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Mémoires de Hector Berlioz

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XLV

Représentation à bénéfice et concert au Théâtre-Italien. – Le quatrième acte d'Hamlet. —Antony.– Défection de l'orchestre. – Je prends ma revanche. – Visite de Paganini. – Son alto. – Composition d'Harold en Italie. – Fautes du chef d'orchestre Girard. – Je prends le parti de toujours conduire l'exécution de mes ouvrages. – Une lettre anonyme

Il me restait d'ailleurs une faible ressource dans ma pension de lauréat de l'Institut, qui devait durer encore un an et demi. Le ministre de l'intérieur m'avait dispensé du voyage en Allemagne imposé par le règlement de l'Académie des beaux-arts; je commençais à avoir des partisans à Paris, et j'avais foi dans l'avenir. Pour achever de payer les dettes de ma femme, je recommençai le pénible métier de bénéficiaire, et je vins à bout, après des fatigues inouïes, d'organiser au Théâtre-Italien une représentation suivie d'un concert. Mes amis me vinrent encore en aide à cette occasion, entre autres Alexandre Dumas, qui toute sa vie a été pour moi d'une cordialité parfaite.

Le programme de la soirée se composait de la pièce d'Antony de Dumas, jouée par Firmin et madame Dorval, du 4e acte de l'Hamlet de Shakespeare, joué par Henriette et quelques amateurs anglais que nous avions fini par trouver, et d'un concert dirigé par moi, où devaient figurer la Symphonie fantastique, l'ouverture des Francs-Juges, ma cantate de Sardanapale, le Concert-Stuck de Weber, exécuté par cet excellent et admirable Liszt, et un chœur de Weber. On voit qu'il y avait beaucoup trop de drame et de musique, et que le concert, s'il eût fini, n'eût pu être terminé qu'à une heure du matin.

Mais je dois pour l'enseignement des jeunes artistes, et quoi qu'il m'en coûte, faire le récit exact de cette malheureuse représentation.

Peu au courant des mœurs des musiciens de théâtre, j'avais fait avec le directeur de l'Opéra-Italien un marché, par lequel il s'engageait à me donner sa salle et son orchestre, auquel j'adjoignis un petit nombre d'artistes de l'Opéra. C'était la plus dangereuse des combinaisons. Les musiciens, obligés par leur engagement de prendre part à l'exécution des concerts, lorsqu'on en donne dans leur théâtre, considèrent ces soirées exceptionnelles comme des corvées et n'y apportent qu'ennui et mauvais vouloir. Si, en outre, on leur adjoint d'autres musiciens, alors payés quand eux ne le sont pas, leur mauvaise humeur s'en augmente, et l'artiste qui donne le concert ne tarde guère à s'en ressentir.

Étrangers aux petits tripotages des coulisses françaises, comme nous l'étions, ma femme et moi, nous avions négligé toutes les précautions qui se prennent en pareil cas pour assurer le succès de l'héroïne de la fête; nous n'avions pas donné un seul billet aux claqueurs. Madame Dorval, au contraire, persuadée qu'il y aurait ce soir-là pour ma femme une cabale formidable, que tout serait arrangé selon l'usage pour lui assurer un triomphe éclatant, ne manqua pas, cela se conçoit, de s'armer pour sa propre défense, en garnissant convenablement le parterre, soit avec les billets que nous lui donnâmes, soit avec ceux que nous avions donnés à Dumas, soit avec ceux qu'elle fit acheter. Madame Dorval, admirable du reste dans le rôle d'Adèle, fut en conséquence couverte d'applaudissements et redemandée à la fin de la pièce. Quand vint ensuite le 4e acte d'Hamlet, fragment incompréhensible, pour des Français surtout, s'il n'est ni amené ni préparé par les actes précédents, le rôle sublime d'Ophélia, qui, peu d'années auparavant, avait produit un effet si profondément douloureux et poétique, perdit les trois quarts de son prestige; le chef-d'œuvre parut froid.

