Jocko, en deux séances il était dévoré. En ce temps-là les cabinets de lecture n'existaient pas, il fallait acheter un livre pour le lire; aussi les romans se vendaient-ils alors à des nombres qui paraîtraient fabuleux aujourd'hui. Il y avait donc je ne sais quoi de français dans cette aumône faite à l'intelligence jeune, avide et pauvre. La poésie de ce terrible bazar éclatait à la tombée du jour. De toutes rues adjacentes allaient et venaient un grand nombre de filles qui pouvaient s'y promener sans rétribution. De tous les points de Paris, une fille de joie accourait faire son Palais. Les Galeries-de-Pierre appartenaient à des maisons privilégiées qui payaient le droit d'exposer des créatures habillées comme des princesses, entre telle ou telle arcade, et à la place correspondante dans le jardin; tandis que les Galeries-de-Bois étaient pour la prostitution un terrain public, le Palais par excellence, mot qui signifiait alors le temple de la prostitution. Une femme pouvait y venir, en sortir accompagnée de sa proie, et l'emmener où bon lui semblait. Ces femmes attiraient donc le soir aux Galeries-de-Bois une foule si considérable qu'on y marchait au pas, comme à la procession ou au bal masqué. Cette lenteur, qui ne gênait personne, servait à l'examen. Ces femmes avaient une mise qui n'existe plus; la manière dont elles se tenaient décolletées jusqu'au milieu du dos, et très-bas aussi par devant; leurs bizarres coiffures inventées pour attirer les regards: celle-ci en Cauchoise, celle-là en Espagnole; l'une bouclée comme un caniche, l'autre en bandeaux lisses; leurs jambes serrées par des bas blancs et montrées on ne sait comment mais toujours à propos, toute cette infâme poésie est perdue. La licence des interrogations et des réponses, ce cynisme public en harmonie avec le lieu ne se retrouve plus, ni au bal masqué, ni dans les bals si célèbres qui se donnent aujourd'hui. C'était horrible et gai. La chair éclatante des épaules et des gorges étincelait au milieu des vêtements d'hommes presque toujours sombres, et produisait les plus magnifiques oppositions. Le brouhaha des voix et le bruit de la promenade formait un murmure qui s'entendait dès le milieu du jardin, comme une basse continue brodée des éclats de rire des filles ou des cris de quelque rare dispute. Les personnes comme il faut, les hommes les plus marquants y étaient coudoyés par des gens à figure patibulaire. Ces monstrueux assemblages avaient je ne sais quoi de piquant, les hommes les plus insensibles étaient émus. Aussi tout Paris est-il venu là jusqu'au dernier moment; il s'y est promené sur le plancher de bois que l'architecte a fait au-dessus des caves pendant qu'il les bâtissait. Des regrets immenses et unanimes ont accompagné la chute de ces ignobles morceaux de bois.

 

Le libraire Ladvocat s'était établi depuis quelques jours à l'angle du passage qui partageait ces galeries par le milieu, devant Dauriat, jeune homme maintenant oublié, mais audacieux, et qui défricha la route où brilla depuis son concurrent. La boutique de Dauriat se trouvait sur une des rangées donnant sur le jardin, et celle de Ladvocat était sur la cour. Divisée en deux parties, la boutique de Dauriat offrait un vaste magasin à sa librairie, et l'autre portion lui servait de cabinet. Lucien, qui venait là pour la première fois le soir, fut étourdi de cet aspect, auquel ne résistaient pas les provinciaux ni les jeunes gens. Il perdit bientôt son introducteur.

– Si tu étais beau comme ce garçon-là, je te donnerais du retour, dit une créature à un vieillard en lui montrant Lucien.

Lucien devint honteux comme le chien d'un aveugle, il suivit le torrent dans un état d'hébétement et d'excitation difficile à décrire. Harcelé par les regards des femmes, sollicité par des rondeurs blanches, par des gorges audacieuses qui l'éblouissaient, il se raccrochait à son manuscrit qu'il serrait pour qu'on ne le lui volât point, l'innocent!

– Hé! bien, monsieur, cria-t-il en se sentant pris par un bras et croyant que sa poésie avait alléché quelque auteur.

