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La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04

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– On dirait que tu as peur de nous devoir quelque chose, s'écria Fulgence.

– Oh! le plaisir qu'il manifeste est bien grave à mes yeux, dit Michel Chrestien, il confirme les observations que j'ai faites: Lucien a de la vanité.

– Il est poète, dit d'Arthez.

– M'en voulez-vous d'un sentiment aussi naturel que le mien?

– Il faut lui tenir compte de ce qu'il ne nous l'a pas caché, dit Léon Giraud, il est encore franc; mais j'ai peur que plus tard il ne nous redoute.

– Eh pourquoi? demanda Lucien.

– Nous lisons dans ton cœur, répondit Joseph Bridau.

– Il y a chez toi, lui dit Michel Chrestien, un esprit diabolique avec lequel tu justifieras à tes propres yeux les choses les plus contraires à nos principes: au lieu d'être un sophiste d'idées, tu seras un sophiste d'action.

– Ah! j'en ai peur, dit d'Arthez. Lucien, tu feras en toi-même des discussions admirables où tu seras grand, et qui aboutiront à des faits blâmables… Tu ne seras jamais d'accord avec toi-même.

– Sur quoi donc appuyez-vous votre réquisitoire? demanda Lucien.

– Ta vanité, mon cher poète, est si grande, que tu en mets jusque dans ton amitié! s'écria Fulgence. Toute vanité de ce genre accuse un effroyable égoïsme, et l'égoïsme est le poison de l'amitié.

– Oh! mon Dieu, s'écria Lucien, vous ne savez donc pas combien je vous aime.

– Si tu nous aimais comme nous nous aimons, aurais-tu mis tant d'empressement et tant d'emphase à nous rendre ce que nous avions tant de plaisir à te donner?

– On ne se prête rien ici, on se donne, lui dit brutalement Joseph Bridau.

– Ne nous crois pas rudes, mon cher enfant, lui dit Michel Chrestien, nous sommes prévoyants. Nous avons peur de te voir un jour préférant les joies d'une petite vengeance aux joies de notre pure amitié. Lis le Tasse de Gœthe, la plus grande œuvre de ce beau génie, et tu y verras que le poète aime les brillantes étoffes, les festins, les triomphes, l'éclat: eh! bien, sois le Tasse sans sa folie. Le monde et ses plaisirs t'appelleront? reste ici… Transporte dans la région des idées tout ce que tu demandes à tes vanités. Folie pour folie, mets la vertu dans tes actions et le vice dans tes idées; au lieu, comme te le disait d'Arthez, de bien penser et de te mal conduire.

Lucien baissa la tête: ses amis avaient raison.

– J'avoue que je ne suis pas aussi fort que vous l'êtes, dit-il en leur jetant un adorable regard. Je n'ai pas des reins et des épaules à soutenir Paris, à lutter avec courage. La nature nous a donné des tempéraments et des facultés différents, et vous connaissez mieux que personne l'envers des vices et des vertus. Je suis déjà fatigué, je vous le confie.

– Nous te soutiendrons, dit d'Arthez, voilà précisément à quoi servent les amitiés fidèles.

– Le secours que je viens de recevoir est précaire, et nous sommes tous aussi pauvres les uns que les autres; le besoin me poursuivra bientôt. Chrestien, aux gages du premier venu, ne peut rien en librairie. Bianchon est en dehors de ce cercle d'affaires. D'Arthez ne connaît que les libraires de science ou de spécialités, qui n'ont aucune prise sur les éditeurs de nouveautés. Horace, Fulgence Ridal et Bridau travaillent dans un ordre d'idées qui les met à cent lieues des libraires. Je dois prendre un parti.

– Tiens-toi donc au nôtre, souffrir! dit Bianchon, souffrir courageusement et se fier au Travail!

– Mais ce qui n'est que souffrance pour vous est la mort pour moi, dit vivement Lucien.

– Avant que le coq ait chanté trois fois, dit Léon Giraud en souriant, cet homme aura trahi la cause du Travail pour celle de la Paresse et des vices de Paris.