On remarqua même avec quelle peine, l'actrice, toujours maîtresse néanmoins de son merveilleux talent, s'était relevée, en s'appuyant avec la main sur le plancher du théâtre, à la fin de la scène dans laquelle Ophélia s'agenouille auprès de son voile noir qu'elle prend pour le linceul de son père. Ce fut pour elle aussi une cruelle découverte. Guérie, elle ne boitait pas, mais l'assurance et la liberté de quelques-uns de ses mouvements étaient perdues. Puis, quand, après la chute de la toile, elle vit que le public, ce public dont elle était l'idole autrefois et qui, de plus, venait de décerner une ovation à madame Dorval, ne la rappelait pas… Quel affreux crève-cœur!! Toutes les femmes et tous les artistes le comprendront. Pauvre Ophélia! ton soleil déclinait.. j'étais désolé.

Le concert commença. L'ouverture des Francs-Juges, très-médiocrement exécutée, fut néanmoins accueillie par deux salves d'applaudissements, qui m'étonnèrent. Le Concert-Stuck de Weber, joué par Liszt avec la fougue entraînante qu'il y a toujours mise, obtint un magnifique succès. Je m'oubliai même dans mon enthousiasme pour Liszt, jusqu'à l'embrasser en plein théâtre devant le public. Stupide inconvenance qui pouvait nous couvrir tous les deux de ridicule, et dont les spectateurs néanmoins eurent la bonté de ne se point moquer.

Dans l'introduction instrumentale de Sardanapale, mon inexpérience dans l'art de conduire l'orchestre fut cause que les seconds violons ayant manqué une entrée, tout l'orchestre se perdit et que je dus indiquer aux exécutants, comme point de ralliement, le dernier accord, en sautant tout le reste. Alexis Dupont chanta assez bien la cantate, mais le fameux incendie final, mal répété et mal rendu, produisit peu d'effet. Rien ne marchait plus; je n'entendais que le bruit sourd des pulsations de mes artères, il me semblait m'enfoncer en terre peu à peu. De plus il se faisait tard et nous avions encore à exécuter le chœur de Weber et la Symphonie fantastique tout entière. Les règlements du Théâtre-Italien, dit-on, n'obligent pas les musiciens à jouer après minuit. En conséquence, mal disposés pour moi, par les raisons que l'on connaît, ils attendaient avec impatience le moment de s'échapper, quelles que dussent être les conséquences d'une aussi plate défection. Ils n'y manquèrent pas; pendant que le chœur de Weber se chantait, ces lâches drôles, indignes de porter le nom d'artistes, disparurent tous clandestinement. Il était minuit. Les musiciens étrangers que je payais, restèrent seuls à leur poste et quand je me retournai pour commencer la symphonie je me vis entouré de cinq violons, de deux altos, de quatre basses et d'un trombone. Je ne savais quel parti prendre dans ma consternation. Le public ne faisant pas mine de vouloir s'en aller. Il en vint bientôt à s'impatienter et à réclamer l'exécution de la symphonie. Je n'avais garde de commencer. Enfin, au milieu du tumulte, une voix s'étant écriée du balcon: «La Marche au supplice!» Je répondis: «Je ne puis faire exécuter la Marche au supplice par cinq violons!.. Ce n'est pas ma faute, l'orchestre a disparu, j'espère que le public…» J'étais rouge de honte et d'indignation. L'assemblée alors se leva désappointée. Le concert en resta là, et mes ennemis ne manquèrent pas de le tourner en ridicule en ajoutant que ma musique faisait fuir les musiciens.

Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu auparavant d'exemple d'une telle action amenée par d'aussi ignobles motifs. Maudits racleurs! Méprisables polissons! je regrette de ne pas avoir recueilli vos noms que leur obscurité protège.

Cette triste soirée me rapporta à peu près sept mille francs; et cette somme disparut en quelques jours dans le gouffre de la dette de ma femme, sans le combler encore; hélas! je n'y parvins que plusieurs années après et en nous imposant de cruelles privations.

