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Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10

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DENIS

A Léon Chapron.


I

MONSIEUR Marambot ouvrit la lettre que lui remettait Denis, son serviteur, et il sourit.

Denis, depuis vingt ans dans la maison, petit homme trapu et jovial, qu’on citait dans toute la contrée comme le modèle des domestiques, demanda:

– Monsieur est content, monsieur a reçu une bonne nouvelle?

M. Marambot n’était pas riche. Ancien pharmacien de village, célibataire, il vivait d’un petit revenu acquis avec peine en vendant des drogues aux paysans. Il répondit:

– Oui, mon garçon. Le père Malois recule devant le procès dont je le menace; je recevrai demain mon argent. Cinq mille francs ne font pas de mal dans la caisse d’un vieux garçon.

Et M. Marambot se frottait les mains. C’était un homme d’un caractère résigné, plutôt triste que gai, incapable d’un effort prolongé, nonchalant dans ses affaires.

Il aurait pu certainement gagner une aisance plus considérable en profitant du décès de confrères établis en des centres importants, pour aller occuper leur place et prendre leur clientèle. Mais l’ennui de déménager, et la pensée de toutes les démarches qu’il lui faudrait accomplir, l’avaient sans cesse retenu; et il se contentait de dire après deux jours de réflexion:

– Bast! ce sera pour la prochaine fois. Je ne perds rien à attendre. Je trouverai mieux peut-être.

Denis, au contraire, poussait son maître aux entreprises. D’un caractère actif, il répétait sans cesse:

– Oh! moi, si j’avais eu le premier capital, j’aurais fait fortune. Seulement mille francs, et je tenais mon affaire.

M. Marambot souriait sans répondre et sortait dans son petit jardin, où il se promenait, les mains derrière le dos, en rêvassant.

Denis, tout le jour, chanta comme un homme en joie, des refrains et des rondes du pays. Il montra même une activité inusitée, car il nettoya les carreaux de toute la maison, essuyant le verre avec ardeur, en entonnant à plein gosier ses couplets.

M. Marambot, étonné de son zèle, lui dit à plusieurs reprises, en souriant:

– Si tu travailles comme ça, mon garçon, tu ne garderas rien à faire pour demain.

Le lendemain, vers neuf heures du matin, le facteur remit à Denis quatre lettres pour son maître, dont une très lourde. M. Marambot s’enferma aussitôt dans sa chambre jusqu’au milieu de l’après-midi. Il confia alors à son domestique quatre enveloppes pour la poste. Une d’elles était adressée à M. Malois, c’était sans doute un reçu de l’argent.

Denis ne posa point de questions à son maître; il parut aussi triste et sombre ce jour-là, qu’il avait été joyeux la veille.

La nuit vint. M. Marambot se coucha à son heure ordinaire et s’endormit.

Il fut réveillé par un bruit singulier. Il s’assit aussitôt dans son lit et écouta. Mais brusquement sa porte s’ouvrit, et Denis parut sur le seuil, tenant une bougie d’une main, un couteau de cuisine de l’autre, avec de gros yeux fixes, la lèvre et les joues contractées comme celles des gens qu’agite une horrible émotion, et si pâle qu’il semblait un revenant.

M. Marambot, interdit, le crut devenu somnambule, et il allait se lever pour courir au-devant de lui, quand le domestique souffla la bougie en se ruant vers le lit. Son maître tendit les mains en avant pour recevoir le choc qui le renversa sur le dos; et il cherchait à saisir les bras de son domestique qu’il pensait maintenant atteint de folie, afin de parer les coups précipités qu’il lui portait.

Il fut atteint une première fois à l’épaule par le couteau, une seconde fois au front, une troisième fois à la poitrine. Il se débattait éperdument, agitant ses mains dans l’obscurité, lançant aussi des coups de pied et criant:

– Denis! Denis! es-tu fou, voyons, Denis!

Mais l’autre, haletant, s’acharnait, frappait toujours, repoussé tantôt d’un coup de pied, tantôt d’un coup de poing, et revenant furieusement. M. Marambot fut encore blessé deux fois à la jambe et une fois au ventre. Mais soudain une pensée rapide lui traversa l’esprit et il se mit à crier:

– Finis donc, finis donc, Denis, je n’ai pas reçu mon argent.

