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XXXIV

Grenoble, 17 janvier 1831.

Mon cher Ferrand,

Je suis ici depuis deux jours avec mes sœurs et ma mère. Nous repartons pour la Côte samedi prochain; ainsi je compte sur votre arrivée lundi ou mardi, au plus tard. Je n'ai pas besoin de vous dire combien mes parents seront charmés de vous revoir; ils vous attendent, non pas pour quelques heures, comme vous m'en avez menacé, mais pour autant de temps que vous pourrez me donner. Je partirai à la fin du mois pour Lyon; enfin nous causerons de tout cela. A lundi.

J'ai mille choses à vous dire de la part de Casimir Faure.

Adieu.

XXXV

Lyon, jeudi 9 février 1831.

Mon cher Ferrand,

Vous deviez me recevoir, moi, au lieu de ma lettre; je suis arrivé ici hier avec l'intention d'aller à Belley; j'ai retenu aussitôt ma place à la diligence, je l'ai payée en entier; puis, après mille indécisions, je me suis décidé à ne pas aller vous voir. Malgré la torture où je suis, malgré le désir dévorant que j'ai d'arriver en Italie pour en être plus tôt revenu; malgré le temps et l'espace, je serais allé à Belley; mais quelques mots que j'ai surpris au vol aujourd'hui, m'ayant fait craindre de n'être pas bien vu de vos parents, et que votre mère surtout ne fût pas enchantée de mon arrivée, je me suis décidé à y renoncer.

Je ne sais absolument rien sur la raison qui vous a empêché de venir à la Côte; ainsi je ne puis vous en parler. Je me suis rongé les poings à vous attendre; tout le monde vous a beaucoup regretté; mais enfin tout n'est-il pas tourné pour le pis?..

Je pars dans quatre heures pour Marseille. Je reviendrai en frémissant comme un boulet rouge. Tâchez donc de vous trouver alors à Lyon; je ne ferai que passer à la Côte.

Mon adresse à Rome est: Hector Berlioz, pensionnaire de l'Académie de Rome, villa Medici, Roma.

Adieu; mille malédictions sur vous et sur moi et sur toute la nature!

La douleur me rendrait fou.

XXXVI

Florence, 12 avril 1831.

O mon sublime ami! vous êtes le premier des Français qui m'ait donné signe de vie depuis que je suis dans ce jardin, peuplé de singes, qu'on appelle la belle Italie! Je reçois votre lettre à l'instant; elle m'a été renvoyée de Rome, et elle a demeuré sept jours, au lieu de deux, pour venir ici; oh! tout est bien! Malédiction!.. Oui, tout est bien, puisque tout est mal! Que voulez-vous que je vous dise?.. Je suis parti de Rome pour retourner en France, abandonnant ma pension tout entière, parce que je ne recevais point de lettres de Camille. Un infernal mal de gorge m'a retenu ici cloué; j'ai écrit à Rome qu'on m'y adresse mes lettres; sans quoi, la vôtre aurait été perdue, et c'eût été dommage; qui sait si j'en recevrai d'autres?

Ne m'écrivez plus, je ne saurais vous dire où adresser vos lettres; je suis comme un ballon perdu, qui doit crever en l'air, s'abîmer dans la mer ou s'arrêter comme l'arche de Noé; si je parviens sain et sauf sur le mont Ararat, je vous écrirai aussitôt.

Croyez bien que j'avais au moins autant que vous le désir de nous réunir; il m'en a coûté une journée entière de combats et d'hésitations pour y résister.

