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La Comédie humaine - Volume 02

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— Tu es un triangle politique, lui disait en riant de Marsay quand il le rencontrait à l'Opéra, cette forme géométrique n'appartient qu'à Dieu qui n'a rien à faire; mais les ambitieux doivent aller en ligne courbe, le chemin le plus court en politique.

Vu à distance, Raoul Nathan était un très-beau météore. La mode autorisait ses façons et sa tournure. Son républicanisme emprunté lui donnait momentanément cette âpreté janséniste que prennent les défenseurs de la cause populaire desquels il se moquait intérieurement, et qui n'est pas sans charme aux yeux des femmes. Les femmes aiment à faire des prodiges, à briser les rochers, à fondre les caractères qui paraissent être de bronze. La toilette du moral était donc alors chez Raoul en harmonie avec son vêtement. Il devait être et fut, pour l'Ève ennuyée de son paradis de la rue du Rocher, le serpent chatoyant, coloré, beau diseur, aux yeux magnétiques, aux mouvements harmonieux, qui perdit la première femme. Dès que la comtesse Marie aperçut Raoul, elle éprouva ce mouvement intérieur dont la violence cause une sorte d'effroi. Ce prétendu grand homme eut sur elle par son regard une influence physique qui rayonna jusque dans son cœur en le troublant. Ce trouble lui fit plaisir. Ce manteau de pourpre que la célébrité drapait pour un moment sur les épaules de Nathan éblouit cette femme ingénue. A l'heure du thé, Marie quitta la place où, parmi quelques femmes occupées à causer, elle s'était tue en voyant cet être extraordinaire. Ce silence avait été remarqué par ses fausses amies. La comtesse s'approcha du divan carré placé au milieu du salon où pérorait Raoul. Elle se tint debout donnant le bras à madame Octave de Camps, excellente femme qui lui garda le secret sur les tremblements involontaires par lesquels se trahissaient ses violentes émotions. Quoique l'œil d'une femme éprise ou surprise laisse échapper d'incroyables douceurs, Raoul tirait en ce moment un véritable feu d'artifice; il était trop au milieu de ses épigrammes qui partaient comme des fusées, de ses accusations enroulées et déroulées comme des soleils, des flamboyants portraits qu'il dessinait en traits de feu, pour remarquer la naïve admiration d'une pauvre petite Ève, cachée dans le groupe de femmes qui l'entouraient. Cette curiosité, semblable à celle qui précipiterait Paris vers le Jardin des Plantes pour y voir une licorne, si l'on en trouvait une dans ces célèbres montagnes de la Lune, encore vierges des pas d'un Européen, enivre les esprits secondaires autant qu'elle attriste les âmes vraiment élevées; mais elle enchantait Raoul: il était donc trop à toutes les femmes pour être à une seule.

— Prenez garde, ma chère, dit à l'oreille de Marie sa gracieuse et adorable compagne, allez-vous-en.

La comtesse regarda son mari pour lui demander son bras par une de ces œillades que les maris ne comprennent pas toujours: Félix l'emmena.

— Mon cher, dit madame d'Espard à l'oreille de Raoul, vous êtes un heureux coquin. Vous avez fait ce soir plus d'une conquête, mais, entre autres, celle de la charmante femme qui nous a si brusquement quittés.

— Sais-tu ce que la marquise d'Espard a voulu me dire? demanda Raoul à Blondet en lui rappelant le propos de cette grande dame quand ils furent à peu près seuls, entre une heure et deux du matin.

— Mais je viens d'apprendre que la comtesse de Vandenesse est tombée amoureuse folle de toi. Tu n'es pas à plaindre.

— Je ne l'ai pas vue, dit Raoul.

— Oh! tu la verras, fripon, dit Émile Blondet en éclatant de rire. Lady Dudley t'a engagé à son grand bal précisément pour que tu la rencontres.

Raoul et Blondet partirent ensemble avec Rastignac, qui leur offrit sa voiture. Tous trois se mirent à rire de la réunion d'un sous-secrétaire d'État éclectique, d'un républicain féroce et d'un athée politique.

— Si nous soupions aux dépens de l'ordre de choses actuel? dit Blondet qui voulait remettre les soupers en honneur.

Rastignac les ramena chez Véry, renvoya sa voiture, et tous trois s'attablèrent en analysant la société présente et riant d'un rire rabelaisien. Au milieu du souper, Rastignac et Blondet conseillèrent à leur ennemi postiche de ne pas négliger une bonne fortune aussi capitale que celle qui s'offrait à lui. Ces deux roués firent d'un style moqueur l'histoire de la comtesse Marie de Vandenesse; ils portèrent le scalpel de l'épigramme et la pointe aiguë du bon mot dans cette enfance candide, dans cet heureux mariage. Blondet félicita Raoul de rencontrer une femme qui n'était encore coupable que de mauvais dessins au crayon rouge, de maigres paysages à l'aquarelle, de pantoufles brodées pour son mari, de sonates exécutées avec la plus chaste intention, cousue pendant dix-huit ans à la jupe maternelle, confite dans les pratiques religieuses, élevée par Vandenesse, et cuite à point par le mariage pour être dégustée par l'amour. A la troisième bouteille de vin de Champagne, Raoul Nathan s'abandonna plus qu'il ne l'avait jamais fait avec personne.

