Za darmo

Mémoires de Hector Berlioz

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

J'étais dans un tel état après cette scène qu'il fallut suspendre assez longtemps le concert. On m'apporta du punch et des habits. Puis sur l'estrade même, réunissant une douzaine de harpes revêtues de leur fourreau de toile, on en forma une sorte de petite chambre dans laquelle, en me baissant un peu, je pus me déshabiller et changer même de chemise en face du public, sans être vu.

Parmi les autres morceaux du programme, ceux qui ensuite réussirent le mieux, furent l'Oraison funèbre et l'apothéose de ma Symphonie funèbre et triomphale, dont Dieppo joua avec un talent remarquable le solo de trombone, et la scène d'Armide, dont le calme voluptueux causa un ravissement général.

Ma Marche au supplice, dont l'instrumentation est si violente et l'effet si énergique dans les salles de concerts ordinaires, parut d'une sonorité sourde et faible. Il en fut de même du scherzo et du finale de la symphonie en ut mineur de Beethoven. L'Hymne à Bacchus, de Mendelssohn, sembla lourd et terne; un journal, quelques jours après, dit que les prêtres de ce Bacchus avaient sans doute bu de la bière et non du vin de Chypre.

Le chant des Industriels fut très-mal accueilli, surtout par les exécutants. Je m'étais engagé à faire la musique de ces paroles d'Adolphe Dumas; mais il me fut impossible d'en venir à bout, et je dus consentir, pour que ses vers ne fussent pas perdus et lui prouver ma bonne volonté, à les laisser mettre en musique par le compositeur qu'il choisirait lui-même. Il désigna son beau-frère, Amédée Méreaux, professeur de piano à Rouen.

L'ouverture de la Vestale fut vivement applaudie, ainsi que le chœur sans accompagnement de la Muette. Quant au chant de Charles VI que les sollicitations de Schlesinger, éditeur de cet ouvrage d'Halévy, m'avaient fait introduire après coup dans le programme, il produisit un effet spécial. Il réveilla les stupides instincts d'opposition qui fermentent toujours dans le peuple de Paris; et au refrain si connu:

 
«Guerre aux tyrans, jamais en France,
  Jamais l'Anglais ne régnera!»
 

les trois quarts de l'auditoire se mirent à chanter avec le chœur. Ce fut une protestation plébéienne et d'un nationalisme grotesque contre la politique suivie à cette époque par le roi Louis-Philippe, et qui sembla donner raison aux préventions de M. le préfet de police contre le festival. Ce ridicule incident eut des suites dont je parlerai tout à l'heure.

Enfin mon Exposition musicale eut lieu, non-seulement sans accident, mais encore avec un succès brillant et l'approbation de l'immense public qui y assistait. En sortant, j'eus la douce satisfaction de voir MM. les percepteurs du droit des hospices occupés à compter sur une vaste table le produit de ma recette. Elle s'élevait à trente-deux mille francs; ils prirent le huitième de cette somme c'est-à-dire quatre mille francs. La recette du concert de musique de danse dirigé par mon associé Strauss, deux jours après, fut plus que médiocre; pour couvrir les frais de cette dernière fête, qui n'eut aucun succès, il fallut prendre ce qui manquait sur le bénéfice du grand concert, et, en dernière analyse, après tant de peines essuyées, tant de dangers courus, un si grand labeur accompli, j'eus pour ma part un reçu de quatre mille francs de M. le percepteur du droit des hospices et un bénéfice net de huit cents francs

Charmant pays de liberté, où les artistes sont serfs, reçois leurs bénédictions sincères et l'hommage de leur admiration, pour tes lois égales, nobles et libérales!

Nous avions à peine achevé, Strauss et moi, de payer nos musiciens, copistes, imprimeurs, luthiers, maçons, couvreurs, menuisiers, charpentiers, tapissiers, buralistes, inspecteurs de salle, quand M. le préfet de police, qui nous avait fait payer la modeste somme de 1,238 francs à ses agents et à ses gardes municipaux (le service de police pour l'Opéra ne coûte que 80 francs), nous pria de nous rendre chez lui pour affaire pressante.