Je conçois parfaitement tout ce que vous éprouvez de fureur à la vue de ce qui se passe en Europe. Moi-même, qui ne m'y intéresse pas le moins du monde, je me surprends quelquefois à me laisser aller à quelque imprécation!.. Ah bien, oui, la liberté!.. où est-elle?.. où fut-elle?.. où peut-elle être?.. Dans ce monde de vers. Non, mon cher, l'espèce humaine est trop basse et trop stupide pour que la belle déesse laisse tomber sur elle un divin rayon de ses yeux. Vous me parlez de musique!.. d'amour!.. Que voulez-vous dire?.. Je ne comprends pas… Y a-t-il quelque chose sur la terre qu'on appelle musique et amour; je croyais avoir entendu en songe ces deux noms de sinistre augure. Malheureux que vous êtes si vous y croyez; MOI, JE NE CROIS PLUS A RIEN.

Je voulais aller en Calabre ou en Sicile, m'engager sous les ordres de quelque chef de bravi, dussé-je n'être que simple brigand. Alors au moins j'aurais vu des crimes magnifiques, des vols, des assassinats, des rapts et des incendies, au lieu de tous ces petits crimes honteux, de ces lâches perfidies qui font mal au cœur. Oui, oui, voilà le monde qui me convient: un volcan, des rochers, de riches dépouilles amoncelées dans les cavernes, un concert de cris d'horreur accompagné d'un orchestre de pistolets et de carabines, du sang et du lacryma-christi, un lit de lave bercé par des tremblements de terre; allons donc, voilà la vie! Mais il n'y a même plus de brigands. O Napoléon, Napoléon, génie, puissance, force, volonté!.. Que n'as-tu dans ta main de fer écrasé une poignée de plus de cette vermine humaine!.. Colosse aux pieds d'airain, comme tu renverserais du moindre de tes mouvements tous leurs beaux édifices patriotiques, philanthropiques, philosophiques! Absurde racaille!

Et ça parle d'art, de pensée, d'imagination, de désintéressement, de poésie enfin! comme si tout cela existait pour elle!

Des pygmées pareils parler Shakspeare, Beethoven, Weber! Mais sot animal que je suis, pourquoi m'en inquiéter? Que me fait le monde entier, à trois ou quatre exceptions d'individus près?.. Ils peuvent bien se vautrer tant qu'il leur plaira: ce n'est pas à moi de les tirer de la fange. D'ailleurs, tout cela n'est peut-être qu'un tissu d'illusions. Il n'y a rien de vrai que la vie et la mort. Je l'ai rencontrée en mer, cette vieille sorcière. Notre vaisseau, après deux jours d'une tempête sublime, a sombré dans le golfe de Gênes; un coup de vent nous a couchés sur le côté. Déjà je m'étais enveloppé, bras et jambes, dans mon manteau pour m'empêcher de nager; tout craquait, tout croulait, dedans et dehors; je riais en voyant ces belles vallées blanches qui allaient me bercer pour mon dernier sommeil; la camarde s'avançait en ricanant, croyant me faire peur, et, comme je m'apprêtais à lui cracher à la face, le vaisseau s'est relevé; elle a disparu.

Que voulez-vous que je vous dise encore?.. de Rome?.. Eh bien, il n'y a personne de mort; seulement ces braves Transteverini voulaient nous égorger tous et mettre le feu à l'Académie, sous prétexte que nous nous entendions avec les révolutionnaires pour chasser le pape. Personne n'y songeait. Nous nous occupions bien du pape! Il a l'air trop bon pour qu'on cherche à l'inquiéter. Cependant Horace Vernet nous avait tous armés, et, si les Transteverini étaient venus, ils auraient été bien reçus. Ils n'ont pas seulement essayé de mettre le feu à la vieille baraque académique! Imbéciles! Qui sait, je les aurais peut-être aidés?..

Quoi encore?..

Ah! oui, ici, à Florence, à mon premier passage, j'ai vu un opéra de Romeo et Giuletta, d'un petit polisson nommé Bellini; je l'ai vu, ce qui s'appelle vu… et l'ombre de Shakspeare n'est pas venue exterminer ce myrmidon!.. Oh! les morts ne reviennent pas!