— Mes amis, leur dit-il, vous connaissez mes relations avec Florine, vous savez ma vie, vous ne serez pas étonnés de m'entendre vous avouer que j'ignore absolument la couleur de l'amour d'une comtesse. J'ai souvent été très-humilié en pensant que je ne pouvais pas me donner une Béatrix, une Laure, autrement qu'en poésie! Une femme noble et pure est comme une conscience sans tache, qui nous représente à nous-mêmes sous une belle forme. Ailleurs, nous pouvons nous souiller; mais là, nous restons grands, fiers, immaculés. Ailleurs nous menons une vie enragée, mais là se respire le calme, la fraîcheur, la verdure de l'oasis.

— Va, va, mon bonhomme, lui dit Rastignac; démanche sur la quatrième corde la prière de Moïse, comme Paganini.

Raoul resta muet, les yeux fixes, hébétés.

— Ce vil apprenti ministre ne me comprend pas, dit-il après un moment de silence.

Ainsi, pendant que la pauvre Ève de la rue du Rocher se couchait dans les langes de la honte, s'effrayait du plaisir avec lequel elle avait écouté ce prétendu grand poète, et flottait entre la voix sévère de sa reconnaissance pour Vandenesse et les paroles dorées du serpent, ces trois esprits effrontés marchaient sur les tendres et blanches fleurs de son amour naissant. Ah! si les femmes connaissaient l'allure cynique que ces hommes si patients, si patelins près d'elles prennent loin d'elles! combien ils se moquent de ce qu'ils adorent! Fraîche, gracieuse et pudique créature, comme la plaisanterie bouffonne la déshabillait et l'analysait! mais aussi quel triomphe! Plus elle perdait de voiles, plus elle montrait de beautés.

Marie, en ce moment, comparait Raoul et Félix, sans se douter du danger que court le cœur à faire de semblables parallèles. Rien au monde ne contrastait mieux que le désordonné, le vigoureux Raoul, et Félix de Vandenesse, soigné comme une petite maîtresse, serré dans ses habits, doué d'une charmante disinvoltura, sectateur de l'élégance anglaise à laquelle l'avait jadis habitué lady Dudley. Ce contraste plaît à l'imagination des femmes, assez portées à passer d'une extrémité à l'autre. La comtesse, femme sage et pieuse, se défendit à elle-même de penser à Raoul, en se trouvant une infâme ingrate, le lendemain au milieu de son paradis.

— Que dites-vous de Raoul Nathan? demanda-t-elle en déjeunant à son mari.

— Un joueur de gobelets, répondit le comte, un de ces volcans qui se calment avec un peu de poudre d'or. La comtesse de Montcornet a eu tort de l'admettre chez elle. Cette réponse froissa d'autant plus Marie que Félix, au fait du monde littéraire, appuya son jugement de preuves en racontant ce qu'il savait de la vie de Raoul Nathan, vie précaire, mêlée à celle de Florine, une actrice en renom. — Si cet homme a du génie, dit-il en terminant, il n'a ni la constance ni la patience qui le consacrent et le rendent chose divine. Il veut en imposer au monde en se mettant sur un rang où il ne peut se soutenir. Les vrais talents, les gens studieux, honorables, n'agissent pas ainsi: ils marchent courageusement dans leur voie, ils acceptent leurs misères et ne les couvrent pas d'oripeaux.