« – De quoi s'agit-il? dis-je à Strauss. En avez-vous une idée?

– Pas la moindre.

– M. Delessert aurait-il des remords de nous avoir si chèrement fait payer le service de ses inutiles agents? Va-t-il nous rembourser quelque portion de la somme?

– Oui, comptons là-dessus!»

Nous arrivons à la préfecture de police.

« – Monsieur, me dit M. Delessert, je suis fâché d'avoir à vous adresser un grave reproche!

– Lequel donc, monsieur, répliquai-je, étrangement surpris?

– Vous avez introduit clandestinement dans le programme de votre grand concert un morceau propre à exciter des passions politiques que le gouvernement cherche à éteindre et à réprimer. Je veux parler du chœur de Charles VI qui ne figurait pas dans les premières annonces du festival. M. le ministre de l'intérieur a lieu d'être fort mécontent des manifestations que ce chant a provoquées, et je partage entièrement ses sentiments à ce sujet.

– Monsieur le préfet, lui dis-je, avec tout le calme que je pus appeler à mon aide, vous êtes dans une erreur complète. Le chœur de Charles VI n'était point, il est vrai, porté sur mes premiers programmes; mais apprenant que M. Halévy se trouvait blessé de ne pas figurer dans une solennité où les œuvres de presque tous les grands compositeurs contemporains allaient être entendues, je consentis, sur la proposition qui m'en fut faite par son éditeur, à admettre le chœur de Charles VI à cause de la facilité de son exécution par de grandes masses musicales. Cette raison seule détermina mon choix. Je ne suis pas le moins du monde partisan de ces élans de nationalisme qui se produisent en 1844 à propos d'une scène du temps de Charles VI; et j'ai si peu songé à introduire clandestinement ce morceau dans mon programme, que son titre a figuré pendant plus de huit jours sur toutes les affiches du festival, affiches placardées contre les murs mêmes de la préfecture de police. Veuillez, monsieur le préfet, ne conserver aucun doute à cet égard et désabuser M. le ministre de l'intérieur.»

M. Delessert, un peu confus de son erreur, se déclara satisfait de l'explication que je venais de lui donner et s'excusa même de m'avoir adressé un reproche dont il reconnaissait l'injustice.

À partir de ce jour, néanmoins, la censure des programmes de concert fut établie, et l'on ne peut plus maintenant chanter une romance de Bérat ou de mademoiselle Puget, dans un lieu public, sans une autorisation émanée du ministère de l'intérieur et visée par un commissaire de police.

Je venais de terminer cette folle entreprise, que je me garderais de tenter aujourd'hui, quand mon ancien maître d'anatomie, mon excellent ami, le docteur Amussat, vint me voir. Il recula d'un pas en m'apercevant.

« – Ah çà! qu'avez-vous, Berlioz? vous êtes jaune comme un vieux parchemin, tous vos traits portent l'expression d'une fatigue et d'une irritation extraordinaires.

– Vous parlez d'irritation, lui dis-je; quel sujet aurais-je donc d'être irrité? Vous avez assisté au festival, vous savez comment tout s'y est passé: j'ai eu le plaisir de payer quatre mille francs à MM. les percepteurs du droit des hospices, il m'est resté huit cents francs; de quoi me plaindrais-je? Tout n'est-il pas dans l'ordre?»

(Amussat me tâtant le pouls):

« – Mon cher, vous allez avoir une fièvre typhoïde. Il faudrait vous saigner.

– Eh bien, n'attendons pas à demain, saignez-moi!»

Je quitte aussitôt mon habit, Amussat me saigne largement et me dit.

« – Maintenant, faites-moi le plaisir de quitter Paris au plus vite. Allez à Hyères, à Cannes, à Nice, où vous voudrez, mais allez dans le midi respirer l'air de la mer, et ne pensez plus à toutes ces choses qui vous enflamment le sang et exaltent votre système nerveux déjà si irritable. Adieu, il n'y a pas à hésiter.»