Puis un misérable eunuque, nommé Paccini, a fait une Vestale… Licinius était joué par une femme… J'ai encore eu assez de force, après le premier acte, pour me sauver; je me tâtais, en sortant, pour voir si c'était bien moi… et c'était moi… O Spontini!

J'ai voulu à Rome acheter un morceau de Weber; j'entre chez un marchand de musique, je le demande…

– Weber, che cosa è?.. Non conosco?.. Maestro italiano, francese, ossia tedesco?..

Je réponds gravement:

– Tedesco.

Mon homme a cherché longtemps; puis, d'un air satisfait:

– Niente di Weber, niente di questa musica, caro signore, eh! eh! eh!

– Crapaud!

– Ma ecco EL PIRATA, LA STRANIERA, I MONTECCHI, CAPULETI, dal celeberrimo maestro signor Vincenzo Bellini; ecco LA VESTALE, I ARABI, del maestro Paccini.

– Basta, Basta, non avete dunque vergogna, Corpo di Dio?..

Que faire? soupirer?.. c'est enfant; grincer des dents? c'est devenu trivial; prendre patience? c'est encore pis. Il faut concentrer le poison, en laisser évaporer une partie, pour que le reste ait plus de force, et le renfermer dans son cœur jusqu'à ce qu'il le fasse éclater.

Personne ne m'écrit, ni amis ni amie. Je suis seul ici; je n'y connais personne. Je suis allé ce matin à l'enterrement du jeune Napoléon Bonaparte, fils de Louis, qui est mort à vingt-cinq ans pendant que son autre frère fuit en Amérique avec sa mère, la pauvre Hortense. Elle vint jadis des Antilles, fille de Joséphine Beauharnais, joyeuse créole, dansant sur le pont du vaisseau des danses de nègres pour amuser les matelots. Elle y retourne aujourd'hui orpheline, mère sans fils, femme sans époux et reine sans États, désolée, oubliée, abandonnée, arrachant à peine son plus jeune fils à la hache contre-révolutionnaire. Jeunes fous qui croyaient à la liberté ou qui rêvaient la puissance! Il y avait des chants et un orgue; deux manœuvres tourmentaient le colossal instrument, l'un qui remplissait d'air les soufflets, et l'autre qui le faisait passer dans les tuyaux en mettant les doigts sur les touches. Ce dernier, inspiré sans doute par la circonstance, avait tiré le registre des petites flûtes et jouait de petits airs gais qui ressemblaient au gazouillement des roitelets. Vous voulez de la musique; eh bien, en voilà que je vous envoie. Elle n'est guère semblable au chant des oiseaux, quoique je sois gai comme un pinson.



Mêler le grave au doux, le plaisant au sévère.

 

O monsieur Despréaux!

Adieu, tenez, je vois tout rouge.

J'attends encore quelques jours une lettre qui devrait m'arriver, et puis je pars.

XXXVII

Nice, 10 ou 11 mai 1831.

Eh bien, Ferrand, nous commençons à aller; plus de rage, plus de vengeance, plus de tremblements, plus de grincements de dents, plus d'enfer enfin.

Vous ne m'avez pas répondu; c'est égal, je vous écris encore. Vous m'avez habitué à vous écrire toujours trois ou quatre fois pour une. Celle-ci est la troisième depuis votre lettre adressée à Rome, que je reçus il y a un mois à Florence. Néanmoins, j'ai peine à concevoir comment il se peut que vous ne m'ayez pas répondu; j'avais tant besoin du cœur d'un ami; je croyais presque que vous auriez pu venir me trouver. Mes sœurs m'écrivaient tous les deux jours. J'ai reçu dernièrement cinq lettres à la fois, mais il n'y en avait point de vous. Je m'y perds. Écoutez, si c'est par pure indolence, par paresse ou négligence, c'est mal, c'est très mal. Je vous avais bien donné mon adresse: Maison Clerici, aux Ponchettes, Nice. Si vous saviez, quand on rentre dans la vie ou plutôt quand on y retombe, combien on désire trouver ouverts les bras de l'amitié! Quand le cœur déchiré et flétri recommence à battre, avec quelle ardeur il cherche un autre cœur, noble et fort, qui puisse l'aider à se réconcilier avec l'existence. Je vous avais tant prié de me répondre courrier par courrier! Je ne doutais pas de votre empressement à joindre vos conseils consolants à ceux que je recevais de toute part; et pourtant ils m'ont manqué. Oui, Camille est mariée avec Pleyel… J'en suis bien aise aujourd'hui. J'apprends par là à connaître le danger auquel je viens d'échapper. Quelle bassesse, quelle insensibilité, quelle vilenie!.. Oh! c'est immense, c'est presque sublime de scélératesse, si le sublime pouvait se concilier avec l'ignoblerie (mot nouveau, parfait, que je vous vole).