– Où le travail vous a-t-il menés? dit Lucien en riant.

– Quand on part de Paris pour l'Italie, on ne trouve pas Rome à moitié chemin, dit Joseph Bridau. Pour toi, les petits pois devraient pousser tout accommodés au beurre.

– Ils ne poussent ainsi que pour les fils aînés des pairs de France, dit Michel Chrestien. Mais, nous autres, nous les semons, les arrosons et les trouvons meilleurs.

La conversation devint plaisante, et changea de sujet. Ces esprits perspicaces, ces cœurs délicats cherchèrent à faire oublier cette petite querelle à Lucien, qui comprit dès lors combien il était difficile de les tromper. Il arriva bientôt à un désespoir intérieur qu'il cacha soigneusement à ses amis, en les croyant des mentors implacables. Son esprit méridional, qui parcourait si facilement le clavier des sentiments, lui faisait prendre les résolutions les plus contraires.

A plusieurs reprises il parla de se jeter dans les journaux, et toujours ses amis lui dirent: – Gardez-vous-en bien.

– Là serait la tombe du beau, du suave Lucien que nous aimons et connaissons, dit d'Arthez.

– Tu ne résisterais pas à la constante opposition de plaisir et de travail qui se trouve dans la vie des journalistes; et, résister, c'est le fond de la vertu. Tu serais si enchanté d'exercer le pouvoir, d'avoir droit de vie et de mort sur les œuvres de la pensée, que tu serais journaliste en deux mois. Être journaliste, c'est passer proconsul dans la république des lettres. Qui peut tout dire, arrive à tout faire! Cette maxime est de Napoléon et se comprend.

– Ne serez-vous pas près de moi? dit Lucien.

– Nous n'y serons plus, s'écria Fulgence. Journaliste, tu ne penserais pas plus à nous que la fille d'Opéra brillante, adorée, ne pense, dans sa voiture doublée de soie, à son village, à ses vaches, à ses sabots. Tu n'as que trop les qualités du journaliste: le brillant et la soudaineté de la pensée. Tu ne te refuserais jamais à un trait d'esprit, dût-il faire pleurer ton ami. Je vois les journalistes aux foyers de théâtre, ils me font horreur. Le journalisme est un enfer, un abîme d'iniquités, de mensonges, de trahisons, que l'on ne peut traverser et d'où l'on ne peut sortir pur, que protégé comme Dante par le divin laurier de Virgile.

Plus le Cénacle défendait cette voie à Lucien, plus son désir de connaître le péril l'invitait à s'y risquer, et il commençait à discuter en lui-même: n'était-il pas ridicule de se laisser encore une fois surprendre par la détresse sans avoir rien fait contre elle? En voyant l'insuccès de ses démarches à propos de son premier roman, Lucien était peu tenté d'en composer un second. D'ailleurs, de quoi vivrait-il pendant le temps de l'écrire? Il avait épuisé sa dose de patience durant un mois de privations. Ne pourrait-il faire noblement ce que les journalistes faisaient sans conscience ni dignité? Ses amis l'insultaient avec leurs défiances, il voulait leur prouver sa force d'esprit. Il les aiderait peut-être un jour, il serait le héraut de leurs gloires!

– D'ailleurs, qu'est donc une amitié qui recule devant la complicité? demanda-t-il un soir à Michel Chrestien qu'il avait reconduit jusque chez lui, en compagnie de Léon Giraud.

– Nous ne reculons devant rien, répondit Michel Chrestien. Si tu avais le malheur de tuer ta maîtresse, je t'aiderais à cacher ton crime et pourrais t'estimer encore; mais, si tu devenais espion, je te fuirais avec horreur, car tu serais lâche et infâme par système. Voilà le journalisme en deux mots. L'amitié pardonne l'erreur, le mouvement irréfléchi de la passion; elle doit être implacable pour le parti pris de trafiquer de son âme, de son esprit et de sa pensée.

– Ne puis-je me faire journaliste pour vendre mon recueil de poésies et mon roman, puis abandonner aussitôt le journal?

