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Mémoires de Hector Berlioz

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Et traversant un champ attenant à la ferme, je tombe enfin dans la bonne voie.

Bientôt j'entends murmurer la petite fontaine… j'y suis… Voilà le sentier, l'allée d'arbres semblable à celle qui m'a trompé tout à l'heure… Je sens que c'est là… que je vais voir… Dieu!.. l'air m'enivre… la tête me tourne… Je m'arrête un instant comprimant les pulsations de mon cœur… J'arrive à la porte de l'avenue… Un monsieur en veste, le prosaïque maître de mon sanctum sans doute, est sur le seuil allumant un cigare…

Il me regarde d'un air étonné.

Je passe sans rien dire et continue à monter… Il faut parvenir à une vieille tour qui s'élevait autrefois au haut de la colline, et d'où je pourrai tout embrasser d'un coup d'œil.

Je monte sans me retourner, sans jeter un regard en arrière, je veux auparavant atteindre le sommet… Mais la tour! la tour! Je ne l'aperçois pas… l'aurait-on détruite?.. Non, la voici… on en a démoli la partie supérieure et les arbres voisins, qui ont grandi, m'empêchaient de la découvrir.

Je l'atteins enfin.

Ici près, où verdoient maintenant ces jeunes hêtres, nous nous sommes assis, mon père et moi, et j'ai joué pour lui, sur la flûte, l'air de la Musette de Nina.

Là, Estelle a dû venir… J'occupe peut-être dans l'atmosphère l'espace que sa forme charmante occupa… Voyons maintenant… Je me retourne et mon regard saisit le tableau tout entier… la maison sacrée, le jardin, les arbres et plus bas la vallée, l'Isère qui serpente, au loin les Alpes, la neige, les glaciers, tout ce qu'elle a vu, tout ce qu'elle admira, j'aspire cet air bleu qu'elle a respiré… Ah!.. Un cri, un cri qu'aucune langue humaine ne saurait traduire, est répété par l'écho du Saint-Eynard… Oui, je vois, je revois, j'adore… le passé m'est présent, je suis jeune, j'ai douze ans! la vie, la beauté, le premier amour, l'infini poëme! je me jette à genoux et je crie à la vallée, aux monts et au ciel: «Estelle! Estelle! Estelle!» et je saisis la terre dans une étreinte convulsive, je mords la mousse… un accès d'isolement se déclare… indescriptible… furieux… Saigne, mon cœur… saigne, mais laisse-moi la force de souffrir encore!..

Je me relève et prends ma cours en fouillant de l'œil tous les objets épars sur les coteaux voisins… je vais, flairant de droite et de gauche, comme un chien égaré qui cherche la piste de son maître… Voici le rebord d'un escarpement où je marchais quand elle s'écria:

«Prenez garde! n'allez pas si près du bord!..»

C'est sur ce buisson de ronces qu'elle s'est penchée pour cueillir des mûres sauvages… Ah! là-bas, sur ce terre-plein, se trouvait une roche où se posèrent ses beaux pieds, où je la vis debout, superbe, contemplant la vallée…

Ce jour-là, je m'étais dit avec cette niaiserie du sentimentalisme enfant:

«Quand je serai grand, quand je serai devenu un compositeur célèbre, j'écrirai un opéra sur l'Estelle de Florian, je le lui dédierai… j'en apporterai la partition sur cette roche, et elle l'y trouvera un matin, en venant admirer le lever du soleil.»

Où est la roche?.. la roche!.. impossible de la trouver… Elle a disparu… Les vignerons l'ont brisée sans doute… ou le vent de la montagne l'a couverte de sable…