Je repars dans cinq ou six jours pour Rome; ma pension n'est pas perdue. Je ne vous prie plus de me répondre, puisque c'est inutile; mais, si vous voulez m'écrire, adressez votre lettre comme la dernière: Académie de France, villa Medici, Roma. Dites-moi aussi si vous avez eu des nouvelles de votre libraire Denain, auquel je n'ai encore donné que cent francs sur ce que vous lui deviez. Combien vous dois-je encore? Écrivez-le-moi, je vous prie.

Adieu; malgré votre indolence, je n'en suis pas moins votre sincère, dévoué et fidèle ami.

P. – S.– Mon répertoire vient d'être augmenté d'une nouvelle ouverture. J'ai achevé hier celle du Roi Lear de Shakspeare.

XXXVIII

Rome, 3 juillet 1831.

Enfin, j'ai donc de vos nouvelles!.. Je pensais bien qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire! La Suisse est à votre porte, et ses glaciers sont bien séduisants; je conçois à merveille que vous alliez souvent les admirer. J'ai fait de Nice à Rome le voyage le plus pittoresque, pendant deux jours et demi, sur la route de la Corniche, taillée contre le roc, à six cents pieds au-dessus de la mer, qui se brise immédiatement au-dessous, mais dont on n'entend plus les rugissements, à cause de l'immense élévation. Rien n'est beau et effrayant comme cette vue. C'est avec un bien-être inexprimable que je me suis retrouvé à Florence, où j'avais passé de si tristes moments. On m'a mis dans la même chambre; j'y ai retrouvé ma malle, mes effets, mes partitions, que je ne croyais plus revoir. De Florence à Rome, je suis venu avec de bons moines qui parlaient fort bien français et étaient d'une extrême politesse. A San-Lorenzo, j'ai quitté la voiture deux heures avant son départ, laissant mon habit et tout ce qui pouvait tenter les brigands, dont c'est le pays. J'ai ainsi cheminé toute la journée le long du beau lac de Bolzena et dans les montagnes de Viterbo, en composant un ouvrage que je viens d'écrire. C'est un mélologue faisant suite et fin à la Symphonie fantastique. J'ai fait pour la première fois les paroles et la musique. Combien je regrette de ne pouvoir pas vous montrer cela! Il y a six monologues et six morceaux de MUSIQUE (dont la présence est motivée).

1º D'abord, une ballade avec piano;

Une méditation en chœur et orchestre;

Une scène de la vie de brigand pour chœur, voix seule et orchestre;

Le Chant de bonheur, pour une voix, orchestre au commencement et à la fin, et, au milieu, la main droite d'une harpe accompagnant le chant;

Les Derniers Soupirs de la harpe pour orchestre seul;

Et enfin 6º l'ouverture de la Tempête, déjà exécutée à l'Opéra de Paris, comme vous savez.

