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Les soirées de l'orchestre

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«Madame, lui dit-il, d'une voix qu'elle ne lui avait jamais vu prendre, vous êtes une sotte!»

Le soir même, il était sur la route de Paris.

Ce que pensa la moderne Ariane en se voyant ainsi délaissée, nul ne le sait. En tout cas, il est probable que le Bacchus qui devait la consoler et guérir la cruelle blessure faite à son amour-propre, ne se fit pas attendre. Hortense n'était pas femme à demeurer ainsi dans l'inaction. Il fallait un aliment à l'activité de son esprit et de son cœur. C'est la phrase consacrée, au moyen de laquelle ces dames poétisent et veulent justifier leurs écarts les plus prosaïques.

Quoi qu'il en soit, dès la seconde journée de son voyage, Adolphe, complétement désenchanté, était tout entier au bonheur de voir son projet favori, son idée fixe, sur le point de devenir une réalité. Il allait se trouver enfin à Paris, au centre du monde musical, il allait entendre ce magnifique orchestre de l'Opéra, ces chœurs si nombreux, si puissants, entendre madame Branchu dans la Vestale… Un feuilleton de Geoffroy, qu'il lut en arrivant à Lyon, vint exaspérer encore son impatience. Contre l'ordinaire du célèbre critique, il n'avait eu que des éloges à donner.

«Jamais, disait-il, la belle partition de Spontini n'a été rendue avec un pareil ensemble par les masses, ni avec une inspiration aussi véhémente par les acteurs principaux. Madame Branchu, entre autres, s'est élevée au plus haut degré du pathétique; cantatrice habile, douée d'une voix incomparable, tragédienne consommée, elle est peut-être le sujet le plus précieux dont ait pu s'enorgueillir l'Opéra depuis sa fondation; n'en déplaise aux partisans exclusifs de la Saint-Huberti. Madame Branchu est petite, malheureusement; mais le naturel de ses poses, l'énergique vérité de ses gestes et le feu de ses yeux, font disparaître ce défaut de stature; et dans ses débats avec les prêtres de Jupiter, l'expression de son jeu est si grandiose, qu'elle semble dominer le colosse Dérivis de toute la tête. Hier, un entr'acte fort long a précédé le troisième acte. La raison de cette interruption insolite dans la représentation, était due à l'état violent où le rôle de Julia et la musique de Spontini avaient jeté la cantatrice. Dans la prière (O des infortunés), sa voix tremblante indiquait déjà une émotion qu'elle avait peine à maîtriser, mais au finale (De ces lieux prêtresse adultère), son rôle, tout de pantomime, ne l'obligeant pas aussi impérieusement à contenir les transports qui l'agitaient, des larmes ont inondé ses joues, ses gestes sont devenus désordonnés, incohérents, fous, et, au moment où le pontife lui jette sur la tête l'immense voile noir qui la couvre comme un linceul, au lieu de s'enfuir éperdue, ainsi qu'elle l'avait fait jusqu'alors, madame Branchu est tombée évanouie aux pieds de la grande Vestale. Le public, qui prenait cela pour de nouvelles combinaisons de l'actrice, a couvert de ses acclamations la péroraison de ce magnifique finale; chœurs, orchestre, tam-tam, Dérivis, tout a disparu sous les cris du parterre. La salle était en ébullition.»

Un cheval! un cheval! mon royaume pour un cheval! s'écriait Richard III. Adolphe eût donné la terre entière pour pouvoir à l'instant même quitter Lyon au galop. Il respirait à peine en lisant ces lignes; ses artères battaient dans son cerveau à le rendre sourd; il avait la fièvre. Force lui fut cependant d'attendre le départ de la lourde voiture, si improprement nommée diligence, où sa place était retenue pour le lendemain. Pendant les quelques heures qu'il dut passer à Lyon, Adolphe n'eut garde d'entrer dans un théâtre. En toute autre occasion, il s'en fût empressé; mais, certain aujourd'hui d'entendre bientôt le chef-d'œuvre de Spontini dignement exécuté, il voulait jusque-là rester vierge et pur de tout contact avec les muses provinciales. On partit enfin. D***, enfoncé dans un coin de la voiture, perdu dans ses pensées, gardait une farouche attitude, ne prenant aucune part au caquetage de trois dames fort attentives à entretenir avec deux militaires une conversation suivie. On parla de tout comme à l'ordinaire; et, quand vint le tour de la musique, les mille et une absurdités débitées à ce sujet purent à peine arracher à Adolphe ce laconique aparté: «Bécasses!» Il fut obligé pourtant, le lendemain, de répondre aux questions que la plus âgée des femmes s'avisa de lui adresser. Impatientées toutes les trois du mutisme obstiné du jeune voyageur et des sourires sardoniques qui se dessinaient de temps en temps sur ses traits, elles avaient décidé qu'il parlerait et qu'on saurait le but de son voyage.

