Za darmo

La Comédie humaine - Volume 02

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

XXIV
LOUISE DE CHAULIEU A RENÉE DE L'ESTORADE

Octobre 1824.

Ma chère amie, toi qui t'es mariée en deux mois à un pauvre souffreteux de qui tu t'es faite la mère, tu ne connais rien aux effroyables péripéties de ce drame joué au fond des cœurs et appelé l'amour, où tout devient en un moment tragique, où la mort est dans un regard, dans une réponse faite à la légère. J'ai réservé pour dernière épreuve à Felipe une terrible mais décisive épreuve. J'ai voulu savoir si j'étais aimée quand même! le grand et sublime mot des royalistes, et pourquoi pas des catholiques? Il s'est promené pendant toute une nuit avec moi sous les tilleuls au fond de notre jardin, et il n'a pas eu dans l'âme l'ombre même d'un doute. Le lendemain, j'étais plus aimée, et pour lui tout aussi chaste, tout aussi grande, tout aussi pure que la veille; il n'en avait pas tiré le moindre avantage. Oh! il est bien Espagnol, bien Abencerrage. Il a gravi mon mur pour venir baiser la main que je lui tendais dans l'ombre, du haut de mon balcon; il a failli se briser; mais combien de jeunes gens en feraient autant? Tout cela n'est rien, les chrétiens subissent d'effroyables martyres pour aller au ciel. Avant-hier, au soir, j'ai pris le futur ambassadeur du roi à la cour d'Espagne, mon très honoré père, et je lui ai dit en souriant: — Monsieur, pour un petit nombre d'amis, vous mariez au neveu d'un ambassadeur votre chère Armande à qui cet ambassadeur, désireux d'une telle alliance et qui l'a mendiée assez longtemps, assure au contrat de mariage son immense fortune et ses titres après sa mort en donnant, dès à présent, aux deux époux cent mille livres de rente et reconnaissant à la future une dot de huit cent mille francs. Votre fille pleure, mais elle plie sous l'ascendant irrésistible de votre majestueuse autorité paternelle. Quelques médisants disent que votre fille cache sous ses pleurs une âme intéressée et ambitieuse. Nous allons ce soir à l'Opéra dans la loge des gentilshommes, et monsieur le baron de Macumer y viendra. — Il ne va donc pas? me répondit mon père en souriant et me traitant en ambassadrice. — Vous prenez Clarisse Harlowe pour Figaro! lui ai-je dit en lui jetant un regard plein de dédain et de raillerie. Quand vous m'aurez vu la main droite dégantée, vous démentirez ce bruit impertinent, et vous vous en montrerez offensé. — Je puis être tranquille sur ton avenir: tu n'as pas plus la tête d'une fille que Jeanne d'Arc n'avait le cœur d'une femme. Tu seras heureuse, tu n'aimeras personne et te laisseras aimer! Pour cette fois, j'éclatai de rire. — Qu'as-tu, ma petite coquette? me dit-il. — Je tremble pour les intérêts de mon pays... Et, voyant qu'il ne me comprenait pas, j'ajoutai: à Madrid! — Vous ne sauriez croire à quel point, au bout d'une année, cette religieuse se moque de son père, dit-il à la duchesse. — Armande se moque de tout, répliqua ma mère en me regardant. — Que voulez-vous dire? lui demandai-je. — Mais vous ne craignez même pas l'humidité de la nuit qui peut vous donner des rhumatismes, dit-elle en me lançant un nouveau regard. — Les matinées, répondis-je, sont si chaudes! La duchesse a baissé les yeux. — Il est bien temps de la marier, dit mon père, et ce sera, je l'espère, avant mon départ. — Oui, si vous le voulez, lui ai-je répondu simplement.

