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La Comédie humaine - Volume 02

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— Hé bar kel hassart, izi, tchère montame la gondesse? dit-il. Vaudile kè chè jande lei gandike té Zimion à mon ache? Cette idée raviva son accès de rire immodéré. —Souis-che en ponne fordine? reprit-il encore d'un air fin. Puis il se remit à rire comme un enfant. —Vis fennez pir la misik, hai non pir ein baufre ôme. Ché lei sais, dit-il d'un air mélancolique, mais fennez pir tit ce ke vi fouderesse, vis savez qu'ici tit este à visse, corpe, hâme, hai piens!

Il prit la main de la comtesse, la baisa et y mit une larme, car le bonhomme était tous les jours au lendemain du bienfait. Sa joie lui avait ôté pendant un instant le souvenir, pour le lui rendre dans toute sa force. Aussitôt il prit la craie, sauta sur le fauteuil qui était devant le piano; puis, avec une rapidité de jeune homme, il écrivit sur le papier en grosses lettres: 17 FÉVRIER 1835. Ce mouvement si joli, si naïf, fut accompli avec une si furieuse reconnaissance, que la comtesse en fut tout émue.

— Ma sœur viendra, lui dit-elle.

— L'audre auzi! gand? gand? ke cé soid afant qu'il meure! reprit-il.

— Elle viendra vous remercier d'un grand service que je viens vous demander de sa part, reprit-elle.

— Fitte, fitte, fitte, fitte, s'écria Schmuke, ké vaudille vaire? Vaudille hâler au tiaple?

— Rien que mettre: Accepté pour la somme de dix mille francs sur chacun de ces papiers, dit-elle en tirant de son manchon quatre lettres de change préparées selon la formule par Nathan.

— Hâ! ze zera piendotte vaidde, répondit l'Allemand avec la douceur d'un agneau. Seulemente, che neu saite pas i se druffent messes blîmes et mon hangrier. — Fattan te la, meinherr Mirr, cria-t-il au chat qui le regarda froidement. —Sei mon châs, dit-il en le montrant à la comtesse. C'est la bauffre hânîmâle ki fit affecque li bauffre Schmuke! Ille hai pô!

— Oui, dit la comtesse.

— Lé foullez-visse? dit-il.

— Y pensez-vous? reprit-elle. N'est-ce pas votre ami?

Le chat, qui cachait l'encrier, devina que Schmuke le voulait, et sauta sur le lit.

— Il être mâline gomme ein zinche! reprit-il en le montrant sur le lit. Ché lé nôme Mirr, pir clorivier nodre crânt Hoffmann te Perlin, ke ché paugoube gonni.

Le bonhomme signait avec l'innocence d'un enfant qui fait ce que sa mère lui ordonne de faire sans y rien concevoir, mais sûr de bien faire. Il se préoccupait bien plus de la présentation du chat à la comtesse que des papiers par lesquels sa liberté pouvait être, suivant les lois relatives aux étrangers, à jamais aliénée.

— Vis m'azurèze ke cesse bedis babières dimprés...

— N'ayez pas la moindre inquiétude, dit la comtesse.

— Ché ne boind t'einkiétide, reprit-il brusquement. Che temande zi zes bedis babières dimprés veront blésir à montame ti Dilet.

— Oh! oui, dit-elle, vous lui rendez service comme si vous étiez son père...

— Ché souis ton pien hireux te lui êdre pon à keke chausse. Andantez te mon misik! dit-il en laissant les papiers sur la table, et sautant à son piano.

Déjà les mains de cet ange trottaient sur les vieilles touches, déjà son regard atteignait aux cieux à travers les toits, déjà le plus délicieux de tous les chants fleurissait dans l'air et pénétrait l'âme; mais la comtesse ne laissa ce naïf interprète des choses célestes faire parler les bois et les cordes, comme fait la sainte Cécile de Raphaël pour les anges qui l'écoutent, que pendant le temps que mit l'écriture à sécher: elle se leva, mit les lettres de change dans son manchon, et tira son radieux maître des espaces éthérés où il planait en le rappelant sur la terre.