Je suivis son conseil; j'allai passer un mois à Nice, grâce aux huit cents francs que le festival m'avait rapportés, et pour réparer autant que possible le mal qu'il avait fait à ma santé.

Je ne revis pas sans émotion les lieux où je m'étais trouvé treize ans auparavant, lors d'une autre convalescence, au début de mon voyage d'Italie… Je nageai beaucoup dans la mer; je fis de nombreuses excursions aux environs de Nice, à Villefranche, à Beaulieu, à Cimiès, au Phare. Je recommençai mes explorations des rochers de la côte, où je retrouvai, toujours dormant au soleil, de vieux canons de ma connaissance; je revis des anses fraîches et riantes, tapissées d'algues marines, où je me baignais autrefois. La chambre où j'avais, en 1831, écrit l'ouverture du Roi Lear, étant occupée par une famille anglaise, j'étais allé me nicher dans une tour appliquée contre le rocher des Ponchettes, au-dessus de la maison.

J'y jouis avec délices d'une vue admirable sur la Méditerranée et d'un calme dont je sentais plus que jamais le prix. Puis, guéri tant bien que mal de ma jaunisse, et à bout de mes huit cents francs, je quittai cette ravissante côte de Sardaigne qui a toujours pour moi un si puissant attrait, et je revins à Paris reprendre mon rôle de Sisyphe.

Quelques mois après ce voyage de Nice, le directeur du théâtre Franconi, séduit par le chiffre extraordinaire auquel s'était élevée la recette du Festival de l'Industrie, me proposa de donner une série de grandes exécutions musicales dans son cirque des Champs-Élysées.

Je ne me souviens pas des arrangements que nous prîmes ensemble à ce sujet. Je sais seulement que ce fut une mauvaise affaire pour lui. Il y eut quatre concerts pour lesquels nous avions engagé cinq cents musiciens; et les dépenses nécessitées par cet énorme personnel ne purent être entièrement couvertes par les recettes. En outre le local, cette fois encore, ne valait rien pour la musique. Le son roulait dans cet édifice circulaire avec une lenteur désespérante, d'où résultaient, pour toutes les compositions d'un style un peu chargé de détails, les plus déplorables mélanges d'harmonies. Un seul morceau y produisit un très-grand effet, ce fut le Dies iræ de mon Requiem. La largeur de son mouvement et de ses accords le rendait moins déplacé que tout autre dans cette vaste enceinte retentissante comme une église. Le succès qu'il obtint nous obligea de le faire figurer dans le programme de tous les concerts.

 

Cette entreprise non lucrative pour moi me causa des fatigues excessives. L'occasion s'offrit d'aller me restaurer de nouveau dans les bienfaisantes eaux de la Méditerranée, grâce à deux concerts qu'on m'engageait à venir donner à Marseille et à Lyon, et dont le produit ne pouvait manquer de couvrir au moins les frais du voyage. Je fus ainsi amené pour la première fois à faire entendre mes compositions dans quelques provinces de France.

Les lettres que j'adressai en 1848, dans la Gazette musicale, à mon collaborateur, Édouard Monnais, contiennent, malgré le ton peu sérieux de leur rédaction, le récit exact de ce qui m'arriva dans cette excursion méridionale, et dans une autre que je fis à Lille bientôt après. Elles se trouvent sous le titre de Correspondance académique, dans mon volume des Grotesques de la musique.

Quelques mois plus tard, j'allai pour la première fois parcourir l'Allemagne du Sud, c'est-à-dire l'Autriche, la Hongrie et la Bohême. Voici le récit que je fis de ce voyage à mon ami Humbert Ferrand dans le Journal des Débats.