Deux heures après, ma mère et moi, la duchesse de Maufrigneuse et madame d'Espard, nous étions comme quatre roses sur le devant de la loge. Je m'étais mise de côté, ne présentant qu'une épaule au public et pouvant tout voir sans être vue dans cette loge spacieuse qui occupe un des deux pans coupés au fond de la salle, entre les colonnes. Macumer est venu, s'est planté sur ses jambes et a mis ses jumelles devant ses yeux pour pouvoir me regarder à son aise. Au premier entr'acte, est entré celui que j'appelle le roi des Ribauds, un jeune homme d'une beauté féminine. Le comte Henri de Marsay s'est produit dans la loge avec une épigramme dans les yeux, un sourire sur les lèvres, un air joyeux sur toute la figure. Il a fait les premiers compliments à ma mère, à madame d'Espard, à la duchesse de Maufrigneuse, aux comtes d'Esgrignon et de Saint-Héreen; puis il me dit: — Je ne sais pas si je serai le premier à vous complimenter d'un événement qui va vous rendre un objet d'envie. — Ah! un mariage, ai-je dit. Est-ce une jeune personne si récemment sortie du couvent qui vous apprendra que les mariages dont on parle ne se font jamais? Monsieur de Marsay s'est penché à l'oreille de Macumer, et j'ai parfaitement compris, par le seul mouvement des lèvres, qu'il lui disait: — Baron, vous aimez peut-être cette petite coquette, qui s'est servie de vous; mais, comme il s'agit de mariage et non d'une passion, il faut toujours savoir ce qui se passe. Macumer a jeté sur l'officieux médisant un de ces regards qui, selon moi, sont un poème, et lui a répliqué quelque chose comme: — Je n'aime point de petite coquette! d'un air qui m'a si bien ravie que je me suis dégantée en voyant mon père. Felipe n'avait pas eu la moindre crainte ni le moindre soupçon. Il a bien réalisé tout ce que j'attendais de son caractère: il n'a foi qu'en moi, le monde et ses mensonges ne l'atteignent pas. L'Abencerrage n'a pas sourcillé, la coloration de son sang bleu n'a pas teint sa face olivâtre. Les deux jeunes comtes sont sortis. J'ai dit alors en riant à Macumer: — Monsieur de Marsay vous a fait une épigramme sur moi. — Bien plus qu'une épigramme, a-t-il répondu, un épithalame. — Vous me parlez grec, lui ai-je dit en souriant et le récompensant par un certain regard qui lui fait toujours perdre contenance. — Je l'espère bien! s'est écrié mon père en s'adressant à madame de Maufrigneuse. Il court des commérages infâmes. Aussitôt qu'une jeune personne va dans le monde, on a la rage de la marier, et l'on invente des absurdités! Je ne marierai jamais Armande contre son gré. Je vais faire un tour au foyer, car on croirait que je laisse courir ce bruit-là pour donner l'idée de ce mariage à l'ambassadeur; et la fille de César doit être encore moins soupçonnée que sa femme, qui ne doit pas l'être du tout.