— Mon bon Schmuke, dit-elle en lui frappant sur l'épaule.

— Téchâ! s'écria-t-il avec une affreuse soumission. Bourkoi êdes-vis tonc fennie?

Il ne murmura point, il se dressa comme un chien fidèle pour écouter la comtesse.

— Mon bon Schmuke, reprit-elle, il s'agit d'une affaire de vie et de mort, les minutes économisent du sang et des larmes.

— Tuchurs la même, dit-il. Hallêze, anche! zécher les plirs tes audres! Zachèsse ké leu baufre Schmuke gomde fodre viside pir plis ké fos randes!

— Nous nous reverrons, dit-elle, vous viendrez faire de la musique et dîner avec moi tous les dimanches, sous peine de nous brouiller. Je vous attends dimanche prochain.

— Frai?

— Je vous en prie, et ma sœur vous indiquera sans doute un jour aussi.

— Ma ponhire zera tonc gomblete, dit-il, gar che ne vis foyais gaux Champes-Hailyssées gand vis y bassièze han foidire, pien raremente!

Cette idée sécha les larmes qui lui roulaient dans les yeux, et il offrit le bras à sa belle écolière, qui sentit battre démesurément le cœur du vieillard.

— Vous pensiez donc à nous, lui dit-elle.

— Tuchurs en manchant mon bain! reprit-il. T'aport gomme hâ mes pienfaidrices; et puis gomme au teusse premières cheunes files tignes t'amur ké chaie fies!

La comtesse n'osa plus rien dire: il y avait dans cette phrase une incroyable et respectueuse, une fidèle et religieuse solennité. Cette chambre enfumée et pleine de débris était un temple habité par deux divinités. Le sentiment s'y accroissait à toute heure, à l'insu de celles qui l'inspiraient.

— Là, donc, nous sommes aimées, bien aimées, pensa-t-elle.

L'émotion avec laquelle le vieux Schmuke vit la comtesse montant en voiture fut partagée par elle, qui, du bout des doigts, lui envoya un de ces délicats baisers que les femmes se donnent de loin pour se dire bonjour. A cette vue, Schmuke resta planté sur ses jambes longtemps après que la voiture eut disparu. Quelques instants après, la comtesse entrait dans la cour de l'hôtel de madame de Nucingen. La baronne n'était pas levée; mais pour ne pas faire attendre une femme haut placée, elle s'enveloppa d'un châle et d'un peignoir.

— Il s'agit d'une bonne action, madame, dit la comtesse, la promptitude est alors une grâce; sans cela je ne vous aurais pas dérangée de si bonne heure.

— Comment! mais je suis trop heureuse, dit la femme du banquier en prenant les quatre papiers et la garantie de la comtesse. Elle sonna sa femme de chambre. — Thérèse, dites au caissier de me monter lui-même à l'instant quarante mille francs.

Puis elle serra dans un secret de sa table l'écrit de madame de Vandenesse, après l'avoir cacheté.

— Vous avez une délicieuse chambre, dit la comtesse.

— Monsieur de Nucingen va m'en priver, il fait bâtir une nouvelle maison.

— Vous donnerez sans doute celle-ci à mademoiselle votre fille. On parle de son mariage avec monsieur de Rastignac.

Le caissier parut au moment où madame de Nucingen allait répondre, elle prit les billets et remit les quatre lettres de change.

— Cela se balancera, dit la baronne au caissier.

— Sauve l'escomde, dit le caissier. Sti Schmuke, il èdre ein misicien te Ansbach, ajouta-t-il en voyant la signature et faisant frémir la comtesse.

— Fais-je donc des affaires? dit madame de Nucingen en tançant le caissier par un regard hautain. Ceci me regarde.

Le caissier eut beau guigner alternativement la comtesse et la baronne, il trouva leurs visages immobiles.

— Allez, laissez-nous. — Ayez la bonté de rester quelques moments afin de ne pas leur faire croire que vous êtes pour quelque chose dans cette négociation, dit la baronne à madame de Vandenesse.

— Je vous demanderai de joindre à tant de complaisances, reprit la comtesse, celle de me garder le secret.

