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Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10

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Maze avait soudain compris que la vraie force est dans le calme et l’ironie; mais, blessé dans toutes ses vanités, il voulut frapper au cœur son ennemi, et reprit d’un ton protecteur, d’un ton de conseiller bienveillant, avec une rage dans les yeux: «Mon cher Lesable, vous passez les bornes. Je comprends d’ailleurs votre dépit; il est fâcheux de perdre une fortune et de la perdre pour si peu, pour une chose si facile, si simple… Tenez, si vous voulez, je vous rendrai ce service-là, moi, pour rien, en bon camarade. C’est l’affaire de cinq minutes…»

Il parlait encore, il reçut en pleine poitrine l’encrier du père Savon que Lesable lui lançait. Un flot d’encre lui couvrit le visage, le métamorphosant en nègre avec une rapidité surprenante. Il s’élança, roulant des yeux blancs, la main levée pour frapper. Mais Cachelin couvrit son gendre, arrêtant à bras-le-corps le grand Maze, et, le bousculant, le secouant, le bourrant de coups, il le rejeta contre le mur. Maze se dégagea d’un effort violent, ouvrit la porte, cria vers les deux hommes: «Vous allez avoir de mes nouvelles!» et il disparut.

Pitolet et Boissel le suivirent. Boissel expliqua sa modération, par la crainte qu’il avait eue de tuer quelqu’un en prenant part à la lutte.

Aussitôt rentré dans son bureau, Maze tenta de se nettoyer, mais il n’y put réussir; il était teint avec une encre à fond violet, dite indélébile et ineffaçable. Il demeurait devant sa glace, furieux et désolé, et se frottant la figure rageusement avec sa serviette roulée en bouchon. Il n’obtint qu’un noir plus riche, nuancé de rouge, le sang affluant à la peau.

Boissel et Pitolet l’avaient suivi et lui donnaient des conseils. Selon celui-ci, il fallait se laver le visage avec de l’huile d’olive pure; selon celui-là, on réussirait avec de l’ammoniaque. Le garçon de bureau fut envoyé pour demander conseil à un pharmacien. Il rapporta un liquide jaune et une pierre ponce. On n’obtint aucun résultat.

Maze, découragé, s’assit et déclara: «Maintenant, il reste à vider la question d’honneur. Voulez-vous me servir de témoins et aller demander à M. Lesable, soit des excuses suffisantes, soit une réparation par les armes?»

Tous deux acceptèrent et on se mit à discuter la marche à suivre. Ils n’avaient aucune idée de ces sortes d’affaires, mais ne voulaient pas l’avouer, et, préoccupés par le désir d’être corrects, ils émettaient des opinions timides et diverses. Il fut décidé qu’on consulterait un capitaine de frégate détaché au ministère pour diriger le service des charbons. Il n’en savait pas plus qu’eux. Après avoir réfléchi, il leur conseilla néanmoins d’aller trouver Lesable et de le prier de les mettre en rapport avec deux amis.

Comme ils se dirigeaient vers le bureau de leur confrère, Boissel s’arrêta soudain: «Ne serait-il pas urgent d’avoir des gants?»

Pitolet hésita une seconde: «Oui, peut-être.» Mais pour se procurer des gants, il fallait sortir, et le chef ne badinait pas. On renvoya donc le garçon de bureau chercher un assortiment chez un marchand. La couleur les arrêta longtemps. Boissel les voulait noirs; Pitolet trouvait cette teinte déplacée dans la circonstance. Ils les prirent violets.

En voyant entrer ces deux hommes gantés et solennels, Lesable leva la tête et demanda brusquement: «Qu’est-ce que vous voulez?»

Pitolet répondit: «Monsieur, nous sommes chargés par notre ami M. Maze de vous demander soit des excuses, soit une réparation par les armes, pour les voies de fait auxquelles vous vous êtes livré sur lui.»

Mais Lesable, encore exaspéré, cria: «Comment! il m’insulte, et il vient encore me provoquer? Dites-lui que je le méprise, que je méprise ce qu’il peut dire ou faire.»