La duchesse de Maufrigneuse et madame d'Espard regardèrent d'abord ma mère, puis le baron, d'un air pétillant, narquois, rusé, plein d'interrogations contenues. Ces fines couleuvres ont fini par entrevoir quelque chose. De toutes les choses secrètes, l'amour est la plus publique, et les femmes l'exhalent, je crois. Aussi, pour le bien cacher, une femme doit-elle être un monstre! Nos yeux sont encore plus bavards que ne l'est notre langue. Après avoir joui du délicieux plaisir de trouver Felipe aussi grand que je le souhaitais, j'ai naturellement voulu davantage. J'ai fait alors un signal convenu pour lui dire de venir à ma fenêtre par le dangereux chemin que tu connais. Quelques heures après, je l'ai trouvé droit comme une statue, collé le long de la muraille, la main appuyée à l'angle du balcon de ma fenêtre, étudiant les reflets de la lumière de mon appartement. — Mon cher Felipe, lui ai-je dit, vous avez été bien ce soir: vous vous êtes conduit comme je me serais conduite moi-même si l'on m'eût appris que vous faisiez un mariage. — J'ai pensé que vous m'eussiez instruit avant tout le monde, a-t-il répondu. — Et quel est votre droit à ce privilége? — Celui d'un serviteur dévoué. — L'êtes-vous vraiment? — Oui, dit-il; et je ne changerai jamais. — Eh bien, si ce mariage était nécessaire, si je me résignais... La douce lueur de la lune a été comme éclairée par les deux regards qu'il a lancés sur moi d'abord, puis sur l'espèce d'abîme que nous faisait le mur. Il a paru se demander si nous pouvions mourir ensemble écrasés; mais, après avoir brillé comme un éclair sur sa face et jailli de ses yeux, ce sentiment a été comprimé par une force supérieure à celle de la passion. — L'Arabe n'a qu'une parole, a-t-il dit d'une voix étranglée. Je suis votre serviteur, et vous appartiens: je vivrai toute ma vie pour vous. La main qui tenait le balcon m'a paru mollir, j'y ai posé la mienne en lui disant: Felipe, mon ami, je suis par ma seule volonté votre femme dès cet instant. Allez me demander dans la matinée à mon père. Il veut garder ma fortune; mais vous vous engagerez à me la reconnaître au contrat sans l'avoir reçue, et vous serez sans aucun doute agréé. Je ne suis plus Armande de Chaulieu; descendez promptement, Louise de Macumer ne veut pas commettre la moindre imprudence. Il a pâli, ses jambes ont fléchi, il s'est élancé d'environ dix pieds de haut à terre sans se faire le moindre mal; mais, après m'avoir causé la plus horrible émotion, il m'a saluée de la main et a disparu. Je suis donc aimée, me suis-je dit, comme une femme ne le fut jamais! Et je me suis endormie avec une satisfaction enfantine; mon sort était à jamais fixé. Vers deux heures mon père m'a fait appeler dans son cabinet où j'ai trouvé la duchesse et Macumer. Les paroles s'y sont gracieusement échangées. J'ai tout simplement répondu que, si monsieur Hénarez s'était entendu avec mon père, je n'avais aucune raison de m'opposer à leurs désirs. Là-dessus, ma mère a retenu le baron à dîner; après quoi nous avons été tous quatre nous promener au bois de Boulogne. J'ai regardé très-railleusement monsieur de Marsay quand il a passé à cheval, car il a remarqué Macumer et mon père sur le devant de la calèche.

Mon adorable Felipe a fait ainsi refaire ses cartes:

Hénarez,
Des ducs de Soria, baron de Macumer

Tous les matins il m'apporte lui-même un bouquet d'une délicieuse magnificence, au milieu duquel je trouve toujours une lettre qui contient un sonnet espagnol à ma louange, fait par lui pendant la nuit.

Pour ne pas grossir ce paquet, je t'envoie comme échantillon le premier et le dernier de ses sonnets, que je t'ai traduits mot à mot en te les mettant vers par vers.

 
PREMIER SONNET

Plus d'une fois, couvert d'une mince veste de soie, — l'épée haute sans que mon cœur battît une pulsation de plus, — j'ai attendu l'assaut du taureau furieux, — et sa corne plus aiguë que le croissant de Phœbé.

J'ai gravi, fredonnant une seguidille andalouse, — le talus d'une redoute sous une pluie de fer; — j'ai jeté ma vie sur le tapis vert du hasard — sans plus m'en soucier que d'un quadruple d'or.

J'aurais pris avec la main les boulets dans la gueule des canons; — mais je crois que je deviens plus timide qu'un lièvre aux aguets; — qu'un enfant qui voit un spectre aux plis de sa fenêtre.

Car, lorsque tu me regardes avec ta douce prunelle, — une sueur glacée couvre mon front, mes genoux se dérobent sous moi, — je tremble, je recule, je n'ai plus de courage.

DEUXIÈME SONNET

Cette nuit, je voulais dormir pour rêver de toi; — mais le sommeil jaloux fuyait mes paupières; — je m'approchai du balcon, et je regardai le ciel: — lorsque je pense à toi mes yeux se tournent toujours en haut.

Phénomène étrange, que l'amour peut seul expliquer, — le firmament avait perdu sa couleur de saphir; — les étoiles, diamants éteints dans leur monture d'or, — ne lançaient que des œillades mortes, des rayons refroidis.

La lune, nettoyée de son fard d'argent et de lis, — roulait tristement sur le morne horizon, car tu as dérobé au ciel toutes ses splendeurs.