Ce beau cerisier! sur son tronc sa main s'est appuyée…

Mais qu'y avait-il encore près de là?.. quelque chose qui semble devoir me la rappeler plus que tout le reste… quelque chose qui lui ressemblait en grâce… en élégance… quoi donc? ma mémoire accablée faiblit… ah! un plant de pois roses dont elle a cueilli des fleurs… c'était au tournant de ce sentier… j'y cours… Éternelle nature!.. les pois roses y sont encore et la plante plus riche, plus touffue qu'autrefois, balance au souffle de la brise sa gerbe parfumée!.. Temps… faucheur capricieux!.. la roche a disparu et l'herbe subsiste… Je suis sur le point de tout prendre, de tout arracher… Mais non, chère plante, reste et fleuris toujours dans ta calme solitude… sois-y l'emblème de cette partie de mon âme que j'y ai laissée jadis et qui l'habitera tant que je vivrai!.. Je n'emporte que deux de tes tiges avec leurs fleurs-papillons aux fraîches couleurs, papillons constants!.. adieu!.. adieu!.. bel arbre aimé, adieu!.. monts et vallées, adieu!.. vieille tour, adieu!.. vieux Saint-Eynard, adieu!.. ciel de mon étoile, adieu!.. Adieu ma romanesque enfance, derniers reflets d'un pur amour! Le flot du temps m'entraîne; adieu, Stella!.. Stella!..

…Et triste comme un spectre qui rentre dans sa tombe, je descendis la montagne. Je repassai devant l'avenue de la maison d'Estelle. Le monsieur au cigare avait disparu… il ne faisait plus tache sur le péristyle de mon temple… mais je n'osai pourtant y entrer, malgré mon anxieux désir… Je marchais lentement, lentement, m'arrêtant à chaque pas, arrachant avec angoisse mon regard de chaque objet…

Je n'avais plus besoin de comprimer mon cœur… il semblait ne plus battre… je redevenais mort…

Et partout un doux soleil, la solitude et le silence…

Deux heures après, je traversais l'Isère, et sur l'autre rive, un peu avant la fin du jour, j'arrivais au hameau de Murianette où je trouvais mes cousins et leur mère. Le lendemain nous rentrâmes ensemble à Grenoble. J'avais l'air fort préoccupé, fort étrange, on peut le croire. Resté seul un instant avec mon cousin Victor, celui-ci ne put s'empêcher de me dire:

– «Qu'as-tu donc? je ne te vis jamais ainsi…

– Ce que j'ai?.. tiens, tu vas me bafouer, mais puisque tu me questionnes, je répondrai… D'ailleurs cela me soulagera, j'étouffe… hier j'étais à Meylan…

– Je le sais; qu'y a-t-il là?

– Il y a, entre autres choses, la maison de madame Gautier… connais-tu sa nièce121, madame F******?

– Oui, celle qu'on appelait autrefois la belle Estelle D*****.

– Eh bien! je l'ai aimée éperdument quand j'avais douze ans et… je l'aime encore!..

– Mais, imbécile, me répondit Victor en éclatant de rire, elle a maintenant cinquante et un ans, son fils aîné en a vingt-deux… il a fait son cours de droit avec moi!»

Et ses rires de redoubler et les miens de s'y joindre, mais convulsifs, mais grimaçants, mais désolés comme les rayons d'un soleil d'avril à travers la pluie…

« – Oui, c'est absurde, je le sens, et pourtant cela est… c'est absurde et c'est vrai… c'est puéril et immense… Ne ris plus, ou ris si tu veux, peu importe; où est-elle maintenant? où est-elle? tu dois le savoir?..

– Depuis la mort de son mari, elle habite Vif…

– Vif! est-ce loin?

– À trois lieues d'ici…

– J'y vais, je veux la voir.

– Perds-tu la tête?

– Je trouverai un prétexte pour me présenter.

– Je t'en prie, Hector, ne fais pas cette extravagance!

– Je veux la voir.

– Tu n'auras pas le sang-froid qu'il faut pour se tirer convenablement d'une pareille visite.

– Je veux la voir!

– Tu seras bête, ridicule, compromettant et voilà tout.

– Je veux la voir!

– Mais songe donc!..

– Je veux la voir!

– Cinquante et un ans!.. plus d'un demi-siècle… que retrouveras-tu?.. ne vaut-il pas mieux garder son souvenir jeune et frais, conserver ton idéal?

– Ô temps exécrable! profanateur affreux! eh bien, je veux au moins lui écrire…

– Écris. Mon Dieu, quel fou!»

Il me tend une plume et tombe dans un fauteuil, cédant à un nouvel accès d'hilarité que je partage encore par soubresauts; et j'écris, au milieu de mon soleil et de ma pluie, cette lettre qu'il fallut recopier à cause des grosses gouttes d'eau qui en avaient maculé toutes les lignes.