DEUXIÈME VOYAGE EN ALLEMAGNE
L'AUTRICHE, LA BOHÊME ET LA HONGRIE

À M. HUMBERT FERRAND
première lettre
Vienne

Je reviens encore d'Allemagne, mon cher Humbert, et à peine arrivé, j'éprouve le besoin de vous rendre compte de ce que j'y ai fait. Vous m'avez tant de fois soutenu dans l'ardeur de la lutte, raffermi aux heures de découragement, rassuré sur l'avenir en lui comparant le passé; vous avez un si vif et si noble sentiment du beau, un respect si religieux pour le vrai, une telle conviction de la grandeur et de la puissance de l'art, que le récit de mes explorations, de mes découvertes et de mes expériences en Europe, vous intéressera, je l'espère, et ne saurait être placé sous un patronage plus sympathique que le vôtre, ni plus intelligent. Malgré les passions sérieuses que votre cœur enferme, malgré les travaux que vous accomplissez dans ce coin du monde où une bienveillance royale vous a ménagé une si douce retraite, la poésie et la musique ne sont jamais, je le sais, oubliées de vous un seul jour. Votre amour pour ces deux sœurs divines fut trop profond et trop pur pour n'être pas inaltérable et je suis sûr que souvent, du haut des montagnes de votre île, vous prêtez l'oreille aux rumeurs musicales et littéraires que le vent du nord peut vous apporter de Paris. Et pourtant que Paris me paraît triste et morne, depuis ce dernier voyage surtout! Et que j'envie, pendant ces ardeurs caniculaires, vos rêveries parfumées sous les grands bois d'orangers de l'île de Sardaigne, et les concerts nocturnes de la Méditerranée, et même les chansons naïves de vos laboureurs sardes, Africains d'Europe, hommes antiques du temps présent! Non nobis Deus hæc otia fecit.

Je retrouve notre capitale préoccupée avant tout des intérêts matériels, inattentive et indifférente à ce qui passionne les poëtes et les artistes, amoureuse du scandale et de la raillerie, riant d'un rire strident et sec aux occasions qu'elle a de satisfaire cet amour étrange; je retrouve la puanteur de ses infernales chaudières d'asphalte, tempérée par les âcres parfums de ses mauvais cigares de la régie, ses figures ennuyées, ses visages ennuyeux, ses artistes découragés, ses hommes d'esprit fatigués, ses imbéciles fourmillant, ses théâtres exténués, affamés, mourants ou morts; le même orgue de Barbarie vient comme autrefois à la même heure me jouer le même air de Barbarie, j'entends émettre et soutenir les mêmes opinions de Barbarie, prôner les mêmes œuvres et les mêmes hommes de Barbarie.

En somme, tout cela me paraît former un ensemble assez triste, et d'ailleurs je ne suis pas dans une disposition d'esprit qui puisse me le montrer sous les couleurs de l'arc-en-ciel. Vous souvenez-vous des mélancolies désolantes dont nous étions affectés dans notre adolescence, le lendemain des bals ou des fêtes quelconques auxquels nous avions assisté? Un certain malaise de l'âme, une souffrance vague du cœur, un chagrin sans objet, des regrets sans cause, des aspirations ardentes vers l'inconnu, une inquiétude inexprimable de l'être tout entier, c'est ce que nous éprouvions. J'ai honte de l'avouer, mais c'est ce que j'éprouve. Je suis comme au lendemain d'une fête, que m'auraient donnée les étrangers. Les grands orchestres, les grands chœurs dévoués, ardents, chaleureux, que je dirigeais chaque jour avec tant de joie, me manquent; ce beau public, si courtois, si brillant, si attentif et si enthousiaste me manque; ces rudes émotions des grands concerts où, en dirigeant, l'on parle soi-même à la foule par les mille voix de l'orchestre et des chœurs, me manquent; cette étude des impressions diverses que produisent sur un auditoire sans préventions les tentatives récentes de l'art moderne, me manque; en un mot j'éprouve un tel malaise de cette immobilité après tant de clameurs harmonieuses, que je n'ai qu'une idée depuis mon retour, idée qui m'obsède et que je repousse jour et nuit, celle de m'embarquer sur un navire au long cours et de faire le tour du monde. Et précisément, comme si le hasard voulait conspirer aussi contre mes bonnes résolutions, ne m'envoie-t-il pas avant-hier la tentation de l'exemple, en me faisant rencontrer un de nos anciens amis, Halma le virtuose, qui arrive tout droit de Canton! Vous jugez si je l'ai questionné sur la Chine, sur les îles Malaises, sur le cap Horn, le Brésil, le Chili, le Pérou, qu'il a visités; avec quelle avidité j'ai examiné tous les objets rares et curieux qu'il en a rapportés! Je palpitais réellement et si j'avais eu un royaume, j'eusse à coup sûr parodié le mot de Richard III, en criant: «Mon royaume pour un vaisseau!» Mais n'ayant ni vaisseau, ni royaume, je reste dans cette petite ville qui s'étend, au dire de notre charmant poëte Méry, depuis la rue du Mont-Blanc jusqu'au faubourg Montmartre, et qu'on nomme Paris, et je m'y promène chaque soir en répétant sur tous les tons et sur tous les rhythmes imaginables ce vers de Ruy-Blas:

«Ah çà, mais on s'ennuie horriblement ici!»

Heureusement le néo-proverbe n'a pas tort, l'ennui porte conseil, il m'a suggéré un moyen d'oublier Paris sans en sortir; c'est de revoir par la pensée les lieux éloignés que j'ai parcourus, les artistes étrangers que j'ai connus, les monuments que j'ai visités, les institutions que j'ai étudiées, c'est enfin, de vous écrire, en choisissant toutefois les heures et les jours où le spleen m'oublie, afin de vous ennuyer vous-même le moins possible. Mais qui sait si vous me lirez seulement? Je vous vois d'ici, dormant à l'ombre d'un bosquet de citronniers, comme l'heureux vieillard du poëte romain, au doux murmure des abeilles laborieuses, qui butinent sur les fleurs autour de vous; un Virgile ou un Horace ouvert est dans votre main, cette immortelle poésie berce votre sommeil, et vous n'avez que faire de ma prose. Par bonheur, je sais le moyen de vous éveiller sans encourir de reproches écoutez: Je veux vous parler de… Gluck, de Gluck, entendez-vous? de son pays que je viens de voir, et de Mozart et de Haydn, et de Beethoven, qui tous comme Gluck ont vécu longtemps à Vienne… Je savais bien que ces noms magiques me feraient pardonner mon interpellation intempestive. Maintenant je commence.