La blancheur de la lune luit sur ton front charmant, — tout l'azur du ciel s'est concentré dans tes prunelles, et tes cils sont formés par les rayons des étoiles.

Peut-on prouver plus gracieusement à une jeune fille qu'on ne s'occupe que d'elle? Que dis-tu de cet amour qui s'exprime en prodiguant les fleurs de l'intelligence et les fleurs de la terre? Depuis une dizaine de jours, je connais ce qu'est cette galanterie espagnole si fameuse autrefois.

Ah çà, chère, que se passe-t-il à la Crampade, où je me promène si souvent en examinant les progrès de notre agriculture? N'as-tu rien à me dire de nos mûriers, de nos plantations de l'hiver dernier? Tout y réussit-il à tes souhaits? Les fleurs sont-elles épanouies dans ton cœur d'épouse en même temps que celles de nos massifs? je n'ose dire de nos plates-bandes. Louis continue-t-il son système de madrigaux? Vous entendez-vous bien? Le doux murmure de ton filet de tendresse conjugale vaut-il mieux que la turbulence des torrents de mon amour? Mon gentil docteur en jupon s'est-il fâché? Je ne saurais le croire, et j'enverrais Felipe en courrier se mettre à tes genoux et me rapporter ta tête ou mon pardon s'il en était ainsi. Je fais une belle vie ici, cher amour, et je voudrais savoir comment va celle de Provence. Nous venons d'augmenter notre famille d'un Espagnol coloré comme un cigare de la Havane, et j'attends encore tes compliments.

Vraiment, ma belle Renée, je suis inquiète, j'ai peur que tu ne dévores quelques souffrances pour ne pas en attrister mes joies, méchante! Écris-moi promptement quelques pages où tu me peignes ta vie dans ses infiniment petits, et dis-moi bien si tu résistes toujours, si ton libre arbitre est sur ses deux pieds ou à genoux, ou bien assis, ce qui serait grave. Crois-tu que les événements de ton mariage ne me préoccupent pas? Tout ce que tu m'as écrit me rend parfois rêveuse. Souvent, lorsqu'à l'Opéra je paraissais regarder des danseuses en pirouette, je me disais: Il est neuf heures et demie, elle se couche peut-être, que fait-elle? Est-elle heureuse? Est-elle seule avec son libre arbitre? ou son libre arbitre est-il où vont les libres arbitres dont on ne se soucie plus?.. Mille tendresses.

XXV
RENÉE DE L'ESTORADE A LOUISE DE CHAULIEU

Octobre.

Impertinente! pourquoi t'aurais-je écrit? que t'eussé-je dit? Durant cette vie animée par les fêtes, par les angoisses de l'amour, par ses colères et par ses fleurs que tu me dépeins, et à laquelle j'assiste comme à une pièce de théâtre bien jouée, je mène une vie monotone et réglée à la manière d'une vie de couvent. Nous sommes toujours couchés à neuf heures et levés au jour. Nos repas sont toujours servis avec une exactitude désespérante. Pas le plus léger accident. Je me suis accoutumée à cette division du temps et sans trop de peine. Peut-être est-ce naturel, que serait la vie sans cet assujettissement à des règles fixes qui, selon les astronomes et au dire de Louis, régit les mondes? L'ordre ne lasse pas. D'ailleurs, je me suis imposé des obligations de toilette qui me prennent le temps entre mon lever et le déjeuner: je tiens à y paraître charmante par obéissance à mes devoirs de femme, j'en éprouve du contentement, et j'en cause un bien vif au bon vieillard et à Louis. Nous nous promenons après le déjeuner. Quand les journaux arrivent, je disparais pour m'acquitter de mes affaires de ménage ou pour lire, car je lis beaucoup, ou pour t'écrire. Je reviens une heure avant le dîner, et après on joue, on a des visites, ou l'on en fait. Je passe ainsi mes journées entre un vieillard heureux, sans désirs, et un homme pour qui je suis le bonheur. Louis est si content, que sa joie a fini par réchauffer mon âme. Le bonheur, pour nous, ne doit sans doute pas être le plaisir. Quelquefois, le soir, quand je ne suis pas utile à la partie, et que je suis enfoncée dans une bergère, ma pensée est assez puissante pour me faire entrer en toi; j'épouse alors ta belle vie si féconde, si nuancée, si violemment agitée, et je me demande à quoi te mèneront ces turbulentes préfaces; ne tueront-elles pas le livre? Tu peux avoir les illusions de l'amour, toi, chère mignonne; mais moi, je n'ai plus que les réalités du ménage. Oui, tes amours me semblent un songe! Aussi ai-je de la peine à comprendre pourquoi tu les rends si romanesques. Tu veux un homme qui ait plus d'âme que de sens, plus de grandeur et de vertu que d'amour; tu veux que le rêve des jeunes filles à l'entrée de la vie prenne un corps; tu demandes des sacrifices pour les récompenser; tu soumets ton Felipe à des épreuves, pour savoir si le désir, si l'espérance, si la curiosité seront durables. Mais, enfant, derrière tes décorations fantastiques s'élève un autel où se prépare un lien éternel. Le lendemain du mariage, le terrible fait qui change la fille en femme et l'amant en mari, peut renverser les élégants échafaudages de tes subtiles précautions. Sache donc enfin que deux amoureux, tout aussi bien que deux personnes mariées comme nous l'avons été Louis et moi, vont chercher sous les joies d'une noce, selon le mot de Rabelais, un grand peut-être!