J'ai employé pour le Chant de bonheur une phrase de la Mort d'Orphée, que vous avez chez vous, et, pour les Derniers Soupirs de la harpe, le petit morceau d'orchestre qui termine cette scène immédiatement après la Bacchanale. En conséquence, je vous prie de m'envoyer cette page, seulement l'adagio qui succède à la Bacchanale, au moment où les violons prennent les sourdines et font des trémolandi accompagnant un chant de clarinette lointain et quelques fragments d'accords de harpe; je ne me le rappelle pas assez pour l'écrire de tête, et je ne veux rien y changer. Comme vous voyez, la Mort d'Orphée est sacrifiée; j'en ai tiré ce qui me plaisait, et je ne pourrais jamais faire exécuter la Bacchanale; ainsi, à mon retour à Paris, j'en brûlerai la partition, et celle que vous avez sera l'unique et dernière, si toutefois vous la conservez; il vaudrait bien mieux la détruire, quand je vous aurai envoyé un exemplaire de la symphonie et du mélologue; mais c'est une affaire au moins de six cents francs de copie! n'importe, à mon retour à Paris, d'une manière ou d'autre, il faudra que vous l'ayez.

Ainsi, c'est convenu, vous allez me copier très fin ce petit morceau, et je l'attends dans les montagnes de Subiaco, où je vais passer quelque temps; adressez-le toujours à Rome. Je vais chercher, en franchissant rocs et torrents, à secouer cette lèpre de trivialité qui me couvre dans notre maudite caserne. L'air que je partage avec les industriels de l'Académie ne plaît pas à mes poumons; je vais en respirer un plus pur. J'emporte une mauvaise guitare, un fusil, des albums de papier réglé, quelques livres et le germe d'un grand ouvrage que je tâcherai de faire éclore dans mes bois.

J'avais un grand projet que j'aurais voulu accomplir avec vous; il s'agissait d'un oratorio colossal pour être exécuté à une fête musicale donnée à Paris, à l'Opéra ou au Panthéon, dans la cour du Louvre. Il serait intitulé le Dernier Jour du monde. J'en avais écrit le plan à Florence et une partie des paroles il y a trois mois. Il faudrait trois ou quatre acteurs solos, des chœurs, un orchestre de soixante musiciens devant le théâtre, et un autre de trois cents ou deux cents instruments au fond de la scène étages en amphithéâtre.

Les hommes, parvenus au dernier degré de corruption, se livreraient à toutes les infamies; une espèce d'Antéchrist les gouvernerait despotiquement… Un petit nombre de justes, dirigés par un prophète, trancherait au beau milieu de cette dépravation générale. Le despote les tourmenterait, enlèverait leurs vierges, insulterait à leurs croyances, ferait déchirer leurs livres saints au milieu d'une orgie. Le prophète viendrait lui reprocher ses crimes, annoncerait la fin du monde et le dernier jugement. Le despote irrité le ferait jeter en prison, et, se livrant de nouveau aux voluptés impies, serait surpris au milieu d'une fête par les trompettes terribles de la résurrection; les morts sortant du tombeau, les vivants éperdus poussant des cris d'épouvante, les mondes fracassés, les anges tonnant dans les nuées, formeraient le final de ce drame musical. Il faut, comme vous pensez bien, employer des moyens entièrement nouveaux. Outre les deux orchestres, il y aurait quatre groupes d'instruments de cuivre placés aux quatre points cardinaux du lieu de l'exécution. Les combinaisons seraient toutes nouvelles, et mille propositions impraticables avec les moyens ordinaires surgiraient étincelantes de cette masse d'harmonie.

Voyez si vous avez le temps de faire ce poème, qui vous va parfaitement, et dans lequel je suis sûr que vous serez magnifique. Très peu de récitatifs… peu d'airs seuls… Évitez les scènes à grand fracas et celles qui nécessiteraient du cuivre; je ne veux en faire entendre qu'à la fin. Des oppositions… des chœurs religieux mêlés à des chœurs de danse; des scènes pastorales, nuptiales, bachiques, mais détournées de la voie commune; enfin vous comprenez…

Nous ne pouvons nous flatter d'entendre cet ouvrage quand nous voudrons, en France surtout; mais enfin, tôt ou tard, il y aura moyen. D'un autre côté, ce sera un sujet de dépenses terribles et une perte de temps extraordinaire. Réfléchissez si vous voulez vous exposer à faire ce poème et à ne jamais peut-être l'entendre… Et écrivez-moi au plus tôt.

