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XCII

Paris, 21 août 1862.

Mon cher Humbert,

J'arrive de Bade, où mon opéra de Béatrice et Bénédict vient d'obtenir un grand succès. La presse française, la presse belge et la presse allemande sont unanimes à le proclamer. Heur ou malheur, j'ai toujours hâte de vous l'apprendre, assuré que je suis de l'affectueux intérêt avec lequel vous en recevrez la nouvelle. Malheureusement vous n'étiez pas là; cette soirée vous eût rappelé celle de l'Enfance du Christ. Les cabaleurs, les insulteurs étaient restés à Paris. Un grand nombre d'écrivains et d'artistes, au contraire, avaient fait le voyage. L'exécution, que je dirigeais, a été excellente, et madame Charton-Demeur surtout (la Béatrice) a eu d'admirables moments comme cantatrice et comme comédienne. Eh bien, le croirez-vous, je souffrais tant de ma névralgie ce jour-là, que je ne m'intéressais à rien, et que je suis monté au pupitre, devant ce public russe, allemand et français, pour diriger la première représentation d'un opéra dont j'avais fait les paroles et la musique, sans ressentir la moindre émotion. De ce sang-froid bizarre est résulté que j'ai conduit mieux que de coutume. J'étais bien plus troublé à la seconde représentation.

Bénazet, qui fait toujours les choses grandement, a dépensé un argent fou en costumes, en décors, en acteurs et choristes pour cet opéra. Il tenait à inaugurer splendidement le nouveau théâtre. Cela fait ici un bruit du diable. On voudrait monter Béatrice à l'Opéra-Comique, mais la Béatrice manque. Il n'y a pas dans nos théâtres une femme capable de chanter et de jouer ce rôle; et madame Charton part pour l'Amérique.

Vous ririez si vous pouviez lire les sots éloges que la critique me donne. On découvre que j'ai de la mélodie, que je puis être joyeux et même comique. L'histoire des étonnements causés par l'Enfance du Christ recommence. Ils se sont aperçus que je ne faisais pas de bruit, en voyant que les instruments brutaux n'étaient pas dans l'orchestre. Quelle patience il faudrait avoir si je n'étais pas aussi indifférent!

Cher ami, je souffre le martyre tous les jours maintenant, de quatre heures du matin à quatre heures du soir. Que devenir? Ce que je vous dis n'est pas pour vous faire prendre vos propres douleurs en patience; je sais bien que les miennes ne vous seront pas une compensation. Je crie vers vous comme on est toujours tenté de crier vers les êtres aimés et qui nous aiment.

Adieu, adieu.

XCIII

Paris, 26 août 1862.

Mon Dieu, cher ami, que votre lettre, qui vient d'arriver, m'a fait de bien! Remerciez madame Ferrand de sa charitable insistance à me faire venir près de vous. J'ai un tel besoin de vous voir, que je fusse parti tout à l'heure, sans une foule de petits liens qui m'attachent ici en ce moment. Mon fils a donné sa démission de la place qu'il occupait sur un navire des Messageries impériales, et il paraît, d'après ce que m'écrivent mes amis de Marseille, qu'il a eu raison de la donner. Le voilà sur le pavé, il faut lui chercher un nouvel emploi. J'ai d'autres affaires à terminer, conséquence de la mort de ma femme. En outre, j'ai à m'occuper de la publication de ma partition de Béatrice, dont je développe un peu la partie musicale au second acte. Je suis en train d'écrire un trio et un chœur, et je ne puis laisser ce travail en suspens. Je me hâte de dénouer ou de couper tous les liens qui m'attachent à l'art, pour pouvoir dire à toute heure à la mort: «Quand tu voudras!» Je n'ose plus me plaindre quand je songe à vos intolérables souffrances, et c'est ici le cas d'appliquer l'aphorisme d'Hippocrate: Ex duobus doloribus simul abortis vehementior obscurat alterum. Des douleurs pareilles sont-elles donc les conséquences forcées de nos organisations? Faut-il que nous soyons punis d'avoir adoré le beau toute notre vie? C'est probable. Nous avons trop bu à la coupe enivrante; nous avons trop couru vers l'idéal.