– Machiavel se conduirait ainsi, mais non Lucien de Rubempré, dit Léon Giraud.

– Eh! bien, s'écria Lucien, je vous prouverai que je vaux Machiavel.

– Ah! s'écria Michel en serrant la main de Léon, tu viens de le perdre. Lucien, dit-il, tu as trois cents francs, c'est de quoi vivre pendant trois mois à ton aise; eh! bien, travaille, fais un second roman, d'Arthez et Fulgence t'aideront pour le plan, tu grandiras, tu seras un romancier. Moi, je pénétrerai dans un de ces lupanar de la pensée, je serai journaliste pendant trois mois, je te vendrai tes livres à quelque libraire de qui j'attaquerai les publications, j'écrirai les articles, j'en obtiendrai pour toi; nous organiserons un succès, tu seras un grand homme, et tu resteras notre Lucien.

– Tu me méprises donc bien en croyant que je périrais là où tu te sauveras! dit le poète.

– Pardonnez-lui, mon Dieu, c'est un enfant! s'écria Michel Chrestien.

Après s'être dégourdi l'esprit pendant les soirées passées chez d'Arthez, Lucien avait étudié les plaisanteries et les articles des petits journaux. Sûr d'être au moins l'égal des plus spirituels rédacteurs, il s'essaya secrètement à cette gymnastique de la pensée, et sortit un matin avec la triomphante idée d'aller demander du service à quelque colonel de ces troupes légères de la Presse. Il se mit dans sa tenue la plus distinguée et passa les ponts en pensant que des auteurs, des journalistes, des écrivains, enfin ses frères futurs auraient un peu plus de tendresse et de désintéressement que les deux genres de libraires contre lesquels s'étaient heurtées ses espérances. Il rencontrerait des sympathies, quelque bonne et douce affection comme celle qu'il trouvait au Cénacle de la rue des Quatre-Vents. En proie aux émotions du pressentiment écouté, combattu, qu'aiment tant les hommes d'imagination, il arriva rue Saint-Fiacre auprès du boulevard Montmartre, devant la maison où se trouvaient les bureaux du petit journal et dont l'aspect lui fit éprouver les palpitations du jeune homme entrant dans un mauvais lieu. Néanmoins il monta dans les bureaux situés à l'entresol. Dans la première pièce, que divisait en deux parties égales une cloison moitié en planches et moitié grillagée jusqu'au plafond, il trouva un invalide manchot qui de son unique main tenait plusieurs rames de papier sur la tête et avait entre ses dents le livret voulu par l'administration du Timbre. Ce pauvre homme, dont la figure était d'un ton jaune et semée de bulbes rouges, ce qui lui valait le surnom de Coloquinte, lui montra derrière le grillage le Cerbère du journal. Ce personnage était un vieil officier décoré, le nez enveloppé de moustaches grises, un bonnet de soie noire sur la tête, et enseveli dans une ample redingote bleue comme une tortue sous sa carapace.

 

– De quel jour monsieur veut-il que parte son abonnement? lui demanda l'officier de l'Empire.

– Je ne viens pas pour un abonnement, répondit Lucien. Le poète regarda sur la porte qui correspondait à celle par laquelle il était entré, la pancarte où se lisaient ces mots: Bureau de Rédaction, et au-dessous: Le public n'entre pas ici.

– Une réclamation sans doute, reprit le soldat de Napoléon. Ah! oui: nous avons été durs pour Mariette. Que voulez-vous, je ne sais pas encore pourquoi. Mais si vous demandez raison, je suis prêt, ajouta-t-il en regardant des fleurets et des pistolets, la panoplie moderne groupée en faisceau dans un coin.

– Encore moins, monsieur. Je viens pour parler au rédacteur en chef.

– Il n'y a jamais personne ici avant quatre heures.