L’homme aussitôt s’arrêta; et son maître entendait, dans l’obscurité, sa respiration sifflante.

M. Marambot reprit aussitôt:

– Je n’ai rien reçu. M. Malois se dédit, le procès va avoir lieu; c’est pour ça que tu as porté les lettres à la poste. Lis plutôt celles qui sont sur mon secrétaire.

Et, d’un dernier effort, il saisit les allumettes sur sa table de nuit et alluma sa bougie.

Il était couvert de sang. Des jets brûlants avaient éclaboussé le mur. Les draps, les rideaux, tout était rouge. Denis, sanglant aussi des pieds à la tête, se tenait debout au milieu de la chambre.

Quand il vit cela, M. Marambot se crut mort, et il perdit connaissance.

Il se ranima au point du jour. Il fut quelque temps avant de reprendre ses sens, de comprendre, de se rappeler. Mais soudain le souvenir de l’attentat et de ses blessures lui revint, et une peur si véhémente l’envahit, qu’il ferma les yeux pour ne rien voir. Au bout de quelques minutes son épouvante se calma, et il réfléchit. Il n’était pas mort sur le coup, il pouvait donc en revenir. Il se sentait faible, très faible, mais sans souffrance vive, bien qu’il éprouvât en divers points du corps une gêne sensible, comme des pinçures. Il se sentait aussi glacé, et tout mouillé, et serré, comme roulé, dans des bandelettes. Il pensa que cette humidité venait du sang répandu; et des frissons d’angoisse le secouaient à la pensée affreuse de ce liquide rouge sorti de ses veines et dont son lit était couvert. L’idée de revoir ce spectacle épouvantable le bouleversait et il tenait ses yeux fermés avec force comme s’ils allaient s’ouvrir malgré lui.

Qu’était devenu Denis? Il s’était sauvé, probablement.

Mais qu’allait-il faire, maintenant, lui, Marambot? Se lever? appeler du secours? Or, s’il faisait un seul mouvement, ses blessures se rouvriraient sans aucun doute; et il tomberait mort au bout de son sang.

Tout à coup, il entendit pousser la porte de sa chambre. Son cœur cessa presque de battre. C’était Denis qui venait l’achever, certainement. Il retint sa respiration pour que l’assassin crût tout bien fini, l’ouvrage terminé.

Il sentit qu’on relevait son drap, puis qu’on lui palpait le ventre. Une douleur vive, près de la hanche, le fit tressaillir. On le lavait maintenant avec de l’eau fraîche, tout doucement. Donc on avait découvert le forfait et on le soignait, on le sauvait. Une joie éperdue le saisit; mais, par un reste de prudence, il ne voulut pas montrer qu’il avait repris connaissance, et il entr’ouvrit un œil, un seul, avec les plus grandes précautions.

Il reconnut Denis debout près de lui, Denis en personne! Miséricorde! Il referma son œil avec précipitation.

Denis! Que faisait-il alors? Que voulait-il? Quel projet affreux nourrissait-il encore?

Ce qu’il faisait? Mais il le lavait pour effacer les traces! Et il allait l’enfouir maintenant dans le jardin, à dix pieds sous terre, pour qu’on ne le découvrît pas? Ou peut-être dans la cave, sous les bouteilles de vin fin?

Et M. Marambot se mit à trembler si fort que tous ses membres palpitaient.

Il se disait: «Je suis perdu, perdu!» Et il serrait désespérément les paupières pour ne pas voir arriver le dernier coup de couteau. Il ne le reçut pas. Denis, maintenant, le soulevait et le ligaturait dans un linge. Puis il se mit à panser la plaie de la jambe avec soin, comme il avait appris à le faire quand son maître était pharmacien.

Aucune hésitation n’était plus possible pour un homme du métier: son domestique, après avoir voulu le tuer, essayait de le sauver.

Alors M. Marambot, d’une voix mourante, lui donna ce conseil pratique:

– Opère les lavages et les pansements avec de l’eau coupée de coaltar saponiné!

Denis répondit:

– C’est ce que je fais, monsieur.

