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Les soirées de l'orchestre

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Je tiens ce détail du chef même de la bande des dormeurs. Il s'était adjoint, pour la direction du sommeil, un jeune chanteur de romances, devenu plus tard l'un de nos plus célèbres compositeurs d'opéras comiques. Toutefois le premier acte s'exécuta sans encombre, et les cabaleurs, ne pouvant méconnaître l'effet de cette belle musique, si mal écrite, à les en croire, se contentaient de dire avec un étonnement naïf qui n'avait plus rien d'hostile: «Cela va!» Boïeldieu, assistant vingt-deux ans après à la répétition générale de la symphonie en ut mineur de Beethoven, disait aussi avec le même sentiment de surprise: «Cela va!» Le scherzo lui avait paru si bizarrement écrit, qu'à son avis cela ne devait pas aller! Hélas! il y a bien d'autres choses qui sont allées, qui vont et qui iront, malgré les professeurs de contre-point et les auteurs d'opéras comiques.

Quand vint le second acte de la Vestale, l'intérêt toujours croissant de la scène du temple ne permit pas aux conspirateurs de songer un instant à l'exécution de la misérable farce qu'ils avaient préparée, et le finale leur arracha, tout comme au public impartial, de chaleureux applaudissements dont ils eurent sans doute à faire amende honorable le lendemain, en continuant, dans leurs classes, à vilipender cet ignorant Italien, qui avait su pourtant les émouvoir si vivement. Le temps est un grand maître! Cet adage n'est pas neuf; mais la révolution qui s'est faite en douze ou quinze ans dans les idées de notre Conservatoire est une preuve frappante de sa vérité. Il n'y a plus guère aujourd'hui dans cet établissement de préjugés ni de parti pris hostiles aux choses nouvelles; l'esprit de l'école est excellent. Je crois que la Société des concerts, en familiarisant les jeunes musiciens avec une foule de chefs-d'œuvre, écrits par des maîtres dont le génie hardi et indépendant n'a jamais connu seulement nos rêveries scolastiques, est pour beaucoup dans ce résultat. Aussi l'exécution des fragments de la Vestale par la Société des concerts et les élèves du Conservatoire obtient-elle toujours un succès immense, succès d'applaudissements, de cris, de larmes, qui trouble les exécutants et le public à tel point, qu'on se trouve quelquefois pendant une longue demi-heure dans l'impossibilité de continuer le concert. Un jour, en pareille circonstance, Spontini, caché au fond d'une loge, observait philosophiquement cette tempête d'enthousiasme, et se demandait sans doute, en voyant les manifestations tumultueuses de l'orchestre et des choristes, ce que sont devenus tous les petits drôles, tous les petits contre-pointistes, tous les petits crétins de 1807, quand le parterre, l'ayant aperçu, se leva en masse en se tournant vers lui, et la salle d'éclater de nouveau en cris de reconnaissance et d'admiration. Clameur sublime dont les âmes émues saluent le vrai génie, et sa plus noble récompense! N'y a-t-il pas quelque chose de providentiel dans ce triomphe décerné au grand artiste au sein même de l'École où, pendant trente ans et plus, on enseigna la haine de sa personne et le mépris de ses ouvrages.