«Monsieur va à Paris sans doute?

– Oui, madame.

– Pour étudier le droit?

– Non, madame.

– Ah! monsieur est étudiant en médecine?

– Vous vous trompez, madame.»

L'interrogatoire finit là pour cette fois, mais il recommença le jour suivant avec une insistance bien propre à faire perdre patience à l'homme le plus endurant.

«Il paraît que monsieur va entrer à l'École polytechnique.

– Non, madame.

– Alors, monsieur est dans le commerce?

– Oh! mon Dieu, non, madame.

– A la vérité, rien n'est plus agréable que de voyager pour son plaisir, comme fait monsieur, selon toute apparence.

– Si tel a été mon but en partant, je crois, madame, qu'il me sera difficile de l'atteindre, si l'avenir ressemble quelque peu au présent.»

Cette repartie faite d'un ton sec, imposa enfin silence à l'impertinente questionneuse, et Adolphe put reprendre le cours de ses méditations. Qu'allait-il faire en arrivant à Paris… n'emportant pour toute fortune que son violon et une bourse de deux cents francs, quels moyens employer pour utiliser l'un et épargner l'autre?.. Pourrait-il tirer part de son talent?.. Qu'importaient après tout de pareilles réflexions, de telles craintes pour l'avenir!.. N'allait-il pas entendre la Vestale? N'allait-il pas connaître dans toute son étendue le bonheur si longtemps rêvé? Dût-il mourir après cette immense jouissance, avait-il le droit de se plaindre?.. n'était-il pas juste, au contraire, que la vie eût un terme, quand la somme des joies qui suffit d'ordinaire à toute la durée de l'existence humaine, est dépensée d'un seul coup.

C'est dans cet état d'exaltation que l'artiste provençal arriva à Paris. A peine descendu de voiture, il court aux affiches; mais que voit-il sur celle de l'Opéra? les Prétendus! «Insolente mystification, s'écria-t-il; c'était bien la peine de me faire chasser de mon théâtre, de m'enfuir devant la musique de Lemoine, comme devant la lèpre et la peste, pour la retrouver encore au grand Opéra de Paris!» Le fait est que cet ouvrage bâtard, ce modèle du style rococo, poudré, brodé, galonné, qui semble avoir été écrit exclusivement pour les vicomtes de Jodelet et les marquis de Mascarille, était alors en grande faveur. Lemoine alternait sur l'affiche de l'Opéra avec Gluck et Spontini. Aux yeux d'Adolphe, ce rapprochement était une profanation; il lui semblait que la scène illustrée par les plus beaux génies de l'Europe, ne devait pas être ouverte à d'aussi pâles médiocrités, que le noble orchestre, tout frémissant encore des mâles accents d'Iphigénie en Tauride ou d'Alceste, n'aurait pas dû être ravalé jusqu'à accompagner les fredons de Mondor et de la Dandinière. Quant à un parallèle entre la Vestale et ces misérables tissus de ponts-neufs, il s'efforçait d'en repousser l'idée; cette abomination lui figeait le sang dans les veines. Il y a encore aujourd'hui quelques esprits ardents ou extravagants (comme on voudra), qui ont exactement la même manière de voir à ce sujet.