M. Marambot ouvrit les deux yeux.

Il n’y avait plus trace de sang ni sur le lit, ni dans la chambre, ni sur l’assassin. Le blessé était étendu en des draps bien blancs.

Les deux hommes se regardèrent.

Enfin, M. Marambot prononça avec douceur:

– Tu as commis un grand crime.

Denis répondit:

– Je suis en train de le réparer, monsieur. Si vous ne me dénoncez pas, je vous servirai fidèlement comme par le passé.

Ce n’était pas le moment de mécontenter son domestique. M. Marambot articula en refermant les yeux:

– Je te jure de ne pas te dénoncer.

II

Denis sauva son maître. Il passa les nuits et les jours sans sommeil, ne quitta point la chambre du malade, lui prépara les drogues, les tisanes, les potions, lui tâtant le pouls, comptant anxieusement les pulsations, le maniant avec une habileté de garde-malade et un dévouement de fils.

A tout moment il demandait:

– Eh bien, monsieur, comment vous trouvez-vous?

M. Marambot répondait d’une voix faible:

– Un peu mieux, mon garçon, je te remercie.

Et quand le blessé s’éveillait, la nuit, il voyait souvent son gardien qui pleurait dans son fauteuil et s’essuyait les yeux en silence.

Jamais l’ancien pharmacien n’avait été si bien soigné, si dorloté, si câliné. Il s’était dit tout d’abord:

– Dès que je serai guéri, je me débarrasserai de ce garnement.

Il entrait maintenant en convalescence et remettait de jour en jour le moment de se séparer de son meurtrier. Il songeait que personne n’aurait pour lui autant d’égards et d’attentions, qu’il tenait ce garçon par la peur; et il le prévint qu’il avait déposé chez un notaire un testament le dénonçant à la justice s’il arrivait quelque accident nouveau.

Cette précaution lui paraissait le garantir dans l’avenir de tout nouvel attentat; et il se demandait alors s’il ne serait même pas plus prudent de conserver près de lui cet homme, pour le surveiller attentivement.

 

Comme autrefois, quand il hésitait à acquérir quelque pharmacie plus importante, il ne se pouvait décider à prendre une résolution.

– Il sera toujours temps, se disait-il.

Denis continuait à se montrer un incomparable serviteur. M. Marambot était guéri. Il le garda.

Or, un matin, comme il achevait de déjeuner, il entendit tout à coup un grand bruit dans la cuisine. Il y courut. Denis se débattait, saisi par deux gendarmes. Le brigadier prenait gravement des notes sur son carnet.

Dès qu’il aperçut son maître, le domestique se mit à sangloter, criant:

– Vous m’avez dénoncé, monsieur; ce n’est pas bien, après ce que vous m’aviez promis. Vous manquez à votre parole d’honneur, monsieur Marambot; ce n’est pas bien, ce n’est pas bien!..

M. Marambot, stupéfait et désolé d’être soupçonné, leva la main:

– Je te jure devant Dieu, mon garçon, que je ne t’ai pas dénoncé. J’ignore absolument comment messieurs les gendarmes ont pu connaître la tentative d’assassinat sur moi.

Le brigadier eut un sursaut:

– Vous dites qu’il a voulu vous tuer, monsieur Marambot?

Le pharmacien, éperdu, répondit:

– Mais, oui… Mais je ne l’ai pas dénoncé… Je n’ai rien dit… Je jure que je n’ai rien dit… Il me servait très bien depuis ce moment-là…

Le brigadier articula sévèrement:

– Je prends note de votre déposition. La justice appréciera ce nouveau motif dont elle ignorait, monsieur Marambot. Je suis chargé d’arrêter votre domestique pour vol de deux canards enlevés subrepticement par lui chez M. Duhamel, pour lesquels il y a des témoins du délit. Je vous demande pardon, monsieur Marambot. Je rendrai compte de votre déclaration.

Et, se tournant vers ses hommes, il commanda:

– Allons, en route!

Les deux gendarmes entraînèrent Denis.