— Pour une bonne action, cela va sans dire, répondit la baronne en souriant. Je vais faire envoyer votre voiture au bout du jardin, elle partira sans vous; puis nous le traverserons ensemble, personne ne vous verra sortir d'ici: ce sera parfaitement inexplicable.

— Vous avez de la grâce comme une personne qui a souffert, reprit la comtesse.

— Je ne sais pas si j'ai de la grâce, mais j'ai beaucoup souffert, dit la baronne; vous avez eu la vôtre à meilleur marché, je l'espère.

Une fois l'ordre donné, la baronne prit des pantoufles fourrées, une pelisse, et conduisit la comtesse à la petite porte de son jardin.

Quand un homme a ourdi un plan comme celui qu'avait tramé du Tillet contre Nathan, il ne le confie à personne. Nucingen en savait quelque chose, mais sa femme était entièrement en dehors de ces calculs machiavéliques. Seulement la baronne, qui savait Raoul gêné, n'était pas la dupe des deux sœurs; elle avait bien deviné les mains entre lesquelles irait cet argent, elle était enchantée d'obliger la comtesse, elle avait d'ailleurs une profonde compassion pour de tels embarras. Rastignac, posé pour pénétrer les manœuvres des deux banquiers, vint déjeuner avec madame de Nucingen. Delphine et Rastignac n'avaient point de secrets l'un pour l'autre, elle lui raconta sa scène avec la comtesse. Rastignac, incapable d'imaginer que la baronne pût jamais être mêlée à cette affaire, d'ailleurs accessoire à ses yeux, un moyen parmi tous ses moyens, la lui éclaira. Delphine venait peut-être de détruire les espérances électorales de du Tillet, de rendre inutiles les tromperies et les sacrifices de toute une année. Rastignac mit alors la baronne au fait en lui recommandant le secret sur la faute qu'elle venait de commettre.

— Pourvu, dit-elle, que le caissier n'en parle pas à Nucingen.

Quelques instants avant midi, pendant le déjeuner de du Tillet, on lui annonça monsieur Gigonnet.

 

— Qu'il entre, dit le banquier, quoique sa femme fût à table. Eh! bien, mon vieux Shylock, notre homme est-il coffré?

— Non.

— Comment? Ne vous avais-je pas dit rue du Mail, hôtel...

— Il a payé, fit Gigonnet en tirant de son portefeuille quarante billets de banque. Du Tillet eut une mine désespérée. — Il ne faut jamais mal accueillir les écus, dit l'impassible compère de du Tillet, cela peut porter malheur.

— Où avez-vous pris cet argent, madame? dit le banquier en jetant sur sa femme un regard qui la fit rougir jusque dans la racine des cheveux.

— Je ne sais pas ce que signifie votre question, dit-elle.

— Je pénétrerai ce mystère, répondit-il en se levant furieux. Vous avez renversé mes projets les plus chers.

— Vous allez renverser votre déjeuner, dit Gigonnet qui arrêta la nappe prise par le pan de la robe de chambre de du Tillet.

Madame du Tillet se leva froidement pour sortir. Cette parole l'avait épouvantée. Elle sonna, et un valet de chambre vint.

— Mes chevaux, dit-elle au valet de chambre. Demandez Virginie, je veux m'habiller.

— Où allez-vous? fit du Tillet.

— Les maris bien élevés ne questionnent pas leurs femmes, répondit-elle, et vous avez la prétention de vous conduire en gentilhomme.

— Je ne vous reconnais plus depuis deux jours que vous avez vu deux fois votre impertinente sœur.

— Vous m'avez ordonné d'être impertinente, dit-elle, je m'essaie sur vous.

— Votre serviteur, madame, dit Gigonnet, peu curieux d'une scène de ménage.

Du Tillet regarda fixement sa femme, qui le regarda de même sans baisser les yeux.

— Qu'est-ce que cela signifie? dit-il.

— Que je ne suis plus une petite fille à qui vous ferez peur, reprit-elle. Je suis et serai toute ma vie une loyale et bonne femme pour vous; vous pourrez être un maître si vous voulez, mais un tyran, non.