Je ne te blâme pas, quoique ce soit un peu léger, de causer avec Don Felipe au fond du jardin, de l'interroger, de passer une nuit à ton balcon, lui sur le mur; mais tu joues avec la vie, enfant, et j'ai peur que la vie ne joue avec toi. Je n'ose pas te conseiller ce que l'expérience me suggère pour ton bonheur; mais laisse-moi te répéter encore, du fond de ma vallée, que le viatique du mariage est dans ces mots: résignation et dévouement! Car, je le vois, malgré les épreuves, malgré tes coquetteries et tes observations, tu te marieras absolument comme moi. En étendant le désir, on creuse un peu plus profond le précipice, voilà tout.

Oh! comme je voudrais voir le baron de Macumer et lui parler pendant quelques heures, tant je te souhaite de bonheur!

XXVI
LOUISE DE MACUMER A RENÉE DE L'ESTORADE

Mars 1825.

Comme Felipe réalise avec une générosité de Sarrazin les plans de mon père et de ma mère, en me reconnaissant ma fortune sans la recevoir, la duchesse est devenue encore meilleure femme avec moi qu'auparavant. Elle m'appelle petite rusée, petite commère, elle me trouve le bec affilé. — Mais, chère maman, lui ai-je dit la veille de la signature du contrat, vous attribuez à la politique, à la ruse, à l'habileté, les effets de l'amour le plus vrai, le plus naïf, le plus désintéressé, le plus entier qui fut jamais! Sachez donc que je ne suis pas la commère pour laquelle vous me faites l'honneur de me prendre. — Allons donc, Armande, me dit-elle en me prenant par le cou, m'attirant à elle et me baisant au front, tu n'as pas voulu retourner au couvent, tu n'as pas voulu rester fille, et en grande, en belle Chaulieu que tu es, tu as senti la nécessité de relever la maison de ton père. (Si tu savais, Renée, ce qu'il y a de flatterie dans ce mot pour le duc, qui nous écoutait!) Je t'ai vue pendant tout un hiver fourrant ton petit museau dans tous les quadrilles, jugeant très-bien les hommes et devinant le monde actuel en France. Aussi as-tu avisé le seul Espagnol capable de te faire la belle vie d'une femme maîtresse chez elle. Ma chère petite, tu l'as traité comme Tullia traite ton frère. — Quelle école que le couvent de ma sœur! s'est écrié mon père. Je jetai sur mon père un regard qui lui coupa net la parole; puis je me suis retournée vers la duchesse, et lui ai dit: — Madame, j'aime mon prétendu, Felipe de Soria, de toutes les puissances de mon âme. Quoique cet amour ait été très-involontaire et très-combattu quand il s'est levé dans mon cœur, je vous jure que je ne m'y suis abandonnée qu'au moment où j'ai reconnu dans le baron de Macumer une âme digne de la mienne, un cœur en qui les délicatesses, les générosités, le dévouement, le caractère et les sentiments étaient conformes aux miens. — Mais, ma chère, a-t-elle repris en m'interrompant, il est laid comme... — Comme tout ce que vous voudrez, dis-je vivement, mais j'aime cette laideur. — Tiens, Armande, me dit mon père, si tu l'aimes et si tu as eu la force de maîtriser ton amour, tu ne dois pas risquer ton bonheur. Or, le bonheur dépend beaucoup des premiers jours du mariage... — Et pourquoi ne pas lui dire des premières nuits? s'écria ma mère. Laissez-nous, monsieur, ajouta la duchesse en regardant mon père.