III

L’avocat venait de plaider la folie, appuyant les deux délits l’un sur l’autre pour fortifier son argumentation. Il avait clairement prouvé que le vol des deux canards provenait du même état mental que les huit coups de couteau dans la personne de Marambot. Il avait finement analysé toutes les phases de cet état passager d’aliénation mentale, qui céderait, sans aucun doute, à un traitement de quelques mois dans une excellente maison de santé. Il avait parlé en termes enthousiastes du dévouement continu de cet honnête serviteur, des soins incomparables dont il avait entouré son maître blessé par lui dans une seconde d’égarement.

Touché jusqu’au cœur par ce souvenir, M. Marambot se sentit les yeux humides.

L’avocat s’en aperçut, ouvrit les bras d’un geste large, déployant ses longues manches noires comme des ailes de chauve-souris. Et, d’un ton vibrant, il cria:

– Regardez, regardez, regardez, messieurs les jurés, regardez ces larmes. Qu’ai-je à dire maintenant pour mon client? Quel discours, quel argument, quel raisonnement vaudraient ces larmes de son maître! Elles parlent plus haut que moi, plus haut que la loi; elles crient: «Pardon pour l’insensé d’une heure!» Elles implorent, elles absolvent, elles bénissent!

Il se tut, et s’assit.

Le président, alors, se tournant vers Marambot, dont la déposition avait été excellente pour son domestique, lui demanda:

– Mais enfin, monsieur, en admettant même que vous ayez considéré cet homme comme dément, cela n’explique pas que vous l’ayez gardé. Il n’en était pas moins dangereux.

Marambot répondit en s’essuyant les yeux:

– Que voulez-vous, monsieur le président, on a tant de mal à trouver des domestiques par le temps qui court… je n’aurais pas rencontré mieux.

Denis fut acquitté et mis, aux frais de son maître, dans un asile d’aliénés.

Denis a paru dans le Gaulois du jeudi 28 juin 1883.

L’ÂNE

A Louis Le Poittevin.


AUCUN souffle d’air ne passait dans la brume épaisse endormie sur le fleuve. C’était comme un nuage de coton terne posé sur l’eau. Les berges elles-mêmes restaient indistinctes, disparues sous de bizarres vapeurs festonnées comme des montagnes. Mais le jour étant près d’éclore, le coteau commençait à devenir visible. A son pied, dans les lueurs naissantes de l’aurore, apparaissaient peu à peu les grandes taches blanches des maisons cuirassées de plâtre. Des coqs chantaient dans les poulaillers.

Là-bas, de l’autre côté de la rivière ensevelie sous le brouillard, juste en face de la Frette, un bruit léger troublait par moments le grand silence du ciel sans brise. C’était tantôt un vague clapotis, comme la marche prudente d’une barque, tantôt un coup sec, comme un choc d’aviron sur un bordage, tantôt comme la chute d’un objet mou dans l’eau. Puis, plus rien.

Et parfois des paroles basses, venues on ne sait d’où, peut-être de très loin, peut-être de très près, errantes dans ces brumes opaques, nées sur la terre ou sur le fleuve, glissaient, timides aussi, passaient, comme ces oiseaux sauvages qui ont dormi dans les joncs et qui partent aux premières pâleurs du ciel, pour fuir encore, pour fuir toujours, et qu’on aperçoit une seconde traversant la brume à tire d’aile en poussant un cri doux et craintif qui réveille leurs frères le long des berges.

Soudain, près de la rive, contre le village, une ombre apparut sur l’eau, à peine indiquée d’abord; puis elle grandit, s’accentua, et, sortant du rideau nébuleux jeté sur la rivière, un bateau plat, monté par deux hommes, vint s’échouer contre l’herbe.

Celui qui ramait se leva et prit au fond de l’embarcation un seau plein de poissons; puis il jeta sur son épaule l’épervier encore ruisselant. Son compagnon, qui n’avait pas remué, prononça:

– Apporte ton fusil, nous allons dégoter quéque lapin dans les berges, hein, Mailloche?

L’autre répondit:

– Ça me va. Attends-moi, je te rejoins.

Et il s’éloigna pour mettre à l’abri leur pêche.

L’homme resté dans la barque bourra lentement sa pipe et l’alluma.

Il s’appelait Labouise dit Chicot, et était associé avec son compère Maillochon, vulgairement appelé Mailloche, pour exercer la profession louche et vague de ravageurs.