Du Tillet sortit. Après cet effort, Marie-Eugénie rentra chez elle abattue. — Sans le danger que court ma sœur, se dit-elle, je n'aurais jamais osé le braver ainsi; mais, comme dit le proverbe, à quelque chose malheur est bon. Pendant la nuit, madame du Tillet avait repassé dans sa mémoire les confidences de sa sœur. Sûre du salut de Raoul, sa raison n'était plus dominée par la pensée de ce danger imminent. Elle se rappela l'énergie terrible avec laquelle la comtesse avait parlé de s'enfuir avec Nathan pour le consoler de son désastre si elle ne l'empêchait pas. Elle comprit que cet homme pourrait déterminer sa sœur, par un excès de reconnaissance et d'amour, à faire ce que la sage Eugénie regardait comme une folie. Il y avait de récents exemples dans la haute classe de ces fuites qui paient d'incertains plaisirs par des remords, par la déconsidération que donnent les fausses positions, et Eugénie se rappelait leurs affreux résultats. Le mot de du Tillet venait de mettre sa terreur au comble; elle craignit que tout ne se découvrît; elle vit la signature de la comtesse de Vandenesse dans le portefeuille de la maison Nucingen; elle voulut supplier sa sœur de tout avouer à Félix. Madame du Tillet ne trouva point la comtesse. Félix était chez lui. Une voix intérieure cria à Eugénie de sauver sa sœur. Peut-être demain serait-il trop tard. Elle prit beaucoup sur elle, mais elle se résolut à tout dire au comte. Ne serait-il pas indulgent en trouvant son honneur encore sauf? La comtesse était plus égarée que pervertie. Eugénie eut peur d'être lâche et traîtresse en divulguant ces secrets que garde la société tout entière, d'accord en ceci; mais enfin elle vit l'avenir de sa sœur, elle trembla de la trouver un jour seule, ruinée par Nathan, pauvre, souffrante, malheureuse, au désespoir; elle n'hésita plus, et fit prier le comte de la recevoir. Félix, étonné de cette visite, eut avec sa belle-sœur une longue conversation, durant laquelle il se montra si calme et si maître de lui qu'elle trembla de lui voir prendre quelque terrible résolution.

— Soyez tranquille, lui dit Vandenesse, je me conduirai de manière que vous soyez bénie un jour par la comtesse. Quelle que soit votre répugnance à garder le silence vis-à-vis d'elle après m'avoir instruit, faites-moi crédit de quelques jours. Quelques jours me sont nécessaires pour pénétrer des mystères que vous n'apercevez pas, et surtout pour agir avec prudence. Peut-être saurai-je tout en un moment! Il n'y a que moi de coupable, ma sœur. Tous les amants jouent leur jeu; mais toutes les femmes n'ont pas le bonheur de voir la vie comme elle est.

Madame du Tillet sortit rassurée. Félix de Vandenesse alla prendre aussitôt quarante mille francs à la Banque de France, et courut chez madame de Nucingen: il la trouva, la remercia de la confiance qu'elle avait eue en sa femme, et lui rendit l'argent. Le comte expliqua ce mystérieux emprunt par les folies d'une bienfaisance à laquelle il avait voulu mettre des bornes.

— Ne me donnez aucune explication, monsieur, puisque madame de Vandenesse vous a tout avoué, dit la baronne de Nucingen.

— Elle sait tout, pensa Vandenesse.

La baronne remit la lettre de garantie et envoya chercher les quatre lettres de change. Vandenesse, pendant ce moment, jeta sur la baronne le coup d'œil fin des hommes d'État, il l'inquiéta presque, et jugea l'heure propice à une négociation.

— Nous vivons à une époque, madame, où rien n'est sûr, lui dit-il. Les trônes s'élèvent et disparaissent en France avec une effrayante rapidité. Quinze ans font justice d'un grand empire, d'une monarchie et aussi d'une révolution. Personne n'oserait prendre sur lui de répondre de l'avenir. Vous connaissez mon attachement à la Légitimité. Ces paroles n'ont rien d'extraordinaire dans ma bouche. Supposez une catastrophe: ne seriez-vous pas heureuse d'avoir un ami dans le parti qui triompherait?