J'aurais voulu donner à Henriette l'occasion d'une éclatante revanche; mais Paris ne pouvait lui offrir le concours d'aucun acteur anglais, il n'y en avait plus un seul; elle eût dû s'adresser de nouveau à des amateurs tout à fait insuffisants et ne reparaître que dans des fragments mutilés de Shakespeare. C'eût été absurde, elle venait d'en acquérir la preuve. Il fallut donc y renoncer. Je tentai, moi au moins, et sur-le-champ, de répondre aux rumeurs hostiles qui de toutes parts s'élevaient, par un succès incontestable. J'engageai, en le payant chèrement, un orchestre de premier ordre, composé de l'élite des musiciens de Paris, parmi lesquels je pouvais compter un bon nombre d'amis, ou tout au moins de juges impartiaux de mes ouvrages, et j'annonçai un concert dans la salle du Conservatoire. Je m'exposais beaucoup en faisant une pareille dépense que la recette du concert pouvait fort bien ne pas couvrir. Mais ma femme elle-même m'y encouragea et se montra dès ce moment ce qu'elle a toujours été, ennemie des demi-mesures et des petits moyens, et dès que la gloire de l'artiste ou l'intérêt de l'art sont en question, brave devant la gêne et la misère jusqu'à la témérité.

J'eus peur de compromettre l'exécution en conduisant l'orchestre moi-même. Habeneck refusa obstinément de le diriger; mais Girard, qui était alors fort de mes amis, consentit à accepter cette tâche et s'en acquitta bien. La Symphonie fantastique figurait encore dans le programme; elle enleva d'assaut d'un bout à l'autre les applaudissements. Le succès fut complet, j'étais réhabilité. Mes musiciens (il n'y en avait pas un seul du Théâtre-Italien, cela se devine) rayonnaient de joie en quittant l'orchestre. Enfin, pour comble de bonheur, un homme quand le public fut sorti, un homme à la longue chevelure, à l'œil perçant, à la figure étrange et ravagée, un possédé du génie, un colosse parmi les géants, que je n'avais jamais vu, et dont le premier aspect me troubla profondément, m'attendit seul dans la salle, m'arrêta au passage pour me serrer la main, m'accabla d'éloges brûlants qui m'incendièrent le cœur et la tête; c'était Paganini!! (22 décembre 1833.)

De ce jour-là datent mes relations avec le grand artiste qui a exercé une si heureuse influence sur ma destinée et dont la noble générosité à mon égard a donné lieu, on saura bientôt comment, à tant de méchants et absurdes commentaires.

 

Quelques semaines après le concert de réhabilitation dont je viens de parler, Paganini vint me voir. «J'ai un alto merveilleux, me dit-il, un instrument admirable de Stradivarius, et je voudrais en jouer en public. Mais je n'ai pas de musique ad hoc. Voulez-vous écrire un solo d'alto? je n'ai confiance qu'en vous pour ce travail. – Certes, lui répondis-je, elle me flatte plus que je ne saurais dire, mais pour répondre à votre attente pour faire dans une semblable composition briller comme il convient un virtuose tel que vous, il faut jouer de l'alto; et je n'en joue pas. Vous seul, ce me semble, pourriez résoudre le problème. – Non, non, j'insiste, dit Paganini, vous réussirez; quant à moi, je suis trop souffrant en ce moment pour composer, je n'y puis songer.»

J'essayai donc pour plaire à l'illustre virtuose d'écrire un solo d'alto, mais un solo combiné avec l'orchestre de manière à ne rien enlever de son action à la masse instrumentale, bien certain que Paganini, par son incomparable puissance d'exécution, saurait toujours conserver à l'alto le rôle principal. La proposition me paraissait neuve, et bientôt un plan assez heureux se développa dans ma tête et je me passionnai pour sa réalisation. Le premier morceau était à peine écrit que Paganini voulut le voir. À l'aspect des pauses que compte l'alto dans l'allégro: «Ce n'est pas cela! s'écria-t-il, je me tais trop longtemps là dedans; il faut que je joue toujours. – Je l'avais bien dit, répondis-je. C'est un concerto d'alto que vous voulez, et vous seul, en ce cas, pouvez bien écrire pour vous.» Paganini ne répliqua point, il parut désappointé et me quitta sans parler davantage de mon esquisse symphonique. Quelques jours après, déjà souffrant de l'affection du larynx dont il devait mourir, il partit pour Nice, d'où il revint seulement trois ans après.