Boissel, tragique, s’avança: «Vous allez nous forcer, monsieur, à publier dans les journaux un procès-verbal qui vous sera fort désagréable.»

Pitolet, malin, ajouta: «Et qui pourra nuire gravement à votre honneur et à votre avancement futur.»

Lesable, atterré, les regardait. Que faire? Il songea à gagner du temps: «Messieurs, vous aurez ma réponse dans dix minutes. Voulez-vous l’attendre dans le bureau de M. Pitolet?»

Dès qu’il fut seul, il regarda autour de lui, comme pour chercher un conseil, une protection.

Un duel! Il allait avoir un duel!

Il restait palpitant, effaré, en homme paisible qui n’a jamais songé à cette possibilité, qui ne s’est point préparé à ces risques, à ces émotions, qui n’a point fortifié son courage dans la prévision de cet événement formidable. Il voulut se lever et retomba assis, le cœur battant, les jambes molles. Sa colère et sa force avaient tout à coup disparu. Mais la pensée de l’opinion du ministère et du bruit que la chose allait faire à travers les bureaux réveilla son orgueil défaillant, et, ne sachant que résoudre, il se rendit chez le chef pour prendre son avis.

M. Torchebeuf fut surpris et demeura perplexe. La nécessité d’une rencontre armée ne lui apparaissait pas; et il songeait que tout cela allait encore désorganiser son service. Il répétait: «Moi, je ne puis rien vous dire. C’est là une question d’honneur qui ne me regarde pas. Voulez-vous que je vous donne un mot pour le commandant Bouc? c’est un homme compétent en la matière et il pourra vous guider.»

Lesable accepta et alla trouver le commandant qui consentit même à être son témoin; il prit un sous-chef pour le seconder.

Boissel et Pitolet les attendaient, toujours gantés. Ils avaient emprunté deux chaises dans un bureau voisin afin d’avoir quatre sièges.

On se salua gravement, on s’assit. Pitolet prit la parole et exposa la situation. Le commandant, après l’avoir écouté, répondit: «La chose est grave, mais ne me paraît pas irréparable; tout dépend des intentions.» C’était un vieux marin sournois qui s’amusait.

Et une longue discussion commença, où furent élaborés successivement quatre projets de lettres, les excuses devant être réciproques. Si M. Maze reconnaissait n’avoir pas eu l’intention d’offenser, dans le principe, M. Lesable, celui-ci s’empresserait d’avouer tous ses torts en lançant l’encrier, et s’excuserait de sa violence inconsidérée.

Et les quatre mandataires retournèrent vers leurs clients.

Maze, assis maintenant devant sa table, agité par l’émotion du duel possible, bien que, s’attendant à voir reculer son adversaire, regardait successivement l’une et l’autre de ses joues dans un de ces petits miroirs ronds, en étain, que tous les employés cachent dans leur tiroir pour faire, avant le départ du soir, la toilette de leur barbe, de leurs cheveux et de leur cravate.

Il lut les lettres qu’on lui soumettait et déclara avec une satisfaction visible: «Cela me paraît fort honorable. Je suis prêt à signer.»

Lesable, de son côté, avait accepté sans discussion la rédaction de ses témoins, en déclarant: «Du moment que c’est là votre avis, je ne puis qu’acquiescer.»

Et les quatre plénipotentiaires se réunirent de nouveau. Les lettres furent échangées; on se salua gravement, et, l’incident vidé, on se sépara.

Une émotion extraordinaire régnait dans l’administration. Les employés allaient aux nouvelles, passaient d’une porte à l’autre, s’abordaient dans les couloirs.

Quand on sut l’affaire terminée, ce fut une déception générale. Quelqu’un dit: «Ça ne fait toujours pas un enfant à Lesable.» Et le mot courut. Un employé rima une chanson.

