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Mémoires de Hector Berlioz

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LVI

Retour à Saint-Pétersbourg. – Deux exécutions de

Roméo et Juliette

 au grand théâtre. – Roméo dans son cabriolet. – Ernst. – Nature de son talent. – L'action rétroactive de la musique

En arrivant sur les bords du Volga, je vis pour la première fois la débâcle d'un fleuve de Russie au dégel. Il fallut rester cinq heures sur la rive gauche à attendre que la masse des glaces fût moins compacte; et quand enfin la traversée fut tentée dans une barque qu'on faisait exprès osciller de droite à gauche et de gauche à droite pour faciliter son passage au travers des blocs, le mouvement lent mais irrésistible des glaçons, la petite crépitation mystérieuse qu'ils produisaient en flottant, la charge excessive du bateau encombré de malles, l'air inquiet et les cris de nos conducteurs me charmèrent, je l'avoue, très-médiocrement, et je respirai avec un véritable plaisir en mettant pied à terre sur l'autre rive.



Le soleil se montrait déjà sans trop de réserve, mais malgré sa pâleur, dans les villages que la malle traversait, je vis plusieurs fois des enfants nus en chemise, jouer et se rouler sur des monceaux de neige, comme font les nôtres en été sur les meules de foin. Les Russes ont l'enfer au corps.



Aussitôt de retour à Saint-Pétersbourg, je commençai, au grand théâtre, les répétitions chorales de

Roméo et Juliette

. Quand le projet de monter cet ouvrage eut été accueilli par M. Guédéonoff:



« – Combien de répétitions me donnerez-vous? dis-je à Son Excellence.



– Combien? parbleu! autant que vous en voudrez. On répétera chaque jour, et quand vous viendrez me dire: tout va bien! on annoncera le concert, mais pas avant.



– À la bonne heure, nous prenons les grands moyens, cela va marcher.» Dans le fait, je l'ai déjà dit, cette symphonie ne peut être rendue, même passablement, si l'on n'en fait pas une étude régulière et suivie, comme d'un opéra qui doit être chanté par cœur. Et voilà pourquoi elle a été rarement exécutée avec autant d'aplomb, de verve et de grandeur qu'à Saint-Pétersbourg.



J'avais un chœur d'hommes colossal, et, pour les soprani et contralti, soixante jeunes femmes douées de voix fraîches et sonores, assez bonnes musiciennes, qu'on avait prises dans le chœur de l'Opéra italien, de l'Opéra allemand et dans l'école des théâtres, espèce de conservatoire où l'on enseigne aux élèves la musique, le français, et les

habitudes

 dramatiques.



Les

Capulets

 répétaient d'un côté, les

Montaigus

 de l'autre, et le

Prologue

 était étudié dans un troisième local. Quand enfin chaque choriste sut presque par cœur sa partie, je réunis les trois chœurs, et l'ensemble de cette masse de voix dans le grand finale fût on ne peut plus satisfaisant. J'avais en outre Versing pour le rôle du père Laurence, Madame Walcker pour les strophes du contralto dans le prologue et Holland (un spirituel acteur qui