Reconnaissant alors que mon plan de composition ne pouvait lui convenir, je m'appliquai à l'exécuter dans une autre intention et sans plus m'inquiéter des moyens de faire briller l'alto principal. J'imaginai d'écrire pour l'orchestre une suite de scènes, auxquelles l'alto solo se trouverait mêlé comme un personnage plus ou moins actif conservant toujours son caractère propre; je voulus faire de l'alto, en le plaçant au milieu des poétiques souvenirs que m'avaient laissés mes pérégrinations dans les Abruzzes, une sorte de rêveur mélancolique dans le genre du Child-Harold de Byron. De là le titre de la symphonie Harold en Italie. Ainsi que dans la Symphonie fantastique un thème principal (le premier chant de l'alto), se reproduit dans l'œuvre entière; mais avec cette différence que le thème de la Symphonie fantastique, l'idée fixe, s'interpose obstinément comme une idée passionnée épisodique au milieu des scènes qui lui sont étrangères et leur fait diversion, tandis que le chant d'Harold se superpose aux autres chants de l'orchestre, avec lesquels il contraste par son mouvement et son caractère, sans en interrompre le développement. Malgré la complexité de son tissu harmonique, je mis aussi peu de temps à composer cette symphonie que j'en ai mis en général à écrire mes autres ouvrages; j'employai aussi un temps considérable à la retoucher. Dans la marche des Pèlerins même, que j'avais improvisée en deux heures en rêvant un soir au coin de mon feu, j'ai pendant plus de six ans introduit des modifications de détail qui, je le crois, l'ont beaucoup améliorée. Telle qu'elle était alors, elle obtint un succès complet lors de sa première exécution à mon concert du 23 novembre 1834 au Conservatoire.

Le premier morceau seul fut peu applaudi, par la faute de Girard qui conduisait l'orchestre, et qui ne put jamais parvenir à l'entraîner assez dans la coda, dont le mouvement doit s'animer du double graduellement. Sans cette animation progressive la fin de cet allegro est languissante et glaciale. Je souffris le martyre en l'entendant se traîner ainsi… La marche des Pèlerins fut redemandée. À sa deuxième exécution et vers le milieu de la seconde partie du morceau, au moment où, après une courte interruption, la sonnerie des cloches du couvent se fait entendre de nouveau, représentée par deux notes de harpe que redoublent les flûtes, les hautbois et les cors, le harpiste compta mal ses pauses et se perdit. Girard alors, au lieu de le remettre sur sa voie, comme cela m'est arrivé dix fois en pareil cas (les trois quarts des exécutants commettent à cet endroit la même faute), cria à l'orchestre: «le dernier accord!» et l'on prit l'accord final en sautant les cinquante et quelques mesures qui le précèdent. Ce fut un égorgement complet. Heureusement la marche avait été bien dite la première fois et le public ne se méprit point sur la cause du désastre à la seconde. Si l'accident fût arrivé tout d'abord, on n'eût pas manqué d'attribuer la cacophonie à l'auteur. Néanmoins, depuis ma défaite du Théâtre-Italien, je me méfiais tellement de mon habileté de conducteur, que je laissai longtemps encore Girard diriger mes concerts. Mais à la quatrième exécution d'Harold, l'ayant vu se tromper gravement à la fin de la sérénade où, si l'on n'élargit pas précisément du double le mouvement d'une partie de l'orchestre, l'autre partie ne peut pas marcher, puisque chaque mesure entière de celle-ci correspond à une demi-mesure de l'autre, reconnaissant enfin qu'il ne pouvait parvenir à entraîner l'orchestre à la fin du premier allegro, je résolus de conduire moi-même désormais, et de ne plus m'en rapporter à personne pour communiquer mes intentions aux exécutants. Je n'ai manqué qu'une seule fois jusqu'ici à la promesse que je m'étais faite à ce sujet, et l'on verra ce qui faillit en résulter.