Il ne m'est resté de mon voyage de Paris à Vienne que deux souvenirs remarquables, celui d'une douleur violente (ce n'est pas une douleur morale, il n'y a point de roman là dedans, ainsi ne cherchez pas à deviner; il s'agit d'une fort prosaïque douleur de côté) qui m'obligea de m'arrêter à Nancy, où je pensai mourir, incident fort ordinaire, car, en vérité, on ne vit que pour cela, et celui d'un Dieu que j'aperçus par la fenêtre d'une auberge d'Augsbourg. Ce brave homme qui vient de fonder une sorte de néo-christianisme assez en vogue déjà en Bavière et en Saxe montait en voiture au moment où, pâle d'émotion l'aubergiste me le montra: j'ai oublié son nom, mais il me parut avoir une figure vive, intelligente, et en somme l'air d'un assez bon diable. Ce voyage fait en voiturin comme les voyages d'Italie, fut d'autant plus long que le dernier bateau à vapeur était parti de Ratisbonne quand j'y arrivai, et qu'obligé de séjourner deux jours dans cette grande petite ville, j'eus ensuite le crève-cœur d'être brouetté lourdement le long des bords du Danube jusqu'à Lintz, au lieu de descendre rapidement le cours du fleuve emporté par un nuage. Combien de siècles séparent ces deux manières de voyager? En quittant Ratisbonne, je pouvais me croire contemporain de Frédéric Barberousse; à Lintz, en mettant le pied sur le pont d'un élégant et rapide navire à vapeur, je me retrouvais en 1845. Le nom de ces deux villes me rappelle une observation que j'ai faite souvent sur la sotte manie que nous avons en Europe de dénaturer ou de changer les noms de certaines villes en les faisant passer d'une langue dans une autre. Par exemple, disons-nous Londres au lieu de London, et quel besoin ont les Italiens de dire Parigi au lieu de Paris? J'avais dans ce voyage une carte d'Allemagne que je consultais souvent: j'y trouvais bien Lintz, parce que nous avons la bonté, en France, de prononcer et d'écrire ce nom comme les Allemands, mais je ne pus jamais découvrir Ratisbonne, par la raison bien simple que ce nom est de notre composition et n'offre aucun rapport avec Regensburg, véritable dénomination de la ville que je cherchais. Nous faisons à certains noms, et des plus difficiles à prononcer, l'honneur de les conserver, et nous en dénaturons d'autres sans savoir pourquoi. Nous disons les noms de Stuttgard, de Karlsruhe, de Darmstadt, du royaume de Wurtemberg, comme ceux qui les ont inventés, et l'instant d'après, au lieu de Baiern, nous dirons Bavière, au lieu de Munchen, Munich, au lieu de Donau, Danube! Mais au moins y a-t-il quelque analogie éloignée entre ces traductions françaises et les mots originaux, tandis qu'il n'en existe aucune entre Regensburg et Ratisbonne. Nous trouverions cependant passablement absurdes les Allemands, s'ils s'étaient avisés d'appeler Lyon Mittenberg et Paris Triffenstein.

En débarquant à Vienne, j'eus tout de suite une idée de la passion des Autrichiens pour la musique: l'un des douaniers en examinant les ballots et les malles qui sortaient du bateau à vapeur, aperçut mon nom et s'écria aussitôt (en français bien entendu):

« – Où est-il? où est-il?

– C'est moi, monsieur.

– Oh! mon Dieu! monsieur Berlioz, que vous est-il donc arrivé? Depuis huit jours nous vous attendions: tous nos journaux ont annoncé votre départ de Paris et vos prochains concerts à Vienne. Nous étions fort inquiets de ne pas vous voir.»

Je remerciai de mon mieux l'honnête douanier, en me disant à part moi que j'étais bien sûr de ne jamais donner d'inquiétudes pareilles aux préposés de l'octroi des portes de Paris.

J'étais à peine installé dans cette joyeuse cité de Vienne, que je fus invité à assister au premier concert annuel du Manége. Ce concert est donné au profit du Conservatoire, et la troupe immense des exécutants (ils sont plus de mille) est presque entièrement composée d'amateurs. Le gouvernement faisant très-peu ou presque rien pour soutenir le Conservatoire, il était raisonnable que les vrais amis de la musique vinssent en aide à cette institution; mais c'est justement parce que cela me paraissait raisonnable et beau que j'en fus profondément étonné. Tous les ans, à pareille époque, l'Empereur met à la disposition de la Société des amateurs l'immense local du Manége. Une liste d'inscription est ouverte pour les exécutants, chez les marchands de musique, et tel est à Vienne le nombre des amateurs plus ou moins habiles, instrumentistes ou chanteurs, qu'on est obligé chaque année d'en refuser plus de cinq cents, et qu'on n'a que l'embarras du choix pour former ce chœur de six cents chanteurs et cet orchestre de quatre cents instrumentistes. La recette de ces concerts gigantesques (il y en a toujours deux) est fort considérable, la salle du Manége pouvant contenir près de quatre mille personnes, malgré la place énorme que prend l'amphithéâtre sur lequel sont élevés les exécutants. Les billets ne sont d'ordinaire tous pris cependant qu'au premier concert; le second est moins fréquenté, le programme de cette deuxième séance n'étant que la reproduction de celui de la première. Un grand nombre de Viennois seraient-ils donc incapables d'entendre sans ennui les mêmes chefs-d'œuvre deux fois de suite en huit jours?..