Et cependant, combien la musique de la Vestale doit perdre, ainsi privée du prestige de la scène, pour ceux des auditeurs surtout (et le nombre en est grand) qui ne l'ont jamais entendue à l'Opéra! Comment deviner au concert cette multitude d'effets divers où l'inspiration dramatique éclate avec tant d'abondance et de profondeur? Ce que ces auditeurs peuvent saisir, c'est une vérité d'expression qu'on devine dès les premières mesures de chaque rôle, c'est l'intensité de la passion qui rend cette musique lumineuse par l'ardente flamme qui y est concentrée, sunt lacrymæ rerum, et la valeur purement musicale des mélodies et des groupes d'accords. Mais il y a des idées qui ne peuvent s'apercevoir qu'à la représentation; il en est une, entre autres, d'une beauté rare au second acte. La voici: Dans l'air de Julia: Impitoyables dieux! air dans le mode mineur et plein d'une agitation désespérée, se trouve une phrase navrante d'abandon et de douloureuse tendresse: Que le bienfait de sa présence enchante un seul moment ces lieux. Après la fin de l'air et ces mots de récitatif: Viens, mortel adoré, je te donne ma vie, pendant que Julia va au fond du théâtre pour ouvrir à Licinius, l'orchestre reprend un fragment de l'air précédent où les accents du trouble passionné de la Vestale dominent encore; mais, au moment même où la porte s'ouvre en donnant passage aux rayons amis de l'astre des nuits, un pianissimo subit ramène dans l'orchestre, un peu ornée par les instruments à vent, la phrase Que le bienfait de sa présence; il semble aussitôt qu'une délicieuse atmosphère se répande dans le temple, c'est un parfum d'amour qui s'exhale, c'est la fleur de la vie qui s'épanouit, c'est le ciel qui s'ouvre, et l'on conçoit que l'amante de Licinius, découragée de sa lutte contre son cœur, vienne en chancelant s'affaisser au pied de l'autel, prête à donner sa vie pour un instant d'ivresse. Je n'ai jamais pu voir représenter cette scène sans en être ému jusqu'au vertige. A partir de ce morceau, cependant, l'intérêt musical et l'intérêt dramatique vont sans cesse grandissant; et l'on pourrait presque dire que, dans son ensemble, le second acte de la Vestale n'est qu'un crescendo gigantesque, dont le forte éclate à la scène finale du voile seulement. Vous n'attendez pas, messieurs, que j'analyse ici les beautés de l'immortelle partition que vous admirez tous autant que je l'admire. Mais comment ne pas signaler en passant des merveilles d'expression comme celles qu'on trouve au début du duo des amants:

licinius

Je te vois.

julia

En quels lieux!

licinius

Le dieu qui nous rassemble

Veille autour de ces murs et prend soins de tes jours.

julia

Je ne crains que pour toi!

Quelle différence entre les accents de ces deux personnages! les paroles de Licinius se pressent sur ses lèvres brûlantes; Julia, au contraire, n'a presque plus d'inflexions dans la voix, la force lui manque, elle meurt. Le caractère de Licinius se développe mieux encore dans sa cavatine, dont on ne saurait assez admirer la beauté mélodique; il est tendre d'abord, il console, il adore, mais vers la fin, à ces mots:

 
Va, c'est aux dieux à nous porter envie,
 

une sorte de fierté se décèle dans son accent, il contemple sa belle conquête, la joie de la possession devient plus grande que le bonheur même, et sa passion se colore d'orgueil. Quant au duo, et surtout à la péroraison de l'ensemble:

 
C'est pour toi seul que je veux vivre!
Oui, pour toi seule je veux vivre!
 

ce sont choses indescriptibles; il y a là des palpitations, des cris, des étreintes éperdues qui ne sont point connues de vous, pâles amants du Nord: c'est l'amour italien dans sa grandeur furieuse et ses volcaniques ardeurs. Au finale, à l'entrée du peuple et des prêtres dans le temple, les formes rhythmiques grandissent démesurément; l'orchestre, gros de tempêtes, se soulève et ondule avec une majesté terrible; il s'agit ici du fanatisme religieux.

 
O crime! ô désespoir! ô comble de revers!
Le feu céleste éteint! la prêtresse expirante!
Les dieux pour signaler leur colère éclatante,
Vont-ils dans le chaos replonger l'univers?
 