Mais, au moment où tout semblait fini, une difficulté surgit, soulevée par Boissel: «Quelle devait être l’attitude des deux adversaires quand ils se trouveraient face à face? Se salueraient-ils? Feindraient-ils de ne se point connaître?» Il fut décidé qu’ils se rencontreraient, comme par hasard, dans le bureau du chef et qu’ils échangeraient, en présence de M. Torchebeuf, quelques paroles de politesse.

Cette cérémonie fut aussitôt accomplie; et Maze, ayant fait demander un fiacre, rentra chez lui pour essayer de se nettoyer la peau.

Lesable et Cachelin remontèrent ensemble, sans parler, exaspérés l’un contre l’autre, comme si ce qui venait d’arriver eût dépendu de l’un ou de l’autre. Dès qu’il fut rentré chez lui, Lesable jeta violemment son chapeau sur la commode et cria vers sa femme:

«J’en ai assez, moi. J’ai un duel pour toi, maintenant!»

Elle le regarda, surprise, irritée déjà.

– «Un duel, pourquoi cela?

– «Parce que Maze m’a insulté à ton sujet.»

Elle s’approcha: «A mon sujet? Comment?»

Il s’était assis rageusement dans un fauteuil. Il reprit: «Il m’a insulté… Je n’ai pas besoin de t’en dire plus long.»

Mais elle voulait savoir: «J’entends que tu me répètes les propos qu’il a tenus sur moi.»

Lesable rougit, puis balbutia: «Il m’a dit… il m’a dit… C’est à propos de ta stérilité.»

Elle eut une secousse; puis une fureur la souleva, et la rudesse paternelle transperçant sa nature de femme, elle éclata: «Moi!.. Je suis stérile, moi? Qu’est-ce qu’il en sait, ce manant-là? Stérile avec toi, oui, parce que tu n’es pas un homme! Mais si j’avais épousé quelqu’un, n’importe qui, entends-tu, j’en aurais eu des enfants. Ah! je te conseille de parler! Cela me coûte cher d’avoir épousé une chiffe comme toi!.. Et qu’est-ce que tu as répondu à ce gueux?»

Lesable, effaré devant cet orage, bégaya:

«Je l’ai… souffleté.»

Elle le regarda, étonnée: «Et qu’est-ce qu’il a fait, lui?

– «Il m’a envoyé des témoins. Voilà!»

Elle s’intéressait maintenant à cette affaire, attirée, comme toutes les femmes, vers les aventures dramatiques, et elle demanda, adoucie tout à coup, prise soudain d’une certaine estime pour cet homme qui allait risquer sa vie: «Quand est-ce que vous vous battez?»

Il répondit tranquillement: «Nous ne nous battons pas; la chose a été arrangée par les témoins. Maze m’a fait des excuses.»

Elle le dévisagea, outrée de mépris: «Ah! on m’a insultée devant toi, et tu as laissé dire, et tu ne te bats point! Il ne te manquait plus que d’être un poltron!»

 

Il se révolta: «Je t’ordonne de te taire. Je sais mieux que toi ce qui regarde mon honneur. D’ailleurs, voici la lettre de M. Maze. Tiens, lis, et tu verras.»

Elle prit le papier, parcourut, le devina tout, et ricanant:

«Toi aussi tu as écrit une lettre? Vous avez eu peur l’un de l’autre. Oh! que les hommes sont lâches! Si nous étions à votre place, nous autres… Enfin, là dedans, c’est moi qui ai été insultée, moi, ta femme, et tu te contentes de cela! Ça ne m’étonne plus si tu n’es pas capable d’avoir un enfant. Tout se tient. Tu es aussi… mollasse devant les femmes que devant les hommes. Ah! j’ai pris là un joli coco!»

Elle avait trouvé soudain la voix et les gestes de Cachelin, des gestes canailles de vieux troupier et des intonations d’homme.