– Voyez-vous, mon vieux Giroudeau, je trouve onze colonnes, lesquelles à cent sous pièce font cinquante-cinq francs; j'en ai reçu quarante, donc vous me devez encore quinze francs, comme je vous le disais…

Ces paroles partaient d'une petite figure chafouine, claire comme un blanc d'œuf mal cuit, percée de deux yeux d'un bleu tendre, mais effrayants de malice, et qui appartenait à un jeune homme mince, caché derrière le corps opaque de l'ancien militaire. Cette voix glaça Lucien, elle tenait du miaulement des chats et de l'étouffement asthmatique de l'hyène.

– Oui, mon petit milicien, répondit l'officier en retraite: mais vous comptez les titres et les blancs, j'ai ordre de Finot d'additionner le total des lignes et de les diviser par le nombre voulu pour chaque colonne. Après avoir pratiqué cette opération strangulatoire sur votre rédaction, il s'y trouve trois colonnes de moins.

– Il ne paye pas les blancs, l'arabe! et il les compte à son associé dans le prix de sa rédaction en masse. Je vais aller voir Étienne Lousteau, Vernou…

– Je ne puis enfreindre la consigne, mon petit, dit l'officier. Comment, pour quinze francs, vous criez contre votre nourrice, vous qui faites des articles aussi facilement que je fume un cigare! Eh! vous payerez un bol de punch de moins à vos amis, ou vous gagnerez une partie de billard de plus, et tout sera dit!

– Finot réalise des économies qui lui coûteront bien cher, répondit le rédacteur qui se leva et partit.

– Ne dirait-on pas qu'il est Voltaire et Rousseau? se dit à lui-même le caissier en regardant le poète de province.

– Monsieur, reprit Lucien, je reviendrai vers quatre heures.

Pendant la discussion, Lucien avait vu sur les murs les portraits de Benjamin Constant, du général Foy, des dix-sept orateurs illustres du parti libéral, mêlés à des caricatures contre le gouvernement. Il avait surtout regardé la porte du sanctuaire où devait s'élaborer la feuille spirituelle qui l'amusait tous les jours et qui jouissait du droit de ridiculiser les rois, les événements les plus graves, enfin de mettre tout en question par un bon mot. Il alla flâner sur les boulevards, plaisir tout nouveau pour lui, mais si attrayant qu'il vit les aiguilles des pendules chez les horlogers sur quatre heures sans s'apercevoir qu'il n'avait pas déjeuné. Le poète rabattit promptement vers la rue Saint-Fiacre, il monta l'escalier, ouvrit la porte, ne trouva plus le vieux militaire et vit l'invalide assis sur son papier timbré mangeant une croûte de pain et gardant le poste d'un air résigné, fait au journal comme jadis à la corvée, et ne le comprenant pas plus qu'il ne connaissait le pourquoi des marches rapides ordonnées par l'Empereur. Lucien conçut la pensée hardie de tromper ce redoutable fonctionnaire; il passa le chapeau sur la tête, et ouvrit, comme s'il était de la maison, la porte du sanctuaire. Le bureau de rédaction offrit à ses regards avides une table ronde couverte d'un tapis vert, et six chaises en merisier garnies de paille encore neuve. Le petit carreau de cette pièce, mis en couleur, n'avait pas encore été frotté; mais il était propre, ce qui annonçait une fréquentation publique assez rare. Sur la cheminée une glace, une pendule d'épicier couverte de poussière, deux flambeaux où deux chandelles avaient été brutalement fichées, enfin des cartes de visite éparses. Sur la table grimaçaient de vieux journaux autour d'un encrier où l'encre séchée ressemblait à de la laque et décoré de plumes tortillées en soleils. Il lut sur de méchants bouts de papier quelques articles d'une écriture illisible et presque hiéroglyphique, déchirés en haut par les compositeurs de l'imprimerie, à qui cette marque sert à reconnaître les articles faits. Puis, çà et là, sur des papiers gris, il admira des caricatures dessinées assez spirituellement par des gens qui sans doute avaient tâché de tuer le temps en tuant quelque chose pour s'entretenir la main. Sur le petit papier de tenture couleur vert d'eau, il vit collés avec des épingles neuf dessins différents faits en charge et à la plume sur le Solitaire, livre qu'un succès inouï recommandait alors à l'Europe et qui devait fatiguer les journalistes.