«Madame,

«Il y a des admirations fidèles, obstinées, qui ne meurent qu'avec nous… J'avais douze ans quand je vis, à Meylan, mademoiselle Estelle pour la première fois. Vous n'avez pu méconnaître alors à quel point vous aviez bouleversé ce cœur d'enfant qui se brisait sous l'effort de sentiments disproportionnés, je crois même que vous avez eu la cruauté bien excusable d'en rire quelquefois. Dix-sept ans plus tard (je revenais d'Italie), mes yeux se remplirent de larmes, de ces froides larmes que le souvenir fait couler, quand j'aperçus, en rentrant dans notre vallée, la maison habitée naguère par vous sur la romantique hauteur que domine le Saint-Eynard. Quelques jours après, ne connaissant pas encore le nouveau nom que vous portiez, je fus prié de remettre à son adresse, une lettre qui vous était destinée. J'allai attendre madame F**** à une station de la diligence où elle devait se trouver; je lui présentai la lettre, un coup violent que je reçus au cœur fit trembler ma main en l'approchant de la sienne… Je venais de reconnaître… ma première admiration… la Stella del monte… dont la radieuse beauté illumina le matin de ma vie. Hier, madame, après de longues et violentes agitations, après des pérégrinations lointaines dans toute l'Europe, après des travaux, dont le retentissement est peut-être parvenu jusqu'à vous, j'ai entrepris un pèlerinage dès longtemps projeté. J'ai voulu tout revoir, et j'ai tout revu; la petite maison, le jardin, l'allée d'arbres, la haute colline, la vieille tour, le bois qui l'avoisine et l'éternel rocher, et le paysage sublime digne de vos regards qui le contemplèrent tant de fois. Rien n'est changé. – Le temps a respecté le temple de mes souvenirs. Seulement des inconnus l'habitent aujourd'hui: vos fleurs sont cultivées par des mains étrangères et personne au monde, pas même vous, n'eût pu deviner pourquoi un homme à l'air sombre, aux traits empreints de fatigues douloureuses, en parcourait hier les plus secrets réduits… O quante lagrime!.. Adieu, madame, je retourne dans mon tourbillon; vous ne me verrez probablement jamais, vous ignorerez qui je suis, et vous pardonnerez, je l'espère, l'étrange liberté que je prends aujourd'hui de vous écrire. Je vous pardonne aussi d'avance de rire des souvenirs de l'homme comme vous avez ri de l'admiration de l'enfant.

 
«Despised love122
«Grenoble, 6 décembre 1848.»

Et malgré les railleries de mon cousin, j'envoyai la lettre. J'ignore ce qu'il en est advenu… Je n'ai plus, depuis lors, entendu parler de madame F*******. Je dois dans quelques mois retourner à Grenoble. Oh! cette fois, je le sens, je n'y résisterai pas… j'irai à Vif123.

LIX

Mort de ma sœur. – Mort de ma femme. – Ses obsèques. – L'Odéon. – Ma position dans le monde musical. – La presque impossibilité pour moi de braver au théâtre les haines que j'ai suscitées. – La cabale de Covent-Garden. – La coterie du Conservatoire de Paris. – La symphonie rêvée et oubliée. – Le charmant accueil qu'on me fait en Allemagne. – Le roi de Hanovre. – Le duc de Weimar. – L'intendant du roi de Saxe. – Mes adieux

J'ai hâte d'en finir avec ces mémoires, leur rédaction m'ennuie et me fatigue presque autant que celle d'un feuilleton; d'ailleurs quand j'aurai écrit les quelques pages que je veux écrire encore, j'en aurai dit assez, je pense, pour donner une idée à peu près complète des principaux événements de ma vie et du cercle de sentiments, de travaux et de chagrins dans lequel je suis destiné à tourner… jusqu'à ce que je ne tourne plus.

La route qui me reste à parcourir, si longue qu'on la suppose, doit sûrement ressembler beaucoup à celle que j'ai parcourue; j'y trouverai partout les mêmes profondes ornières, les mêmes cailloux raboteux, les mêmes terrains défoncés, traversés ça et là par quelque clair ruisseau, ombragés de quelque bosquet paisible, surmontés de quelque roche sublime que je gravirai à grand'peine, pour aller sécher au soleil couchant la froide pluie subie dans la plaine dès le matin.