Mariniers de bas étage, ils ne naviguaient régulièrement que dans les mois de famine. Le reste du temps ils ravageaient. Rôdant jour et nuit sur le fleuve, guettant toute proie morte ou vivante, braconniers d’eau, chasseurs nocturnes, sortes d’écumeurs d’égouts, tantôt à l’affût des chevreuils de la forêt de Saint-Germain, tantôt à la recherche des noyés filant entre deux eaux et dont ils soulageaient les poches, ramasseurs de loques flottantes, de bouteilles vides qui vont au courant la gueule en l’air avec un balancement d’ivrognes, de morceaux de bois partis à la dérive, Labouise et Maillochon se la coulaient douce.

Par moments, ils partaient à pied, vers midi, et s’en allaient en flânant devant eux. Ils dînaient dans quelque auberge de la rive et repartaient encore côte à côte. Ils demeuraient absents un jour ou deux; puis un matin on les revoyait rôdant dans l’ordure qui leur servait de bateau.

Là-bas, à Joinville, à Nogent, des canotiers désolés cherchaient leur embarcation disparue une nuit, détachée et partie, volée sans doute; tandis qu’à vingt ou trente lieues de là, sur l’Oise, un bourgeois propriétaire se frottait les mains en admirant le canot acheté d’occasion, la veille, pour cinquante francs, à deux hommes qui le lui avaient vendu, comme ça, en passant, le lui ayant offert spontanément sur la mine.

Maillochon reparut avec son fusil enveloppé dans une loque. C’était un homme de quarante ou cinquante ans, grand, maigre, avec cet œil vif qu’ont les gens tracassés par des inquiétudes légitimes, et les bêtes souvent traquées. Sa chemise ouverte laissait voir sa poitrine velue d’une toison grise. Mais il semblait n’avoir jamais eu d’autre barbe qu’une brosse de courtes moustaches et une pincée de poils raides sous la lèvre inférieure. Il était chauve des tempes.

Quand il enlevait la galette de crasse qui lui servait de casquette, la peau de sa tête semblait couverte d’un duvet vaporeux, d’une ombre de cheveux, comme le corps d’un poulet plumé qu’on va flamber.

Chicot, au contraire, rouge et bourgeonneux, gros, court et poilu, avait l’air d’un bifteck cru caché dans un bonnet de sapeur.

Il tenait sans cesse fermé l’œil gauche comme s’il visait quelque chose ou quelqu’un, et quand on le plaisantait sur ce tic, en lui criant: «Ouvre l’œil, Labouise,» il répondait d’un ton tranquille: «Aie pas peur, ma sœur, je l’ouvre à l’occase.» Il avait d’ailleurs cette habitude d’appeler tout le monde «ma sœur», même son compagnon ravageur.

Il reprit à son tour les avirons; et la barque de nouveau s’enfonça dans la brume immobile sur le fleuve, mais qui devenait blanche comme du lait dans le ciel éclairé de lueurs roses.

Labouise demanda:

– Qué plomb qu’ tas pris, Maillochon?

Maillochon répondit:

– Du tout p’tit, du neuf, c’est c’ qui faut pour le lapin.

Ils approchaient de l’autre berge si lentement, si doucement, qu’aucun bruit ne les révélait. Cette berge appartient à la forêt de Saint-Germain et limite les tirés aux lapins. Elle est couverte de terriers cachés sous les racines d’arbres; et les bêtes, à l’aurore, gambadent là dedans, vont, viennent, entrent et sortent.

Maillochon, à genoux à l’avant, guettait, le fusil caché sur le plancher de la barque. Soudain il le saisit, visa, et la détonation roula longtemps par la calme campagne.

Labouise, en deux coups de rame, toucha la berge, et son compagnon, sautant à terre, ramassa un petit lapin gris, tout palpitant encore.

Puis le bateau s’enfonça de nouveau dans le brouillard pour regagner l’autre rive et se mettre à l’abri des gardes.

Les deux hommes semblaient maintenant se promener doucement sur l’eau. L’arme avait disparu sous la planche qui servait de cachette, et le lapin dans la chemise bouffante de Chicot.

Au bout d’un quart d’heure, Labouise demanda:

– Allons, ma sœur, encore un.