— Certes, dit-elle en souriant.

— Hé! bien, voulez-vous avoir en moi, secrètement, un obligé qui pourrait maintenir à monsieur de Nucingen, le cas échéant, la pairie à laquelle il aspire?

— Que voulez-vous de moi? s'écria-t-elle.

— Peu de chose, reprit-il. Tout ce que vous savez sur Nathan.

La baronne lui répéta sa conversation du matin avec Rastignac, et dit à l'ex-pair de France, en lui remettant les quatre lettres de change qu'elle alla prendre au caissier: — N'oubliez pas votre promesse.

Vandenesse oubliait si peu cette prestigieuse promesse qu'il la fit briller aux yeux du baron de Rastignac pour obtenir de lui quelques autres renseignements.

En sortant de chez le baron, il dicta pour Florine, à un écrivain public, la lettre suivante: Si mademoiselle Florine veut savoir quel est le premier rôle qu'elle jouera, elle est priée de venir au prochain bal de l'Opéra, en s'y faisant accompagner de monsieur Nathan.

Cette lettre une fois mise à la poste, il alla chez son homme d'affaires, garçon très-habile et délié, quoique honnête; il le pria de jouer le rôle d'un ami auquel Schmuke aurait confié la visite de madame de Vandenesse, en s'inquiétant un peu tard de la signification de ces mots: Accepté pour dix mille francs, répétés quatre fois, lequel viendrait demander à monsieur Nathan une lettre de change de quarante mille francs comme contre-valeur. C'était jouer gros jeu. Nathan pouvait avoir su déjà comment s'étaient arrangées les choses, mais il fallait hasarder un peu pour gagner beaucoup. Dans son trouble, Marie pouvait bien avoir oublié de demander à son Raoul un titre pour Schmuke. L'homme d'affaires alla sur-le-champ au journal, et revint triomphant à cinq heures chez le comte, avec une contre-valeur de quarante mille francs: dès les premiers mots échangés avec Nathan, il avait pu se dire envoyé par la comtesse.

Cette réussite obligeait Félix à empêcher sa femme de voir Raoul jusqu'à l'heure du bal de l'Opéra, où il comptait la mener et l'y laisser s'éclairer elle-même sur la nature des relations de Nathan avec Florine. Il connaissait la jalouse fierté de la comtesse; il voulait la faire renoncer d'elle-même à son amour, ne pas lui donner lieu de rougir à ses yeux, et lui montrer à temps ses lettres à Nathan vendues par Florine, à laquelle il comptait les racheter. Ce plan si sage, conçu si rapidement, exécuté en partie, devait manquer par un jeu du Hasard qui modifie tout ici-bas. Après le dîner, Félix mit la conversation sur le bal de l'Opéra, en remarquant que Marie n'y était jamais allée; et il lui en proposa le divertissement pour le lendemain.

— Je vous donnerai quelqu'un à intriguer, dit-il.

— Ah! vous me ferez bien plaisir.

— Pour que la plaisanterie soit excellente, une femme doit s'attaquer à une belle proie, à une célébrité, à un homme d'esprit et le faire donner au diable. Veux-tu que je te livre Nathan? J'aurai, par quelqu'un qui connaît Florine, des secrets à le rendre fou.

— Florine, dit la comtesse, l'actrice?

Marie avait déjà trouvé ce nom sur les lèvres de Quillet, le garçon de bureau du journal: il lui passa comme un éclair dans l'âme.

— Eh! bien, oui, sa maîtresse, répondit le comte. Est-ce donc étonnant?

— Je croyais monsieur Nathan trop occupé pour avoir une maîtresse. Les auteurs ont-ils le temps d'aimer?

— Je ne dis pas qu'ils aiment, ma chère; mais ils sont forcés de loger quelque part, comme tous les autres hommes; et quand ils n'ont pas de chez soi, quand ils sont poursuivis par les gardes du commerce, ils logent chez leurs maîtresses, ce qui peut vous paraître leste, mais ce qui est infiniment plus agréable que de loger en prison.