La pensée d'une femme est douée d'une incroyable élasticité: quand elle reçoit un coup d'assommoir, elle plie, paraît écrasée, et reprend sa forme dans un temps donné. — Félix a sans doute raison, se dit d'abord la comtesse. Mais trois jours après, elle pensait au serpent, ramenée par cette émotion à la fois douce et cruelle que lui avait donnée Raoul, et que Vandenesse avait eu le tort de ne pas lui faire connaître. Le comte et la comtesse allèrent au grand bal de lady Dudley, où de Marsay parut pour la dernière fois dans le monde, car il mourut deux mois après en laissant la réputation d'un homme d'État immense, dont la portée fut, disait Blondet, incompréhensible. Vandenesse et sa femme retrouvèrent Raoul Nathan dans cette assemblée remarquable par la réunion de plusieurs personnages du drame politique très-étonnés de se trouver ensemble. Ce fut une des premières solennités du grand monde. Les salons offraient à l'œil un spectacle magique: des fleurs, des diamants, des chevelures brillantes, tous les écrins vidés, toutes les ressources de la toilette mises à contribution. Le salon pouvait se comparer à l'une des serres coquettes où de riches horticulteurs rassemblent les plus magnifiques raretés. Même éclat, même finesse de tissus. L'industrie humaine semblait aussi vouloir lutter avec les créations animées. Partout des gazes blanches ou peintes comme les ailes des plus jolies libellules, des crêpes, des dentelles, des blondes, des tulles variés comme les fantaisies de la nature entomologique, découpés, ondés, dentelés, des fils d'aranéide en or, en argent, des brouillards de soie, des fleurs brodées par les fées ou fleuries par des génies emprisonnés, des plumes colorées par les feux du tropique, en saule pleureur au-dessus des têtes orgueilleuses, des perles tordues en nattes, des étoffes laminées, côtelées, déchiquetées, comme si le génie des arabesques avait conseillé l'industrie française. Ce luxe était en harmonie avec les beautés réunies là comme pour réaliser un keepsake. L'œil embrassait les plus blanches épaules, les unes de couleur d'ambre, les autres d'un lustré qui faisait croire qu'elles avaient été cylindrées, celles-ci satinées, celles-là mates et grasses comme si Rubens en avait préparé la pâte, enfin toutes les nuances trouvées par l'homme dans le blanc. C'étaient des yeux étincelants comme des onyx ou des turquoises bordées de velours noir ou de franges blondes; de coupes de figures variées qui rappelaient les types les plus gracieux des différents pays, des fronts sublimes et majestueux, ou doucement bombés comme si la pensée y abondait, ou plats comme si la résistance y siégeait invaincue; puis, ce qui donne tant d'attrait à ces fêtes préparées pour le regard, des gorges repliées comme les aimait Georges IV, ou séparées à la mode du dix-huitième siècle, ou tendant à se rapprocher, comme les voulait Louis XV; mais montrées avec audace, sans voiles, ou sous ces jolies gorgerettes froncées des portraits de Raphaël, le triomphe de ses patients élèves. Les plus jolis pieds tendus pour la danse, les tailles abandonnées dans les bras de la valse, stimulaient l'attention des plus indifférents. Les bruissements des plus douces voix, le frôlement des robes, les murmures de la danse, les chocs de la valse accompagnaient fantastiquement la musique. La baguette d'une fée semblait avoir ordonné cette sorcellerie étouffante, cette mélodie de parfums, ces lumières irisées dans les cristaux où pétillaient les bougies, ces tableaux multipliés par les glaces. Cette assemblée des plus jolies femmes et des plus jolies toilettes se détachait sur la masse noire des hommes, où se remarquaient les profils élégants, fins, corrects des nobles, les moustaches fauves et les figures graves des Anglais, les visages gracieux de l'aristocratie française. Tous les ordres de l'Europe scintillaient sur les poitrines, pendus au cou, en sautoir, ou tombant à la hanche. En examinant ce monde, il ne présentait pas seulement les brillantes couleurs de la parure, il avait une âme, il vivait, il pensait, il sentait. Des passions cachées lui donnaient une physionomie: vous eussiez surpris des regards malicieux échangés, de blanches jeunes filles étourdies et curieuses trahissant un désir, des femmes jalouses se confiant des méchancetés dites sous l'éventail, ou se faisant des compliments exagérés. La Société parée, frisée, musquée, se laissait aller à une folie de fête qui portait au cerveau comme une fumée capiteuse. Il semblait que de tous les fronts, comme de tous les cœurs, il s'échappât des sentiments et des idées qui se condensaient et dont la masse réagissait sur les personnes les plus froides pour les exalter. Par le moment le plus animé de cette enivrante soirée, dans un coin du salon doré où jouaient un ou deux banquiers, des ambassadeurs, d'anciens ministres, et le vieux, l'immoral lord Dudley qui par hasard était venu, madame Félix de Vandenesse fut irrésistiblement entraînée à causer avec Nathan. Peut-être cédait-elle à cette ivresse du bal, qui a souvent arraché des aveux aux plus discrètes.

 