Après la première audition de cette symphonie, un journal de musique de Paris fit un article où l'on m'accablait d'invectives et qui commençait de cette spirituelle façon: «Ha! ha! ha! – haro! haro! Harold!» En outre le lendemain de l'apparition de l'article, je reçus une lettre anonyme dans laquelle, après un déluge d'injures plus grossières encore, on me reprochait d'être assez dépourvu de courage pour ne pas me brûler la cervelle.

XLVI

M. de Gasparin me commande une messe de Requiem– Les directeurs des beaux-arts. – Leurs opinions sur la musique. – Manque de foi. – La prise de Constantine. – Intrigues de Cherubini. – Boa constrictor. – On exécute mon Requiem. – La tabatière d'Habeneck. – On ne me paye pas. – On veut me vendre la croix. – Toutes sortes d'infamies. – Ma fureur. – Mes menaces. – On me paye

En 1836, M. de Gasparin était ministre de l'intérieur. Il fut du petit nombre de nos hommes d'État qui s'intéressèrent à la musique, et du nombre plus restreint encore de ceux qui en eurent le sentiment. Désireux de remettre en honneur en France la musique religieuse dont on ne s'occupait plus depuis longtemps, il voulut que, sur les fonds du département des beaux-arts, une somme de trois mille francs fût allouée tous les ans à un compositeur français désigné par le ministre, pour écrire, soit une messe, soit un oratoire de grande dimension. Le ministre se chargerait, en outre, dans la pensée de M. de Gasparin, de faire exécuter aux frais du gouvernement l'œuvre nouvelle. «Je vais commencer par Berlioz, dit-il, il faut qu'il écrive une messe de Requiem, je suis sûr qu'il réussira.» Ces détails m'ayant été donnés par un ami du fils de M. de Gasparin que je connaissais, ma surprise fut aussi grande que ma joie. Pour m'assurer de la vérité, je sollicitai une audience du ministre, qui me confirma l'exactitude des détails qu'on m'avait donnés. «Je vais quitter le ministère, ajouta-t-il, ce sera mon testament musical. Vous avez reçu l'ordonnance qui vous concerne pour le Requiem? – Non, monsieur, et c'est le hasard seul qui m'a fait connaître vos bonnes intentions à mon égard. – Comment cela se fait-il? j'avais ordonné il y a huit jours qu'elle vous fût envoyée! C'est un retard occasionné par la négligence des bureaux. Je verrai cela.»

Néanmoins plusieurs jours se passèrent et l'ordonnance n'arrivait pas. Plein d'inquiétude, je m'adressai alors au fils de M. de Gasparin qui me mit au fait d'une intrigue dont je n'avais pas le moindre soupçon. M. XX… le directeur des Beaux-Arts70, n'approuvait point le projet du ministre relatif à la musique religieuse, et moins encore le choix qu'il avait fait de moi pour ouvrir la marche des compositeurs dans cette voie. Il savait, en outre, que M. de Gasparin, dans quelques jours, ne serait plus au ministère. Or, en retardant jusqu'à sa sortie la rédaction de son arrêté qui fondait l'institution et m'invitait à composer mon Requiem, rien n'était plus facile ensuite que de faire avorter son projet en dissuadant son successeur de le réaliser. C'est ce qu'avait en tête M. le directeur. Mais M. de Gasparin n'entendait pas qu'on se jouât de lui, et, en apprenant par son fils que rien n'était encore fait la veille du jour où il devait quitter le ministère, il envoya enfin à M. XX.. l'ordre très-sévèrement exprimé de rédiger l'arrêté sur-le-champ et de me l'envoyer; ce qui fut fait.

Ce premier échec de M. XX… ne pouvait qu'accroître ses mauvaises dispositions à mon égard, et il les accrut en effet.