Maillochon répondit:

– Ça me va, en route.

Et la barque repartit, descendant vivement le courant. Les brumes qui couvraient le fleuve commençaient à se lever. On apercevait, comme à travers un voile, les arbres des rives; et le brouillard déchiré s’en allait au fil de l’eau, par petits nuages.

Quand ils approchèrent de l’île dont la pointe est devant Herblay, les deux hommes ralentirent leur marche et recommencèrent à guetter. Puis bientôt un second lapin fut tué.

Ils continuèrent ensuite à descendre jusqu’à mi-route de Conflans; puis ils s’arrêtèrent, amarrèrent leur bateau contre un arbre, et, se couchant au fond, s’endormirent.

De temps en temps, Labouise se soulevait et, de son œil ouvert, parcourait l’horizon. Les dernières vapeurs du matin s’étaient évaporées et le grand soleil d’été montait, rayonnant, dans le ciel bleu.

Là-bas, de l’autre côté de la rivière, le coteau planté de vignes s’arrondissait en demi-cercle. Une seule maison se dressait au faîte, dans un bouquet d’arbres. Tout était silencieux.

Mais sur le chemin de halage quelque chose remuait doucement, avançant à peine. C’était une femme traînant un âne. La bête, ankylosée, raide et rétive, allongeait une jambe de temps en temps, cédant aux efforts de sa compagne quand elle ne pouvait plus s’y refuser; et elle allait ainsi le cou tendu, les oreilles couchées, si lentement qu’on ne pouvait prévoir quand elle serait hors de vue.

La femme tirait, courbée en deux, et se retournait parfois pour frapper l’âne avec une branche.

Labouise, l’ayant aperçue, prononça:

– Ohé! Mailloche?

Mailloche répondit:

– Qué qu’y a?

– Veux-tu rigoler?

– Tout de même.

– Allons, secoue-toi, ma sœur, j’allons rire.

Et Chicot prit les avirons.

Quand il eut traversé le fleuve et qu’il fut en face du groupe, il cria:

– Ohé, ma sœur!

La femme cessa de traîner sa bourrique et regarda. Labouise reprit:

– Vas-tu à la foire aux locomotives?

La femme ne répondit rien. Chicot continua:

– Ohé! dis, il a été primé à la course, ton bourri. Ousque tu l’ conduis, de c’te vitesse?

La femme, enfin, répondit:

– Je vas chez Macquart, aux Champioux, pour l’ faire abattre. Il ne vaut pu rien.

Labouise répondit:

– J’ te crois. Et combien qu’y t’en donnera, Macquart?

La femme, qui s’essuyait le front du revers de la main, hésita:

– J’ sais ti? P’t-être trois francs, p’t-être quatre?

Chicot s’écria:

 

– J’ t’en donne cent sous, et v’là ta course faite, c’est pas peu.

La femme, après une courte réflexion, prononça:

– C’est dit.

Et les ravageurs abordèrent.

Labouise saisit la bride de l’animal. Maillochon, surpris, demanda:

– Qué que tu veux faire de c’te peau?

Chicot, cette fois, ouvrit son autre œil pour exprimer sa gaieté. Toute sa figure rouge grimaçait de joie; il gloussa:

– Aie pas peur, ma sœur, j’ai mon truc.

Il donna cent sous à la femme, qui s’assit sur le fossé pour voir ce qui allait arriver.

Alors Labouise, en belle humeur, alla chercher le fusil, et le tendant à Maillochon:

– Chacun son coup, ma vieille; nous allons chasser le gros gibier, ma sœur, pas si près que ça, nom d’un nom, tu vas l’ tuer du premier. Faut faire durer l’ plaisir un peu.

Et il plaça son compagnon à quarante pas de la victime. L’âne, se sentant libre, essayait de brouter l’herbe haute de la berge, mais il était tellement exténué qu’il vacillait sur ses jambes comme s’il allait tomber.

Maillochon l’ajusta lentement et dit:

– Un coup de sel aux oreilles, attention, Chicot.

Et il tira.

Le plomb menu cribla les longues oreilles de l’âne, qui se mit à les secouer vivement, les agitant tantôt l’une après l’autre, tantôt ensemble, pour se débarrasser de ce picotement.