dit

 le débit musical avec une rare intelligence) pour le scherzetto de la

Fée Mab

. C'était impérialement organisé; l'exécution devait être, et elle fut merveilleuse. Je me la rappelle comme une des grandes joies de ma vie. De plus j'étais si bien disposé ce jour-là, qu'en dirigeant j'eus le bonheur de ne pas faire une faute, ce qui m'arrivait alors rarement. Le grand théâtre était plein; les uniformes, les épaulettes, les casques, les diamants étincelaient, ruisselaient de toutes parts. On me rappela je ne sais combien de fois. Mais je ne faisais pas grande attention, je l'avoue, au public, ce jour-là; et l'impression de ce divin poëme shakespearien que je me chantais à moi-même, fut telle qu'après le finale je courus tout frémissant me réfugier dans une chambre du théâtre, où quelques instants après Ernst me trouva pleurant à flots: «Ah! me dit-il, les nerfs! je connais cela!» Et s'approchant de moi, il me soutint la tête, et me laissa pleurer comme une fille hystérique, pendant un grand quart d'heure. Figurez-vous un bourgeois de la rue Saint-Denis, à Paris, et un directeur de l'Opéra (de Paris toujours) témoins d'une crise pareille. Tâchez de deviner ce qu'ils comprendront à cet orage d'été éclatant avec ses torrents et ses feux électriques dans le cœur de l'artiste; à tous ces vagues souvenirs de jeunesse, de premières amours, de ciel bleu d'Italie, refleurissant dans son âme sous les ardents rayons du génie de Shakespeare; à cette apparition de la Juliette toujours rêvée, toujours cherchée, et jamais obtenue; à cette révélation de l'infini dans l'amour et dans la douleur; à cette joie enfin d'avoir éveillé dans le monde mélodique quelques lointains échos des voix de ce ciel de la poésie… puis mesurez la rondeur de leurs yeux et l'ébahissement de leur bouche… si vous pouvez!.. Seulement le premier bourgeois dira: «Ce monsieur est malade, je vais lui envoyer un verre d'eau sucrée.» Et le second: «Il se manière, je vais le recommander au

Charivari

…»



Pour tout dire, malgré l'accueil chaleureux que fit le public à ma grande symphonie, je crois qu'en somme l'ampleur de ses formes et la solennité triste des scènes finales surtout, le fatiguèrent un peu, et qu'il préféra de beaucoup

Faust

 à

Roméo et Juliette

. J'en eus la preuve quand nous eûmes annoncé la seconde exécution. Le caissier du théâtre fort satisfait du résultat de la première soirée, m'avoua ses craintes pour la seconde si je ne donnais, en outre de

Roméo

, au moins deux scènes de

Faust

. Et je dus suivre son conseil.



Parmi les auditeurs de cette deuxième exécution, se trouvait, m'a-t-on dit, une dame habituée du Théâtre-Italien, qui s'ennuya avec un courage exemplaire. Elle ne pouvait souffrir qu'on la supposât incapable de se plaire à l'audition d'une musique pareille. En sortant de sa loge, toute fière d'y être restée jusqu'à la fin du concert: «C'est une œuvre très-sérieuse, il est vrai, dit-elle, mais parfaitement intelligible. Et dans ce grand effet instrumental de l'introduction, j'ai tout de suite compris qu'on entendait

Roméo arrivant dans son cabriolet

»!!!..



La moins heureuse de mes partitions à Saint-Pétersbourg fut l'ouverture du

Carnaval romain

. Elle passa presque inaperçue le soir de mon premier concert; et le comte Michel Wielhorski (un excellent musicien pourtant), m'ayant avoué qu'il n'y comprenait rien, je ne la redonnai plus. On dirait cela à un Viennois qu'il aurait peine à le croire; mais, comme les drames et les livres, comme les roses et les chardons, les partitions ont leur destin.



J'oubliais de dire qu'à une représentation au bénéfice de Versing, au grand théâtre, je dirigeais aussi l'exécution de ma

Symphonie fantastique

, et qu'à cette occasion, Damcke, l'habile compositeur, pianiste, chef-d'orchestre et critique, eut l'incroyable complaisance de venir, comme un simple timbalier, sonner sur le piano les deux notes graves (

ut-sol

) qui représentent le glas funèbre dans le finale de cet ouvrage.



De toutes mes compositions, l'ouverture du

Carnaval romain

 a été longtemps la plus populaire en Autriche, on la jouait partout. Je me souviens que pendant mon séjour à Vienne, elle causa divers incidents qui méritent d'être racontés. L'éditeur de musique Haslinger donnait une soirée musicale, dans laquelle, entre autres choses, on devait exécuter cette ouverture arrangée pour deux pianos à quatre mains et un phisharmonica.