Dévorant son désappointement, Adolphe retournait tristement chez lui, quand le hasard lui fit rencontrer un de ses compatriotes, auquel il avait autrefois donné des leçons de violon. Celui-ci, riche amateur, fort répandu dans le monde musical, s'empressa d'informer son maître de tout ce qui s'y passait et lui apprit que les représentations de la Vestale, suspendues par l'indisposition de madame Branchu, ne seraient vraisemblablement reprises que dans quelques semaines. Les ouvrages de Gluck eux-mêmes, quoique formant habituellement le fond du répertoire de l'Opéra, n'y figurèrent pas pendant les premiers temps du séjour d'Adolphe à Paris. Ce hasard lui rendit ainsi plus facile l'accomplissement du vœu qu'il avait fait, de conserver pour Spontini sa virginité musicale. En conséquence, il ne mit les pieds dans aucun théâtre, et s'abstint de toute espèce de musique. Cherchant une place qui pût le faire vivre, sans le condamner de nouveau à la tâche humiliante qu'il avait remplie si longtemps en province, il se fit entendre à Persuis, alors chef d'orchestre à l'Opéra. Persuis lui trouva du talent, l'engagea à revenir le voir, et lui promit la première place qui deviendrait vacante parmi les violons de l'Opéra. Tranquille de ce côté, et deux élèves, que son protecteur lui avait procurés, facilitant ses moyens d'existence, l'adorateur de Spontini sentait redoubler son impatience d'entendre la magique partition. Chaque jour, il courait aux affiches, chaque jour son attente était trompée. Le 22 mars, arrivé le matin au coin de la rue Richelieu, au moment où l'afficheur montait sur son échelle, Adolphe, après avoir vu placarder successivement le Vaudeville, l'Opéra-Comique, le Théâtre-Italien, la Porte-Saint-Martin, vit déployer lentement une grande feuille brune qui portait en tête: Académie impériale de musique et faillit tomber sur le pavé en lisant enfin le nom tant désiré: la Vestale.

A peine Adolphe eut-il jeté les yeux sur l'affiche qui lui annonçait la Vestale pour le lendemain, qu'une sorte de délire s'empara de lui. Il commença une folle course dans les rues de Paris, se heurtant contre les angles des maisons, coudoyant les passants, riant de leurs injures, parlant, chantant, gesticulant comme un échappé de Charenton.

 

Abîmé de fatigue, couvert de boue, il s'arrêta enfin dans un café, demanda à dîner, dévora sans presque s'en apercevoir, ce que le garçon avait mis devant lui et tomba dans une tristesse étrange. Saisi d'un effroi dont il ne pouvait pas bien démêler la cause, en présence de l'événement immense qui allait s'accomplir pour lui, il écouta quelque temps les rudes battements de son cœur, pleura, et, laissant tomber sa tête amaigrie sur la table, s'endormit profondément. La journée du lendemain fut plus calme; une visite à Persuis en abrégea la durée. Celui-ci, en voyant Adolphe, lui remit une lettre avec le timbre d'administration de l'Opéra; c'était sa nomination à la place de second violon. Adolphe remercia son protecteur, mais sans empressement; cette faveur qui, dans un autre moment, l'eût comblé de joie, n'était plus à ses yeux qu'un accessoire de peu d'intérêt; quelques minutes après, il n'y songeait plus. Il évita de parler à Persuis de la représentation qui devait avoir lieu le soir même; un pareil sujet de conversation eût ébranlé jusqu'aux fibres les plus intimes de son cœur; il l'épouvantait. Persuis, ne sachant trop que penser de l'air singulier et des phrases incohérentes du jeune homme, s'apprêtait à lui demander le motif de son trouble; Adolphe, qui s'en aperçut, se leva aussitôt et sortit. Quelques tours devant l'Opéra, une revue des affiches qu'il fit pour se bien assurer qu'il n'y avait point de changement dans le spectacle, ni dans le nom des acteurs, l'aidèrent à atteindre le soir de cette interminable journée. Six heures sonnèrent enfin. Vingt minutes après, Adolphe était dans sa loge; car, pour être moins troublé dans son admiration extatique et pour mettre encore plus de solennité dans son bonheur, il avait, malgré la folie d'une telle dépense, pris une loge pour lui seul. Nous allons laisser notre enthousiaste rendre compte lui-même de cette mémorable soirée. Quelques lignes qu'il écrivit en rentrant, à la suite de l'espèce de journal d'où j'ai extrait ces détails, montrent trop bien l'état de son âme et l'inconcevable exaltation qui faisait le fond de son caractère; je vous les donne ici sans y rien changer.