Le feu était moins rouge que les joues de la comtesse.

— Voulez-vous de lui pour victime? vous l'épouvanterez, dit le comte en continuant sans faire attention au visage de sa femme. Je vous mettrai à même de lui prouver qu'il est joué comme un enfant par votre beau-frère du Tillet. Ce misérable veut le faire mettre en prison, afin de le rendre incapable de se porter son concurrent dans le collége électoral où Nucingen a été nommé. Je sais par un ami de Florine la somme produite par la vente de son mobilier, qu'elle lui a donnée pour fonder son journal, je sais ce qu'elle lui a envoyé sur la récolte qu'elle est allée faire cette année dans les départements et en Belgique, argent qui profite en définitive à Du Tillet, à Nucingen, à Massol. Tous trois, par avance, ils ont vendu le journal au ministère, tant ils sont sûrs d'évincer ce grand homme.

— Monsieur Nathan est incapable d'avoir accepté l'argent d'une actrice.

— Vous ne connaissez guère ces gens-là, ma chère, dit le comte, il ne vous niera pas le fait.

— J'irai certes au bal, dit la comtesse.

— Vous vous amuserez, reprit Vandenesse. Avec de pareilles armes, vous fouetterez rudement l'amour-propre de Nathan, et vous lui rendrez service. Vous le verrez se mettant en fureur, se calmant, bondissant sous vos piquantes épigrammes! Tout en plaisantant, vous éclairerez un homme d'esprit sur le péril où il est, et vous aurez la joie de faire battre les chevaux du juste-milieu dans leur écurie... Tu ne m'écoutes plus, ma chère enfant.

— Au contraire, je vous écoute trop, répondit-elle. Je vous dirai plus tard pourquoi je tiens à être sûre de tout ceci.

— Sûre, reprit Vandenesse. Reste masquée, je te fais souper avec Nathan et Florine: il sera bien amusant pour une femme de ton rang d'intriguer une actrice après avoir fait caracoler l'esprit d'un homme célèbre autour de secrets si importants; tu les attelleras l'un et l'autre à la même mystification. Je vais me mettre à la piste des infidélités de Nathan. Si je puis saisir les détails de quelque aventure récente, tu jouiras d'une colère de courtisane, une chose magnifique, celle à laquelle se livrera Florine bouillonnera comme un torrent des Alpes: elle adore Nathan, il est tout pour elle; elle y tient comme la chair aux os, comme la lionne à ses petits. Je me souviens d'avoir vu dans ma jeunesse une célèbre actrice qui écrivait comme une cuisinière venant redemander ses lettres à un de mes amis; je n'ai jamais depuis retrouvé ce spectacle, cette fureur tranquille, cette impertinente majesté, cette attitude de sauvage... Souffres-tu, Marie?

— Non: on a fait trop de feu.

La comtesse alla se jeter sur une causeuse. Tout à coup, par un de ces mouvements impossibles à prévoir et qui fut suggéré par les dévorantes douleurs de la jalousie, elle se dressa sur ses jambes tremblantes, croisa ses bras, et vint lentement devant son mari.

 

— Que sais-tu? lui demanda-t-elle, tu n'es pas homme à me torturer, tu m'écraserais sans me faire souffrir dans le cas où je serais coupable.

— Que veux-tu que je sache, Marie?

— Eh! bien, Nathan?

— Tu crois l'aimer, reprit-il, mais tu aimes un fantôme construit avec des phrases.

— Tu sais donc?

— Tout, dit-il.

Ce mot tomba sur la tête de Marie comme une massue.

— Si tu le veux, je ne saurai jamais rien, reprit-il. Tu es dans un abîme, mon enfant, il faut t'en tirer: j'y ai déjà songé. Tiens.

Il tira de sa poche de côté la lettre de garantie et les quatre lettres de change de Schmuke, que la comtesse reconnut, et il les jeta dans le feu.