Quand le tour de ce morceau fut venu dans le concert, je me trouvais auprès d'une porte donnant dans le salon où étaient les cinq exécutants. Ils commencent le premier allegro dans un mouvement beaucoup trop lent. L'andante va tant bien que mal. Mais au moment où ils reprennent l'allégro d'une façon plus traînante encore que la première fois, le sang me monte à la tête, je deviens rouge, cramoisi, et incapable de contenir mon impatience je leur crie: «Mais ce n'est pas le carnaval, c'est le carême, c'est le vendredi saint de Rome que vous jouez là!» Je laisse à penser l'hilarité que cette exclamation excita dans l'auditoire. On ne put rétablir le silence, et l'ouverture s'acheva au milieu des rires et des conversations de l'assemblée, toujours tranquillement et sans que rien parvînt à troubler la paisible allure de mes cinq interprètes.



Quelques jours après, Dreyschock donnant un concert dans la salle du Conservatoire, me pria de diriger l'exécution de cette même ouverture qui figurait dans son programme.



«Je veux vous faire oublier, me dit-il, le

Carême

 de la soirée d'Haslinger.» Il avait engagé tout l'orchestre de Kœrntnerthor. Nous ne fîmes qu'une répétition. Au moment de la commencer, un des premiers violons qui parlait français me dit à l'oreille: «Vous allez voir la différence qu'il y a entre nous et ces petits drôles du théâtre an der Wien» (le théâtre de Pockorny où je donnais mes concerts). Certes, il avait raison. Jamais on n'a exécuté cette ouverture avec plus de feu, de précision, de brio, de turbulence bien réglée. Et quelle sonorité orchestrale! Quelle

harmonie

 harmonieuse! Ce pléonasme apparent peut seul rendre mon idée. Aussi le soir du concert, elle éclata comme une poignée de serpenteaux dans un feu d'artifice. Le public la fit recommencer avec des cris, des trépignements qu'on n'entend qu'à Vienne. Dreyschock, dont cet enthousiasme intempestif dérangeait le succès personnel, déchirait ses gants de fureur et disait naïvement: «Si jamais on me rattrape à faire jouer

des ouvertures

 dans mes concerts!..» Il me regardait d'un air courroucé, comme si j'eusse été coupable à son égard d'un indigne procédé. Cette mauvaise humeur comique, je dois le dire bien vite, fut de courte durée, et ne l'empêcha point, quelques semaines après, de se montrer à Prague plein de cordialité à mon égard.



J'ai parlé d'Ernst tout à l'heure. Il était en effet arrivé à Saint-Pétersbourg le même jour que moi. Nous nous rencontrâmes en Russie par hasard, comme nous nous étions déjà trouvés ensemble auparavant à Bruxelles, à Vienne, à Paris; et comme nous nous sommes depuis lors rencontrés de nouveau en d'autres endroits de l'Europe où les divers incidents ou accidents de notre vie d'artiste semblent avoir noué les liens que la sympathie avait déjà établis entre nous. J'éprouve pour lui la plus vive et la plus affectueuse admiration. C'est un si excellent cœur, un si digne ami, un si grand artiste!

 



On a comparé Ernst à Chopin. Sous quelques rapports, cette comparaison a de la justesse; sous beaucoup d'autres et des plus importants, elle en manque tout à fait. Étudiés du point de vue purement musical, ces deux artistes diffèrent l'un de l'autre essentiellement. Chopin supportait mal le frein de la mesure; il a poussé beaucoup trop loin, selon moi, l'indépendance rhythmique. Ernst, tout en prenant avec la mesure les libertés raisonnables que l'art admet, et que l'expression passionnée exige souvent, reste un musicien périodique, cadencé, et d'une sûreté d'allures imperturbable au milieu de ses caprices les plus osés. Chopin ne

pouvait

 pas jouer régulièrement; Ernst peut, s'il le veut, sortir pour un instant de la régularité, pour en mieux faire sentir la puissance quand il y rentre. Il faut l'entendre dans les quatuors de Beethoven pour l'apprécier sous ce rapport.