Les deux hommes riaient à se tordre, courbés, tapant du pied. Mais la femme indignée s’élança, ne voulant pas qu’on martyrisât son bourri, offrant de rendre les cent sous, furieuse et geignante.

Labouise la menaça d’une tripotée et fit mine de relever ses manches. Il avait payé, n’est-ce pas? Alors zut. Il allait lui en tirer un dans les jupes, pour lui montrer qu’on ne sentait rien.

Et elle s’en alla en les menaçant des gendarmes. Longtemps ils l’entendirent qui criait des injures plus violentes à mesure qu’elle s’éloignait.

Maillochon tendit le fusil à son camarade.

– A toi, Chicot.

Labouise ajusta et fit feu. L’âne reçut la charge dans les cuisses, mais le plomb était si petit et tiré de si loin qu’il se crut sans doute piqué des taons. Car il se mit à s’émoucher de sa queue avec force, se battant les jambes et le dos.

Labouise s’assit pour rire à son aise, tandis que Maillochon rechargeait l’arme, si joyeux qu’il semblait éternuer dans le canon.

Il s’approcha de quelques pas et, visant le même endroit que son camarade, il tira de nouveau. La bête, cette fois, fit un soubresaut, essaya de ruer, tourna la tête. Un peu de sang coulait enfin. Elle avait été touchée profondément, et une souffrance aiguë se déclara, car elle se mit à fuir sur la berge, d’un galop lent, boiteux et saccadé.

Les deux hommes s’élancèrent à sa poursuite, Maillochon à grandes enjambées, Labouise à pas pressés, courant d’un trot essoufflé de petit homme.

Mais l’âne, à bout de forces, s’était arrêté, et il regardait, d’un œil éperdu, venir ses meurtriers. Puis, tout à coup, il tendit la tête et se mit à braire.

Labouise, haletant, avait pris le fusil. Cette fois, il s’approcha tout près, n’ayant pas envie de recommencer la course.

Quand le baudet eut fini de pousser sa plainte lamentable, comme un appel de secours, un dernier cri d’impuissance, l’homme, qui avait son idée, cria: «Mailloche, ohé! ma sœur, amène-toi, je vas lui faire prendre médecine.» Et, tandis que l’autre ouvrait de force la bouche serrée de l’animal, Chicot lui introduisait au fond du gosier le canon de son fusil, comme s’il eût voulu lui faire boire un médicament; puis il dit:

– Ohé! ma sœur, attention, je verse la purge.

Et il appuya sur la gâchette. L’âne recula de trois pas, tomba sur le derrière, tenta de se relever et s’abattit à la fin sur le flanc en fermant les yeux. Tout son vieux corps pelé palpitait; ses jambes s’agitaient comme s’il eût voulu courir. Un flot de sang lui coulait entre les dents. Bientôt il ne remua plus. Il était mort.

Les deux hommes ne riaient pas, ça avait été fini trop vite, ils étaient volés.

Maillochon demanda:

– Eh bien, qué que j’en faisons à c’t’ heure?

Labouise répondit:

– Aie pas peur, ma sœur, embarquons-le, j’allons rigoler à la nuit tombée.

Et ils allèrent chercher la barque. Le cadavre de l’animal fut couché dans le fond, couvert d’herbes fraîches, et les deux rôdeurs, s’étendant dessus, se rendormirent.

Vers midi, Labouise tira des coffres secrets de leur bateau vermoulu et boueux un litre de vin, un pain, du beurre et des oignons crus, et ils se mirent à manger.

Quand leur repas fut terminé, ils se couchèrent de nouveau sur l’âne mort et recommencèrent à dormir. A la nuit tombante, Labouise se réveilla et, secouant son camarade, qui ronflait comme un orgue, il commanda:

– Allons, ma sœur, en route.

Et Maillochon se mit à ramer. Ils remontaient la Seine tout doucement, ayant du temps devant eux. Ils longeaient les berges couvertes de lis d’eau fleuris, parfumées par les aubépines penchant sur le courant leurs touffes blanches; et la lourde barque, couleur de vase, glissait sur les grandes feuilles plates des nénuphars, dont elle courbait les fleurs pâles, rondes et fendues comme des grelots, qui se redressaient ensuite.