Les choses et les hommes changent cependant, il est vrai, mais si lentement que ce n'est pas dans le court espace de temps embrassé par une existence humaine que ce changement peut être perceptible. Il me faudrait vivre deux cents ans pour en ressentir le bienfait.

J'ai perdu ma sœur aînée, Nanci. Elle est morte d'un cancer au sein, après six mois d'horribles souffrances qui lui arrachaient nuit et jour des cris déchirants. Mon autre sœur, ma chère Adèle, qui s'était rendue à Grenoble pour la soigner et qui ne l'a pas quittée jusqu'à sa dernière heure, a failli succomber aux fatigues et aux cruelles impressions que lui a causées cette lente agonie.

Et pas un médecin n'a osé avoir l'humanité de mettre fin à ce martyre, en faisant respirer à ma sœur un flacon de chloroforme. On fait cela pour éviter à un patient la douleur d'une opération chirurgicale qui dure un quart de minute, et on s'abstient d'y recourir pour le délivrer d'une torture de six mois. Quand il est prouvé, certain, que nul remède, rien, pas même le temps, ne peut guérir un mal affreux; quand la mort est évidemment le bien suprême, la délivrance, la joie, le bonheur!..

Mais les lois sont là qui le défendent, et les idées religieuses qui s'y opposent non moins formellement.

Et ma sœur, sans doute, n'eût pas consenti à se délivrer ainsi si on le lui eût proposé. «Il faut que la volonté de Dieu soit faite.» Comme si tout ce qui arrive n'arrivait pas par la volonté de Dieu… et comme si la délivrance de la patiente, par une mort douce et prompte, n'eût pas été aussi bien le résultat de la volonté de Dieu que son exécrable et inutile torture…

Quels non-sens que ces questions de fatalité, de divinité, de libre arbitre, etc.!! c'est l'absurde infini; l'entendement humain y tournoie et ne peut que s'y perdre.

En tout cas, la plus horrible chose de ce monde, pour nous, êtres vivants et sensibles, c'est la souffrance inexorable, ce sont les douleurs sans compensation possible arrivées à ce degré d'intensité; et il faut être ou barbare ou stupide, ou l'un et l'autre à la fois, pour ne pas employer le moyen sûr et doux dont on dispose aujourd'hui pour y mettre un terme. Les sauvages sont plus intelligents et plus humains.

Ma femme aussi est morte, mais au moins sans grandes douleurs. La pauvre Henriette paralysée depuis quatre ans, et privée du mouvement et de la parole, s'est éteinte à Montmartre sous mes yeux le 3 mars 1854. Mon fils avait heureusement pu obtenir un congé et venir de Cherbourg passer quelques heures auprès d'elle. Il était reparti depuis quatre jours seulement quand elle a expiré. Cette entrevue a donné quelque douceur à ses derniers moments, et un hasard favorable a voulu que je ne fusse pas absent de France à cette époque.

Je l'avais quittée depuis deux heures… une des femmes qui la servaient court à ma recherche, me ramène… tout était fini… son dernier soupir venait de s'exhaler. Elle était déjà couverte du drap fatal que j'ai dû écarter pour baiser son front pâle une dernière fois. Son portrait, que je lui avais donné l'année précédente, portrait fait au temps de sa splendeur, me la montrait éblouissante de beauté et de génie, à côté de ce lit funèbre où elle gisait défigurée par la maladie.

Je n'essaierai pas de donner une idée des douleurs que cet arrachement de cœur m'a fait subir. Elles se compliquaient d'ailleurs d'un sentiment qui, sans être jamais arrivé auparavant à ce degré de violence, fut toujours pour moi le plus difficile à supporter – le sentiment de la pitié. Au milieu des regrets de cet amour éteint, je me sentais prêt à me dissoudre dans l'immense, affreuse, incommensurable, infinie pitié dont le souvenir des malheurs de ma pauvre Henriette m'accablait: sa ruine avant notre mariage; son accident; la déception causée par sa dernière tentative dramatique à Paris; son renoncement volontaire, mais toujours regretté, à un art qu'elle adorait; sa gloire éclipsée; ses médiocres imitateurs et imitatrices, dont elle avait vu la fortune et la célébrité s'élever; nos déchirements intérieurs; son inextinguible jalousie devenue fondée; notre séparation; la mort de tous ses parents; l'éloignement forcé de son fils; mes fréquents et longs voyages; sa douleur fière d'être pour moi la cause de dépenses sous lesquelles j'étais toujours, elle ne l'ignorait pas, prêt à succomber; l'idée fausse qu'elle avait de s'être, par son amour pour la France, aliéné les affections du public anglais; son cœur brisé; sa beauté disparue; sa santé détruite; ses douleurs physiques croissantes; la perte du mouvement et de la parole; son impossibilité de se faire comprendre d'aucune façon; sa longue perspective de la mort et de l'oubli…