A la fin de ce mois, je vous enverrai cent francs, et ainsi de suite, peu à peu, le reste.

Adieu; mille millions d'amitiés.

XXXIX

Académie de France. – Rome, 8 décembre 1831.

Celle-ci est la troisième!.. – Les deux précédentes sont restées sans réponse. Vous ne m'avez pas même fait part de votre mariage… – Mais n'importe; dans une circonstance pareille, je ne puis moins faire que de passer sur votre inconcevable silence. Au nom de Dieu, donnez-moi de vos nouvelles. Comment vous êtes-vous trouvé et dans quels rapports vous êtes-vous trouvé avec cet infernal gâchis?.. J'espère qu'il ne vous est rien arrivé. J'avais écrit à Auguste, de Naples; il ne m'avait pas répondu; je viens de réitérer, pour me tirer d'inquiétude sur son compte. Cependant donnez-moi néanmoins de ses nouvelles.

Adieu! adieu!

J'attends avec anxiété votre réponse. Pour en assurer l'arrivée, n'oubliez pas d'affranchir jusqu'à la frontière.

Votre ami, toujours et malgré tout.

XL

Rome, 1832, neuf heures du soir, 8 janvier.

Voilà donc à la fin que vous m'écrivez, après sept mois et demi de silence; oui, sept mois! depuis le 24 mai 1831, je n'ai pas reçu une ligne de vous. Que vous ai-je fait? Pourquoi me laisser ainsi? Infidèle écho, pourquoi laisser tant de cris sans réponse? Je me suis plaint de vous à Carné, à Casimir Faure, à Auguste, à Gounet; j'ai demandé à toute notre terre des nouvelles de l'oublieux ami; ce n'est qu'aujourd'hui que j'apprends qu'il est encore au nombre des vivants. Vous venez d'éprouver par vous-même, dites-vous, tout ce qu'un cœur d'homme peut contenir de joie et d'ivresse: oh! je crois fermement que vous avez, en effet, éprouvé tout ce qu'il peut contenir, mais rien de plus; sans quoi, il eût débordé jusqu'à moi. Comment! ne pas même me faire part de votre mariage? Mes parents n'en revenaient pas. Je crois bien, puisque vous me l'assurez, que mes lettres ne vous sont pas parvenues; mais, dans le cas même où je ne vous eusse point écrit, pouviez-vous, en pareil cas, garder le silence?.. Je viens d'écrire à Germain pour savoir ce que vous étiez devenu; deux lettres à Auguste, une de Naples et l'autre de Rome, sont, comme les vôtres, restées sans réponse. Je ne voulais savoir de lui qu'une petite chose, assez insignifiante, s'il était mort ou blessé.

J'ai relu ce matin les deux uniques lettres que j'ai reçues de vous depuis que je suis en Italie, je n'y ai rien trouvé qui puisse justifier les craintes horrido-fantastiques de mon imagination; je m'étais déjà figuré quelque lettre anonyme, quelque défense conjugale, quelque absurdité enfin qui vous faisait brusquement quitter le temple de l'amitié, sans détourner la tête ni dire adieu à celui qui vous y a suivi.

A présent, vous vous époumonnez à me prouver des choses claires; certainement, il n'y a ni bien ni mal absolu en politique; certainement, les héros du jour sont des traîtres le lendemain. Il y a longtemps que je sais que deux et deux font quatre; je regrette toute la part que Lyon m'a volé dans votre lettre; il suffisait de me dire qu'Auguste était sain et sauf, ainsi que Germain. Quand nous sommes enfin dans le sanctuaire, que nous font les cris tumultueux du dehors? Je ne puis comprendre votre fanatisme là-dessus. Vous demandez quelle différence il y a entre les barricades de Paris et celles de Lyon? Celle qui sépare une grande force d'une force moindre, la tête des pieds; Lyon ne peut pas résister à Paris; donc, il a tort de mécontenter Paris; Paris entraîne après lui la France; donc il peut aller où il lui plaît.