Le Solitaire en province, paraissant, les femmes étonne. – Dans un château, le Solitaire, lu. – Effet du Solitaire sur les domestiques animaux. – Chez les sauvages, le Solitaire expliqué, le plus succès brillant obtient. – Le Solitaire traduit en chinois et présenté, par l'auteur, de Pékin à l'empereur. – Par le Mont-Sauvage, Élodie violée.

Cette caricature sembla très-impudique à Lucien, mais elle le fit rire.

– Par les journaux, le Solitaire sous un dais promené processionnellement. – Le Solitaire, faisant éclater une presse, les Ours blesse. – Lu à l'envers, étonne le Solitaire les académiciens par des supérieures beautés.

Lucien aperçut sur une bande de journal un dessin représentant un rédacteur qui tendait son chapeau, et dessous: Finot, mes cent francs? signé d'un nom devenu fameux, mais qui ne sera jamais illustre. Entre la cheminée et la croisée se trouvaient une table à secrétaire, un fauteuil d'acajou, un panier à papiers et un tapis oblong appelé devant de cheminée; le tout couvert d'une épaisse couche de poussière. Les fenêtres n'avaient que de petits rideaux. Sur le haut de ce secrétaire, il y avait environ vingt ouvrages déposés pendant la journée, des gravures, de la musique, des tabatières à la Charte, un exemplaire de la neuvième édition du Solitaire, toujours la grande plaisanterie du moment, et une dizaine de lettres cachetées. Quand Lucien eut inventorié cet étrange mobilier, eut fait des réflexions à perte de vue, que cinq heures eurent sonné, il revint à l'invalide pour le questionner. Coloquinte avait fini sa croûte et attendait avec la patience du factionnaire le militaire décoré qui peut-être se promenait sur le boulevard. En ce moment, une femme parut sur le seuil de la porte après avoir fait entendre le murmure de sa robe dans l'escalier et ce léger pas féminin si facile à reconnaître. Elle était assez jolie.

– Monsieur, dit-elle à Lucien, je sais pourquoi vous vantez tant les chapeaux de mademoiselle Virginie, et je viens vous demander d'abord un abonnement d'un an; mais dites-moi ses conditions…

– Madame, je ne suis pas du journal.

– Ah!

– Un abonnement à dater d'octobre? demanda l'invalide.

– Que réclame madame? dit le vieux militaire qui reparut.

Le vieil officier entra en conférence avec la belle marchande de modes. Quand Lucien, impatienté d'attendre, rentra dans la première pièce, il entendit cette phrase finale: – Mais je serai très-enchantée, monsieur. Mademoiselle Florentine pourra venir à mon magasin et choisira ce qu'elle voudra. Je tiens les rubans. Ainsi tout est bien entendu: vous ne parlerez plus de Virginie, une saveteuse incapable d'inventer une forme, tandis que j'invente, moi!

Lucien entendit tomber un certain nombre d'écus dans la caisse. Puis le militaire se mit à faire son compte journalier.

– Monsieur, je suis là depuis une heure, dit le poète d'un air assez fâché.

– Ils ne sont pas venus, dit le vétéran napoléonien en manifestant un émoi par politesse. Ça ne m'étonne pas. Voici quelque temps que je ne les vois plus. Nous sommes au milieu du mois, voyez-vous. Ces lapins-là ne viennent que quand on paye, entre les 29 et les 30.

– Et monsieur Finot? dit Lucien qui avait retenu le nom du directeur.

– Il est chez lui, rue Feydeau. Coloquinte, mon vieux, porte chez lui tout ce qui est venu aujourd'hui en portant le papier à l'imprimerie.

– Où se fait donc le journal? dit Lucien en se parlant à lui-même.