Oh! que vos vers sur le cygne sont beaux! Je les ai pris pour une citation de Lamartine!

Vous avez, vous, cher ami, pour vous aider à porter votre croix, une femme attentive et dévouée!.. Vous ne connaissez pas cet affreux duo chanté à votre oreille, pendant l'activité des jours et au milieu du silence des nuits, par l'isolement et l'ennui! Dieu vous en garde; c'est une triste musique!

Adieu; les larmes qui me montent aux yeux me feraient vous écrire des choses qui vous attristeraient encore. Mais je vais tâcher de me libérer, et je ne manquerai pas d'aller vous faire une visite, si courte qu'elle soit, fût-ce en hiver. Je n'ai pas besoin du soleil: il fait toujours soleil là où je vous vois.

Adieu encore.

XCIV

Dimanche, midi, 22 février 1863.

Mon cher Humbert,

Je me hâte de répondre à votre lettre, qui vient de me faire un instant de joie inespérée ce matin. Je vais tout à l'heure diriger un concert où l'on exécute, pour la seconde fois depuis quinze jours, la Fuite en Égypte et autres morceaux de ma composition. A la première exécution, le petit oratorio a excité des transports de larmes, etc., et le directeur de ces concerts m'a redemandé le tout pour aujourd'hui. Vous allez bien me manquer au milieu de cet auditoire.

Je vais répondre en peu de mots à vos questions. J'ai décidément rompu avec l'Opéra pour les Troyens, et j'ai accepté les propositions du directeur du Théâtre-Lyrique. Il s'occupe, en ce moment, à faire des engagements pour composer ma troupe, mon orchestre et mes chœurs. On commencera les répétitions au mois de mai prochain, pour pouvoir donner l'ouvrage en décembre.

Béatrice est gravée, et je vais vous l'envoyer. Je pars le 1er avril pour aller monter cet opéra à Weimar, où la grande-duchesse l'a demandé pour le jour de sa fête. En août, nous le remonterons à Bade.

En juin, j'irai à Strasbourg diriger le festival du Bas-Rhin, pour lequel on étudie l'Enfance du Christ (en entier).

Je suis toujours malade; ma névralgie a été augmentée, à un point que je ne saurais dire, par un affreux chagrin que je viens d'avoir encore à subir. Il y a huit jours, j'eusse été incapable de vous écrire. Je commence à prendre des forces, et je résisterai encore à cette épreuve. J'ai eu le cœur arraché par lambeaux.

Mes amis et mes amies semblent heureusement s'être donné le mot pour m'entourer de soins et de tendres attentions (sans rien savoir), et la Providence m'a envoyé de la musique à faire…

Dans quinze jours, on chantera, au concert du Conservatoire, le duo de Béatrice: Nuit paisible et sereine. Tout à l'heure, je vais retrouver ce public enthousiaste de l'autre jour. J'ai un délicieux ténor qui dit à merveille:

Les pèlerins étant venus

J'ai reçu votre envoi, et j'ai lu avec une grande avidité les détails sur l'isthme de Suez. Quelle fête sera celle de l'ouverture du canal!

Adieu, cher ami, je n'ai que le temps de m'habiller. L'orchestre a bien répété hier; je crois qu'il sera superbe.

Je vous embrasse de tout ce qui me reste de cœur.

XCV

3 mars 1863.

Cher ami, vous avez bien fait de m'envoyer votre manuscrit; je ferai ce que vous me demandez, et de tout mon cœur, je vous jure.

Vos suppositions, au sujet de la cause de mon chagrin, sont heureusement fausses. Hélas! oui, mon pauvre Louis m'a cruellement tourmenté; mais je lui ai si complètement pardonné! Nous avons l'un et l'autre réalisé votre programme. Depuis trois mois, ces tourments-là sont finis. Louis est remonté sur un vaisseau, il espère être bientôt capitaine. Il est maintenant au Mexique, prêt à repartir pour la France, où il sera dans un mois.