Debout devant lui, les mains sur les hanches, haute, forte, vigoureuse, la poitrine ronde, la face rouge, la voix profonde et vibrante, le sang colorant ses joues fraîches de belle fille, elle regardait, assis devant elle, ce petit homme pâle, un peu chauve, rasé, avec ses courts favoris d’avocat. Elle avait envie de l’étrangler, de l’écraser.

Et elle répéta: «Tu n’es capable de rien, de rien. Tu laisses même tout le monde te passer sur le dos comme employé!»

La porte s’ouvrit; Cachelin parut, attiré par le bruit des voix, et il demanda: «Qu’est-ce qu’il y a?»

Elle se retourna: «Je dis son fait à ce pierrot-là!»

Et Lesable, levant les yeux, s’aperçut de leur ressemblance. Il lui sembla qu’un voile se levait qui les lui montrait tels qu’ils étaient, le père et la fille, du même sang, de la même race commune et grossière. Il se vit perdu, condamné à vivre entre les deux, toujours.

Cachelin déclara: «Si seulement on pouvait divorcer. Ça n’est pas agréable d’avoir épousé un chapon.»

Lesable se dressa d’un bond, tremblant de fureur, éclatant à ce mot. Il marcha vers son beau-père, en bredouillant: «Sortez d’ici!.. Sortez!.. Vous êtes chez moi, entendez-vous… Je vous chasse…» Et il saisit sur la commode une bouteille pleine d’eau sédative qu’il brandissait comme une massue.

Cachelin, intimidé, sortit à reculons en murmurant: «Qu’est-ce qui lui prend, maintenant?»

Mais la colère de Lesable ne s’apaisa point; c’en était trop. Il se tourna vers sa femme, qui le regardait toujours, un peu étonnée de sa violence, et il cria, après avoir posé sa bouteille sur le meuble: «Quant à toi… quant à toi…» Mais, comme il ne trouvait rien à dire, n’ayant pas de raisons à donner, il demeurait en face d’elle, le visage décomposé, la voix changée.

Elle se mit à rire.

Devant cette gaieté qui l’insultait encore, il devint fou, et s’élançant, il la saisit au cou de la main gauche, tandis qu’il la giflait furieusement de la droite. Elle reculait, éperdue, suffoquant. Elle rencontra le lit et s’abattit dessus à la renverse. Il ne la lâchait point et frappait toujours. Tout à coup il se releva, essoufflé, épuisé; et, honteux soudain de sa brutalité, il balbutia: «Voilà… voilà… voilà ce que c’est.»

Mais elle ne remuait point, comme s’il l’eût tuée. Elle restait sur le dos, au bord de la couche, la figure cachée maintenant dans ses deux mains. Il s’approcha, gêné, se demandant ce qui allait arriver et attendant qu’elle découvrît son visage pour voir ce qui se passait en elle. Au bout de quelques minutes, son angoisse grandissant, il murmura: «Cora! dis, Cora!» Elle ne répondit point et ne bougea pas. Qu’avait-elle? Que faisait-elle? Qu’allait-elle faire surtout?

Sa rage passée, tombée aussi brusquement qu’elle s’était éveillée, il se sentait odieux, presque criminel. Il avait battu une femme, sa femme, lui, l’homme sage et froid, l’homme bien élevé et toujours raisonnable. Et dans l’attendrissement de la réaction, il avait envie de demander pardon, de se mettre à genoux, d’embrasser cette joue frappée et rouge. Il toucha, du bout du doigt, doucement, une des mains étendues sur ce visage invisible. Elle sembla ne rien sentir. Il la flatta, la caressant comme on caresse un chien grondé. Elle ne s’en aperçut pas. Il dit encore: «Cora, écoute, Cora, j’ai eu tort, écoute.» Elle semblait morte. Alors il essaya de soulever cette main. Elle se détacha facilement, et il vit un œil ouvert qui le regardait, un œil fixe, inquiétant et troublant.

Il reprit: «Écoute, Cora, je me suis laissé emporter par la colère. C’est ton père qui m’avait poussé à bout. On n’insulte pas un homme ainsi.»