Dans les compositions de Chopin, tout l'intérêt est concentré sur la partie de piano; l'orchestre de ses concertos n'est rien qu'un froid et presque inutile accompagnement; les œuvres d'Ernst se distinguent surtout par les qualités contraires. Les morceaux qu'il a écrits pour son instrument avec orchestre, sont évidemment de ceux qui réunissent les qualités réputées autrefois inconciliables, d'un brillant mécanisme et d'un intérêt symphonique soutenu. Faire régner l'instrument solo sans exiger l'abdication de l'orchestre, telle était la proposition que Beethoven résolut victorieusement le premier. Encore Beethoven, peut-être, fit-il trop dominer l'orchestre au détriment du solo, tandis que la balance me semble en équilibre dans le système adopté par Ernst, Vieuxtemps, Liszt et quelques autres.



J'insiste donc là-dessus. Ernst, le plus charmant humoriste que je connaisse, grand musicien autant que grand violoniste, est un artiste complet chez qui les facultés expressives dominent, mais auquel les qualités vitales de l'art musical proprement dit ne font jamais défaut. Il est doué de cette rare organisation qui permet à l'artiste de concevoir fortement et d'exécuter sans tâtonnements ce qu'il conçoit; il cherche le progrès, et use de toutes les provisions de l'art. Il récite sur le violon de beaux poëmes en langue musicale, et cette langue, il la possède complètement. Chopin d'ailleurs, était uniquement le virtuose des salons élégants, des réunions intimes. Ernst ne redoute point les théâtres, les vastes salles, le grand public, la foule; il les aime, au contraire, et, comme Liszt, il ne paraît jamais plus puissant que quand il a deux mille auditeurs à dompter. Ses concerts au théâtre de Saint-Pétersbourg me l'eussent prouvé, si je n'en avais pas eu déjà la certitude. Il fallait l'entendre, quand, après avoir exécuté dans son grand style ses œuvres si passionnées, et si magistralement conçues, il venait, écrasé d'applaudissements, prendre congé de son auditoire, en lui jouant les variations sur l'air du

Carnaval de Venise

, qu'il a osé écrire après celles de Paganini et sans les imiter. Dans cette fantaisie de haut goût, les caprices de l'inventeur se mêlent d'une façon si adroite et si rapide aux excentricités d'un prodigieux mécanisme, qu'on finit par ne plus s'étonner de rien et se laisser bercer par le monotone accompagnement de l'air vénitien, comme si du violon solo ne ruisselaient pas en même temps les cascades mélodiques les plus diversement colorées, aux bonds les plus divertissants et les plus imprévus. Dans cette curieuse exhibition de tours de force constamment mélodieux et exécutés avec une facilité qui simule la gaucherie et la négligence, Ernst éblouit toujours et fascine le public. Il joue aux osselets avec des diamants. Si le conseiller Crespel, le fantastique possesseur du violon de Cremone, eût pu assister à ces ébats incroyables de l'esprit musical, il est à croire que le peu de raison qui restait au pauvre homme, n'eût pas tardé à disparaître et qu'il eût moins souffert de la mort d'Antonia.



Ces variations que j'ai souvent entendu jouer par Ernst depuis cette époque, et dernièrement encore à Baden, m'impressionnent maintenant d'une façon singulière. Dès que le thème vénitien apparaît sous le magique archet, il est minuit pour moi, je me retrouve à Saint-Pétersbourg dans une vaste salle illuminée à jour, je ressens cette étrange et douce fatigue nerveuse qu'on éprouve à la fin des splendides soirées musicales; il y a des rumeurs enthousiastes dans l'air, des reflets de sourires; je tombe dans une mélancolie romanesque à laquelle il m'est impossible, il me serait même douloureux de résister.



Aucun autre art que la musique ne jouit de cette puissance rétroactive, aucun, pas même l'art de Shakespeare, ne saurait en l'évoquant poétiser ainsi le passé. Car seule la musique parle à la fois à l'imagination, à l'esprit, au cœur et

aux sens

, et de la réaction des sens sur l'esprit et le cœur, et réciproquement, naissent des phénomènes sensibles aux êtres doués d'une organisation spéciale, que

les autres

 (les barbares) ne connaîtront jamais.