— Tu te maries dans trois jours, ma chère petite, me dit ma mère à l'oreille, je dois donc te faire maintenant, sans pleurnicheries bourgeoises, les recommandations sérieuses que toutes les mères font à leurs filles. Tu épouses un homme que tu aimes. Ainsi, je n'ai pas à te plaindre, ni à me plaindre moi-même. Je ne t'ai vue que depuis un an: si ce fut assez pour t'aimer, ce n'est pas non plus assez pour que je fonde en larmes en regrettant ta compagnie. Ton esprit a surpassé ta beauté; tu m'as flattée dans mon amour-propre de mère, et tu t'es conduite en bonne et aimable fille. Aussi me trouveras-tu toujours excellente mère. Tu souris?.. Hélas! souvent, là où la mère et la fille ont bien vécu, les deux femmes se brouillent. Je te veux heureuse. Écoute-moi donc. L'amour que tu ressens est un amour de petite fille, l'amour naturel à toutes les femmes qui sont nées pour s'attacher à un homme; mais, hélas! ma petite, il n'y a qu'un homme dans le monde pour nous, il n'y en a pas deux! et celui que nous sommes appelées à chérir n'est pas toujours celui que nous avons choisi pour mari, tout en croyant l'aimer. Quelque singulières que puissent te paraître mes paroles, médite-les. Si nous n'aimons pas celui que nous avons choisi, la faute en est et à nous et à lui, quelquefois à des circonstances qui ne dépendent ni de nous ni de lui; et néanmoins rien ne s'oppose à ce que ce soit l'homme que notre famille nous donne, l'homme à qui s'adresse notre cœur, qui soit l'homme aimé. La barrière qui plus tard se trouve entre nous et lui, s'élève souvent par un défaut de persévérance qui vient et de nous et de notre mari. Faire de son mari son amant est une œuvre aussi délicate que celle de faire de son amant son mari, et tu viens de t'en acquitter à merveille. Eh! bien, je te le répète: je te veux heureuse. Songe donc dès à présent que dans les trois premiers mois de ton mariage tu pourrais devenir malheureuse si, de ton côté, tu ne te soumettais pas au mariage avec l'obéissance, la tendresse et l'esprit que tu as déployés dans tes amours. Car, ma petite commère, tu t'es laissée aller à tous les innocents bonheurs d'un amour clandestin. Si l'amour heureux commençait pour toi par des désenchantements, par des déplaisirs, par des douleurs même, eh! bien, viens me voir. N'espère pas trop d'abord du mariage, il te donnera peut-être plus de peines que de joies. Ton bonheur exige autant de culture qu'en a exigé l'amour. Enfin, si par hasard tu perdais l'amant, tu retrouverais le père de tes enfants. Là, ma chère enfant, est toute la vie sociale. Sacrifie tout à l'homme dont le nom est le tien, dont l'honneur, dont la considération ne peuvent recevoir la moindre atteinte qui ne fasse chez toi la plus affreuse brèche. Sacrifier tout à son mari n'est pas seulement un devoir absolu pour des femmes de notre rang, mais encore le plus habile calcul. Le plus bel attribut des grands principes de morale, c'est d'être vrais et profitables de quelque côté qu'on les étudie. En voilà bien assez pour toi. Maintenant, je te crois encline à la jalousie; et moi, ma chère, je suis jalouse aussi!.. mais je ne te voudrais pas sottement jalouse. Écoute: la jalousie qui se montre ressemble à une politique qui mettrait cartes sur table. Se dire jalouse, le laisser voir, n'est-ce pas montrer son jeu? Nous ne savons rien alors du jeu de l'autre. En toute chose, nous devons savoir souffrir en silence. J'aurai d'ailleurs avec Macumer un entretien sérieux à propos de toi la veille de votre mariage.