 

Tous les publics du monde se ressemblent à cet égard. Il est vrai de dire que les morceaux dont se compose le programme de ces fêtes musicales sont presque toujours tirés des partitions les plus connues des vieux maîtres, et que le public viendrait très-probablement avec autant d'empressement à la seconde séance qu'à la première, si on devait y entendre quelque œuvre nouvelle écrite spécialement pour ces concertants et pour la masse d'exécutants qu'on y réunit. Et ce serait même là une proposition musicale très-digne d'intérêt. Sans doute les morceaux de musique largement écrits, comme les oratoires de Handel, de Bach, de Haydn et de Beethoven gagnent beaucoup à être rendus par des masses puissantes; mais il ne s'agit après tout, en ce cas, que d'un plus ou moins grand redoublement des parties; tandis que, en écrivant en vue d'un orchestre colossal et d'un chœur immense, comme ceux dont il s'agit, un compositeur, qui connaîtrait les ressources multiples d'une pareille agglomération de moyens d'exécution, devrait nécessairement produire quelque chose d'aussi neuf dans les détails que de grandiose dans l'ensemble. C'est ce qu'on n'a pas encore fait. Dans toutes les œuvres dites monumentales, la forme et le tissu sont restés les mêmes. On les exécute en pompe dans de vastes locaux, mais on pourrait les faire entendre dans un local moindre, avec une petite quantité d'exécutants, sans qu'elles perdissent beaucoup de leur effet. Elles n'exigent pas impérieusement un concours inusité de voix et d'instruments; et quand ce concours a lieu, ces œuvres n'en reçoivent qu'une accentuation plus forte et ne produisent rien d'extraordinaire ni d'inattendu. Néanmoins, j'avoue que ce concert m'émut profondément, par l'effet des chœurs surtout. La beauté des voix de soprano me parut incomparable, et l'ensemble général excellent. En voyant sur le programme l'ouverture de la Flûte enchantée de Mozart, je craignis que ce merveilleux morceau, d'un mouvement si rapide, d'une trame si serrée et si délicatement ouvragée, ne pût être bien rendu par un orchestre aussi vaste; mais mon inquiétude fut de courte durée, et l'orchestre (un orchestre d'amateurs) l'exécuta avec une précision et une verve qu'on ne trouve pas souvent même parmi les artistes.