Cet arbitre du sort de l'art et des artistes ne daignait reconnaître une valeur réelle en musique qu'à Rossini seul. Cependant un jour, après avoir devant moi passé au fil de son appréciation dédaigneuse tous les maîtres anciens et modernes de l'Europe, à l'exception de Beethoven qu'il avait oublié, il se ravisa tout d'un coup en disant: «Pourtant il y en a encore un, ce me semble… c'est… comment s'appelle-t-il donc? un Allemand dont on joue des symphonies au Conservatoire… Vous devez connaître ça, monsieur Berlioz… – Beethoven? – Oui, Beethoven. Eh bien, celui-là n'était pas sans talent.» J'ai entendu moi-même le directeur des Beaux-Arts s'exprimer ainsi. Il admettait que Beethoven n'était pas sans talent.

Et M. XX… n'était en cela que le représentant le plus en évidence des opinions musicales de toute la bureaucratie française de l'époque. Des centaines de connaisseurs de cette espèce occupaient toutes les avenues par lesquelles les artistes avaient à passer, et faisaient mouvoir les rouages de la machine gouvernementale avec laquelle devaient à toute force s'engrener nos institutions musicales. Aujourd'hui…

Une fois armé de mon arrêté, je me mis à l'œuvre. Le texte du Requiem était pour moi une proie dès longtemps convoitée, qu'on me livrait enfin, et sur laquelle je me jetai avec une sorte de fureur. Ma tête semblait prête à crever sous l'effort de ma pensée bouillonnante. Le plan d'un morceau n'était pas esquissé que celui d'un autre se présentait; dans l'impossibilité d'écrire assez vite, j'avais adopté des signes sténographiques qui, pour le Lacrymosa surtout, me furent d'un grand secours. Les compositeurs connaissent le supplice et le désespoir causés par la perte du souvenir de certaines idées qu'on n'a pas eu le temps d'écrire et qui vous échappent ainsi à tout jamais.

J'ai, en conséquence, écrit cet ouvrage avec une grande rapidité, et je n'y ai apporté que longtemps après un petit nombre de modifications. On les trouve dans la seconde édition de la partition publiée par l'éditeur Ricordi, à Milan71.

L'arrêté ministériel stipulait que mon Requiem serait exécuté aux frais du gouvernement, le jour du service funèbre célébré tous les ans pour les victimes de la révolution de 1830.

 

Quand le mois de juillet, époque de cette cérémonie, approcha, je fis copier les parties séparées de chœur et d'orchestre de mon ouvrage, et, d'après l'avis du directeur des Beaux-Arts, commencer les répétitions. Mais presque aussitôt une lettre des bureaux du ministère vint m'apprendre que la cérémonie funèbre des morts de Juillet aurait lieu sans musique et m'enjoindre de suspendre tous mes préparatifs. Le nouveau ministre de l'intérieur n'en était pas moins redevable dès ce moment d'une somme considérable envers le copiste et les deux cents choristes qui, sur la foi des traités, avaient employé leur temps à mes répétitions. Je sollicitai inutilement pendant cinq mois le payement de ces dettes. Quant à ce qu'on me devait à moi, je n'osais même en parler tant on paraissait éloigné d'y songer. Je commençais à perdre patience quand un jour, au sortir du cabinet de M. XX… et après une discussion très-vive que j'avais eue avec lui à ce sujet, le canon des Invalides annonça la prise de Constantine. Deux heures après, je fus prié en toute hâte de retourner au ministère. M. XX… venait de trouver le moyen de se débarrasser de moi. Il le croyait du moins. Le général Damrémont, ayant péri sous les murs de Constantine, un service solennel pour lui et les soldats français morts pendant le siége allait avoir lieu dans l'église des Invalides. Cette cérémonie regardait le ministère de la guerre, et le général Bernard, qui occupait alors ce ministère, consentait a y faire exécuter mon Requiem. Telle fut la nouvelle inespérée que j'appris en arrivant chez M. XX…

Mais c'est ici que le drame se complique et que les incidents les plus graves vont se succéder. Je recommande aux pauvres artistes qui me liront de profiter au moins de mon expérience et de méditer sur ce qui m'arriva. Ils acquerront le triste avantage de se méfier de tout et de tous, quand ils se trouveront dans une position analogue, de ne pas ajouter plus de foi aux écrits qu'aux paroles et de se précautionner contre l'enfer et le ciel.