A l'aspect de cette fête et des splendeurs d'un monde où il n'était pas encore venu, Nathan fut mordu au cœur par un redoublement d'ambition. En voyant Rastignac, dont le frère cadet venait d'être nommé évêque à vingt-sept ans, dont Martial de Roche-Hugon, le beau-frère, était directeur-général, qui lui-même était sous-secrétaire d'État et allait, suivant une rumeur, épouser la fille unique du baron de Nucingen; en voyant dans le corps diplomatique un écrivain inconnu qui traduisait les journaux étrangers pour un journal devenu dynastique dès 1830, puis des faiseurs d'articles passés au conseil d'État, des professeurs pairs de France, il se vit avec douleur dans une mauvaise voie en prêchant le renversement de cette aristocratie où brillaient les talents heureux, les adresses couronnées par le succès, les supériorités réelles. Blondet, si malheureux, si exploité dans le journalisme, mais si bien accueilli là, pouvant encore, s'il le voulait, entrer dans le sentier de la fortune par suite de sa liaison avec madame de Montcornet, fut aux yeux de Nathan un frappant exemple de la puissance des relations sociales. Au fond de son cœur, il résolut de se jouer des opinions à l'instar des de Marsay, Rastignac, Blondet, Talleyrand, le chef de cette secte, de n'accepter que les faits, de les tordre à son profit, de voir dans tout système une arme, et de ne point déranger une société si bien constituée, si belle, si naturelle. — Mon avenir, se dit-il, dépend d'une femme qui appartienne à ce monde. Dans cette pensée, conçue au feu d'un désir frénétique, il tomba sur la comtesse de Vandenesse comme un milan sur sa proie. Cette charmante créature, si jolie dans sa parure de marabouts qui produisait ce flou délicieux des peintures de Lawrence, en harmonie avec la douceur de son caractère, fut pénétrée par la bouillante énergie de ce poète enragé d'ambition. Lady Dudley, à qui rien n'échappait, protégea cet aparté en livrant le comte de Vandenesse à madame de Manerville. Forte d'un ancien ascendant, cette femme prit Félix dans les lacs d'une querelle pleine d'agaceries, de confidences embellies de rougeurs, de regrets finement jetés comme des fleurs à ses pieds, de récriminations où elle se donnait raison pour se faire donner tort. Ces deux amants brouillés se parlaient pour la première fois d'oreille à oreille. Pendant que l'ancienne maîtresse de son mari fouillait la cendre des plaisirs éteints pour y trouver quelques charbons, madame Félix de Vandenesse éprouvait ces violentes palpitations que cause à une femme la certitude d'être en faute et de marcher dans le terrain défendu: émotions qui ne sont pas sans charmes et qui réveillent tant de puissances endormies. Aujourd'hui, comme dans le conte de la Barbe-Bleue, toutes les femmes aiment à se servir de la clef tachée de sang; magnifique idée mythologique, une des gloires de Perrault.

Le dramaturge, qui connaissait son Shakespeare, déroula ses misères, raconta sa lutte avec les hommes et les choses, fit entrevoir ses grandeurs sans base, son génie politique inconnu, sa vie sans affection noble. Sans en dire un mot, il suggéra l'idée à cette charmante femme de jouer pour lui le rôle sublime que joue Rebecca dans Ivanhoë: l'aimer, le protéger. Tout se passa dans les régions éthérées du sentiment. Les myosotis ne sont pas plus bleus, les lis ne sont pas plus candides, les fronts des séraphins ne sont pas plus blancs que ne l'étaient les images, les choses et le front éclairci, radieux de cet artiste, qui pouvait envoyer sa conversation chez son libraire. Il s'acquitta bien de son rôle de reptile, il fit briller aux yeux de la comtesse les éclatantes couleurs de la fatale pomme. Marie quitta ce bal en proie à des remords qui ressemblaient à des espérances, chatouillée par des compliments qui flattaient sa vanité, émue dans les moindres replis du cœur, prise par ses vertus, séduite par sa pitié pour le malheur.

Peut-être madame de Manerville avait-elle amené Vandenesse jusqu'au salon où sa femme causait avec Nathan; peut-être y était-il venu de lui-même en cherchant Marie pour partir; peut-être sa conversation avait-elle remué des chagrins assoupis. Quoi qu'il en fût, quand elle vint lui demander son bras, sa femme lui trouva le front attristé, l'air rêveur. La comtesse craignit d'avoir été vue. Dès qu'elle fut seule en voiture avec Félix, elle lui jeta le sourire le plus fin, et lui dit: — Ne causiez-vous pas là, mon ami, avec madame de Manerville?

Félix n'était pas encore sorti des broussailles où sa femme l'avait promené par une charmante querelle au moment où la voiture entrait à l'hôtel. Ce fut la première ruse que dicta l'amour. Marie fut heureuse d'avoir triomphé d'un homme qui jusqu'alors lui semblait si supérieur. Elle goûta la première joie que donne un succès nécessaire.