– Le journal? dit l'employé qui reçut de Coloquinte le reste de l'argent du timbre, le journal?.. broum! broum! Mon vieux, sois demain à six heures à l'imprimerie pour voir à faire filer les porteurs. Le journal, monsieur, se fait dans la rue, chez les auteurs, à l'imprimerie, entre onze heures et minuit. Du temps de l'Empereur, monsieur, ces boutiques de papier gâté n'étaient pas connues. Ah! il vous aurait fait secouer ça par quatre hommes et un caporal, et ne se serait pas laissé embêter comme ceux-ci par des phrases. Mais, assez causé. Si mon neveu y trouve son compte, et que l'on écrive pour le fils de l'autre, broum! broum! après tout, ce n'est pas un mal. Ah ça, les abonnés ne m'ont pas l'air d'arriver en colonne serrée: je vais quitter le poste.

– Monsieur, vous me paraissez être au fait de la rédaction du journal.

– Sous le rapport financier, broum! broum! dit le soldat en ramassant les phlegmes qu'il avait dans le gosier. Selon les talents, cent sous ou trois francs la colonne, cinquante lignes à soixante lettres sans blancs, voilà. Quant aux rédacteurs, c'est de singuliers pistolets, de petits jeunes gens dont je n'aurais pas voulu pour des soldats du train, et qui, parce qu'ils mettent des pattes de mouche sur du papier blanc, ont l'air de mépriser un vieux capitaine des dragons de la Garde Impériale, retraité chef de bataillon, entré dans toutes les capitales de l'Europe avec Napoléon…

Lucien, poussé vers la porte par le soldat de Napoléon, qui brossait sa redingote bleue et manifestait l'intention de sortir, eut le courage de se mettre en travers.

– Je viens pour être rédacteur, dit-il, et vous jure que je suis plein de respect pour un capitaine de la Garde Impériale, des hommes de bronze…

– Bien dit, mon petit pékin, reprit l'officier en frappant sur le ventre de Lucien; mais dans quelle classe des rédacteurs voulez-vous entrer? répliqua le soudard en passant sur le ventre de Lucien et descendant l'escalier. Il ne s'arrêta que pour allumer son cigare chez le portier. – S'il vient des abonnements, recevez-les et prenez-en note, mère Chollet. Toujours l'abonnement, je ne connais que l'abonnement, reprit-il en se tournant vers Lucien qui l'avait suivi. Finot est mon neveu, le seul de ma famille qui m'ait adouci ma position. Aussi quiconque cherche querelle à Finot trouve-t-il le vieux Giroudeau, capitaine aux dragons, parti simple cavalier à l'armée de Sambre-et-Meuse, cinq ans maître d'armes au premier hussards, armée d'Italie! Une, deux, et le plaignant serait à l'ombre! ajouta-t-il en faisant le geste de se fendre. Or donc, mon petit, nous avons différents corps dans les rédacteurs: il y a le rédacteur qui rédige et qui a sa solde, le rédacteur qui rédige et qui n'a rien, ce que nous appelons un volontaire; enfin le rédacteur qui ne rédige rien et qui n'est pas le plus bête, il ne fait pas de fautes celui-là, il se donne les gants d'être un homme d'esprit, il appartient au journal, il nous paye à dîner, il flâne dans les théâtres, il entretient une actrice, il est très-heureux. Que voulez-vous être?

– Mais rédacteur travaillant bien, et partant bien payé.

– Vous voilà comme tous les conscrits qui veulent être maréchaux de France! Croyez-en le vieux Giroudeau, par file à gauche, pas accéléré, allez ramasser des clous dans le ruisseau comme ce brave homme qui a servi, ça se voit à sa tournure. Est-ce pas une horreur qu'un vieux soldat qui est allé mille fois à la gueule du brutal ramasse des clous dans Paris? Dieu de Dieu, tu n'es qu'un gueux, tu n'as pas soutenu l'Empereur? Enfin, mon petit, ce particulier que vous avez vu ce matin a gagné quarante francs dans son mois. Ferez-vous mieux? ils disent que c'est le plus spirituel.

– Quand vous êtes allé dans Sambre-et-Meuse, on vous a dit qu'il y avait du danger.

– Parbleu!

– Eh! bien?