SUITE DU VOYAGE EN RUSSIE

Mon retour. – Riga. – Berlin. – L'exécution de

Faust

. – Un dîner à Sans-Souci. – Le roi de Prusse

Le grand carême était fini; rien ne me retenait plus a Saint-Pétersbourg, et je me décidai, avec de très-vifs regrets, il faut le dire, à quitter cette brillante capitale dont la charmante hospitalité m'a été si précieuse. En passant à Riga, j'eus l'idée singulière d'y donner un concert. La recette en couvrit à peine les frais; mais il me procura la connaissance de plusieurs artistes et amateurs distingués; celle, entre autres, du maître de chapelle Schrameck, de M. Martinson et du directeur de la poste. Ce dernier s'était montré très-peu partisan de mon projet de concert: «Notre petite ville ne ressemble guère à Saint-Pétersbourg, me dit-il; nous sommes des commerçants; tout le monde y est occupé en ce moment de la vente du blé; vous n'aurez pour auditoire qu'une centaine de dames tout au plus, et pas un homme.» Il se trompait: j'eus cent trente-deux dames et sept hommes. Je crois même qu'en somme, il me resta trois roubles d'argent (12 francs) de bénéfice. Ce même directeur de la poste me prétendait dépourvu du physique de mon emploi: «Vous ne paraissez pas méchant, monsieur, disait-il, et d'après vos feuilletons, que je lis assidûment, je m'attendais à vous trouver une tout autre physionomie; car, le diable m'emporte! vous n'écrivez pas avec une plume, mais avec un poignard.» En tout cas, la pointe de mon poignard n'est pas empoisonnée et les

Précious villain

117

117


  Expression d'

Othello

 en parlant d'Iago.



 dont on m'attribue si volontiers l'égorgement, se portent à merveille. J'eus en outre, à Riga, une bonne fortune, à laquelle j'étais loin de m'attendre; l'excellent acteur allemand Beaumeister y était en représentations, et je lui vis jouer…

Hamlet

!



Une lettre de M. le comte de Rœdern m'était parvenue à Moscou cinq semaines auparavant, m'exprimant le désir du roi de Prusse de connaître ma légende de

Faust

, et m'engageant a m'arrêter à Berlin, à mon retour, pour la lui faire entendre. Le roi mettait à ma disposition le théâtre de l'Opéra et toutes ses ressources, en m'assurant la moitié de la recette brute. Je ne pouvais qu'être fort sensible a cette gracieuseté royale. Je restai donc à Berlin une dizaine de jours pour y organiser l'exécution de

Faust

. Elle fut admirable de la part de l'orchestre et des chœurs, mais très-faible sous d'autres rapports. Le ténor, chargé du rôle de Faust, et le soprano, écrasé par celui de Marguerite, me firent le plus grand tort. On siffla la ballade du roi de Thulé (applaudie partout ailleurs depuis lors), mais je ne pus savoir si ces manifestations s'adressaient à l'auteur ou à la cantatrice, ou à tous les deux ensemble. Cette dernière supposition est la plus vraisemblable. Le parterre était rempli de gens malveillants, indignes, m'a-t-on dit, qu'un Français eût eu l'insolence de mettre en musique une paraphrase du chef-d'œuvre national allemand, et de partisans du prince de Ratziville, lequel, avec l'aide d'un assez bon nombre de véritables compositeurs, a mis en musique les scènes de

Faust

 destinées au chant. Je n'ai rien vu dans ma vie d'aussi burlesquement farouche que l'intolérance de certains idolâtres de la nationalité allemande… En outre, j'avais contre moi, cette fois-là, une partie de l'orchestre de l'Opéra, dont mes lettres sur Berlin, traduites en allemand par M. Gathy, et publiées à Hambourg, quelques années auparavant, m'avaient aliéné les bonnes grâces. Ces lettres, reproduites dans les présents mémoires, ne contiennent pourtant, on peut s'en convaincre, rien de blessant pour les instrumentistes de Berlin. Au contraire, je loue ceux-ci de toutes façons, en critiquant, avec beaucoup de réserve, dans leur orchestre, certains détails accessoires seulement. J'appelle cet orchestre MAGNIFIQUE, je le déclare doué de qualités