 

Assez!

Votre Noce des Fées est ravissante de grâce, de fraîcheur et de lumière; je la garde pour plus tard, ce n'est pas le moment de faire là-dessus de la musique; l'instrumentation n'est pas assez avancée; il faut attendre que je l'aie un peu dématérialisée, alors nous ferons parler les suivants d'Obéron; à présent, je lutterais sans succès avec Weber.

Puisque vous n'avez pas reçu ma première lettre, où je vous parlais d'un certain plan d'oratorio, je vous renvoie le même plan pour un opéra en trois actes. Vous le musclerez; en voici la carcasse:

LE DERNIER JOUR DU MONDE

Un tyran tout-puissant sur la terre; la civilisation et la corruption au dernier degré; une cour impie; un atome de peuple religieux, auquel le mépris du souverain conserve l'existence et laisse la liberté. Guerre et victoire, combats d'esclaves dans un cirque; femmes esclaves qui résistent aux désirs du vainqueur; atrocités.

Le chef du petit peuple religieux, espèce de Daniel gourmandant Balthazar, reproche ses crimes au despote, annonce que les prophéties vont s'accomplir et que la fin du monde est proche. Le tyran, à peine courroucé par la hardiesse du prophète, le fait assister de force, dans son palais, à une orgie épouvantable, à la suite de laquelle il s'écrie ironiquement qu'on va voir la fin du monde. A l'aide de ses femmes et de ses eunuques, il représente la vallée de Josaphat; une troupe d'enfants ailés sonne de petites trompettes, de faux morts sortent du tombeau; le tyran représente Jésus-Christ et s'apprête à juger les hommes, quand la terre tremble; de véritables et terribles anges font entendre les trompettes foudroyantes; le vrai Christ approche, et le vrai jugement dernier commence.

La pièce ne doit ni ne peut aller plus loin.

Réfléchissez-y beaucoup avant de vous lancer, et dites-moi si le sujet vous va. C'est assez de trois actes; cherchez l'inconnu tant que vous pourrez, il n'y a plus de succès aujourd'hui sans lui. Évitez les effets de détail, ils sont perdus à l'Opéra. Et, si vous le pouvez, méprisez comme elles le méritent les règles absurdes de la rime; laissez-la même tout à fait, quand elle devient inutile, ce qui arrive souvent. Toutes ces idées poudrées doivent retomber à l'enfance de l'art musical, qui se serait cru noyé si des rimes et une versification bien compassée ne l'eussent soutenu.

Je partirai d'ici au commencement de mai, je passerai les Alpes; j'espère pouvoir toucher à Milan la totalité de ma pension de cette année; sinon je ferai un tour au règlement et je m'arrangerai pour entrer en France néanmoins, et revenir chercher mon argent à Chambéry à la fin de l'année.

Je passerai chez vous, je vous remettrai ce que je vous dois encore; de là, chez mes parents quelque temps; chez ma sœur, à Grenoble (elle épouse un juge, M. Pal); de là, à Paris… Deux concerts pour faire entendre mon mélologue avec la Symphonie fantastique, puis je pars pour Berlin avec toute ma musique… puis… l'avenir.

J'achève en ce moment un grand article sur l'état de la musique en Italie, pour la Revue européenne (nouveau titre du Correspondant, comme vous savez). C'est Carné qui me l'a demandé en m'apprenant son mariage en Bretagne; il doit y être maintenant, et ses nuits sont éclairées des rayons de la lune de miel. Auguste aussi!.. Bon!

Adieu.