Elle ne répondit rien, comme si elle n’entendait pas. Il ne savait que dire, que faire. Il l’embrassa près de l’oreille, et, en se relevant, il vit une larme au coin de l’œil, une grosse larme qui se détacha et roula vivement sur la joue; et la paupière s’agitait, se fermait coup sur coup.

Il fut saisi de chagrin, pénétré d’émotion, et, ouvrant les bras, il s’étendit sur sa femme; il écarta l’autre main avec ses lèvres, et lui baisant toute la figure, il la priait: «Ma pauvre Cora, pardonne-moi, dis, pardonne-moi.»

Elle pleurait toujours; sans bruit, sans sanglots, comme on pleure des chagrins profonds.

Il la tenait serrée contre lui, la caressant, lui murmurant dans l’oreille tous les mots tendres qu’il pouvait trouver. Mais elle demeurait insensible. Cependant, elle cessa de pleurer. Ils restèrent longtemps ainsi, étendus et enlacés.

La nuit venait, emplissant d’ombre la petite chambre; et lorsque la pièce fut bien noire, il s’enhardit et sollicita son pardon de manière à raviver leurs espérances.

Lorsqu’ils se furent relevés, il avait repris sa voix et sa figure ordinaires, comme si rien ne s’était passé. Elle paraissait au contraire attendrie, parlait d’un ton plus doux que de coutume, regardait son mari avec des yeux soumis, presque caressants, comme si cette correction inattendue eût détendu ses nerfs et amolli son cœur. Il prononça tranquillement: «Ton père doit s’ennuyer, tout seul chez lui; tu devrais bien aller le chercher. Il serait temps de dîner, d’ailleurs.» Elle sortit.

Il était sept heures, en effet, et la petite bonne annonça la soupe; puis Cachelin, calme et souriant, reparut avec sa fille. On se mit à table et on causa, ce soir-là, avec plus de cordialité qu’on n’avait fait depuis longtemps, comme si quelque chose d’heureux était arrivé pour tout le monde.

V

Mais leurs espérances toujours entretenues, toujours renouvelées, n’aboutissaient jamais à rien. De mois en mois leurs attentes déçues, malgré la persistance de Lesable et la bonne volonté de sa compagne, les enfiévraient d’angoisse. Chacun sans cesse reprochait à l’autre leur insuccès, et l’époux désespéré, amaigri, fatigué, avait à souffrir surtout de la grossièreté de Cachelin qui ne l’appelait plus, dans leur intimité guerroyante, que «M. Lecoq», en souvenir sans doute de ce jour où il avait failli recevoir une bouteille par la figure pour avoir prononcé le mot Chapon.

Sa fille et lui, ligués d’instinct, enragés par la pensée constante de cette grosse fortune si proche et impossible à saisir, ne savaient qu’inventer pour humilier et torturer cet impotent d’où venait leur malheur.

En se mettant à table, Cora, chaque jour, répétait: «Nous avons peu de chose pour le dîner. Il en serait autrement si nous étions riches. Ce n’est pas ma faute.»

Quand Lesable partait pour son bureau, elle lui criait du fond de sa chambre: «Prends ton parapluie pour ne pas me revenir sale comme une roue d’omnibus. Après tout, ce n’est pas ma faute si tu es encore obligé de faire ce métier de gratte-papier.»

Quand elle allait sortir elle-même, elle ne manquait jamais de s’écrier: «Dire que si j’avais épousé un autre homme j’aurais une voiture à moi.»

A toute heure, en toute occasion, elle pensait à cela, piquait son mari d’un reproche, le cinglait d’une injure, le faisait seul coupable, le rendait seul responsable de la perte de cet argent qu’elle aurait possédé.

Un soir enfin, perdant encore patience, il s’écria: «Mais nom d’un chien! te tairas-tu à la fin? D’abord c’est ta faute à toi seule, entends-tu, si nous n’avons pas d’enfant, parce que j’en ai un, moi…»

Il mentait, préférant tout à cet éternel reproche et à cette honte de paraître impuissant.