Destruction, feux et tonnerres, sang et larmes, mon cerveau se crispe dans mon crâne en songeant à ces horreurs!..

Shakespeare! Shakespeare! où est-il? où es-tu? Il me semble que lui seul parmi les êtres intelligents peut me comprendre et doit nous avoir compris tous les deux; lui seul peut avoir eu pitié de nous, pauvres artistes s'aimant, et déchirés l'un par l'autre. Shakespeare! Shakespeare! tu dois avoir été humain; si tu existes encore, tu dois accueillir les misérables! C'est toi qui es notre père, toi qui es aux cieux, s'il y a des cieux.

Dieu est stupide et atroce dans son indifférence infinie toi seul es le Dieu bon pour les âmes d'artistes; reçois-nous sur ton sein, père, embrasse-nous! De Profundis ad te clamo. La mort, le néant, qu'est-ce que cela? L'immortalité du génie!.. What?.. Oh fool! fool! fool!...........

Je dus m'occuper seul des tristes devoirs… Le pasteur protestant nécessaire pour la cérémonie et chargé du service de la banlieue de Paris, demeurait à l'autre bout de la ville dans la rue de M. le Prince. J'allai l'avertir à huit heures du soir. Une rue étant barrée par des paveurs, le cabriolet qui me conduisait fut obligé de faire un détour et de passer devant le théâtre de l'Odéon. Il était illuminé, on y jouait une pièce en vogue. C'est là que j'ai vu Hamlet pour la première fois, il y a vingt-six ans; c'est là que la gloire de la pauvre morte éclata subitement, un soir, comme un brillant météore; c'est là que j'ai vu pleurer une foule brisée d'émotions, à l'aspect de la douleur, de la poétique et navrante folie d'Ophélia; c'est là que rappelée sur la scène après le dénoûement d'Hamlet par un public d'élite et par tous les rois de la pensée régnant alors en France, j'ai vu revenir Henriette Smithson, presque épouvantée de l'énormité de son succès, saluer tremblante ses admirateurs. Là j'ai vu Juliette pour la première et la dernière fois. Sous ces arcades, j'ai si souvent, pendant les nuits d'hiver, promené ma fiévreuse anxiété. Voici la porte par laquelle je l'ai vue entrer à une répétition d'Othello. Elle ignorait mon existence alors; et si on lui eût montré ce jeune inconnu pâle et défait, qui, accoudé contre un des piliers de l'Odéon, la suivait d'un œil effaré, et qu'on lui eût dit: «Voilà votre futur mari,» elle eût à coup sûr traité d'insolent imbécile ce prophète de malheur.

Et pourtant… c'est lui qui prépare ton dernier voyage, poor Ophelia! c'est lui qui va dire à un prêtre comme Laërtes: «What ceremonies else?»… lui qui t'a tant tourmentée; lui qui a tant souffert par toi, après avoir tant souffert pour toi, lui qui, malgré ses torts, peut dire comme Hamlet:

 
«Forty thousand brothers.»
 
 
«Quarante mille frères ne l'eussent pas aimée comme je l'aimais!»
 

Shakespeare! Shakespeare! je sens revenir l'inondation, je sombre dans le chagrin, et je te cherche encore…

 
Father! Father! Where are you?
 