Ce récitatif est effrayant de vérité dans son développement mélodique, dans ses modulations et son instrumentation; c'est d'un grandiose monumental; partout s'y manifeste la force menaçante d'un prêtre de Jupiter Tonnant. Et, parmi les phrases de Julia, successivement pleines d'accablement, de résignation, de révolte et d'audace, il y a de ces accents si naturels qu'il semble qu'on n'eût pu en employer d'autres; et si rares pourtant que les plus belles partitions en contiennent à peine quelques-uns. Tels sont ceux:

 
Eh quoi! je vis encore!…
Qu'on me mène à la mort!…
Le trépas m'affranchit de ton autorité!…
Prêtres de Jupiter, je confesse que j'aime!…
Est-ce assez d'une loi pour vaincre la nature!…
Vous ne le saurez pas.....
 

A cette dernière réponse de Julia à la question du pontife, les foudres de l'orchestre éclatent avec fracas, on sent qu'elle est perdue, que la touchante prière que la malheureuse vient d'adresser à Latone ne la sauvera pas. Le récitatif mesuré: Le temps finit pour moi, est un chef-d'œuvre de modulation, eu égard à ce qui précède et à ce qui suit. Le grand prêtre a terminé sa phrase dans le ton de mi majeur, qui sera bientôt celui du chœur final. Le chant de la Vestale s'éloignant peu à peu de cette tonalité, va faire repos sur la dominante d'ut mineur; alors, les altos commencent seuls une sorte de trémolo sur le si que l'oreille prend pour la note sensible du ton établi en dernier lieu, et amènent, par ce même si, qui va redevenir tout d'un coup la note dominante, l'explosion des instruments de cuivre et des timbales dans le ton de mi majeur qui vibre de nouveau avec un redoublement de sonorité, comme ces lueurs qui, la nuit, reparaissent plus éblouissantes quand un obstacle les a pour instant dérobées à nos yeux. Pour l'anathème, maintenant, sous lequel le pontife abîme sa victime, autant que pour la stretta, toute description est aussi impuissante qu'inutile pour quiconque ne les a pas entendus. C'est là surtout qu'on reconnaît la puissance de cet orchestre de Spontini, qui, malgré les développements variés de l'instrumentation moderne, est resté debout, majestueux, beau de formes, drapé à l'antique et brillant comme au jour où il jaillit tout armé du cerveau de son auteur. On palpite avec douleur sous les incessantes répercussions du rhythme impitoyable du double chœur syllabique des prêtres, contrastant avec la gémissante mélodie des vestales éplorées. Mais la divine angoisse de l'auditeur ne parvient à son comble qu'à l'endroit où abandonnant l'emploi du rhythme précipité, les instruments et les voix, les uns en sons soutenus, les autres en trémolo, versent à torrents continus les stridents accords de la péroraison; c'est là le point culminant de ce crescendo qui s'est échauffé en grandissant pendant toute la seconde moitié du second acte, et auquel, à mon sens, aucun autre n'est comparable pour son immensité et la lenteur formidable de son progrès. Pendant les grandes exécutions de cette scène olympienne au Conservatoire et à l'Opéra de Paris, tout frémit, le public, les exécutants, l'édifice lui-même qui, métallisé de la base au faîte, semble comme un gong colossal, projeter de sinistres vibrations. Les moyens des petits théâtres semblables au vôtre, messieurs, sont insuffisants à produire cet étrange phénomène.

 