éminentes

, de

précision

, d'

ensemble

, de

force

 et de

délicatesse

; mais, et voilà mon crime, j'établis une comparaison entre certains virtuoses et ceux de Paris, et j'avoue (frémissez d'indignation!) que, quant aux flûtistes, les nôtres les surpassent. Or, ces simples mots avaient amassé dans le cœur de la première flûte de Berlin un trésor de rage; et il était parvenu, autant que j'ai pu le comprendre, à faire partager sa fureur à beaucoup de ses confrères, en leur persuadant que j'avais dit

mille infamies

 de l'orchestre de Berlin. Nouvelle preuve du danger que l'on court à écrire sur les musiciens, et à se trouver sous le vent de l'outre de leur amour-propre, quand on a eu le malheur de lui faire la moindre piqûre. En critiquant un chanteur, on ne s'expose guère à l'inimitié de ses émules; ceux-ci généralement, trouvent, au contraire, que vous n'avez pas montré pour lui assez de sévérité; mais le virtuose d'un corps musical en renom, prétend toujours qu'en le critiquant, lui, vous

insultez

, le corps entier auquel il appartient, et parvient quelquefois à faire croire cette sottise à ses confrères. Il m'arriva un jour, pendant les répétitions de

Benvenuto Cellini

 à Paris, de faire remarquer à un second cor (M. Meyfred, un homme d'esprit pourtant), qu'il se trompait dans un passage important. À cette observation, faite tranquillement, et avec toute la politesse possible, M. Meyfred, se levant courroucé et perdant tout son esprit, s'écria: «Je fais ce qu'il y a! pourquoi se

méfier

 ainsi de l'

orchestre

?..» Ce à quoi je répondis encore plus tranquillement: «D'abord, mon cher monsieur Meyfred, il ne s'agit pas tout à fait de l'

orchestre

, mais de vous seulement; ensuite je ne me

méfie

 point, car la méfiance suppose un doute, et je suis parfaitement sûr que vous vous trompez.» Pour en revenir à l'orchestre de Berlin, je ne fus pas longtemps à reconnaître ses mauvaises dispositions à mon égard, pendant les études de

Faust

. L'accueil glacial qu'il me faisait chaque jour à mon entrée, son silence hostile après les meilleurs morceaux de la partition, les regards courroucés lancés sur moi par les flûtes surtout, et les révélations que je reçus enfin des musiciens restés mes amis, ne pouvaient me laisser aucun doute. Ces derniers, intimidés par l'hostilité furibonde de leurs camarades, n'osaient m'applaudir, et ce fut à voix basse que l'un d'eux, parlant un peu le français, me glissa ces mots, en passant près de moi sur le théâtre, après une répétition: «Monsieur! la mousik… elle est souperbe!..» À propos de quelques-uns des siffleurs de la ballade, il m'est donc assez permis de me méfier (c'est le cas de le dire) de leurs accointances avec les grandes flûtes, les flûtes immenses, les flûtes incomparables de l'orchestre de Berlin. Quoi qu'il en soit, je le répète, l'exécution de l'orchestre fut belle et irréprochable, comme celle des chœurs.



Bœticher chanta en excellent musicien et en véritable artiste le rôle de Méphistophélès; le public cria: Da capo! après la scène des Sylphes; mais j'étais de mauvaise humeur et ne voulus point recommencer le morceau. Madame la princesse de Prusse, qui deux fois était venue à huit heures du matin dans la salle froide et obscure de l'Opéra, entendre mes répétitions, me dit toutes sortes de choses aimables, le roi m'envoya par Meyerbeer la croix de l'Aigle rouge, m'invita à dîner à son château de

Sans-Souci

 le surlendemain; et le grand critique Relstab, l'ennemi si longtemps acharné de Meyerbeer et de Spontini, après m'avoir verbalement donné des marques d'amitié et d'estime,

m'éreinta

 dans la

Gazette d'État

, on ne peut mieux. – Voilà bien des succès, dont le dernier, à mon sens, n'est pas le moindre. Ce dîner à Sans-Souci fut charmant. M. de Humboldt, le comte Mathieu Wielhorski et madame la princesse de Prusse se trouvaient parmi les convives. – Après le dessert, on alla prendre le café dans le jardin. Le roi se promenait sa tasse à la main; en m'apercevant sur l'escalier d'un pavillon, il s'écria de loin:

 



« – Hé! Berlioz, venez donc me donner des nouvelles de ma sœur et me raconter votre voyage en Russie.»