Le lendemain, deux ou trois hommes de lettres, MM. d'Ortigue, Brizeux, Léon de Wailly, plusieurs artistes conduits par cet excellent baron Taylor, et quelques autres bons cœurs, vinrent, par amitié pour moi, conduire Henriette à sa dernière demeure. Si elle fût morte vingt-cinq ans auparavant, tout le Paris intelligent eût assisté par admiration, par adoration pour elle, à ses obsèques; tous les poëtes, tous les peintres, tous les statuaires, tous les acteurs à qui elle venait de fournir de si nobles exemples de mouvements, de gestes, d'attitudes, tous les musiciens qui avaient senti la mélodie de ses accents de tendresse, la déchirante vérité de ses cris de douleur, tous les amants, tous les rêveurs, et plus d'un philosophe, eussent marché, avec larmes, derrière son cercueil…

Aujourd'hui, pendant qu'elle s'achemine ainsi, à peu près seule, vers le cimetière, l'ingrat et oublieux Paris grouille là-bas dans sa fumée; celui qui l'aima et qui n'a pas le courage de la suivre jusqu'à sa tombe, pleure dans le coin d'un jardin désert, et son jeune fils luttant au loin contre la tempête est balancé au haut du grand mât d'un navire sur le sombre Océan.

Hic jacet. Dans le petit cimetière de Montmartre, au versant de la colline, elle repose, la face tournée vers le nord, vers l'Angleterre qu'elle ne voulut jamais revoir. Sa modeste tombe porte cette inscription:

«Henriette-Constance Berlioz-Smithson, née à Ennis, en Irlande, morte à Montmartre le 3 mars 1854.»

Les journaux annoncèrent froidement, en termes vulgaires, cette mort. J. Janin seul eut du cœur et de la mémoire, et voici les quelques lignes qu'il écrivit dans le Journal des Débats:

«Elles passent si vite et si cruellement ces divinités de la fable! Ils sont si frêles, ces frêles enfants du vieux Shakespeare et du vieux Corneille! Hélas! il n'y a pas si longtemps déjà, nous étions jeunes et superbes, qu'un soir d'été, assise à son balcon qui donne sur la route de Vérone, Juliette à côté de Roméo, Juliette, enivrée et tremblante écoutait… le rossignol de la nuit, l'alouette matinale! Elle écoutait rêveuse et si blanche, avec tant de feu charmant dans ce regard à demi voilé! Dans cette voix sombre et pure, une voix d'or résonnait triomphante, adorée, et pleine de sa vie éternelle, la prose de Shakespeare et sa poésie! un monde entier était attentif à la grâce, à la voix, à l'enchantement de cette femme.

 

»Elle avait vingt ans à peine, elle s'appelait miss Smithson, elle conquit, toute-puissante, la sympathie et l'admiration de ce parterre enchante de la vérité nouvelle! Elle fut ainsi, sans le savoir, cette jeune femme, un poëme inconnu, une passion nouvelle et toute une révolution. Elle a donné le signal à madame Dorval, à Frédérick-Lemaître, à madame Malibran, à Victor Hugo, à Berlioz! Elle s'appelait Juliette, elle s'appelait Ophélie. Elle inspirait Eugène Delacroix lui-même lorsqu'il dessinait cette douce image d'Ophélie. Elle tombe; sa main qui cède tient encore à la branche; de l'autre main, elle porte sur son beau sein sa douce et dernière couronne; l'extrémité de sa robe est déjà voisine de l'eau qui monte; le paysage est triste et lugubre; on voit accourir tout au loin le flot qui va l'engloutir; ses vêtements appesantis ont entraîné la pauvre malheureuse et ses douces chansons dans la vase et dans la mort!