«23 mars, minuit.

»Voilà donc la vie! Je la contemple du haut de mon bonheur… impossible d'aller plus loin… je suis au faîte… Redescendre?.. rétrograder?.. non certes, j'aime mieux partir avant que de nauséabondes saveurs puissent empoisonner le goût du fruit délicieux que je viens de cueillir. Quelle serait mon existence, si je la prolongeais?.. celle de ces milliers de hannetons que j'entends bourdonner autour de moi. Enchaîné de nouveau derrière un pupitre, obligé d'exécuter alternativement des chefs-d'œuvre et d'ignobles platitudes, je finirais comme tant d'autres pas me blaser; cette exquise sensibilité qui me fait percevoir tant de sensations, me rend accessible à tant de sentiments inconnus du vulgaire, s'émousserait peu à peu; mon enthousiasme se refroidirait, s'il ne s'éteignait pas tout entier sous la cendre de l'habitude. J'en viendrais peut-être à parler des hommes de génie, comme de créatures ordinaires; je prononcerais les noms de Gluck et de Spontini sans lever mon chapeau. Je sens bien que je haïrais toujours de toutes les forces de mon âme ce que je déteste aujourd'hui; mais n'est-il pas cruel de ne conserver d'énergie que pour la haine? La musique occupe trop de place dans mon existence. Cette passion a tué, absorbé toutes les autres. La dernière expérience que j'ai faite de l'amour m'a trop douloureusement désenchanté. Trouverais-je jamais une femme dont l'organisation fut montée au diapason de la mienne?.. non, je le crains, elles ressemblent toutes plus ou moins à Hortense. J'avais oublié ce nom… Hortense… comme un seul mot de sa bouche m'a désillusionné!.. Oh! humiliation! avoir aimé de l'amour le plus ardent, le plus poétique, de toute la puissance du cœur et de l'âme, une femme sans âme et sans cœur, radicalement incapable de comprendre le sens des mots amour, poésie!.. sotte, triple sotte! Je n'y puis penser encore sans sentir mon front se colorer.....» «… J'ai eu hier l'intention d'écrire à Spontini pour lui demander la permission de l'aller voir; mais cette démarche eût-elle été bien accueillie, le grand homme ne m'aurait jamais cru capable de comprendre son ouvrage comme je le comprends. Je ne serais vraisemblablement à ses yeux qu'un jeune homme passionné qui s'est pris d'un engouement puéril, pour un ouvrage mille fois au-dessus de sa portée. Il penserait de moi ce qu'il doit nécessairement penser du public. Peut-être même attribuerait-il mes élans d'admiration à de honteux motifs d'intérêt, confondant ainsi l'enthousiasme le plus sincère avec la plus basse flatterie. Horreur!.. Non, il vaut mieux en finir. Je suis seul dans le monde, orphelin dès l'enfance, ma mort ne sera un malheur pour personne. Quelques-uns diront: «Il était fou.» Ce sera mon oraison funèbre… Je mourrai après-demain… On doit donner encore la Vestale… que je l'entende une seconde fois!.. Quelle œuvre! comme l'amour y est peint!.. et le fanatisme! Tous ses prêtres-dogues, aboyant sur leur malheureuse victime… Quels accords dans ce finale de géant!.. Quelle mélodie jusque dans les récitatifs! Quel orchestre! Il se meut si majestueusement… les basses ondulent comme les flots de l'Océan. Les instruments sont des acteurs dont la langue est aussi expressive que celle qui se parle sur la scène. Dérivis a été superbe dans son récitatif du second acte; c'était le Jupiter Tonnant. Madame Branchu, dans l'air: Impitoyables dieux! m'a brisé la poitrine; j'ai failli me trouver mal. Cette femme est le génie incarné de la tragédie lyrique; elle me réconcilierait avec son sexe. Oh oui! je la verrai encore une fois, une fois… cette Vestale… production surhumaine, qui ne pouvait naître que dans un siècle de miracles comme celui de Napoléon. Je concentrerai dans trois heures toute la vitalité de vingt ans d'existence… après quoi… j'irai… ruminer mon bonheur dans l'éternité.»