Entre la rue Basse-du-Rempart et la rue Neuve-des-Mathurins, Raoul avait, dans un passage, au troisième étage d'une maison mince et laide, un petit appartement désert, nu, froid, où il demeurait pour le public des indifférents, pour les néophytes littéraires, pour ses créanciers, pour les importuns et les divers ennuyeux qui doivent rester sur le seuil de la vie intime. Son domicile réel, sa grande existence, sa représentation étaient chez mademoiselle Florine, comédienne de second ordre, mais que depuis dix ans les amis de Nathan, des journaux, quelques auteurs intronisaient parmi les illustres actrices. Depuis dix ans, Raoul s'était si bien attaché à cette femme qu'il passait la moitié de sa vie chez elle; il y mangeait quand il n'avait ni ami à traiter, ni dîner en ville. A une corruption accomplie, Florine joignait un esprit exquis que le commerce des artistes avait développé et que l'usage aiguisait chaque jour. L'esprit passe pour une qualité rare chez les comédiens. Il est si naturel de supposer que les gens qui dépensent leur vie à tout mettre en dehors n'aient rien au dedans! Mais si l'on pense au petit nombre d'acteurs et d'actrices qui vivent dans chaque siècle, et à la quantité d'auteurs dramatiques et de femmes séduisantes que cette population a fournis, il est permis de réfuter cette opinion qui repose sur une éternelle critique faite aux artistes, accusés tous de perdre leurs sentiments personnels dans l'expression plastique des passions; tandis qu'ils n'y emploient que les forces de l'esprit, de la mémoire et de l'imagination. Les grands artistes sont des êtres qui, suivant un mot de Napoléon, interceptent à volonté la communication que la nature a mise entre les sens et la pensée. Molière et Talma, dans leur vieillesse, ont été plus amoureux que ne le sont les hommes ordinaires. Forcée d'écouter des journalistes qui devinent et calculent tout, des écrivains qui prévoient et disent tout, d'observer certains hommes politiques qui profitaient chez elle des saillies de chacun, Florine offrait en elle un mélange de démon et d'ange qui la rendait digne de recevoir ces roués; elle les ravissait par son sang-froid. Sa monstruosité d'esprit et de cœur leur plaisait infiniment. Sa maison, enrichie de tributs galants, présentait la magnificence exagérée des femmes qui, peu soucieuses du prix des choses, ne se soucient que des choses elles-mêmes, et leur donnent la valeur de leurs caprices; qui cassent dans un accès de colère un éventail, une cassolette dignes d'une reine, et jettent les hauts cris si l'on brise une porcelaine de dix francs dans laquelle boivent leurs petits chiens. Sa salle à manger, pleine des offrandes les plus distinguées, peut servir à faire comprendre le pêle-mêle de ce luxe royal et dédaigneux. C'étaient partout, même au plafond, des boiseries en chêne naturel sculpté rehaussées par des filets d'or mat, et dont les panneaux avaient pour cadre des enfants jouant avec des chimères, où la lumière papillotait, éclairant ici une croquade de Decamps, là un plâtre d'ange tenant un bénitier donné par Antonin Moine; plus loin quelque tableau coquet d'Eugène Devéria, une sombre figure d'alchimiste espagnol par Louis Boulanger, un autographe de lord Byron à Caroline encadré dans de l'ébène sculpté par Elschoet; en regard, une autre lettre de Napoléon à Joséphine. Tout cela placé sans aucune symétrie, mais avec un art inaperçu. L'esprit était comme surpris. Il y avait de la coquetterie et du laisser-aller, deux qualités qui ne se trouvent réunies que chez les artistes. Sur la cheminée en bois délicieusement sculptée, rien qu'une étrange et florentine statue d'ivoire attribuée à Michel-Ange, qui représentait un Égipan trouvant une femme sous la peau d'un jeune pâtre, et dont l'original est au trésor de Vienne; puis de chaque côté, des torchères dues à quelque ciseau de la Renaissance. Une horloge de Boule, sur un piédestal d'écaille incrusté d'arabesques en cuivre, étincelait au milieu d'un panneau, entre deux statuettes échappées à quelque démolition abbatiale. Dans les angles brillaient sur leurs piédestaux des lampes d'une magnificence royale, par lesquelles un fabricant avait payé quelques sonores réclames sur la nécessité d'avoir des lampes richement adaptées à des cornets du Japon. Sur une étagère mirifique se prélassait une argenterie précieuse bien gagnée dans un combat où quelque lord avait reconnu l'ascendant de la nation française; puis des porcelaines à reliefs; enfin le luxe exquis de l'artiste qui n'a d'autre capital que son mobilier. La chambre en violet était un rêve de danseuse à son début: des rideaux en velours doublés de soie blanche, drapés sur un voile de tulle; un plafond en cachemire blanc relevé de satin violet; au pied du lit un tapis d'hermine; dans le lit, dont les rideaux ressemblaient à un lis renversé, se trouvait une lanterne pour y lire les journaux avant qu'ils parussent. Un salon jaune rehaussé par des ornements couleur de bronze florentin était en harmonie avec toutes ces magnificences; mais une description exacte ferait ressembler ces pages à l'affiche d'une vente par autorité de justice. Pour trouver des comparaisons à toutes ces belles choses, il aurait fallu aller à deux pas de là, chez Rothschild.