Lorsqu’ils furent au mur de l’Éperon, qui sépare la forêt de Saint-Germain du parc de Maisons-Laffitte, Labouise arrêta son camarade et lui exposa son projet, qui agita Maillochon d’un rire silencieux et prolongé.

Ils jetèrent à l’eau les herbes étendues sur le cadavre, prirent la bête par les pieds, la débarquèrent et s’en furent la cacher dans un fourré.

Puis ils remontèrent dans leur barque et gagnèrent Maisons-Laffitte.

La nuit était tout à fait noire quand ils entrèrent chez le père Jules, traiteur et marchand de vins. Dès qu’il les aperçut, le commerçant s’approcha, leur serra les mains et prit place à leur table, puis on causa de choses et d’autres.

Vers onze heures, le dernier consommateur étant parti, le père Jules, clignant de l’œil, dit à Labouise:

– Hein, y en a-t-il?

Labouise fit un mouvement de tête et prononça:

– Y en a et y en a pas, c’est possible.

Le restaurateur insistait:

– Des gris, rien que des gris, peut-être?

Alors, Chicot, plongeant la main dans sa chemise de laine, tira les oreilles d’un lapin et déclara:

– Ça vaut trois francs la paire.

Alors, une longue discussion commença sur le prix. On convint de deux francs soixante-cinq. Et les deux lapins furent livrés.

Comme les maraudeurs se levaient, le père Jules qui les guettait, prononça:

– Vous avez autre chose, mais vous ne voulez pas le dire.

Labouise riposta:

– C’est possible, mais pas pour toi, t’es trop chien.

L’homme, allumé, le pressait.

– Hein, du gros, allons, dis quoi, on pourra s’entendre.

Labouise, qui semblait perplexe, fit mine de consulter Maillochon de l’œil, puis il répondit d’une voix lente:

– V’là l’affaire. J’étions embusqués à l’Éperon quand quéque chose nous passe dans le premier buisson à gauche, au bout du mur.

Mailloche y lâche un coup, ça tombe. Et je filons, vu les gardes. Je peux pas te dire ce que c’est, vu que je l’ignore. Pour gros, c’est gros. Mais quoi? si je te le disais, je te tromperais, et tu sais, ma sœur, entre nous, cœur sur la main.

L’homme, palpitant, demanda:

– C’est-i pas un chevreuil?

Labouise reprit:

– Ça s’ peut bien, ça ou autre chose? Un chevreuil?.. oui… C’est p’t-être pu gros? Comme qui dirait une biche. Oh! j’ te dis pas qu’ c’est une biche, vu que j’ l’ignore, mais ça s’ peut!

Le gargotier insistait:

– P’t-être un cerf?

Labouise étendit la main:

– Ça, non! Pour un cerf, c’est pas un cerf, j’ te trompe pas, c’est pas un cerf. J’ l’aurais vu, attendu les bois. Non, pour un cerf, c’est pas un cerf.

– Pourquoi que vous l’avez pas pris? demanda l’homme.

– Pourquoi, ma sœur, parce que je vendons sur place, désormais. J’ai preneur. Tu comprends, on va flâner par là, on trouve la chose, on s’en empare. Pas de risques pour Bibi. Voilà.

Le fricotier, soupçonneux, prononça:

– S’il n’y était pu, maintenant.

Mais Labouise leva de nouveau la main:

– Pour y être, il y est, je te l’ promets, je te l’ jure. Dans le premier buisson à gauche. Pour ce que c’est, je l’ignore. J’ sais que c’est pas un cerf, ça, non, j’en suis sûr. Pour le reste, à toi d’y aller voir. C’est vingt francs sur place, ça te va-t-il?

L’homme hésitait encore:

– Tu ne pourrais pas me l’apporter?

Maillochon prit la parole:

– Alors pu de jeu. Si c’est un chevreuil, cinquante francs; si c’est une biche, soixante-dix; v’là nos prix.

Le gargotier se décida:

– Ça va pour vingt francs. C’est dit. Et on se tapa dans la main.

Puis il sortit de son comptoir quatre grosses pièces de cent sous que les deux amis empochèrent.