Je m'empressai d'accourir, et je ne sais quelles folies je débitai à mon auguste amphitryon, qui le mirent de très-joyeuse humeur.



« – Avez-vous appris le russe? me demanda-t-il.



– Oui, sire, je sais dire: Na prava, na leva (à droite, à gauche) pour conduire un conducteur de traîneau: je sais dire encore: Dourack, quand le conducteur s'égare.



– Et que veut dire le mot dourack?



– Il veut dire imbécile, sire!



– Ah! ah! ah! imbécile, sire; imbécile, sire! c'est charmant!»



Et le roi de rire aux éclats avec de tels soubresauts d'abdomen et de bras, qu'il répandit sur le sable presque tout le contenu de sa tasse. Cette hilarité, à laquelle je me mêlai sans façons, fit tout à coup de moi un important personnage. Plusieurs courtisans, officiers, gentilshommes et chambellans la remarquèrent du pavillon où ils étaient restés, et l'on songea aussitôt à se mettre bien avec cet homme qui faisait tant rire le roi et qui riait même avec lui si familièrement. Aussi en revenant au pavillon l'instant d'après, me vis-je entouré de grands seigneurs à moi parfaitement inconnus, qui me faisaient de profonds saluts, en déclinant modestement leur nom. «Monsieur, je suis le prince de ***, et je m'estime heureux de faire votre connaissance. – Monsieur, je suis le comte de *****, permettez-moi de vous féliciter du beau succès que vous venez d'obtenir. – Monsieur, je suis le baron de ****; j'ai eu l'honneur de vous voir, il y a six ans, à Brunswick, et je suis enchanté de, etc., etc.» Je ne comprenais pas d'où me pouvait naître à l'improviste un tel crédit à la cour de Prusse, quand enfin je me rappelai la scène du 1er acte des

Huguenots

, où Raoul, après avoir reçu la lettre de la reine Marguerite, se voit environné de gens qui lui chantent en canon sur tous les degrés de la gamme: «Vous savez si je suis un ami sûr et tendre!» On me prenait pour un puissant favori du roi. Quel drôle de monde qu'une cour!..



Sans être ni puissant ni favori, je suis au moins profondément reconnaissant de la bienveillance dont le roi de Prusse m'a donné si souvent des preuves, et il n'y eut pas l'ombre de flatterie de ma part, quand je lui dis ce jour-là, dans un moment de conversation sérieuse:



« – Vous êtes le vrai roi des artistes.



– Comment cela? qu'ai-je donc fait pour eux?



– À ne parler que des artistes musiciens, vous avez fait pour eux beaucoup, sire. Vous avez comblé d'honneurs et royalement récompensé Spontini et Meyerbeer; vous avez fait splendidement exécuter leurs ouvrages; vous avez fait remettre en scène d'une façon grandiose les chefs-d'œuvre de Gluck, qu'on n'entend plus nulle part hors de Berlin; vous avez fait représenter l'

Antigone

 de Sophocle et commandé, pour cette résurrection de l'antique, des chœurs à Mendelssohn; vous avez encore chargé ce maître d'écrire la musique de la ravissante fantaisie de Shakespeare:

le Songe d'une nuit d'été

, etc., etc. De plus, l'intérêt direct que vous prenez à toutes les nobles tentatives de l'art, devient un excitant pour l'activité des producteurs, un encouragement incessant pour leurs travaux; et ce point d'appui que Votre Majesté offre ainsi aux efforts des artistes a d'autan