Deux jours après, à dix heures du soir, une détonation se fit entendre au coin de la rue Rameau, en face de l'entrée de l'Opéra. Des domestiques en riche livrée accoururent au bruit et relevèrent un homme baigné dans son sang qui ne donnait plus signe de vie. Au même instant, une dame qui sortait du théâtre, s'approchant pour demander sa voiture, reconnut le visage sanglant d'Adolphe, et s'écria: «Oh! mon Dieu, c'est le malheureux jeune homme qui me poursuit depuis Marseille!» Hortense (car c'était elle) avait instantanément conçu la pensée de faire ainsi tourner au profit de son amour-propre, la mort de celui qui l'avait froissée par un si outrageant abandon. Le lendemain, on disait au club de la rue de Choiseul: «Cette madame N*** est vraiment une femme délicieuse! à son dernier voyage dans le Midi, un Provençal en est devenu tellement fou, qu'il l'a suivie jusqu'à Paris, et s'est brûlé la cervelle à ses pieds, hier soir, à la porte de l'Opéra. Voilà un succès qui la rendra encore cent fois plus séduisante.»

Pauvre Adolphe!..

«Le diable m'emporte, dit Moran, si Corsino en peignant son Provençal, ne nous a pas fait son propre portrait! – C'est ce que je pensais tout à l'heure, en l'écoutant réciter la lettre d'Adolphe. Vous lui ressemblez, mon cher, dis-je à Corsino.»

Celui-ci nous jette un singulier regard… baisse les yeux et part sans répondre.

TREIZIÈME SOIRÉE

SPONTINI

Esquisse biographique

On joue un opéra-comique français, très, etc.

Tout le monde parle. Personne ne joue, excepté les quatre fidèles musiciens, les quatre Caton, aidés ce soir-là d'un tambour. Le bruit effroyable qu'ils font à eux cinq, nous gêne beaucoup pour la conversation. Mais bientôt le tambour fatigué s'arrête, le joueur de grosse caisse est pris d'une crampe au bras droit qui rend toute son ardeur inutile; et l'on peut enfin causer.

«Croyez-vous à la réalité d'un tel fanatisme? me dit Dimsky, après avoir donné son opinion sur la nouvelle du soir précédent. – Je n'y crois pas, mais je l'ai éprouvé souvent. – Butor! reprend Corsino, tu méritais une pareille réponse.» Puis, continuant: «Avez-vous connu Spontini? me dit-il. – Beaucoup, et de l'admiration que son génie m'inspira d'abord, naquit ensuite une vive affection pour sa personne. – On dit qu'il était d'une sévérité pour ses exécutants qui passe toute croyance! – On vous a trompé sous un certain rapport; je l'ai vu souvent complimenter des chanteurs médiocres. Mais il était impitoyable pour les chefs d'orchestre, et rien ne le tourmentait aussi violemment que les mouvements de ses compositions pris à contre-sens. Un jour, dans une ville d'Allemagne que je ne veux pas nommer, il assistait à une représentation de Cortez, dirigée par un homme incapable; au milieu du second acte, la torture qu'il ressentait devint telle, qu'il eut une attaque de nerfs et qu'on fut obligé de l'emporter.

«Soyez bon, faites-nous de lui une esquisse biographique. Sa vie doit avoir été fort agitée et offrir plus d'un enseignement.

– Je n'ai rien à vous refuser, messieurs, mais la vie de ce maître, bien qu'agitée en effet, ne contient rien de précisément romanesque. Vous allez en juger.»