»Elle s'appelait enfin, cette admirable et touchante miss Smithson, d'un nom que madame Malibran a porté; elle s'appelait Desdémone, et le More lui disait, en l'embrassant: «Ô ma belle guerrière!» Oh my fair warrior! Je la vois encore, à cette distance, aussi blanche, aussi pâle que la Vénitienne d'Angelo, tyran de Padoue! Elle est seule à écouter la pluie et le vent qui gronde au dehors, cette belle fille, maudite et charmante, que le poëte Shakespeare entourait de ses amours et de ses respects. Elle est seule, elle a peur; elle sent au fond de son âme troublée un indicible malaise; ses bras sont nus, et l'on peut entrevoir enfin un petit bout de sa blanche épaule! Ah! sainte nudité de la femme qui va mourir! Elle était merveilleuse ainsi, miss Smithson, et plus semblable à un fantôme de là-haut qu'à une femme d'ici-bas! – et maintenant la voilà morte, il y a huit jours, rêvant encore à cette gloire qui vient si vite et qui s'en va si vite! ô visions! ô regrets! ô douleurs!.. On chantait autrefois, dans ma jeunesse, un chœur à la louange de Juliette Capulet! Cette marche funèbre était d'un effet désolant au milieu de ce cri qui revenait sans cesse: Jetez des fleurs! jetez des fleurs124! On descendait ainsi sous la voûte sombre où dormait Juliette, et la sombre mélodie accomplissait son œuvre en racontant l'épouvante de ces voûtes mortuaires. «Jetez des fleurs! jetez des fleurs!» Juliette est morte, disait le chant funèbre, à la façon d'un cantique du vieux père Eschyle; Juliette est morte (jetez des fleurs!), la mort pèse sur elle comme la gelée sur le gazon en avril (jetez des fleurs!). Ainsi les instruments de la danse servent de cloches funèbres; le dîner de l'hymen est un repas des morts; les fleurs de la noce couvrent une sépulture!»…

Liszt m'écrivit bientôt après de Weimar une lettre cordiale comme il sait les écrire: «Elle t'inspira, me disait-il, tu l'as aimée, tu l'as chantée, sa tâche était accomplie.»

Je n'ai plus rien à dire maintenant des deux grands amours, qui ont exercé une influence si puissante et si longue sur mon cœur et sur ma pensée. L'un est un souvenir d'enfance. Il vint à moi radieux de tous les sourires, paré de tous les prestiges, armé de toutes les séductions d'un paysage incomparable dont l'aspect seul avait déjà suffi à m'émouvoir. Estelle fut vraiment alors l'hamadryade de ma vallée de Tempe, et j'éprouvai pour la première fois, et à la fois, à l'âge de douze ans, le sentiment du grand amour et celui de la grande nature.

L'autre amour m'apparut avec Shakespeare, à mon âge viril dans le buisson ardent d'un Sinaï, au milieu des nuées, des tonnerres et des éclairs d'une poésie pour moi nouvelle. Il me terrassa, je tombai prosterné, et mon cœur et tout mon être furent envahis par une passion cruelle, acharnée, où se confondaient, en se renforçant l'un par l'autre, l'amour pour la grande artiste et l'amour du grand art.

On conçoit la puissance d'une pareille antithèse, si toutefois il y a antithèse là-dedans. Aussi n'avais-je pas fait à Henriette un mystère de mon idylle de Meylan, ni de la vivacité des souvenirs que j'en conservais. Qui de nous n'a pas eu une première idylle telle quelle? Malgré sa jalousie, elle était trop intelligente pour en être blessée. Elle m'a seulement quelquefois à ce sujet adressé de douces railleries.

Les gens qui ne comprennent pas cela, me comprendront bien moins encore, si j'avoue une autre singularité de ma nature: J'éprouve un vague sentiment de poétique amour en respirant une belle rose, et j'en ai ressenti pendant longtemps un semblable à l'aspect d'une belle harpe. En voyant cet instrument, il fallait alors me contenir pour ne pas m'agenouiller et l'embrasser!

Estelle fut la rose qui a fleuri dans l'isolement125, Henriette fut la harpe mêlée à tous mes concerts, à mes joies, à mes tristesses, et dont, hélas, j'ai brisé bien des cordes!

Maintenant, me voilà, sinon au terme de ma carrière, au moins sur la pente de plus en plus rapide qui y conduit; fatigué, brûlé, mais toujours brûlant, et rempli d'une énergie qui se révolte parfois avec une violence dont je suis presque épouvanté. Je commence à savoir le français, à écrire passablement une page de partition et une page de vers ou de prose, je sais diriger et animer un orchestre, j'adore et je respecte l'art dans toutes ses formes… Mais j'appartiens à une nation, qui, aujourd'hui, ne s'intéresse plus à aucune des nobles manifestations de l'intelligence, dont le veau d'or est l'unique dieu. Le peuple parisien est devenu un peuple barbare; sur dix maisons riches, c'est à peine s'il en est une où l'on trouve une bibliothèque. Je ne parle pas d'une bibliothèque musicale… Non, on n'achète plus de livres, on loue, pour deux sous le volume, de pitoyables romans dans les cabinets de lecture; cet aliment suffit aux appétits littéraires de toutes les classes de la société. Comme on s'abonne chez les éditeurs de musique, pour quelques francs par mois, afin de pouvoir choisir dans le nombre infini des plates productions dont les magasins regorgent, quelque chef-d'œuvre du genre que Rabelais a caractérisé par une si méprisante épithète.