Remarquez maintenant, au sujet de la disposition des voix d'hommes dans cette stretta sans pareille, que loin d'être une maladresse et une pauvreté, ainsi qu'on l'a prétendu, le morcellement des forces vocales a été là profondément calculé. Les ténors et les basses sont, au début, divisés en six parties, dont trois seulement se font entendre à la fois; c'est un double chœur dialogué. Le premier chœur chante trois notes que le second répète immédiatement, de manière à produire une incessante répercussion de chaque temps de la mesure, et sans qu'il y ait jamais, par conséquent, plus d'une moitié des voix d'hommes employées à la fois. Ce n'est qu'à l'approche du fortissimo que toute cette masse se réunit en un seul chœur; c'est au moment où, l'intérêt mélodique et l'expression passionnée ayant atteint leur plus haute puissance, le rhythme haletant a besoin de nouvelles forces pour lancer les déchirantes harmonies dont le chant des femmes est accompagné. C'est la conséquence du vaste système de crescendo adopté par l'auteur et dont le terme extrême se trouve, je l'ai déjà dit, à l'accord dissonnant qui éclate quand le pontife jette sur la tête de Julia le fatal voile noir. C'est une admirable combinaison, au contraire, pour laquelle il n'y a pas assez d'éloges et dont il n'était permis de méconnaître la valeur qu'à un demi-quart de musicien, comme celui qui la blâmait. Mais il est naturel à la critique ainsi dirigée de bas en haut, de faire aux hommes exceptionnels qu'elle se permet de morigéner, précisément un reproche de leurs qualités et de voir de la faiblesse dans la manifestation la plus évidente de leur savoir et de leur force.

Quand donc les Paganini de l'art d'écrire ne seront-ils plus obligés de recevoir des leçons des aveugles du pont Neuf?..

Le succès de la Vestale fut éclatant et complet. Cent représentations ne purent suffire à lasser l'enthousiasme des Parisiens; on joua la Vestale tant bien que mal, sur tous les théâtres de la province; on la représenta en Allemagne; elle occupa même toute une saison la scène de Saint-Charles, à Naples, où madame Colbran, devenue depuis madame Rossini, joua le rôle de Julia; succès dont l'auteur ne fut informé que longtemps après et qui lui causa une joie profonde.

Ce chef-d'œuvre tant admiré pendant vingt-cinq ans de toute la France, serait presque étranger à la génération musicale actuelle, sans les grands concerts qui le remettent de temps en temps en lumière. Les théâtres ne l'ont pas conservé dans leur répertoire, et c'est un avantage dont les admirateurs de Spontini doivent se féliciter. Son exécution demande en effet des qualités qui deviennent de plus en plus rares. Elle exige impérieusement de grandes voix exercées dans le grand style, des chanteurs et surtout des cantatrices doués de quelque chose de plus que le talent; il faut, pour bien rendre des œuvres de cette nature, des chœurs qui sachent chanter et agir: il faut un puissant orchestre, un chef d'une grande habileté pour le conduire et l'animer, et par-dessus tout il faut que l'ensemble des exécutants soit pénétré du sentiment de l'expression, sentiment presque éteint aujourd'hui en Europe, où les plus énormes absurdités se popularisent à merveille, où le style le plus trivial et surtout le plus faux est celui qui, dans les théâtres, a le plus de chances de succès. De là l'extrême difficulté de trouver pour ces modèles de l'art pur des auditeurs et de dignes interprètes. L'abrutissement du gros public, son inintelligence des choses de l'imagination et du cœur, son amour pour les platitudes brillantes, la bassesse de tous ses instincts mélodiques et rhythmiques, ont dû naturellement pousser les artistes sur la voie qu'ils suivent maintenant. Il semble au bon sens le plus vulgaire que le goût du public devrait être formé par eux, mais c'est malheureusement au contraire celui des artistes, qui est déformé et corrompu par le public.

Il ne faut pas argumenter en sa faveur de ce qu'il adopte et fait triompher de temps en temps quelque bel ouvrage. Cela prouve seulement, bien que le moindre grain de mil eût fait mieux son affaire, qu'il a par mégarde avalé une perle, et que son palais est encore moins délicat que celui du coq de la fable, qui ne s'y trompait pas. Sans cela, en effet, si c'est parce qu'ils sont beaux que le public a applaudi certains ouvrages, il aurait, par la raison contraire, en d'autres occasions, manifesté une indignation courroucée, il aurait demandé un compte sévère de leurs œuvres aux hommes qui sont venus si souvent devant lui souffleter l'art et le bon sens. Et il est loin de l'avoir fait. Quelque circonstance étrangère au mérite de l'ouvrage en aura donc amené le succès; quelque jouet sonore aura amusé ces grands enfants; ou bien une exécution entraînante de verve ou d'un luxe inaccoutumé les aura fascinés. Car, à Paris du moins, en prenant le public au dépourvu, avant qu'il ait eu le temps de se faire faire son opinion, avec une exécution exceptionnelle par l'éclat de ces qualités extérieures, on lui fait tout admettre.