Le 14 novembre 1779, naquit à Majolati, près de Jesi, dans la Marche d'Ancône, un enfant nommé Gaspard Spontini. Je ne dirai pas de lui ce que les biographes répètent sans se lasser en racontant la vie des artistes célèbres: «Il manifesta de très bonne heure des dispositions extraordinaires pour son art. Il avait à peine six ans, qu'il produisait déjà des œuvres remarquables, etc., etc.» Non, certes, mon admiration pour son génie est trop réfléchie pour employer à son égard les banalités de la louange vulgaire. On n'ignore pas d'ailleurs ce que sont en réalité les chefs-d'œuvre des enfants prodiges, et de quel intérêt il eût été, pour la gloire de ceux qui sont ensuite devenus des hommes, que l'on détruisît dès leur apparition les ébauches ridicules de leur enfance tant prônée. Tout ce que je sais sur les premières années de Spontini, pour l'avoir entendu raconter par lui-même, se borne à quelques faits que je vais reproduire sans y attacher plus d'importance qu'ils n'en méritent.

Il avait douze ou treize ans quand il se rendit à Naples pour entrer au Conservatoire della Pietà. Fut-ce d'après le désir de l'enfant que ses parents lui ouvrirent les portes de cette célèbre école de musique, ou son père, peu fortuné sans doute, crut-il, en l'y introduisant, le mettre sur la voie d'une carrière facile autant que modeste, et ne prétendit-il faire de lui que le maître de chapelle de quelque couvent ou de quelque église du second ordre? C'est ce que j'ignore. Je pencherais volontiers pour cette dernière hypothèse, eu égard aux dispositions pour la vie religieuse manifestées par tous les autres membres de la famille de Spontini. L'un de ses frères fut curé d'un village romain, l'autre (Anselme Spontini) mourut moine il y a peu d'années dans un couvent de Venise, si je ne me trompe, et sa sœur, également, a fini ses jours dans un monastère où elle avait pris le voile.

Quoi qu'il en soit, ses études furent assez fructueuses à la Pietà pour le mettre bientôt à même d'écrire, à peu près comme tout le monde, une de ces niaiseries décorées en Italie, comme ailleurs, du nom pompeux d'opéra, qui avait pour titre i Puntigli delle donne. Je ne sais si ce premier essai fut représenté. Il inspira toutefois à son auteur assez de confiance en ses propres forces et d'ambition pour le porter à s'enfuir du Conservatoire et à se rendre à Rome, où il espérait pouvoir plus aisément qu'à Naples se produire au théâtre. Le fugitif fut bientôt rattrapé, et, sous peine d'être reconduit à Naples comme un vagabond, mis en demeure de justifier son escapade et les prétentions qui l'avaient inspirée, en écrivant un opéra pour le carnaval. On lui donna un livret intitulé gli Amanti in cimento, qu'il mit promptement en musique, et qui fut presque aussitôt représenté avec succès. Le public se livra, à l'égard du jeune maestro, aux transports ordinaires aux Romains en pareille occasion. Son âge, d'ailleurs, et l'épisode de sa fuite avaient disposé les dilettanti en sa faveur. Spontini fut donc applaudi, acclamé, redemandé, porté en triomphe, et… oublié au bout de quinze jours. Ce court succès lui valut au moins sa liberté d'abord (on le dispensa de rentrer au Conservatoire), et un engagement assez avantageux pour aller, comme on dit en Italie, écrire à Venise.

Le voilà donc émancipé, livré à lui-même, après un séjour qui ne paraît pas avoir été fort long dans les classes du Conservatoire napolitain. C'est ici qu'il conviendrait d'éclaircir la question qui se présente tout naturellement: Quel fut son maître?.. Les uns lui ont donné le père Martini, qui était mort avant l'entrée de Spontini au Conservatoire, et je crois même avant que celui-ci fût né; d'autres, un nommé Baroni, qu'il aurait pu connaître à Rome; ceux-ci ont fait honneur de son éducation musicale à Sala, à Traetta, et même à Cimarosa.

 

Je n'ai pas eu la curiosité d'interroger Spontini à ce sujet, et il n'a jamais jugé à propos de m'en entretenir. Mais j'ai pu clairement reconnaître et recueillir comme un aveu dans ses conversations, que les vrais maîtres de l'auteur de la Vestale, de Cortez et d'Olympie furent les chefs-d'œuvre de Gluck, qui lui apparurent pour la première fois à son arrivée à Paris en 1803, et qu'il étudia aussitôt avec passion. Quant à l'auteur des nombreux opéras italiens dont nous donnerons tout à l'heure la nomenclature, je crois qu'il importe assez peu de savoir quel professeur lui avait appris la manière de les confectionner. Les us et coutumes des théâtres lyriques italiens de ce temps y sont fidèlement observés, et le premier venu des musicastres de son pays a pu aisément lui donner une formule qui, déjà à cette époque, était le secret de la comédie. Pour ne parler que de Spontini le Grand, je crois que non-seulement Gluck, mais aussi Méhul, qui déjà avait écrit son admirable Euphrosine, et Cherubini par ses premiers opéras français, ont dû développer en lui le germe demeuré latent de ses facultés dramatiques, et en hâter le magnifique développement.