Il reconnut son ami Lousteau qui lui dit: – Je savais bien que vous finiriez par passer là!

Le poète était sur la porte du magasin où Lousteau le fit entrer, et qui était plein de gens attendant le moment de parler au Sultan de la librairie. Les imprimeurs, les papetiers et les dessinateurs, groupés autour des commis, les questionnaient sur des affaires en train ou qui se méditaient.

– Tenez, voilà Finot, le directeur de mon journal; il cause avec un jeune homme qui a du talent, Félicien Vernou, un petit drôle méchant comme une maladie secrète.

– Hé! bien, tu as une première représentation, mon vieux, dit Finot en venant avec Vernou à Lousteau. J'ai disposé de la loge.

– Tu l'as vendue à Braulard?

– Eh! bien, après? tu te feras placer. Que viens-tu demander à Dauriat? Ah! il est convenu que nous pousserons Paul de Kock, Dauriat en a pris deux cents exemplaires et Victor Ducange lui refuse un roman. Dauriat veut, dit-il, faire un nouvel auteur dans le même genre. Tu mettras Paul de Kock au dessus de Ducange.

– Mais j'ai une pièce avec Ducange à la Gaieté, dit Lousteau.

– Hé! bien, tu lui diras que l'article est de moi, je serai censé l'avoir fait atroce, tu l'auras adouci, il te devra des remercîments.

– Ne pourrais-tu me faire escompter ce petit bon de cent francs par le caissier de Dauriat? dit Étienne à Finot. Tu sais! nous soupons ensemble pour inaugurer le nouvel appartement de Florine.

– Ah! oui, tu nous traites, dit Finot en ayant l'air de faire un effort de mémoire. Hé! bien, Gabusson, dit Finot en prenant le billet de Barbet et le présentant au caissier, donnez quatre-vingt-dix francs pour moi à cet homme-là. Endosse le billet, mon vieux?

Lousteau prit la plume du caissier pendant que le caissier comptait l'argent, et signa. Lucien, tout yeux et tout oreilles, ne perdit pas une syllabe de cette conversation.

– Ce n'est pas tout, mon cher ami, reprit Étienne, je ne te dis pas merci, c'est entre nous à la vie à la mort. Je dois présenter monsieur à Dauriat, et tu devrais le disposer à nous écouter.

– De quoi s'agit-il? demanda Finot.

– D'un recueil de poésies, répondit Lucien.

– Ah! dit Finot en faisant un haut-le-corps.

– Monsieur, dit Vernou en regardant Lucien, ne pratique pas depuis longtemps la librairie, il aurait déjà serré son manuscrit dans les coins les plus sauvages de son domicile.

En ce moment un beau jeune homme, Émile Blondet, qui venait de débuter au journal des Débats par des articles de la plus grande portée, entra, donna la main à Finot, à Lousteau, et salua légèrement Vernou.

– Viens souper avec nous, à minuit, chez Florine, lui dit Lousteau.

– J'en suis, dit le jeune homme. Mais qu'y a-t-il?

– Ah! il y a, dit Lousteau, Florine et Matifat le droguiste; Du Bruel, l'auteur qui a donné un rôle à Florine pour son début; un petit vieux, le père Cardot et son gendre Camusot; puis Finot…

– Fait-il les choses convenablement, ton droguiste?

– Il ne nous donnera pas de drogues, dit Lucien.

– Monsieur a beaucoup d'esprit, dit sérieusement Blondet en regardant Lucien. Il est du souper, Lousteau?

– Oui.

– Nous rirons bien.

Lucien avait rougi jusqu'aux oreilles.

– En as-tu pour long-temps, Dauriat? dit Blondet en frappant à la vitre qui donnait au-dessus du bureau de Dauriat.

– Mon ami, je suis à toi.

– Bon, dit Lousteau à son protégé. Ce jeune homme, presque aussi jeune que vous, est aux Débats. Il est un des princes de la critique: il est redouté, Dauriat viendra le cajoler, et nous pourrons alors dire notre affaire au Pacha des vignettes et de l'imprimerie. Autrement, à onze heures notre tour ne serait pas venu. L'audience se grossira de moment en moment.