C'est encore d'un amour qu'il s'agit. Un amour qui est venu à moi souriant, que je n'ai pas cherché, auquel j'ai résisté même pendant quelque temps. Mais l'isolement où je vis, et cet inexorable besoin de tendresse qui me tue, m'ont vaincu; je me suis laissé aimer, puis j'ai aimé bien davantage, et une séparation volontaire des deux parts est devenue nécessaire, forcée; séparation complète, sans compensation, absolue comme la mort… – Voilà tout. Et je guéris peu à peu; mais la santé est si triste.

N'en parlons plus…

Je suis bien heureux que ma Béatrice vous plaise. Je vais partir pour Weimar, où on l'étudie en ce moment. J'y dirigerai quelques représentations de cet opéra dans les premiers jours d'avril, et je reviendrai dans ce désert de Paris. On devait chanter au Conservatoire, dimanche prochain, le duo Nuit paisible; mais voilà que mes deux chanteuses m'écrivent pour me prier de remettre cela au concert du 28, et j'ai dû y consentir.

Je serais fort anxieux en ce moment, si je pouvais l'être encore, au sujet de l'arrivée de ma Didon. Madame Charton-Demeur est en mer, revenant de la Havane, et j'ignore si elle accepte les propositions que lui a faites le directeur du Théâtre-Lyrique; et, sans elle, l'exécution des Troyens est impossible. Enfin, qui vivra verra. Mais la Cassandre? On dit qu'elle a de la voix et un sentiment assez dramatique. Elle est encore à Milan; c'est une dame Colson, que je ne connais pas. Comment dira-t-elle cet air que madame Charton dit si bien:

 
Malheureux roi! dans l'éternelle nuit,
C'en est donc fait, tu vas descendre.
Tu ne m'écoutes pas, tu ne veux rien comprendre
Malheureux peuple, à l'horreur qui me suit.
 

Mais madame Charton ne peut pas jouer deux rôles, et celui de Didon est encore le plus grand et le plus difficile.

 

Faites des vœux, cher ami, pour que mon indifférence pour tout devienne complète, car, pendant les huit ou neuf mois de préparatifs que les Troyens vont nécessiter, j'aurais cruellement à souffrir si je me passionnais encore.

Adieu; quand j'aperçois sur ma table, en me levant, votre chère écriture, je suis rasséréné pour le reste du jour. Ne l'oubliez pas.

XCVI

30 mars 1863.

Mon cher Humbert,

Je n'ai que le temps de vous remercier de votre lettre, que je viens de recevoir. Je pars tout à l'heure pour Weimar, et, en outre, je suis dans une crise de douleurs si violentes, que je ne puis presque pas écrire. J'espère que je pourrai vous donner de bonnes nouvelles de la Béatrice allemande. L'intendant m'a écrit, il y a trois jours, que tout va bien.

Dimanche dernier, au sixième concert du Conservatoire, madame Viardot et madame Van Denheuvel ont chanté le duo Nuit paisible, devant ce public ennemi des vivants et si plein de préventions. Le succès a été foudroyant; on a redemandé le morceau; la salle entière applaudissait. A la seconde fois, il y a eu une interruption par les dames émues à l'endroit:

 
Tu sentiras couler les tiennes à ton tour
Le jour où tu verras couronner ton amour.
 

Cela fait un tapage incroyable.

Je laisse le directeur du Théâtre-Lyrique occupé à faire les engagements pour les Troyens. C'est la Didon qui demande une somme folle qui nous arrête. Cassandre est engagée.

Adieu, cher bon ami.

Mon Dieu, que je souffre donc! Et je n'ai pas le temps pourtant.

Adieu encore.

XCVII

Weimar, 11 avril 1863.

Cher ami,

Béatrice vient d'obtenir ici un grand succès. Après la première représentation, j'ai été complimenté par le grand-duc et la grande duchesse, et surtout par la reine de Prusse, qui ne savait quelles expressions employer pour dire son ravissement.