— Que serais-tu devenue, pauvre Marie, dans trois mois d'ici? tu te serais vue traînée par les huissiers devant les tribunaux. Ne baisse pas la tête, ne t'humilie point: tu as été la dupe des sentiments les plus beaux, tu as coqueté avec la poésie et non avec un homme. Toutes les femmes, toutes, entends-tu, Marie? eussent été séduites à ta place. Ne serions-nous pas absurdes, nous autres hommes, qui avons fait mille sottises en vingt ans, de vouloir que vous ne soyez pas imprudentes une seule fois dans toute votre vie? Dieu me garde de triompher de toi ou de t'accabler d'une pitié que tu repoussais si vivement l'autre jour. Peut-être ce malheureux était-il sincère quand il t'écrivait, sincère en se tuant, sincère en revenant le soir même chez Florine. Nous valons moins que vous. Je ne parle pas pour moi dans ce moment, mais pour toi. Je suis indulgent; mais la Société ne l'est point, elle fuit la femme qui fait un éclat, elle ne veut pas qu'on cumule un bonheur complet et la considération. Est-ce juste, je ne saurais le dire. Le monde est cruel, voilà tout. Peut-être est-il plus envieux en masse qu'il ne l'est pris en détail. Assis au parterre, un voleur applaudit au triomphe de l'innocence et lui prendra ses bijoux en sortant. La Société refuse de calmer les maux qu'elle engendre; elle décerne des honneurs aux habiles tromperies, et n'a point de récompenses pour les dévouements ignorés. Je sais et vois tout cela; mais si je ne puis réformer le monde, au moins est-il en mon pouvoir de te protéger contre toi-même. Il s'agit ici d'un homme qui ne t'apporte que des misères, et non d'un de ces amours saints et sacrés qui commandent parfois notre abnégation, qui portent avec eux des excuses. Peut-être ai-je eu le tort de ne pas diversifier ton bonheur, de ne pas opposer à de tranquilles plaisirs des plaisirs bouillants, des voyages, des distractions. Je puis d'ailleurs m'expliquer le désir qui t'a poussée vers un homme célèbre par l'envie que tu as causée à certaines femmes. Lady Dudley, madame d'Espard, madame de Manerville et ma belle-sœur Émilie sont pour quelque chose en tout ceci. Ces femmes, contre lesquelles je t'avais mise en garde, auront cultivé ta curiosité plus pour me faire chagrin que pour te jeter dans des orages qui, je l'espère, auront grondé sur toi sans t'atteindre.

En écoutant ces paroles empreintes de bonté, la comtesse fut en proie à mille sentiments contraires; mais cet ouragan fut dominé par une vive admiration pour Félix. Les âmes nobles et fières reconnaissent promptement la délicatesse avec laquelle on les manie. Ce tact est aux sentiments ce que la grâce est au corps. Marie apprécia cette grandeur empressée de s'abaisser aux pieds d'une femme en faute pour ne pas la voir rougissant. Elle s'enfuit comme une folle, et revint ramenée par l'idée de l'inquiétude que son mouvement pouvait causer à son mari.

— Attendez, lui dit-elle en disparaissant.

Félix lui avait habilement préparé son excuse, il fut aussitôt récompensé de son adresse; car sa femme revint, toutes les lettres de Nathan à la main, et les lui livra.

— Jugez-moi, dit-elle en se mettant à genoux.

— Est-on en état de bien juger quand on aime? répondit-il. Il prit les lettres et les jeta dans le feu, car plus tard sa femme pouvait ne pas lui pardonner de les avoir lues. Marie, la tête sur les genoux du comte, y fondait en larmes. — Mon enfant, où sont les tiennes? dit-il en lui relevant la tête.

A cette interrogation, la comtesse ne sentit plus l'intolérable chaleur qu'elle avait aux joues, elle eut froid.

— Pour que tu ne soupçonnes pas ton mari de calomnier l'homme que tu as cru digne de toi, je te ferai rendre tes lettres par Florine elle-même.

— Oh! pourquoi ne les rendrait-il pas sur ma demande?

— Et s'il les refusait?

La comtesse baissa la tête.

— Le monde me dégoûte, reprit-elle, je n'y veux plus aller; je vivrai seule près de toi si tu me pardonnes.