On conçoit maintenant qu'il faille se féliciter de l'abandon où les théâtres de France laissent les partitions monumentales, puisque l'oblitération du sens expressif du public étant évidente et éprouvée comme elle l'est, il ne reste de chances de succès pour des miracles d'expression, comme la Vestale et Cortez, que dans une exécution impossible à obtenir aujourd'hui.

A l'époque où Spontini vint en France, l'art du chant orné chez les femmes, n'était sans doute pas aussi avancé qu'il l'est maintenant, mais à coup sûr le chant large, dramatique, passionné, existait pur de tout alliage; il existait, du moins à l'Opéra. Il y avait alors une Julia, une Armide, une Iphigénie, une Alceste, une Hypermnestre. Il avait madame Branchu, type de ces voix de soprano, pleines et retentissantes, douces et fortes, capables de dominer les chœurs de l'orchestre, et pouvant s'éteindre jusqu'au murmure le plus affaibli de la passion timide, de la crainte ou de la rêverie. Cette femme n'a jamais été remplacée. On avait oublié depuis longtemps l'admirable manière dont elle disait les récitatifs et chantait les mélodies lentes et douloureuses, quand Duprez, lors de ses débuts dans Guillaume Tell, vint rappeler la puissance de cet art porté à ce degré de perfection. Mais à ces qualités éminentes, madame Branchu joignait encore celles d'une impétuosité irrésistible dans les scènes d'élan et une facilité d'émission de voix qui ne l'obligeait jamais à ralentir hors de propos les mouvements, ou à ajouter des temps à la mesure, comme on le fait à tout propos aujourd'hui. En outre, madame Branchu était une tragédienne de premier ordre, qualité indispensable pour remplir les grands rôles de femmes écrits par Gluck et Spontini; elle possédait l'entraînement, une sensibilité réelle, et n'avait jamais dû chercher des procédés pour les imiter. Je ne l'ai pas vue dans ce rôle de Julia écrit pour elle; à l'époque où je l'entendis à l'Opéra, elle avait déjà renoncé à le jouer. Mais ce qu'elle était dans Alceste, dans Iphigénie en Aulide, dans les Danaïdes et dans Olympie, me fit juger de ce qu'elle avait dû être quinze ans auparavant dans la Vestale. En outre, Spontini eut encore le bonheur, en montant son ouvrage, de trouver un acteur spécial pour le rôle du souverain pontife: ce fut Dérivis père, avec sa voix formidable, sa haute stature, sa diction dramatique, son geste savant et majestueux. Il était jeune alors, presque inconnu. Le rôle du pontife avait été donné à un autre acteur, qui s'en tirait fort mal et, comme de raison, grommelait sans cesse aux répétitions contre les prétendues difficultés de cette musique qu'il ne pouvait comprendre. Un jour qu'au foyer du chant son ineptie et son impertinence se manifestaient plus évidemment que de coutume, Spontini, indigné, lui arracha le rôle des mains et le jeta dans le feu. Dérivis était présent; il s'élance vers la cheminée, plonge sa main dans la flamme et en retire le rôle en s'écriant: «Je l'ai sauvé, je le garde! – Il est à toi, répondit l'auteur, et je suis sûr que tu seras digne de lui!» Le pronostic ne fut pas trompeur; ce rôle fut en effet l'un des meilleurs créés par Dérivis, et même le seul sans doute qui pût permettre à l'inflexibilité de sa rude voix de se montrer sans désavantage.