Elle le regarda, étonnée d’abord, cherchant la vérité dans ses yeux, puis ayant compris, et pleine de dédain: «Tu as un enfant, toi?»

Il répondit effrontément: «Oui, un enfant naturel que je fais élever à Asnières.»

Elle reprit avec tranquillité: «Nous irons le voir demain pour que je me rende compte comment il est fait.»

Mais il rougit jusqu’aux oreilles en balbutiant: «Comme tu voudras.»

Elle se leva, le lendemain, dès sept heures, et comme il s’étonnait: «Mais n’allons-nous pas voir ton enfant? Tu me l’as promis hier soir. Est-ce que tu n’en aurais plus aujourd’hui, par hasard?»

Il sortit de son lit brusquement: «Ce n’est pas mon enfant que nous allons voir, mais un médecin; et il te dira ton fait.»

Elle répondit, en femme sûre d’elle: «Je ne demande pas mieux.»

Cachelin se chargea d’annoncer au ministère que son gendre était malade; et le ménage Lesable, renseigné par un pharmacien voisin, sonnait à une heure précise à la porte du docteur Lefilleul, auteur de plusieurs ouvrages sur l’hygiène de la génération.

Ils entrèrent dans un salon blanc à filets d’or, mal meublé, qui semblait nu et inhabité malgré le nombre des sièges. Ils s’assirent. Lesable se sentait ému, tremblant, honteux aussi. Leur tour vint et ils pénétrèrent dans une sorte de bureau où les reçut un gros homme de petite taille, cérémonieux et froid.

Il attendit qu’ils s’expliquassent; mais Lesable ne s’y hasardait point, rouge jusqu’aux oreilles. Sa femme alors se décida, et, d’une voix tranquille, en personne résolue à tout pour arriver à son but: «Monsieur, nous venons vous trouver parce que nous n’avons pas d’enfants. Une grosse fortune en dépend pour nous.»

La consultation fut longue, minutieuse et pénible. Seule Cora ne semblait point gênée, se prêtait à l’examen attentif du médecin en femme qu’anime et que soutient un intérêt plus haut.

Après avoir étudié pendant près d’une heure les deux époux, le praticien ne se prononça pas.

«Je ne constate rien, dit-il, rien d’anormal, ni rien de spécial. Le cas, d’ailleurs, se présente assez fréquemment. Il en est des corps comme des caractères. Lorsque nous voyons tant de ménages disjoints pour incompatibilité d’humeur, il n’est pas étonnant d’en voir d’autres stériles pour incompatibilité physique. Madame me paraît particulièrement bien constituée et apte à la génération. Monsieur, de son côté, bien que ne présentant aucun caractère de conformation en dehors de la règle, me semble affaibli, peut-être même par suite de son excessif désir de devenir père. Voulez-vous me permettre de vous ausculter?»

Lesable, inquiet, ôta son gilet et le docteur colla longtemps son oreille sur le thorax et dans le dos de l’employé, puis il le tapota obstinément depuis l’estomac jusqu’au cou et depuis les reins jusqu’à la nuque.

Il constata un léger trouble au premier temps du cœur, et même une menace du côté de la poitrine.

«Il faut vous soigner, monsieur, vous soigner attentivement. C’est de l’anémie, de l’épuisement, pas autre chose. Ces accidents, encore insignifiants, pourraient, en peu de temps, devenir incurables.»

Lesable, blême d’angoisse, demanda une ordonnance. On lui prescrivit un régime compliqué. Du fer, des viandes rouges, du bouillon dans le jour, de l’exercice, du repos et un séjour à la campagne pendant l’été. Puis le docteur leur donna des conseils pour le moment où il irait mieux. Il leur indiqua des pratiques usitées dans leur cas et qui avaient souvent réussi.

La consultation coûta quarante francs.

Lorsqu’ils furent dans la rue, Cora prononça, pleine de colère sourde et prévoyant l’avenir: «Me voilà bien lotie, moi!»