Hier, j'ai été rappelé deux fois sur la scène par le public après le premier acte et après le deuxième. Après le spectacle, je suis allé souper avec le grand-duc, qui m'a comblé de gracieusetés de toute espèce. C'est vraiment un Mécène incomparable. Pour demain, il a organisé une soirée intime où je lirai le poème des Troyens. Les artistes de Weimar et ceux qui étaient accourus des villes voisines, et même de Dresde et de Berlin, m'ont donné un immense bouquet.

Demain, je pars pour Löwenberg, où le prince de Hohenzollern m'a invité à venir diriger un concert dont il a fait le programme et qui est composé de mes symphonies et ouvertures.

Puis je retournerai à Paris, où je vous prie de me donner de vos nouvelles.

Trouverai-je les Troyens en répétition?.. j'en doute. Quand je suis loin, rien ne va.

Je serai bien content de recevoir un joli petit volume, celui de Traître ou Héros? Sera-t-il bientôt prêt?

Hier au soir, j'ai pris, dans ma joie, la liberté d'embrasser ma Béatrice, qui est ravissante. Elle a paru un peu surprise d'abord; puis, me regardant bien en face: «Oh! a-t-elle dit, il faut que je vous embrasse aussi, moi!»

Si vous saviez comme elle a bien dit son


On me fait beaucoup d'éloges du travail du traducteur. Quant à moi, je l'ai surpris, malgré mon ignorance de la langue allemande, en flagrant délit d'infidélité en maint endroit. Il s'excuse mal, et cela m'irrite. C'est le même qui traduit mon livre A travers chants. Or figurez-vous que, dans cette phrase: «Cet adagio semble avoir été soupiré par l'archange Michel, un soir où, saisi d'un accès de mélancolie, il contemplait les mondes, debout au seuil de l'empyrée;» il a pris l'archange Michel pour Michel-Ange, le grand artiste florentin. Voyez le galimatias insensé qu'une telle substitution de personne doit faire dans la phrase allemande. N'y a-t-il pas de quoi pendre un tel traducteur?.. Mais quoi! il m'est si dévoué, c'est un si excellent garçon!

Dieu vous garde de voir traduire votre Héros: on en ferait un traître! ou votre Traître: on en ferait un héros!

Mille amitiés dévouées.

Tâchez, cher ami, que je trouve sur ma table, à mon retour, une lettre de vous.

XCVIII

Paris, 9 mai 1863.

Cher ami,

Je suis ici depuis dix jours. J'ai reçu votre lettre ce matin; j'allais vous répondre longuement (j'ai tant de choses à vous dire!), quand il m'a fallu aller à l'Institut. J'en reviens très fatigué et très souffrant; je ne prends que le temps de vous envoyer dix lignes, puis je vais me coucher jusqu'à six heures. Vous ai-je raconté mon pèlerinage à Lowenberg, l'exécution de mes symphonies par l'orchestre du prince de Hohenzollern? Je ne sais.

Le matin de mon départ, ce brave prince m'a dit en m'embrassant: «Vous retournez en France, vous y trouverez des gens qui vous aiment… dites-leur que je les aime.»

Ah! j'ai eu une furieuse émotion le jour du concert, quand, après l'adagio (la scène d'amour) de Roméo et Juliette, le maître de chapelle, tout lacrymant, s'est écrié en français: «Non, non, non, il n'y a rien de plus beau!» Alors tout l'orchestre de se lever debout, et les fanfares de retentir, et un immense applaudissement… Il me semblait voir luire dans l'air le sourire serein de Shakspeare, et j'avais envie de dire: Father, are you content?

Je croîs vous avoir raconté le succès de Béatrice à Weimar.

Rien encore de commencé pour les Troyens; une question d'argent arrête tout. Puisque vous désirez connaître cette grosse partition, je ne puis résister au désir de vous l'envoyer. J'ai donc donné à relier ce matin une bonne épreuve, et vous l'aurez d'ici à huit à dix jours. Non, tout ne se passe pas à Troie. C'est écrit dans le système des Histoires de Shakspeare, et vous y retrouverez même, au dénouement, le sublime: Oculisque errantibus alto, quæsivit cœlo lucem ingemuitque repertâ. Seulement je vous prie, cher ami, de ne pas laisser sortir de vos mains cet exemplaire, l'ouvrage n'étant pas publié.