Un motet de Mozart, un autre de Haydn, un air de la Création, l'ouverture que je viens de citer, et l'oratorio du Christ au mont des Oliviers, de Beethoven, formaient le programme. Staudigl et madame Barthe-Hasselt chantaient les soli. Staudigl a une basse veloutée, onctueuse, suave et puissante à la fois, d'une étendue de deux octaves et deux notes (du mi grave au sol haut), qu'il ne pousse jamais, mais qu'il laisse sortir, s'exhaler et se répandre sans le moindre effort, et qui remplit même une salle démesurée comme celle du Manége. Cette voix a en soi un principe d'émotion très-actif, bien que l'artiste soit en général peu ému lui-même; elle vous pénètre et vous charme. Staudigl, d'ailleurs, tout enchantant avec cette simplicité de bon goût qui est le propre des virtuoses parfaitement maîtres du style large, exécute aisément les vocalisations et les traits d'une certaine rapidité. Enfin il sait la musique à fond et lit à première vue tout ce qu'on lui présente avec un aplomb si imperturbable, que cette facilité excessive amène quelquefois même des résultats fâcheux. Staudigl met un peu d'amour-propre à en faire parade, et ne jette, en conséquence, jamais un regard sur un morceau qu'il n'est pas tenu de chanter par cœur, avant de se présenter devant l'orchestre. Quand donc une répétition générale est annoncée, il arrive, prend son cahier qu'il n'a pas encore vu, et chante couramment paroles et musique sans se tromper d'un mot ni d'une intonation. Il lit cela comme un livre qu'on lui mettrait pour la première fois entre les mains, mais il ne le lit pas mieux, et c'est ce mieux qui est indispensable dans une répétition générale, où il s'agit non-seulement d'une exactitude littérale, mais aussi d'une reproduction intelligente, vive, animée, de l'œuvre du compositeur. Or, comment mettre ce feu, cette âme, cette vie dans une lecture pareille, où rien n'a été préparé par l'exécutant, où l'esprit général, les nuances et même les mouvements de la composition lui sont encore inconnus? Cette légère critique, non pas du talent, mais des habitudes de ce grand artiste, a été faite à Vienne devant moi, par des compositeurs qu'elle avait maintes fois inquiétés dans des circonstances importantes. Louis XVIII disait: «Il ne faut pas être plus royaliste que le roi!» On pourrait dire à Staudigl: Il ne faut pas vouloir être plus musicien que la musique. L'air en majeur de la Création qu'il chanta au concert du Manége enthousiasma tout l'auditoire, et Staudigl, déjà sur le point de sortir de la salle où sa présence après son air n'était plus nécessaire, se vit forcé d'y rentrer pour le recommencer. Staudigl est à la fois premier sujet et régisseur du théâtre de la Vienne, que dirige avec autant de talent que de probité M. Pockorny. Sa magnifique voix de basse, malgré la beauté exquise de son timbre, n'est pas de ces voix délicates qui exigent des précautions hygiéniques et un régime particulier chez les artistes qui en sont doués: loin de là, Staudigl se permet, aux époques les plus rigoureuses de l'hiver, de chasser dans la neige des journées entières, le col nu, suivant son habitude, et revient le soir chanter Bertram, Marcel ou Gaspard sans le moindre embarras vocal. Ce théâtre de la Vienne, ainsi appelé parce qu'il se trouve sur le bord de la petite rivière de ce nom, est ouvert depuis trois ans à peine, et déjà il marche de façon à donner à son rival, celui de Kerntnerthor, de graves embarras; c'est vers lui que se dirigent presque tous les artistes célèbres qui veulent se faire entendre à Vienne; c'est sur ce théâtre que débutèrent Pischek pendant l'hiver de 1846, et Jenny Lind quelque temps après. Et Dieu sait la furie d'enthousiasme qu'ils y excitèrent l'un et l'autre, et les recettes fabuleuses qu'ils y ont fait faire.

Le chœur, sans être très-nombreux a beaucoup de force; il est presque entièrement composé de jeunes sujets, hommes et femmes, dont les voix sont fraîches et d'un beau timbre. Ils ne sont pas tous très-bons lecteurs. L'orchestre, qu'on avait fort calomnié auprès de moi, dès mon arrivée, ne saurait être mis sans doute à la hauteur de celui du théâtre de Kerntnerthor, dont je parlerai bientôt, mais il marche bien cependant, et les jeunes artistes qui le composent sont pleins de cette chaleur et de cette bonne volonté qui, dans l'occasion enfantent des miracles. J'ai remarqué dans la troupe chantante, une femme d'un talent précieux pour les rôles tendres et passionnés, dont j'ai le regret de ne pouvoir citer le nom, qui m'échappe malgré tous mes efforts pour le retrouver. Elle excellait dans le rôle d'Agathe du Freyschütz.

Je dois citer en outre mademoiselle Treffs, cantatrice gracieuse, et mademoiselle Marra, prima donna, dont le talent a tout à la fois de l'éclat et de la gentillesse, dont la voix est brillante et légère, quoique rebelle à certaines vocalises, mais qui, par malheur, est très-peu musicienne, et commet en conséquence, parfois, de graves erreurs de mesure, capables de mettre en désarroi un morceau d'ensemble, malgré toute la sagacité et la prestesse des chefs d'orchestre. Mademoiselle Marra excelle dans la Lucie de Donizetti; elle vient d'obtenir cet hiver encore de beaux succès dans le nord de l'Allemagne et dans quelques villes de Russie.