À peine la nouvelle de la prochaine exécution de mon Requiem dans une cérémonie grandiose et officielle comme celle dont il s'agissait, fut-elle apportée à Cherubini, qu'elle lui donna la fièvre. Il était depuis longtemps d'usage qu'on fît exécuter l'une de ses messes funèbres (car il en a fait deux), en pareil cas. Une telle atteinte portée à ce qu'il regardait comme ses droits, à sa dignité, à sa juste illustration, à sa valeur incontestable, en faveur d'un jeune homme à peine au début de sa carrière et qui passait pour avoir introduit l'hérésie dans l'école, l'irrita profondément. Tous ses amis et élèves, Halévy en tête, partageant son dépit, se mirent en course pour conjurer l'orage et le diriger sur moi; c'est-à-dire pour obtenir qu'on dépossédât le jeune homme au profit du vieillard. Je me trouvai même un soir au bureau du Journal des Débats, à la rédaction duquel j'étais attaché depuis peu et dont le directeur, M. Bertin, me témoignait la plus active bienveillance, lorsque Halévy s'y présenta. Je devinai du premier coup l'objet de sa visite. Il venait recourir à la puissante influence de M. Bertin pour aider à la réalisation des projets de Cherubini. Cependant un peu déconcerté de me trouver là, et plus encore par l'air froid avec lequel M. Bertin et son fils Armand l'accueillirent, il changea instantanément la direction de ses batteries. Halévy ayant suivi M. Bertin le père dans la chambre voisine, dont la porte resta ouverte, je l'entendis dire «que Cherubini était extraordinairement affecté au point d'en être malade au lit; qu'il venait, lui Halévy, prier M. Bertin d'user de son pouvoir pour faire obtenir à titre de consolation la croix de commandeur de la Légion d'honneur à l'illustre maître.» La voix sévère de M. Bertin l'interrompit alors par ces paroles: «Oui, mon cher Halévy, nous ferons ce que vous voudrez pour qu'on accorde à Cherubini une distinction bien méritée. Mais s'il s'agit du Requiem, si l'on propose quelque transaction à Berlioz au sujet du sien, et s'il a la faiblesse de céder d'un cheveu, je ne lui reparlerai de ma vie.» Halévy dut se retirer un peu plus que confus avec cette réponse.

Ainsi le bon Cherubini qui avait voulu déjà me faire avaler tant de couleuvres, dut se résigner à recevoir de ma main un boa constrictor qu'il ne digéra jamais.

Maintenant autre intrigue, plus habilement ourdie et dont je n'ose sonder la noire profondeur. Je n'incrimine personne, je raconte les faits brutalement, sans le moindre commentaire, mais avec la plus scrupuleuse exactitude.

Le général Bernard m'ayant annoncé lui-même que mon Requiem allait être exécuté, à des conditions que je dirai tout à l'heure, j'allais commencer mes répétitions, quand M. XX… me fit appeler. «Vous savez, me dit-il, que Habeneck a été chargé de diriger les grandes fêtes musicales officielles. (Allons! bon! pensai-je, autre tuile qui me tombe sur la tête!) Vous êtes maintenant dans l'habitude de conduire vous-même l'exécution de vos ouvrages, il est vrai, mais Habeneck est un vieillard (encore un), et je sais qu'il éprouvera une peine très-vive de ne pas présider à celle de votre Requiem. En quels termes êtes-vous avec lui? – En quels termes? nous sommes brouillés sans que je sache pourquoi. Depuis trois ans, il a cessé de me parler; j'ignore ses motifs, et n'ai pas, il est vrai, daigné m'en informer. Il a commencé par refuser durement de diriger un de mes concerts. Sa conduite à mon égard est aussi inexplicable qu'incivile. Cependant, comme je vois bien qu'il désire cette fois figurer à la cérémonie du maréchal Damrémont et que cela paraît vous être agréable, je consens à lui céder le bâton, en me réservant toutefois de diriger moi-même une répétition. – Qu'à cela ne tienne, répondit M. XX… je vais l'avertir.»