Cette partition est d'un style, selon moi, tout à fait différent de celui qu'avaient adopté en France les compositeurs de cette époque. Ni Méhul, ni Cherubini, ni Berton, ni Lesueur, n'écrivirent ainsi. On a dit que Spontini procédait de Gluck. Sous le rapport de l'inspiration dramatique, de l'art de dessiner un caractère, de la fidélité et de la véhémence de l'expression, cela est vrai. Mais quant au style mélodique et harmonique, quant à l'instrumentation, quant au coloris musical, il ne procède que de lui-même. Sa musique a une physionomie particulière qu'on ne saurait méconnaître; quelques négligences harmoniques (très-rares) ont servi de prétexte à mille ridicules reproches d'incorrection, fulminés autrefois contre elle par les conservatoriens, reproches attirés bien plus encore par des harmonies neuves et belles que le grand maître avait trouvées et appliquées avec bonheur, avant que les magister du temps eussent songé qu'elles existaient ou trouvé la raison de leur existence. C'était là son grand crime. Y songeait-il en effet? employer des accords et des modulations que l'usage n'avait pas encore vulgarisés, et avant que les docteurs eussent décidé s'il était permis d'en faire usage!.. Il y avait aussi, il faut bien le dire, un autre motif à cette levée de boucliers du Conservatoire. Si l'on en excepte Lesueur, dont l'opéra des Bardes eut un grand nombre de représentations brillantes, aucun des compositeurs de l'époque n'avait pu réussir à l'Opéra. La Jérusalem de Persuis et son Triomphe de Trajan obtinrent de ces succès passagers qui ne comptent point dans l'histoire de l'art, et qu'on put, d'ailleurs, attribuer à la pompe de la mise en scène et à des allusions que les circonstances politiques permettaient d'établir alors, entre les héros de ces drames et le héros du drame immense qui faisait palpiter le monde entier. Le grand répertoire de l'Opéra fut donc pendant une longue suite d'années soutenu presque exclusivement par les deux opéras de Spontini (la Vestale et Fernand Cortez) et par les cinq partitions de Gluck. La vieille gloire du compositeur allemand n'avait de rivale sur notre première scène lyrique que la jeune gloire du maître italien. Tel était le motif de la haine que lui portait l'école dirigée par des musiciens dont les tentatives pour régner à l'Opéra avaient été infructueuses.

On n'eût jamais pu venir à bout, disait-on, de représenter la Vestale, sans les corrections que des hommes savants voulurent bien faire à cette monstrueuse partition pour la rendre exécutable! etc., etc. De là les prétentions risibles d'une foule de gens au mérite d'avoir retouché, corrigé, épuré l'œuvre de Spontini. Je connais, pour ma part, quatre compositeurs qui passent pour y avoir mis la main. Quand ensuite le succès de la Vestale fut bien assuré, irrésistible et incontestable, on alla plus loin: il ne s'agissait plus de corrections seulement, mais bien de morceaux entiers que chacun des correcteurs aurait composés pour elle; l'un prétendait avoir fait le duo du second acte, l'autre la marche funèbre du troisième, etc. Il est singulier que, dans le nombre considérable de duos et de marches écrits par ces illustres maîtres, on ne puisse trouver de morceaux de ce genre ni de cette hauteur d'inspiration!.. Ces messieurs auraient-ils poussé le dévouement jusqu'à faire présent à Spontini de leurs plus belles idées? une telle abnégation passe les bornes du sublime!.. enfin on en vint à cette version longtemps admise dans les limbes musicales de France et d'Italie: Spontini n'était pas du tout l'auteur de la Vestale. Cette œuvre, écrite au rebours du bon sens, corrigée par tout le monde, sur laquelle avaient frappé sans relâche pendant si longtemps les anathèmes scolastiques et académiques, cette œuvre indigeste et confuse, Spontini n'eût pas même été capable de la produire; il l'avait achetée toute faite chez un épicier; elle était due à la plume d'un compositeur allemand mort de misère à Paris, Spontini n'avait eu qu'à arranger les mélodies de ce malheureux musicien sur les paroles de M. de Jouy, et à ajouter quelques mesures pour l'enchaînement des scènes. Il faut convenir qu'il les a habilement arrangées, on jurerait que chaque note a été écrite pour la parole à laquelle elle est unie. M. Castil-Blaze lui-même n'est pas encore allé jusque-là. Vainement demandait-on quelquefois chez quel épicier Spontini avait plus tard acheté la partition de Fernand Cortez qui n'est pas, on le sait, sans mérite; nul n'a jamais pu le savoir. Que de gens pourtant à qui l'adresse de ce précieux négociant eût été bonne à connaître, et qui se fussent empressés d'aller chez lui à la provision: ce doit être le même assurément qui vendit à Gluck sa partition d'Orphée et à J. J. Rousseau son Devin du village. (Ces deux ouvrages de mérites si disproportionnés ont été également contestés à leurs auteurs.)