Lucien et Lousteau s'approchèrent alors de Blondet, de Finot, de Vernou, et allèrent former un groupe à l'extrémité de la boutique.

 

– Que fait-il? dit Blondet à Gabusson, le premier commis qui se leva pour venir le saluer.

– Il achète un journal hebdomadaire qu'il veut restaurer afin de l'opposer à l'influence de la Minerve qui sert trop exclusivement Eymery, et au Conservateur qui est trop aveuglément romantique.

– Payera-t-il bien?

– Mais comme toujours… trop! dit le caissier.

En ce moment un jeune homme entra, qui venait de faire paraître un magnifique roman, vendu rapidement et couronné par le plus beau succès, un roman dont la seconde édition s'imprimait pour Dauriat. Ce jeune homme, doué de cette tournure extraordinaire et bizarre qui signale les natures artistes, frappa vivement Lucien.

– Voilà Nathan, dit Lousteau à l'oreille du poète de province.

Nathan, malgré la sauvage fierté de sa physionomie, alors dans toute sa jeunesse, aborda les journalistes chapeau bas, et se tint presque humble devant Blondet qu'il ne connaissait encore que de vue. Blondet et Finot gardèrent leurs chapeaux sur la tête.

– Monsieur, je suis heureux de l'occasion que me présente le hasard…

– Il est si troublé, qu'il fait un pléonasme, dit Félicien à Lousteau.

– … de vous peindre ma reconnaissance pour le bel article que vous avez bien voulu me faire au journal des Débats. Vous êtes pour la moitié dans le succès de mon livre.

– Non, mon cher, non, dit Blondet d'un air où la protection se cachait sous la bonhomie. Vous avez du talent, le diable m'emporte, et je suis enchanté de faire votre connaissance.

– Comme votre article a paru, je ne paraîtrai plus être le flatteur du pouvoir: nous sommes maintenant à l'aise vis-à-vis l'un de l'autre. Voulez-vous me faire l'honneur et le plaisir de dîner avec moi demain? Finot en sera. Lousteau, mon vieux, tu ne me refuseras pas? ajouta Nathan en donnant une poignée de main à Étienne. Ah! vous êtes dans un beau chemin, monsieur, dit-il à Blondet, vous continuez les Dussault, les Fiévée, les Geoffroi! Hoffmann a parlé de vous à Claude Vignon, son élève, un de mes amis, et lui a dit qu'il mourrait tranquille, que le journal des Débats vivrait éternellement. On doit vous payer énormément?

– Cent francs la colonne, reprit Blondet. Ce prix est peu de chose quand on est obligé de lire les livres, d'en lire cent pour en trouver un dont on peut s'occuper, comme le vôtre. Votre œuvre m'a fait plaisir, parole d'honneur.

– Et il lui a rapporté quinze cents francs, dit Lousteau à Lucien.

– Mais vous faites de la politique? reprit Nathan.

– Oui, par-ci, par là, répondit Blondet.