L'industrialisme de l'art, suivi de tous les bas instincts qu'il flatte et caresse, marche à la tête de son ridicule cortège, promenant sur ses ennemis vaincus un regard niaisement superbe et rempli d'un stupide dédain… Paris est donc une ville où je ne puis rien faire, et où l'on me regarde comme trop heureux de remplir la seule tâche qui me soit confiée, celle du feuilletoniste, la seule, à en croire beaucoup de gens, pour laquelle je sois venu au monde.

Je sens bien ce que je pourrais produire en musique dramatique, mais il est aussi inutile que dangereux de le tenter. D'abord, la plupart de nos théâtres lyriques sont d'assez mauvais lieux, musicalement parlant, l'Opéra surtout à cette heure est ignoble. Ensuite je ne pourrais donner l'essor à ma pensée dans ce genre de composition, qu'en me supposant maître absolu d'un grand théâtre, comme je suis maître de mon orchestre quand je dirige l'exécution d'une de mes symphonies. Je devrais disposer de la bonne volonté de tous, être obéi de tous, depuis la première chanteuse et le premier ténor, les choristes, les musiciens, les danseuses et les comparses, jusqu'au décorateur, aux machinistes et au metteur en scène. Un théâtre lyrique comme je le conçois, est, avant tout, un vaste instrument de musique; j'en sais jouer, mais pour que j'en joue bien, il faut qu'on me le confie sans réserve. C'est ce qui n'arrivera jamais. Ensuite les menées, les conspirations, les cabales de mes ennemis se donneraient là trop aisément carrière. Ils n'osent pas venir me siffler dans une salle de concerts, ils n'y manquent pas dans un vaste théâtre comme l'Opéra; cela arrivera toujours.

J'aurais à subir en pareil cas, non-seulement les coups des haines soulevées par mes critiques théoriques, mais ceux non moins furieux des colères excitées par les tendances de mon style musical; style qui, à lui seul, est la plus puissante popularité. Ceux-ci se disant avec raison: «le jour où le gros public en sera venu à comprendre ou à goûter seulement des compositions pareilles, les nôtres n'auront plus de valeur.» J'ai eu la preuve de ces vérités à Londres, où une bande d'Italiens est venue rendre presque impossible la représentation de Benvenuto Cellini à Covent-Garden. Ils ont crié, chuté et sifflé du commencement à la fin; ils ont voulu empêcher même l'exécution de mon ouverture du Carnaval romain qui servait d'introduction au second acte et qu'on avait applaudie maintes fois à Londres en divers concerts, entre autres a celui de la Société philharmonique de Hanovre square, quinze jours auparavant. L'opinion publique, sinon la mienne, plaçait à la tête de cette cabale comique dans sa fureur, M. Costa, le chef d'orchestre de Covent-Garden, que j'ai plusieurs fois attaqué dans mes feuilletons au sujet des libertés qu'il prend avec les partitions des grands maîtres, en les taillant, allongeant, instrumentant et mutilant de toutes façons. Si M. Costa est le coupable, ce qui est fort possible, il a su, en tous cas, par ses empressements à me servir et à m'aider pendant les répétitions, endormir ma méfiance avec une rare habileté.

121Sa petite-fille.
122Amour dédaigné. Expression de Shakespeare dans Hamlet.
123Je n'y suis jamais allé. J'ai su seulement, il y a cinq ans, que madame F****** habitait Lyon. Vit-elle encore?.. je n'ose m'en informer. (Février 1854.) Elle vit toujours, je le sais. (Août 1854.)
124Allusion de J. Janin au chœur du convoi funèbre dans ma symphonie de Roméo et Juliette, où ces mots sont en effet constamment psalmodiés.
125Tis the last rose of summer left blooming alone. (Thomas Moore.)