 

Mais trêve à ces incroyables folies: personne ne doute que la rage envieuse ne puisse produire, chez les malheureux qu'elle dévore, un état voisin de l'imbécillité.

Maître d'une position disputée avec tant d'acharnement, et connaissant enfin sa force, Spontini se disposait à entreprendre une autre composition dans le style antique. Il s'agissait d'une Électre; quand l'empereur lui fit dire qu'il le verrait avec plaisir prendre pour sujet de son nouvel ouvrage la conquête du Mexique par Fernand Cortez. C'était un ordre auquel le compositeur s'empressa d'obéir. Néanmoins, la tragédie d'Électre l'avait profondément impressionné: la mettre en musique était un de ses plus chers projets, et je l'ai souvent entendu exprimer le regret de l'avoir abandonné.

Je crois pourtant que le choix de l'empereur fut un bonheur pour l'auteur de la Vestale, en ce qu'il le détourna de faire une seconde fois de l'antique et l'obligea, au contraire, à chercher pour des scènes tout aussi émouvantes, mais plus variées et moins solennelles, ce coloris étrange et charmant, cette expression si fière et si tendre, et ces heureuses hardiesses qui font de la partition de Cortez la digne émule de sa sœur aînée. Le succès du nouvel opéra fut triomphal. Spontini, à partir de ce jour, resta le maître de notre première scène lyrique, et dut s'écrier comme son héros:

 
Cette terre est à moi, je ne la quitte plus!
 

On m'a souvent demandé lequel des deux premiers grands opéras de Spontini je préférais, et j'avoue qu'il m'a toujours été impossible de répondre. Cortez ne ressemble à la Vestale que par la fidélité et la beauté constante de l'expression. Quant aux autres qualités de son style, elles sont entièrement différentes de celles du style de son aînée. Mais la scène de la révolte des soldats de Cortez est un de ces miracles à peu près introuvables dans les mille opéras écrits jusqu'à ce jour; miracle auquel le final du second acte de la Vestale peut seul, je le crains, servir de pendant. Dans la partition de Cortez, tout est énergique et fier, brillant, passionné et gracieux; l'inspiration y brûle et déborde, et la raison la dirige cependant. Tous les caractères y sont d'une incontestable vérité. Amazily est tendre et dévoué; Cortez, emporté, fougueux, quelquefois tendre aussi; Telasco, sombre, mais noble dans son sauvage patriotisme. Il y a là de ces grands coups d'ailes que les aigles donnent seuls, des séries d'éclairs à illuminer tout un monde.