Lucien, qui se trouvait là comme un embryon, avait admiré le livre de Nathan, il révérait l'auteur à l'égal d'un Dieu, et il fut stupide de tant de lâcheté devant ce critique dont le nom et la portée lui étaient inconnus. – Me conduirais-je jamais ainsi? faut-il donc abdiquer sa dignité! se dit-il. Mets donc ton chapeau, Nathan? tu as fait un beau livre et le critique n'a fait qu'un article. Ces pensées lui fouettaient le sang dans les veines. Il apercevait, de moment en moment, des jeunes gens timides, des auteurs besogneux qui demandaient à parler à Dauriat; mais qui, voyant la boutique pleine, désespéraient d'avoir audience et disaient en sortant: – Je reviendrai. Deux ou trois hommes politiques causaient de la convocation des Chambres et des affaires publiques au milieu d'un groupe composé de célébrités politiques. Le journal hebdomadaire duquel traitait Dauriat avait le droit de parler politique. Dans ce temps les tribunes de papier timbré devenaient rares. Un journal était un privilége aussi couru que celui d'un théâtre. Un des actionnaires les plus influents du Constitutionnel se trouvait au milieu du groupe politique. Lousteau s'acquittait à merveille de son office de cicérone. Aussi, de phrase en phrase, Dauriat grandissait-il dans l'esprit de Lucien, qui voyait la politique et la littérature convergeant dans cette boutique. A l'aspect d'un poète éminent y prostituant la muse à un journaliste, y humiliant l'Art, comme la Femme était humiliée, prostituée sous ces galeries ignobles, le grand homme de province recevait des enseignements terribles. L'argent! était le mot de toute énigme. Lucien se sentait seul, inconnu, rattaché par le fil d'une amitié douteuse au succès et à la fortune. Il accusait ses tendres, ses vrais amis du Cénacle de lui avoir peint le monde sous de fausses couleurs, de l'avoir empêché de se jeter dans cette mêlée, sa plume à la main. – Je serais déjà Blondet, s'écria-t-il en lui-même. Lousteau, qui venait de crier sur les sommets du Luxembourg comme un aigle blessé, qui lui avait paru si grand, n'eut plus alors que des proportions minimes. Là, le libraire fashionable, le moyen de toutes ces existences, lui parut être l'homme important. Le poète ressentit, son manuscrit à la main, une trépidation qui ressemblait à de la peur. Au milieu de cette boutique, sur des piédestaux de bois peint en marbre, il vit des bustes, celui de Byron, celui de Gœthe et celui de monsieur de Canalis, de qui Dauriat espérait obtenir un volume, et qui, le jour où il vint dans cette boutique, avait pu mesurer la hauteur à laquelle le mettait la Librairie. Involontairement, Lucien perdait de sa propre valeur, son courage faiblissait, il entrevoyait quelle était l'influence de ce Dauriat sur sa destinée et il en attendait impatiemment l'apparition.

– Hé! bien, mes enfants, dit un petit homme gros et gras à figure assez semblable à celle d'un proconsul romain, mais adoucie par un air de bonhomie auquel se prenaient les gens superficiels, me voilà propriétaire du seul journal hebdomadaire qui pût être acheté et qui a deux mille abonnés.

– Farceur! le Timbre en accuse sept cents, et c'est déjà bien joli, dit Blondet.

– Ma parole d'honneur la plus sacrée, il y en a douze cents. J'ai dit deux mille, ajouta-t-il à voix basse, à cause des papetiers et des imprimeurs qui sont là. Je te croyais plus de tact, mon petit, reprit-il à haute voix.

– Prenez-vous des associés? demanda Finot.

– C'est selon, dit Dauriat. Veux-tu d'un tiers pour quarante mille francs?

– Ça va, si vous acceptez pour rédacteurs Émile Blondet que voici, Claude Vignon, Scribe, Théodore Leclercq, Félicien Vernou, Jay, Jouy, Lousteau…

– Et pourquoi pas Lucien de Rubempré? dit hardiment le poète de province en interrompant Finot.

– Et Nathan? dit Finot en terminant.

– Et pourquoi pas les gens qui se promènent? dit le libraire en fronçant le sourcil et se tournant vers l'auteur des Marguerites. A qui ai-je l'honneur de parler! dit-il en regardant Lucien d'un air impertinent.

– Un moment, Dauriat, répondit Lousteau. C'est moi qui vous amène monsieur. Pendant que Finot réfléchit à votre proposition, écoutez-moi.

Lucien eut sa chemise mouillée dans le dos en voyant l'air froid et mécontent de ce redoutable Visir de la librairie, qui tutoyait Finot quoique Finot lui dît vous, qui appelait le redouté Blondet mon petit, qui avait tendu royalement sa main à Nathan en lui faisant un signe de familiarité.

– Une nouvelle affaire, mon petit, s'écria Dauriat. Mais, tu le sais, j'ai onze cents manuscrits? Oui, messieurs, cria-t-il, on m'a offert onze cents manuscrits, demandez à Gabusson? Enfin j'aurai bientôt besoin d'une administration pour régir le dépôt des manuscrits, un bureau de lecture pour les examiner; il y aura des séances pour voter sur leur mérite, avec des jetons de présence, et un Secrétaire Perpétuel pour me présenter les rapports. Ce sera la succursale de l'Académie française, et les académiciens seront mieux payés aux Galeries-de-Bois qu'à l'Institut.