 

Sophie Grignoult, qui s'était surnommée Florine par un baptême assez commun au théâtre, avait débuté sur les scènes inférieures, malgré sa beauté. Son succès et sa fortune, elle les devait à Raoul Nathan. L'association de ces deux destinées, assez commune dans le monde dramatique et littéraire, ne faisait aucun tort à Raoul, qui gardait les convenances en homme de haute portée. La fortune de Florine n'avait néanmoins rien de stable. Ses rentes aléatoires étaient fournies par ses engagements, par ses congés, et payaient à peine sa toilette et son ménage. Nathan lui donnait quelques contributions levées sur les entreprises nouvelles de l'industrie; mais, quoique toujours galant et protecteur avec elle, cette protection n'avait rien de régulier ni de solide. Cette incertitude, cette vie en l'air n'effrayaient point Florine. Florine croyait en son talent; elle croyait en sa beauté. Sa foi robuste avait quelque chose de comique pour ceux qui l'entendaient hypothéquer son avenir là-dessus quand on lui faisait des remontrances.

— J'aurai des rentes lorsqu'il me plaira d'en avoir, disait-elle. J'ai déjà cinquante francs sur le grand-livre.

Personne ne comprenait comment elle avait pu rester sept ans oubliée, belle comme elle était; mais, à la vérité, Florine fut enrôlée comme comparse à treize ans, et débutait deux ans après sur un obscur théâtre des boulevards. A quinze ans, ni la beauté ni le talent n'existent: une femme est tout promesse. Elle avait alors vingt-huit ans, le moment où les beautés des femmes françaises sont dans tout leur éclat. Les peintres voyaient avant tout dans Florine des épaules d'un blanc lustré, teintes de tons olivâtres aux environs de la nuque, mais fermes et polies; la lumière glissait dessus comme sur une étoffe moirée. Quand elle tournait la tête, il se formait dans son cou des plis magnifiques, l'admiration des sculpteurs. Elle avait sur ce cou triomphant une petite tête d'impératrice romaine, la tête élégante et fine, ronde et volontaire de Poppée, des traits d'une correction spirituelle, le front lisse des femmes qui chassent le souci et les réflexions, qui cèdent facilement, mais qui se butent aussi comme des mules et n'écoutent alors plus rien. Ce front taillé comme d'un seul coup de ciseau faisait valoir de beaux cheveux cendrés presque toujours relevés par-devant en deux masses égales, à la romaine, et mis en mamelon derrière la tête pour la prolonger et rehausser par leur couleur le blanc du col. Des sourcils noirs et fins, dessinés par quelque peintre chinois, encadraient des paupières molles où se voyait un réseau de fibrilles roses. Ses prunelles allumées par une vive lumière, mais tigrées par des rayures brunes, donnaient à son regard la cruelle fixité des bêtes fauves et révélaient la malice froide de la courtisane. Ses adorables yeux de gazelle étaient d'un beau gris et frangés de longs cils noirs, charmante opposition qui rendait encore plus sensible leur expression d'attentive et calme volupté; le tour offrait des tons fatigués; mais à la manière artiste dont elle savait couler sa prunelle dans le coin ou en haut de l'œil, pour observer ou pour avoir l'air de méditer, la façon dont elle la tenait fixe en lui faisant jeter tout son éclat sans déranger la tête, sans ôter à son visage son immobilité, manœuvre apprise à la scène; mais la vivacité de ses regards quand elle embrassait toute une salle en y cherchant quelqu'un, rendaient ses yeux les plus terribles, les plus doux, les plus extraordinaires du monde. Le rouge avait détruit les délicieuses teintes diaphanes de ses joues, dont la chair était délicate; mais, si elle ne pouvait plus ni rougir ni pâlir, elle avait un nez mince, coupé de narines roses et passionnées, fait pour exprimer l'ironie, la moquerie des servantes de Molière. Sa bouche sensuelle et dissipatrice, aussi favorable au sarcasme qu'à l'amour, était embellie par les deux arêtes du sillon qui rattachait la lèvre supérieure au nez. Son menton blanc, un peu gros, annonçait une certaine violence amoureuse. Ses mains et ses bras étaient dignes d'une souveraine. Mais elle avait le pied gros et court, signe indélébile de sa naissance obscure. Jamais un héritage ne causa plus de soucis. Florine avait tout tenté, excepté l'amputation, pour le changer. Ses pieds furent obstinés, comme les Bretons auxquels elle devait le jour; ils résistèrent à tous les savants, à tous les traitements. Florine portait des brodequins longs et garnis de coton à l'intérieur pour figurer une courbure à son pied. Elle était de moyenne taille, menacée d'obésité, mais assez cambrée et bien faite. Au moral, elle possédait à fond les minauderies et les querelles, les condiments et les chatteries de son métier: elle leur imprimait une saveur particulière en jouant l'enfance et glissant au milieu de ses rires ingénus des malices philosophiques. En apparence ignorante, étourdie, elle était très forte sur l'escompte et sur toute la jurisprudence commerciale. Elle avait éprouvé tant de misères avant d'arriver au jour de son douteux succès! Elle était descendue d'étage en étage jusqu'au premier par tant d'aventures! Elle savait la vie, depuis celle qui commence au fromage de Brie jusqu'à celle qui suce dédaigneusement des beignets d'ananas; depuis celle qui se cuisine et se savonne au coin de la cheminée d'une mansarde avec un fourneau de terre, jusqu'à celle qui convoque le ban et l'arrière-ban des chefs à grosse panse et des gâte-sauces effrontés. Elle avait entretenu le Crédit sans le tuer. Elle n'ignorait rien de ce que les honnêtes femmes ignorent, elle parlait tous les langages; elle était Peuple par l'expérience, et Noble par sa beauté distinguée. Difficile à surprendre, elle supposait toujours tout comme un espion, comme un juge ou comme un vieil homme d'État, et pouvait ainsi tout pénétrer. Elle connaissait le manége à employer avec les fournisseurs et leurs ruses, elle savait le prix des choses comme un commissaire-priseur. Quand elle était étalée dans sa chaise longue, comme une jeune mariée blanche et fraîche, tenant un rôle et l'apprenant, vous eussiez dit une enfant de seize ans, naïve, ignorante, faible, sans autre artifice que son innocence. Qu'un créancier importun vînt alors, elle se dressait comme un faon surpris et jurait un vrai juron.