— Tu pourrais t'ennuyer encore. D'ailleurs, que dirait le monde si tu le quittais brusquement? Au printemps, nous voyagerons, nous irons en Italie, nous parcourrons l'Europe en attendant que tu aies plus d'un enfant à élever. Nous ne sommes pas dispensés d'aller au bal de l'Opéra demain, car nous ne pouvons pas avoir tes lettres autrement sans nous compromettre; et, en te les apportant, Florine n'accusera-t-elle pas bien son pouvoir?

— Et je verrai cela? dit la comtesse épouvantée.

— Après-demain matin.

Le lendemain, vers minuit, au bal de l'Opéra, Nathan se promenait dans le foyer en donnant le bras à un masque d'un air assez marital. Après deux ou trois tours, deux femmes masquées les abordèrent.

— Pauvre sot! tu te perds, Marie est ici et te voit, dit à Nathan Vandenesse qui s'était déguisé en femme.

— Si tu veux m'écouter, tu sauras des secrets que Nathan t'a cachés, et qui t'apprendront les dangers que court ton amour pour lui, dit en tremblant la comtesse à Florine.

Nathan avait brusquement quitté le bras de Florine pour suivre le comte qui s'était dérobé dans la foule à ses regards. Florine alla s'asseoir à côté de la comtesse, qui l'entraîna sur une banquette à côté de Vandenesse, revenu pour protéger sa femme.

— Explique-toi, ma chère, dit Florine, et ne crois pas me faire poser longtemps. Personne au monde ne m'arrachera Raoul, vois-tu: je le tiens par l'habitude, qui vaut bien l'amour.

— D'abord es-tu Florine? dit Félix en reprenant sa voix naturelle.

— Belle question! si tu ne le sais pas, comment veux-tu que je te croie, farceur?

— Va demander à Nathan, qui maintenant cherche la maîtresse de qui je parle, où il a passé la nuit il y a trois jours! Il s'est asphyxié, ma petite, à ton insu, faute d'argent. Voilà comment tu es au fait des affaires d'un homme que tu dis aimer, et tu le laisses sans le sou, et il se tue; ou plutôt il ne se tue pas, il se manque. Un suicide manqué, c'est aussi ridicule qu'un duel sans égratignure.

— Tu mens, dit Florine. Il a dîné chez moi ce jour-là, mais après le soleil couché. Le pauvre garçon était poursuivi. Il s'est caché, voilà tout.

— Va donc demander rue du Mail, à l'hôtel du Mail, s'il n'a pas été amené mourant par une belle femme avec laquelle il est en relation depuis un an, et les lettres de ta rivale sont cachées, à ton nez, chez toi. Si tu veux donner à Nathan quelque bonne leçon, nous irons tous trois chez toi; là je te prouverai, pièce en main, que tu peux l'empêcher d'aller rue de Clichy, sous peu de temps, si tu veux être bonne fille.

— Essaie d'en faire aller d'autres que Florine, mon petit. Je suis sûre que Nathan ne peut être amoureux de personne.

— Tu voudrais me faire croire qu'il a redoublé pour toi d'attentions depuis quelque temps, mais c'est précisément ce qui prouve qu'il est très amoureux...

— D'une femme du monde, lui?.. dit Florine. Je ne m'inquiète pas pour si peu de chose.

— Hé! bien, veux-tu le voir venir te dire qu'il ne te ramènera pas ce matin chez toi?

— Si tu me fais dire cela, reprit Florine, je te mènerai chez moi, et nous y chercherons ces lettres auxquelles je croirai quand je les verrai; il les écrirait donc pendant que je dors?

— Reste là, dit Félix, et regarde.

Il prit le bras de sa femme et se mit à deux pas de Florine. Bientôt Nathan, qui allait et venait dans le foyer, cherchant de tous côtés son masque comme un chien cherche son maître, revint à l'endroit où il avait reçu la confidence. En lisant sur ce front une préoccupation facile à remarquer, Florine se posa comme un Terme devant l'écrivain, et lui dit impérieusement: — Je ne veux pas que tu me quittes, j'ai des raisons pour cela.