Il ne répondit pas. Il marchait dévoré de craintes, recherchant et pesant chaque parole du docteur. Ne l’avait-il pas trompé? Ne l’avait-il pas jugé perdu? Il ne pensait guère à l’héritage, maintenant, et à l’enfant! Il s’agissait de sa vie!

Il lui semblait entendre un sifflement dans ses poumons et sentir son cœur battre à coups précipités. En traversant les Tuileries il eut une faiblesse et désira s’asseoir. Sa femme, exaspérée, resta debout près de lui pour l’humilier, le regardant de haut en bas avec une pitié méprisante. Il respirait péniblement, exagérant l’essoufflement qui provenait de son émotion; et les doigts de la main gauche sur le pouls du poignet droit, il comptait les pulsations de l’artère.

Cora, qui piétinait d’impatience, demanda: «Est-ce fini, ces manières-là? Quand tu seras prêt?» Il se leva, comme se lèvent les victimes, et se remit en route sans prononcer une parole.

 

Quand Cachelin apprit le résultat de la consultation, il ne modéra point sa fureur. Il gueulait: «Nous voilà propres, ah bien! nous voilà propres.» Et il regardait son gendre avec des yeux féroces, comme s’il eût voulu le dévorer.

Lesable n’écoutait pas, n’entendait pas, ne pensant plus qu’à sa santé, à son existence menacée. Ils pouvaient crier, le père et la fille, ils n’étaient pas dans sa peau, à lui, et, sa peau, il la voulait garder.

Il eut des bouteilles de pharmacien sur sa table, et il dosait, à chaque repas, les médicaments, sous les sourires de sa femme et les rires bruyants de son beau-père. Il se regardait dans la glace à tout instant, posait à tout moment la main sur son cœur pour en étudier les secousses, et il se fit faire un lit dans une pièce obscure qui servait de garde-robe, ne voulant plus se trouver en contact charnel avec Cora.

Il éprouvait pour elle, maintenant, une haine apeurée, mêlée de mépris et de dégoût. Toutes les femmes, d’ailleurs, lui apparaissaient à présent comme des monstres, des bêtes dangereuses, ayant pour mission de tuer les hommes; et il ne pensait plus au testament de tante Charlotte que comme on pense à un accident passé dont on a failli mourir.

Des mois encore s’écoulèrent. Il ne restait plus qu’un an avant le terme fatal.

Cachelin avait accroché dans la salle à manger un énorme calendrier dont il effaçait un jour chaque matin, et l’exaspération de son impuissance, le désespoir de sentir de semaine en semaine lui échapper cette fortune, la rage de penser qu’il lui faudrait trimer encore au bureau, et vivre ensuite avec une retraite de deux mille francs, jusqu’à sa mort, le poussaient à des violences de paroles qui, pour moins que rien, seraient devenues des voies de fait.

Il ne pouvait regarder Lesable sans frémir d’un besoin furieux de le battre, de l’écraser, de le piétiner. Il le haïssait d’une haine désordonnée. Chaque fois qu’il le voyait ouvrir la porte, entrer, il lui semblait qu’un voleur pénétrait chez lui, qui l’avait dépouillé d’un bien sacré, d’un héritage de famille. Il le haïssait plus qu’on ne hait un ennemi mortel, et il le méprisait en même temps pour sa faiblesse, et surtout pour sa lâcheté, depuis qu’il avait renoncé à poursuivre l’espoir commun par crainte pour sa santé.

Lesable, en effet, vivait plus séparé de sa femme que si aucun lien ne les eût unis. Il ne l’approchait plus, ne la touchait plus, évitait même son regard, autant par honte que par peur.

Cachelin, chaque jour, demandait à sa fille: «Eh bien, ton mari s’est-il décidé?»

Elle répondait: «Non, papa.»

Chaque soir, à table, avaient lieu des scènes pénibles. Cachelin sans cesse répétait: «Quand un homme n’est pas un homme, il ferait mieux de crever pour céder la place à un autre.»