— Eh! mon cher, vos insolences sont un intérêt assez cher de l'argent que je vous dois, lui disait-elle, je suis fatiguée de vous voir, envoyez-moi des huissiers, je les préfère à votre sotte figure.

Florine donnait de charmants dîners, des concerts et des soirées très-suivis: on y jouait un jeu d'enfer. Ses amies étaient toutes belles. Jamais une vieille femme n'avait paru chez elle: elle ignorait la jalousie, elle y trouvait d'ailleurs l'aveu d'une infériorité. Elle avait connu Coralie, la Torpille, elle connaissait les Tullia, Euphrasie, les Aquilina, madame du Val-Noble, Mariette, ces femmes qui passent à travers Paris comme les fils de la Vierge dans l'atmosphère, sans qu'on sache où elles vont ni d'où elles viennent, aujourd'hui reines, demain esclaves; puis les actrices, ses rivales, les cantatrices, enfin toute cette société féminine exceptionnelle, si bienfaisante, si gracieuse dans son sans-souci, dont la vie bohémienne absorbe ceux qui se laissent prendre dans la danse échevelée de son entrain, de sa verve, de son mépris de l'avenir. Quoique la vie de la Bohême se déployât chez elle dans tout son désordre, au milieu des rires de l'artiste, la reine du logis avait dix doigts et savait aussi bien compter que pas un de tous ses hôtes. Là se faisaient les saturnales secrètes de la littérature et de l'art mêlés à la politique et à la finance. Là le Désir régnait en souverain; là le Spleen et la Fantaisie étaient sacrés comme chez une bourgeoise l'honneur et la vertu. Là, venaient Blondet, Finot, Étienne Lousteau son septième amant et cru le premier, Félicien Vernou le feuilletoniste, Couture, Bixiou, Rastignac autrefois, Claude Vignon le critique, Nucingen le banquier, du Tillet, Conti le compositeur, enfin cette légion endiablée des plus féroces calculateurs en tout genre; puis les amis des cantatrices, des danseuses et des actrices qui connaissaient Florine. Tout ce monde se haïssait ou s'aimait suivant les circonstances. Cette maison banale, où il suffisait d'être célèbre pour y être reçu, était comme le mauvais lieu de l'esprit et comme le bagne de l'intelligence: on n'y entrait pas sans avoir légalement attrapé sa fortune, fait dix ans de misère, égorgé deux ou trois passions, acquis une célébrité quelconque par des livres ou par des gilets, par un drame ou par un bel équipage; on y complotait les mauvais tours à jouer, on y scrutait les moyens de fortune, on s'y moquait des émeutes qu'on avait fomentées la veille, on y soupesait la hausse et la baisse. Chaque homme, en sortant, reprenait la livrée de son opinion; il pouvait, sans se compromettre, critiquer son propre parti, avouer la science et le bien-jouer de ses adversaires, formuler les pensées que personne n'avoue, enfin tout dire en gens qui pouvaient tout faire. Paris est le seul lieu du monde où il existe de ces maisons éclectiques où tous les goûts, tous les vices, toutes les opinions sont reçus avec une mise décente. Aussi n'est-il pas dit encore que Florine reste une comédienne du second ordre. La vie de Florine n'est pas d'ailleurs une vie oisive ni une vie à envier. Beaucoup de gens, séduits par le magnifique piédestal que le Théâtre fait à une femme, la supposent menant la joie d'un perpétuel carnaval. Au fond de bien des loges de portiers, sous la tuile de plus d'une mansarde, de pauvres créatures rêvent, au retour du spectacle, perles et diamants, robes lamées d'or et cordelières somptueuses, se voient les chevelures illuminées, se supposent applaudies, achetées, adorées, enlevées; mais toutes ignorent les réalités de cette vie de cheval de manége où l'actrice est soumise à des répétitions sous peine d'amende, à des lectures de pièces, à des études constantes de rôles nouveaux, par un temps où l'on joue deux ou trois cents pièces par an à Paris. Pendant chaque représentation, Florine change deux ou trois fois de costume, et rentre souvent dans sa loge épuisée, demi-morte. Elle est obligée alors d'enlever à grand renfort de cosmétique son rouge ou son blanc, de se dépoudrer si elle a joué un rôle du dix-huitième siècle. A peine a-t-elle eu le temps de dîner. Quand elle joue, une