– Eh! bien, allez voir mon neveu Finot, un brave garçon, le plus loyal garçon que vous rencontrerez, si vous pouvez le rencontrer; car il se remue comme un poisson. Dans son métier, il ne s'agit pas d'écrire, voyez-vous, mais de faire que les autres écrivent. Il paraît que les paroissiens aiment mieux se régaler avec les actrices que de barbouiller du papier. Oh! c'est de singuliers pistolets! A l'honneur de vous revoir.

 

Le caissier fit mouvoir sa redoutable canne plombée, une des protectrices de Germanicus, et laissa Lucien sur le boulevard, aussi stupéfait de ce tableau de la rédaction qu'il l'avait été des résultats définitifs de la littérature chez Vidal et Porchon. Lucien courut dix fois chez Andoche Finot, directeur du journal, rue Feydeau, sans jamais le trouver. De grand matin, Finot n'était pas rentré. A midi Finot était en course: – il déjeunait, disait-on, à tel café. Lucien allait au café, demandait Finot à la limonadière, en surmontant des répugnances inouïes: Finot venait de sortir. Enfin Lucien, lassé, regarda Finot comme un personnage apocryphe et fabuleux, il trouva plus simple de guetter Étienne Lousteau chez Flicoteaux. Le jeune journaliste expliquerait sans doute le mystère qui planait sur la vie du journal auquel il était attaché.

Depuis le jour béni cent fois où Lucien fit la connaissance de Daniel d'Arthez, il avait changé de place chez Flicoteaux: les deux amis dînaient à côté l'un de l'autre, et causaient à voix basse de haute littérature, des sujets à traiter, de la manière de les présenter, de les entamer, de les dénouer. En ce moment, Daniel d'Arthez tenait le manuscrit de l'Archer de Charles IX, il y refaisait des chapitres, il y écrivait les belles pages qui y sont, et avait encore pour quelques jours de corrections. Il y mettait la magnifique préface qui peut-être domine le livre, et qui jeta tant de clartés dans la jeune littérature. Un jour, au moment où Lucien s'asseyait à côté de Daniel, qui l'avait attendu et dont la main était dans la sienne, il vit à la porte Étienne Lousteau qui tournait le bec de cane. Lucien quitta brusquement la main de Daniel, et dit au garçon qu'il voulait dîner à son ancienne place auprès du comptoir. D'Arthez jeta sur Lucien un de ces regards angéliques, où le pardon enveloppe le reproche, et qui tomba si vivement dans le cœur tendre du poète qu'il reprit la main de Daniel pour la lui serrer de nouveau.

– Il s'agit pour moi d'une affaire importante, je vous en parlerai, lui dit-il.

Lucien était à sa place au moment où Lousteau prenait la sienne; le premier, il salua, la conversation s'engagea bientôt, et fut si vivement poussée entre eux, que Lucien alla chercher le manuscrit des Marguerites pendant que Lousteau finissait de dîner. Il avait obtenu de soumettre ses sonnets au journaliste, et comptait sur sa bienveillance de parade pour avoir un éditeur ou pour entrer au journal. A son retour, Lucien vit, dans le coin du restaurant, Daniel tristement accoudé qui le regarda mélancoliquement; mais, dévoré par la misère et poussé par l'ambition, il feignit de ne pas voir son frère du Cénacle, et suivit Lousteau. Avant la chute du jour, le journaliste et le néophyte allèrent s'asseoir sous les arbres dans cette partie du Luxembourg qui de la grande allée de l'Observatoire conduit à la rue de l'Ouest. Cette rue était alors un long bourbier, bordé de planches et de marais où les maisons se trouvaient seulement vers la rue de Vaugirard, et le passage était si peu fréquenté, qu'au moment où Paris dîne, deux amants pouvaient s'y quereller et s'y donner les arrhes d'un raccommodement sans crainte d'y être vus. Le seul trouble-fête possible était le vétéran en faction à la petite grille de la rue de l'Ouest, si le vénérable soldat s'avisait d'augmenter le nombre de pas qui compose sa promenade monotone. Ce fut dans cette allée, sur un banc de bois, entre deux tilleuls, qu'Étienne écouta les sonnets choisis pour échantillons parmi les Marguerites. Étienne Lousteau, qui, depuis deux ans d'apprentissage, avait le pied à l'étrier en qualité de rédacteur, et qui comptait quelques amitiés parmi les célébrités de cette époque, était un imposant personnage aux yeux de Lucien. Aussi, tout en détortillant le manuscrit des Marguerites, le poète de province jugea-t-il nécessaire de faire une sorte de préface.