Je pars le 15 juin pour Strasbourg, où je vais diriger l'Enfance du Christ au festival du Bas-Rhin, le 22.

Le 1er août, je repartirai pour Bade, où nous allons remonter Béatrice.

Le prince de Hohenzollern m'a donné sa croix. La grand-duc de Weimar a voulu absolument écrire à sa cousine la duchesse de Hamilton (à mon sujet) une lettre destinée à être mise sous les yeux de l'empereur. La lettre a été lue, et l'on m'a fait venir au ministère, et j'ai dit tout ce que j'avais sur le cœur, sans gazer, sans ménager mes expressions, et l'on a été forcé de convenir que j'avais raison, et… il n'en sera que cela. Pauvre grand-duc! il croit impossible qu'un souverain ne s'intéresse pas aux arts… Il m'a bien grondé de ne plus vouloir rien faire.

– Le bon Dieu, m'a-t-il dit, ne vous a pas donné de telles facultés pour les laisser inactives.

Il m'a fait lire les Troyens, un soir à la cour, devant une vingtaine de personnes comprenant bien le français. Cela a produit beaucoup d'effet.

Adieu, cher ami; rappelez-moi au souvenir de madame Ferrand et de votre frère.

Je suis malade et avide de sommeil.

XCIX

Paris, 4 juin 1863.

Cher bon ami,

Je suis fâché de vous avoir causé une fatigue; je vois bien, à la physionomie tremblée de vos lettres, que votre main était mal assurée en m'écrivant. Je vous en prie donc, gardez-vous de m'envoyer de longues appréciations de mes tentatives musicales. Cela ressemblerait à des feuilletons, et je sais trop ce que ces horribles choses coûtent à écrire, même quand on est joyeux et bien portant; miseris succurrere disco. Il me suffit de vous avoir un instant distrait de vos souffrances.

Nous voilà enfin, Carvalho et moi, attelés à cette énorme machine des Troyens. J'ai lu la pièce, il y a trois jours, au personnel assemblé du Théâtre-Lyrique, et les répétitions des chœurs vont commencer. Les négociations entamées avec madame Charton-Demeur ont abouti; elle est engagée pour jouer le rôle de Didon. Cela fait un grand remue-ménage dans le monde musical de Paris. Nous espérons pouvoir être prêts au commencement de décembre. Mais j'ai dû consentir à laisser représenter les trois derniers actes seulement, qui seront divisés en cinq et précédés d'un prologue que je viens de faire, le théâtre n'étant ni assez riche ni assez grand pour mettre en scène la Prise de Troie. La partition paraîtra néanmoins telle que vous l'avez, avec un prologue en plus. Plus tard, nous verrons si l'Opéra s'avisera pas de donner la Prise de Troie.

Adieu, cher ami. Portez-vous bien.

C

Paris, 27 juin 1863.

Cher ami,

J'arrive de Strasbourg moulu, ému… L'Enfance du Christ, exécutée devant un vrai peuple, a produit un effet immense. La salle, construite ad hoc sur la place Kléber, contenait huit mille cinq cents personnes, et néanmoins on entendait de partout. On a pleuré, on a acclamé, interrompu involontairement plusieurs morceaux. Vous ne sauriez vous imaginer l'impression produite par le chœur mystique de la fin: «O mon âme!» C'était bien là l'extase religieuse que j'avais rêvée et ressentie en écrivant. Un chœur sans accompagnement de deux cents hommes et de deux cents cinquante jeunes femmes, exercés pendant trois mois! On n'a pas baissé d'un demi-quart de ton. On ne connaît pas ces choses-là à Paris. Au dernier Amen, à ce pianissimo, qui semble se perdre dans un lointain mystérieux, une acclamation a éclaté à nulle autre comparable; seize mille mains applaudissaient. Puis une pluie de fleurs… et des manifestations de toute espèce. Je vous cherchais de l'œil dans cette foule.