Oh! qu'on ne vienne pas me parler de travail pénible, de prétendues incorrections harmoniques, ni des défauts que l'on reproche encore à Spontini: car, quand ils seraient vrais, l'effet produit par son œuvre, mon émotion et celle de mille autres musiciens qu'il n'est pas facile d'éblouir, n'en sont pas moins vraies à leur tour. Si l'on ajoute que, dans notre exaltation, nous avons perdu la faculté de raisonner, c'est le plus immense éloge qui puisse être fait de cette musique. Ah! parbleu! je voudrais les y voir tous ceux qui nient la supériorité d'une pareille puissance. Tenez, leur dirais-je, vous n'exigez pas apparemment que la composition musicale et dramatique ait pour but unique de parler au raisonnement des auditeurs et de les laisser parfaitement calmes et froids dans leur contemplation méthodique? Eh bien! puisque vous accordez que l'art peut aussi, sans trop se ravaler, tendre à produire sur certaines organisations ces émotions qu'elles préfèrent, voici des choristes nombreux et bien exercés, un excellent orchestre, des chanteurs choisis entre tous, un poëme semé de situations saisissantes, des vers bien coupés pour la musique; allons! à l'œuvre! essayez donc de nous émouvoir, de nous faire perdre la faculté de raisonner, comme vous dites, ce sera chose facile, à votre avis, puisque après un acte de Cortez, on nous voit ainsi enfiévrés et palpitants. Ne vous gênez pas, nous nous livrons à vous sans défense: abusez de notre impressionnabilité; nous apporterons des sels, il y aura des médecins dans la salle pour juger le point auquel l'ivresse musicale peut être poussée sans danger pour la vie humaine.

Ah! pauvres gens, nous vous aurions bientôt prouvé, je le crains, que vos efforts sont vains, que la raison nous reste, et que notre main ne tremble pas en promenant le scalpel sur toutes les parties de votre œuvre pour y constater l'absence du cœur....

Après une des dernières représentations de Cortez à Paris, j'écrivis à Spontini la lettre suivante, qui le fit un peu sortir, quand il la lut, de son apparente froideur habituelle.

«CHER MAITRE,

»Votre œuvre est noble et belle, et c'est peut-être aujourd'hui, pour les artistes capables d'en apprécier les magnificences, un devoir de vous le répéter. Quels que puissent être à cette heure vos chagrins, la conscience de votre génie et de l'inappréciable valeur de ses créations vous les fera aisément oublier.

»Vous avez excité des haines violentes, et, à cause d'elles, quelques-uns de vos admirateurs semblent craindre d'avouer leur admiration. Ceux-là sont des lâches! J'aime mieux vos ennemis.

»On a donné hier Cortez à l'Opéra. Tout brisé encore par le terrible effet de la scène de la révolte, Je viens vous crier: Gloire! gloire! gloire et respect à l'homme dont la pensée puissante, échauffée par son cœur, a créé cette scène immortelle! Jamais, dans aucune production de l'art, l'indignation sut-elle trouver de pareils accents? Jamais enthousiasme guerrier fut-il plus brûlant et plus poétique? A-t-on quelque part montré sous un pareil jour, peint avec de telles couleurs, l'audace et la volonté, ces fières filles du génie? – Non! et personne ne le croit.

»C'est beau, c'est vrai, c'est neuf, c'est sublime! Si la musique n'était pas abandonnée à la charité publique, on aurait quelque part en Europe un théâtre, un panthéon lyrique, exclusivement consacré à la représentation des chefs-d'œuvre monumentaux, où ils seraient exécutés à longs intervalles, avec un soin et une pompe dignes d'eux, par des artistes, et écoutés aux fêtes solennelles de l'art par des auditeurs sensibles et intelligents.

»Mais, partout à peu près, la musique, déshéritée des prérogatives de sa noble origine, n'est qu'une enfant trouvée qu'on semble vouloir contraindre à devenir une fille perdue.

»Adieu, cher maître, il y a la religion du beau, je suis de celle-là; et si c'est un devoir d'admirer les grandes choses et d'honorer les grands hommes, je sens, en vous serrant la main, que c'est de plus un bonheur.»