Je ne trouve dans ses œuvres, au contraire, aucune trace de l'influence qu'auraient pu exercer sur lui, au point de vue purement musical, les maîtres allemands, Haydn, Mozart et Beethoven. Ce dernier même était à peine connu de nom en France quand Spontini y arriva, et la Vestale et Cortez brillaient déjà depuis longtemps sur la scène de l'Opéra de Paris, quand leur auteur visita l'Allemagne pour la première fois. Non, c'est l'instinct seul de Spontini qui le guida et lui fit soudainement découvrir dans l'emploi des masses vocales et instrumentales, et dans l'enchaînement des modulations, tant de richesses inconnues ou du moins inexploitées de ses prédécesseurs pour la composition théâtrale. Nous verrons bientôt ce qui résulta de ses innovations, et la haine qu'elles lui attirèrent de la part de ses compatriotes, autant que de celle des musiciens français.

En reprenant le fil de mon récit biographique, je dois avouer mon ignorance au sujet des faits et gestes du jeune Spontini en Italie, après qu'il eut produit à Venise son troisième opéra. Je ne sais pas même bien pertinemment sur quels théâtres il donna les ouvrages qui suivirent celui-ci. Ils lui rapportèrent sans doute aussi peu d'argent que de gloire, puisqu'il se détermina à tenter la fortune en France, sans y être appelé par la voix publique ni par un puissant protecteur.

On connaît le titre des treize ou quatorze partitions italiennes composées par Spontini pendant les sept années qui suivirent son premier et éphémère succès à Rome. Ce sont: l'Amor secreto, l'Isola disabitata, l'Eroismo ridicolo, Teseo riconosciuto, la Finta Filosofa, la Fuga in maschera, i Quadri parlanti, il Finto Pittore, gli Elisi delusi, il Geloso e l'Audace, le Metamorfosi di Pasquale, Chi più guarda non vede, la Principessa d'Amalfi, Berenice.

Il avait conservé dans sa bibliothèque les manuscrits et même les livrets imprimés de toutes ces pâles compositions, qu'il montrait quelquefois à ses amis avec un sourire de dédain, comme des jouets de son enfance musicale.

A son arrivée à Paris, Spontini, je crois, eut beaucoup à souffrir. Il y vécut tant bien que mal en donnant des leçons, et obtint la représentation au Théâtre-Italien, de sa Finta Filosofa, qui fut accueillie favorablement. Quoi qu'en disent la plupart de ses biographes, il faut croire que l'opéra de Milton, de M. de Jouy, fut le premier essai de Spontini sur des paroles françaises, et qu'il précéda le petit et insignifiant ouvrage intitulé Julie ou le Pot de Fleurs.

Sur le titre de ces deux partitions gravées, on lit en effet que Milton fut représenté à l'Opéra-Comique le 27 novembre 1804, et que Julie y parut seulement le 12 mars 1805. Milton fut assez bien reçu Julie, au contraire, succomba sous le poids de l'indifférence publique, comme mille autres productions du même genre, que nous voyons journellement naître et mourir sans que personne daigne y prendre garde. Un seul morceau en a été conservé par les théâtres de vaudeville, c'est l'air Il a donc fallu pour la gloire. Le célèbre acteur Elleviou avait pris Spontini en affection; voulant lui fournir l'occasion d'une revanche, il lui procura un livret d'opéra-comique en trois actes: la Petite Maison, qui très-probablement ne valait pas mieux que Julie, et que l'imprudent musicien eut la faiblesse d'accepter. La Petite maison s'écroula avec un tel fracas et si complétement, qu'il n'en est pas resté trace. La représentation n'en put même être achevée. Elleviou y jouait un rôle important; indigné de quelques sifflets isolés, il s'oublia jusqu'à adresser à l'auditoire un geste méprisant. Le plus affreux tumulte s'ensuivit, le parterre en fureur s'élança dans l'orchestre, chassa les musiciens, et brisa tout ce qui lui tomba sous la main.