Nos répétitions partielles et générales se firent en effet avec beaucoup de soin. Habeneck me parla comme si nos relations n'eussent jamais été interrompues, et l'ouvrage parut devoir bien marcher.

Le jour de son exécution, dans l'église des Invalides, devant les princes, les ministres, les pairs, les députés, toute la presse française, les correspondants des presses étrangères et une foule immense, j'étais nécessairement tenu d'avoir un grand succès: un effet médiocre m'eût été fatal, à plus forte raison un mauvais effet m'eût-il anéanti.

Or, écoutez bien ceci.

Mes exécutants étaient divisés en plusieurs groupes assez distants les uns des autres, et il faut qu'il en soit ainsi pour les quatre orchestres d'instruments de cuivre que j'ai employés dans le Tuba mirum, et qui doivent occuper chacun un angle de la grande masse vocale et instrumentale. Au moment, de leur entrée, au début du Tuba mirum qui s'enchaîne sans interruption avec le Dies iræ, le mouvement s'élargit du double; tous les instruments de cuivre éclatent d'abord à la fois dans le nouveau mouvement, puis s'interpellent et se répondent à distance, par des entrées successives, échafaudées à la tierce supérieure les unes des autres. Il est donc de la plus haute importance de clairement indiquer les quatre temps de la grande mesure à l'instant où elle intervient. Sans quoi ce terrible cataclysme musical, préparé de si longue main, où des moyens exceptionnels et formidables sont employés dans des proportions et des combinaisons que nul n'avait tentées alors et n'a essayées depuis, ce tableau musical du jugement dernier, qui restera, je l'espère, comme quelque chose de grand dans notre art, peut ne produire qu'une immense et effroyable cacophonie.

Par suite de ma méfiance habituelle, j'étais resté derrière Habeneck et, lui tournant le dos, je surveillais le groupe des timbaliers, qu'il ne pouvait pas voir, le moment approchant où ils allaient prendre part à la mêlée générale. Il y a peut-être mille mesures dans mon Requiem. Précisément sur celle dont je viens de parler celle où le mouvement s'élargit, celle où les instruments de cuivre lancent leur terrible fanfare, sur la mesure unique enfin dans laquelle l'action du chef d'orchestre est absolument indispensable, Habeneck baisse son bâton, tire tranquillement sa tabatière et se met à prendre une prise de tabac. J'avais toujours l'œil de son côté; à l'instant je pivote rapidement sur un talon, et m'élançant devant lui, j'étends mon bras et je marque les quatre grands temps du nouveau mouvement. Les orchestres me suivent, tout part en ordre, je conduis le morceau jusqu'à la fin, et l'effet que j'avais rêvé est produit. Quand, aux derniers mots du chœur, Habeneck vit le Tuba mirum sauvé: «Quelle sueur froide j'ai eue, me dit-il, sans vous nous étions perdus! – Oui, je le sais bien, répondis-je en le regardant fixement.» Je n'ajoutai pas un mot… L'a-t-il fait exprès?.. Serait-il possible que cet homme, d'accord avec M. XX… qui me détestait, et les amis de Cherubini, ait osé méditer et tenter de commettre une basse scélératesse?.. Je n'y veux pas songer… Mais je n'en doute pas. Dieu me pardonne si je lui fais injure.

70Il est mort depuis dix ou douze ans, mais il vaut mieux ne pas le nommer.
71N'est-il pas étrange qu'à cette époque, pendant que j'écrivais ce grand ouvrage et étant marié avec miss Smithson, j'aie par deux fois fait le même rêve? J'étais dans le petit jardin de madame Gautier, à Meylan, assis au pied d'un charmant acacia-parasol; mais seul, mademoiselle Estelle n'y était pas; et je me disais: «Où est-elle? où est-elle?» Qui expliquera cela? Les marins peut-être, et les savants, qui ont étudié les mouvements de l'aiguille aimantée, et qui savent que le cœur de certains hommes en a de semblables…