– Le sonnet, monsieur, est une des œuvres les plus difficiles de la poésie. Ce petit poème a été généralement abandonné. Personne en France n'a pu rivaliser Pétrarque, dont la langue, infiniment plus souple que la nôtre, admet des jeux de pensée repoussés par notre positivisme (pardonnez-moi ce mot). Il m'a donc paru original de débuter par un recueil de sonnets. Victor Hugo a pris l'ode, Canalis le poème, Béranger la chanson, Casimir Delavigne la tragédie.

– Êtes-vous classique ou romantique? lui demanda Lousteau.

L'air étonné de Lucien dénotait une si complète ignorance de l'état des choses dans la République des Lettres, que Lousteau jugea nécessaire de l'éclairer.

– Mon cher, vous arrivez au milieu d'une bataille acharnée, il faut vous décider promptement. La littérature est partagée d'abord en plusieurs zones; mais les sommités sont divisées en deux camps. Les écrivains royalistes sont romantiques, les Libéraux sont classiques. La divergence des opinions littéraires se joint à la divergence des opinions politiques, et il s'ensuit une guerre à toutes armes, encre à torrents, bons mots à fer aiguisé, calomnies pointues, sobriquets à outrance, entre les gloires naissantes et les gloires déchues. Par une singulière bizarrerie, les Royalistes romantiques demandent la liberté littéraire et la révocation des lois qui donnent des formes convenues à notre littérature; tandis que les Libéraux veulent maintenir les unités, l'allure de l'alexandrin et les formes classiques. Les opinions littéraires sont donc en désaccord, dans chaque camp, avec les opinions politiques. Si vous êtes éclectique, vous n'aurez personne pour vous. De quel côté vous rangez-vous?

– Quels sont les plus forts?

– Les journaux libéraux ont beaucoup plus d'abonnés que les journaux royalistes et ministériels; néanmoins Lamartine et Victor Hugo percent, quoique monarchiques et religieux, quoique protégés par la cour et par le clergé. – Bah! des sonnets, c'est de la littérature d'avant Boileau, dit Étienne en voyant Lucien effrayé d'avoir à choisir entre deux bannières. Soyez romantique. Les romantiques se composent de jeunes gens, et les classiques sont des perruques: les romantiques l'emporteront.

Le mot perruque était le dernier mot trouvé par le journalisme romantique, qui en avait affublé les classiques.

– La paquerette! dit Lucien en choisissant le premier des deux sonnets qui justifiaient le titre et servaient d'inauguration.

 
Paquerettes des prés, vos couleurs assorties
Ne brillent pas toujours pour égayer les yeux;
Elles disent encor les plus chers de nos vœux
En un poème où l'homme apprend ses sympathies:
 
 
Vos étamines d'or par de l'argent serties
Révèlent les trésors dont il fera ses dieux;
Et vos filets, où coule un sang mystérieux,
Ce que coûte un succès en douleurs ressenties!
 
 
Est-ce pour être éclos le jour où du tombeau
Jésus, ressuscité sur un monde plus beau,
Fit pleuvoir des vertus en secouant ses ailes.
 
 
Que l'automne revoit vos courts pétales blancs
Parlant à nos regards de plaisirs infidèles,
Ou pour nous rappeler la fleur de nos vingt ans?
 

Lucien fut piqué de la parfaite immobilité de Lousteau pendant qu'il écoutait ce sonnet; il ne connaissait pas encore la déconcertante impassibilité que donne l'habitude de la critique, et qui distingue les journalistes fatigués de prose, de drames et de vers. Le poète, habitué à recevoir des applaudissements, dévora son désappointement; il lut le sonnet préféré par madame de Bargeton et par quelques-uns de ses amis du Cénacle.