J'étais bien malade, bien exténué par mes douleurs névralgiques… il faut tout payer… Comment vont les vôtres (douleurs)? Vous paraissez bien souffrant dans votre dernière lettre. Donnez-moi de vos nouvelles en trois lignes.

Me voilà replongé dans la double étude de Béatrice et des Troyens. Madame Charton-Demeur s'est passionnée pour son rôle de Didon à en perdre le sommeil. Que les dieux la soutiennent et l'inspirent: Di morientis Elyssæ! Mais je ne cesse de lui répéter:

– N'ayez peur d'aucune de mes audaces, et ne pleurez pas!

Malgré l'avis de Boileau, pour me tirer des pleurs, il ne faut pas pleurer.

P. – S.– Je serai à Bade pour remonter Béatrice du 1er août au 10, et bien seul. Si vous en aviez la force, vous feriez œuvre pie de m'envoyer là quelques lignes, poste restante.

Mon directeur, Carvalho, vient enfin d'obtenir pour le Théâtre-Lyrique une subvention de cent mille francs. Il va marcher sans peur maintenant; ses peintres, ses décorateurs, ses choristes sont à l'œuvre; son enthousiasme pour les Troyens grandit. L'année a été brillante dès le commencement; sera-t-elle de même à sa fin? Faites des vœux!

CI

8 juillet 1863.

Cher ami,

Ce n'est pas ma faute, j'ai la conscience bien nette au sujet de la peine que vous avez prise de m'écrire une si longue et si éloquente lettre. Je vous avais même prié de n'en rien faire. Écrire des feuilletons sans y être forcé!.. et malade et souffrant comme vous êtes!.. Mais, heureusement, je n'ai plus rien à vous envoyer. J'ai reçu le petit volume (trop petit) d'Ephisio. Je l'emporterai avec moi à Bade, afin de le donner à Théodore Anne, si je le trouve. Il peut en effet écrire quelque chose de bien senti là-dessus. Vous m'enverriez un autre exemplaire. C'est par Cuvillier-Fleury que je voudrais voir apprécier Traître ou Héros dans le Journal des Débats. Mais tout ce monde-là est insaisissable. Il y a près d'un an que je n'ai vu Fleury; il n'est que rarement à Paris. Le Journal des Débats est très dédaigneux à mon endroit; on n'y parle presque jamais de ce qui m'intéresse le plus…

Je ne vous écris que ces quelques mots pour vous gronder de m'avoir envoyé tant de si belles choses. Je vous quitte pour aller faire répéter mon Anna soror, qui me donne des inquiétudes9. Cette jeune femme est belle, sa voix de contralto est magnifique; mais elle est l'antimusique incarnée; je ne savais pas qu'il existât un si singulier genre de monstres. Il faut lui apprendre tout, note par note, en recommençant cent fois. Et il faut que je la style un peu pour une répétition qui aura lieu chez moi dans quelques jours avec madame Charton-Demeurs. Didon se fâcherait si la soror ne savait pas son duo Reine d'un jeune empire, qu'elle chante, elle, si admirablement. Après quoi, nous irons, Carvalho et moi, chez Flaubert, l'auteur de Salammbô, le consulter pour les costumes carthaginois.

 

Ne me donnez plus de regrets… J'ai dû me résigner. Il n'y a plus de Cassandre. On ne donnera pas la Prise de Troie; les deux premiers actes sont supprimés pour le moment. J'ai dû les remplacer par un prologue, et nous commençons seulement à Carthage. Le Théâtre-Lyrique n'est pas assez grand ni assez riche, et cela durait trop longtemps. En outre, je ne pouvais trouver une Cassandre.

Tel qu'il est, ainsi mutilé, l'ouvrage avec son prologue, et divisé néanmoins en cinq actes, durera de huit heures à minuit, à cause des décors compliqués de la forêt vierge et du tableau final, le bûcher et l'apothéose du Capitole romain.

9Mademoiselle Dubois.