actrice ne peut ni se serrer, ni manger, ni parler. Florine n'a pas plus le temps de souper. Au retour de ces représentations qui, de nos jours, finissent le lendemain, n'a-t-elle pas sa toilette de nuit à faire, ses ordres à donner? Couchée à une ou deux heures du matin, elle doit se lever assez matinalement pour repasser ses rôles, ordonner les costumes, les expliquer, les essayer, puis déjeuner, lire les billets doux, y répondre, travailler avec les entrepreneurs d'applaudissements pour faire soigner ses entrées et ses sorties, solder le compte des triomphes du mois passé en achetant en gros ceux du mois courant. Du temps de saint Genest, comédien canonisé, qui remplissait ses devoirs religieux et portait un cilice, il est à croire que le Théâtre n'exigeait pas cette féroce activité. Souvent Florine, pour pouvoir aller cueillir bourgeoisement des fleurs à la campagne, est obligée de se dire malade. Ces occupations purement mécaniques ne sont rien en comparaison des intrigues à mener, des chagrins de la vanité blessée, des préférences accordées par les auteurs, des rôles enlevés ou à enlever, des exigences des acteurs, des malices d'une rivale, des tiraillements de directeurs, de journalistes, et qui demandent une autre journée dans la journée. Jusqu'à présent il ne s'est point encore agi de l'art, de l'expression des passions, des détails de la mimique, des exigences de la scène où mille lorgnettes découvrent les taches de toute splendeur, et qui employaient la vie, la pensée de Talma, de Lekain, de Baron, de Contat, de Clairon, de Champmeslé. Dans ces infernales coulisses, l'amour-propre n'a point de sexe: l'artiste qui triomphe, homme ou femme, a contre soi les hommes et les femmes. Quant à la fortune, quelque considérables que soient les engagements de Florine, ils ne couvrent pas les dépenses de la toilette du théâtre, qui, sans compter les costumes, exige énormément de gants longs, de souliers, et n'exclut ni la toilette du soir ni celle de la ville. Le tiers de cette vie se passe à mendier, l'autre à se soutenir, le dernier à se défendre: tout y est travail. Si le bonheur y est ardemment goûté, c'est qu'il y est comme dérobé, rare, espéré longtemps, trouvé par hasard au milieu de détestables plaisirs imposés et de sourires au parterre. Pour Florine, la puissance de Raoul était comme un sceptre protecteur: il lui épargnait bien des ennuis, bien des soucis, comme autrefois les grands seigneurs à leurs maîtresses, comme aujourd'hui quelques vieillards qui courent implorer les journalistes quand un mot dans un petit journal a effrayé leur idole; elle y tenait plus qu'à un amant, elle y tenait comme à un appui, elle en avait soin comme d'un père, elle le trompait comme un mari; mais elle lui aurait tout sacrifié. Raoul pouvait tout pour sa vanité d'artiste, pour la tranquillité de son amour-propre, pour son avenir au théâtre. Sans l'intervention d'un grand auteur, pas de grande actrice: on a dû la Champmeslé à Racine, comme Mars à Monvel et à Andrieux. Florine ne pouvait rien pour Raoul, elle aurait bien voulu lui être utile ou nécessaire. Elle comptait sur les alléchements de l'habitude, elle était toujours prête à ouvrir ses salons, à déployer le luxe de sa table pour ses projets, pour ses amis. Enfin, elle aspirait à être pour lui ce qu'était madame Pompadour pour Louis XV. Les actrices enviaient la position de Florine, comme quelques journalistes enviaient celle de Raoul. Maintenant, ceux à qui la pente de l'esprit humain vers les oppositions et les contraires est connue concevront bien qu'après dix ans de cette vie débraillée, bohémienne, pleine de hauts et de bas, de fêtes et de saisies, de sobriétés et d'orgies, Raoul fût entraîné vers un amour chaste et pur, vers la maison douce et harmonieuse d'une grande dame, de même que la comtesse Félix désirait introduire les tourmentes de la passion dans sa vie monotone à force de bonheur. Cette loi de la vie est celle de tous les arts qui n'existent que par les contrastes. L'œuvre faite sans cette ressource est la dernière expression du génie, comme le cloître est le plus grand effort du chrétien.