Après ce double échec du jeune compositeur, toutes les portes allaient nécessairement se fermer devant lui. Mais une haute protection, celle de l'impératrice Joséphine, lui restait; elle ne lui fit pas défaut, et c'est certainement à elle seule que le génie de Spontini, qu'on allait éteindre avant son lever, dut de pouvoir, deux ans plus tard, faire au ciel de l'art sa radieuse ascension. M. de Jouy conservait depuis longtemps en portefeuille un poëme de grand opéra, la Vestale, refusé par Méhul et par Cherubini. Spontini le sollicita avec de si vives instances, que l'auteur se décida enfin à le lui confier.

Pauvre alors, déjà décrié et haï de la tourbe des musiciens de Paris, Spontini oublia tout, en s'élançant comme un aigle sur sa riche proie. Il s'enferma dans un misérable réduit, négligea ses élèves, insoucieux des premières nécessités de la vie et travailla à son œuvre avec cette ardeur fiévreuse, cette passion frémissante, indices certains de la première éruption de son volcan musical.

La partition achevée, l'impératrice la fit mettre immédiatement à l'étude à l'Opéra; et ce fut alors que commença pour le protégé de Joséphine le supplice des répétitions; supplice affreux pour un novateur sans autorité acquise, et auquel le personnel tout entier des exécutants était naturellement et systématiquement hostile; lutte de tous les instants contre des intentions malveillantes; déchirants efforts pour déplacer des bornes, échauffer des glaçons, raisonner avec des fous, parler d'amour à des envieux, de courage à des lâches. Tout le monde se révoltait contre les prétendues difficultés de l'œuvre nouvelle, contre les formes inusitées de ce grand style, contre les mouvements impétueux de cette passion incandescente allumée aux plus purs rayons du soleil d'Italie. Chacun voulait retrancher, couper, émonder, aplatir cette fière musique, aux rudes exigences, qui fatiguait ses interprètes en leur demandant sans cesse de l'attention, de la vigueur et une fidélité scrupuleuse. Madame Branchu elle-même, cette femme inspirée qui créa d'une si admirable façon le rôle de Julia, m'a avoué ensuite, non sans regretter ce coupable découragement, avoir un jour déclaré à Spontini qu'elle n'apprendrait jamais ses inchantables récitatifs. Les remaniements dans l'instrumentation, les suppressions, les réinstallations des phrases, les transpositions, avaient déjà causé à l'administration de l'Opéra des frais énormes de copie. Sans la bonté infatigable de Joséphine et la volonté de Napoléon qui exigea que l'on fît l'impossible, il est hors de doute que la partition de la Vestale, repoussée comme absurde et inexécutable, n'eût jamais vu le jour. Mais, pendant que le pauvre grand artiste se tordait au milieu des tortures qu'on lui infligeait avec une si cruelle persistance à l'Opéra, le Conservatoire faisait fondre le plomb qu'il voulait, lui, au grand jour de la représentation, verser dans ses plaies vives. Toute la marmaille des rapins contre-pointistes, jurant, sur la parole de leurs maîtres, que Spontini ne savait pas les premiers éléments de l'harmonie, que son chant était posé sur l'accompagnement comme une poignée de cheveux sur une soupe (j'ai entendu pendant plus de dix ans dans les classes du Conservatoire cette noble comparaison appliquée aux œuvres de Spontini), tous ces jeunes tisseurs de notes, capables de comprendre et de sentir les grandes choses de l'art musical, comme MM. les portiers, leurs pères, l'étaient de juger de littérature et de philosophie, se liguaient pour faire tomber la Vestale. Le système des sifflets ne fut pas admis. Celui des bâillements et des rires ayant été adopté, chacun de ces mirmidons devait, à la fin du second acte, se coiffer d'un bonnet de nuit et faire mine de s'endormir.