 

J'ai pris le beau bras de ma mère et lui ai baisé la main en y mettant une larme que son accent avait attirée dans mes yeux. J'ai deviné dans cette haute morale, digne d'elle et de moi, la plus profonde sagesse, une tendresse sans bigoterie sociale, et surtout une véritable estime de mon caractère. Dans ces simples paroles, elle a mis le résumé des enseignements que sa vie et son expérience lui ont peut-être chèrement vendus. Elle fut touchée, et me dit en me regardant: — Chère fillette! tu vas faire un terrible passage. Et la plupart des femmes ignorantes ou désabusées sont capables d'imiter le comte de Westmoreland.

Nous nous mîmes à rire. Pour t'expliquer cette plaisanterie, je dois te dire qu'à table, la veille, une princesse russe nous avait raconté qu'en sa qualité de ministre anglais, le comte de Westmoreland était si instruit, qu'ayant énormément souffert du mal de mer pendant le passage de la Manche, et voulant aller en Italie, il tourna bride et revint quand on lui parla du passage des Alpes: — J'ai assez de passages comme cela! dit-il. Tu comprends, Renée, que ta sombre philosophie et la morale de ma mère étaient de nature à réveiller les craintes qui nous agitaient à Blois. Plus le mariage approchait, plus j'amassais en moi de force, de volonté, de sentiments pour résister au terrible passage de l'état de jeune fille à l'état de femme. Toutes nos conversations me revenaient à l'esprit, je relisais tes lettres, et j'y découvrais je ne sais quelle mélancolie cachée. Ces appréhensions ont eu le mérite de me rendre la fiancée vulgaire des gravures et du public. Aussi le monde m'a-t-il trouvée charmante et très-convenable le jour de la signature du contrat. Ce matin, à la mairie où nous sommes allés sans cérémonie, il n'y a eu que les témoins. Je te finis ce bout de lettre pendant que l'on apprête ma toilette pour le dîner. Nous serons mariés à l'église de Sainte-Valère, ce soir à minuit, après une brillante soirée. J'avoue que mes craintes me donnent un air de victime et une fausse pudeur qui me vaudront des admirations auxquelles je ne comprends rien. Je suis ravie de voir mon pauvre Felipe tout aussi jeune fille que moi, le monde le blesse, il est comme une chauve-souris dans une boutique de cristaux. — Heureusement que cette journée a un lendemain! m'a-t-il dit à l'oreille sans y entendre malice. Il n'aurait voulu voir personne, tant il est honteux et timide. En venant signer notre contrat, l'ambassadeur de Sardaigne m'a prise à part pour m'offrir un collier de perles attachées par six magnifiques diamants. C'est le présent de ma belle-sœur la duchesse de Soria. Ce collier est accompagné d'un bracelet de saphirs sous lequel est écrit: Je t'aime sans te connaître! Deux lettres charmantes enveloppaient ces présents, que je n'ai pas voulu accepter sans savoir si Felipe me le permettait. — Car, lui ai-je dit, je ne voudrais vous rien voir qui ne vînt de moi. Il m'a baisé la main tout attendri, et m'a répondu: — Portez-les à cause de la devise, et de ces tendresses qui sont sincères...

Samedi soir.

Voici donc, ma pauvre Renée, les dernières lignes de la jeune fille. Après la messe de minuit, nous partirons pour une terre que Felipe a, par une délicate attention, achetée en Nivernais, sur la route de Provence. Je me nomme déjà Louise de Macumer, mais je quitte Paris dans quelques heures en Louise de Chaulieu. De quelque façon que je me nomme, il n'y aura jamais pour toi que

Louise.