Et Cora ajoutait: «Le fait est qu’il y a des gens bien inutiles et bien gênants. Je ne sais pas trop ce qu’ils font sur la terre si ce n’est d’être à charge à tout le monde.»

Lesable buvait ses drogues et ne répondait pas. Un jour enfin, son beau-père lui cria: «Vous savez, vous, si vous ne changez pas d’allures, maintenant que vous allez mieux, je sais bien ce que fera ma fille!..»

Le gendre leva les yeux, pressentant un nouvel outrage, interrogeant du regard. Cachelin reprit: «Elle en prendra un autre que vous, parbleu! Et vous avez une rude chance que ce ne soit pas déjà fait. Quand on a épousé un paltoquet de votre espèce, tout est permis.»

Lesable, livide, répondit: «Ce n’est pas moi qui l’empêche de suivre vos bons conseils.»

Cora avait baissé les yeux. Et Cachelin, sentant vaguement qu’il venait de dire une chose trop forte, demeura un peu confus.

VI

Au ministère, les deux hommes semblaient vivre en assez bonne intelligence. Une sorte de pacte tacite s’était fait entre eux pour cacher à leurs collègues les batailles de leur intérieur. Ils s’appelaient «mon cher Cachelin» – «mon cher Lesable», et feignaient même de rire ensemble, d’être heureux et contents, satisfaits de leur vie commune.

Lesable et Maze, de leur côté, se comportaient l’un vis-à-vis de l’autre avec la politesse cérémonieuse d’adversaires qui ont failli se battre. Le duel raté dont ils avaient eu le frisson mettait entre eux une politesse exagérée, une considération plus marquée, et peut-être un désir secret de rapprochement, venu de la crainte confuse d’une complication nouvelle. On observait et on approuvait leur attitude d’hommes du monde qui ont eu une affaire d’honneur.

Ils se saluaient de fort loin, avec une gravité sévère, d’un fort coup de chapeau tout à fait digne.

Ils ne se parlaient pas, aucun des deux ne voulant ou n’osant prendre sur lui de commencer.

Mais un jour, Lesable, que le chef demandait immédiatement, se mit à courir pour marquer son zèle et, au détour du couloir, il alla donner de tout son élan dans le ventre d’un employé qui arrivait en sens inverse. C’était Maze. Ils reculèrent tous les deux, et Lesable demanda avec un empressement confus et poli: «Je ne vous ai point fait de mal, monsieur?»

L’autre répondit: «Nullement, monsieur.»

Depuis ce moment, ils jugèrent convenable d’échanger quelques paroles en se rencontrant. Puis, entrant en lutte de courtoisie, ils eurent des prévenances l’un pour l’autre, d’où naquit bientôt une certaine familiarité, puis une intimité que tempérait une réserve, l’intimité de gens qui s’étaient méconnus, mais dont une certaine hésitation craintive retient encore l’élan; puis, à force de politesses et de visites de pièce à pièce, une camaraderie s’établit.

Souvent ils bavardaient maintenant, en venant aux nouvelles dans le bureau du commis d’ordre. Lesable avait perdu de sa morgue d’employé sûr d’arriver, Maze mettait de côté sa tenue d’homme du monde; et Cachelin se mêlait à la conversation, semblait voir avec intérêt leur amitié. Quelquefois, après le départ du beau commis, qui s’en allait la taille droite, effleurant du front le haut de la porte, il murmurait en regardant son gendre: «En voilà un gaillard, au moins!»

Un matin, comme ils étaient là tous les quatre, car le père Savon ne quittait jamais sa copie, la chaise de l’expéditionnaire, sciée sans doute par quelque farceur, s’écroula sous lui, et le bonhomme roula sur le parquet en poussant un cri d’effroi.

Les trois autres se précipitèrent. Le commis d’ordre attribua cette machination aux communards et Maze voulait à toute force voir l’endroit blessé. Cachelin et lui essayèrent même de déshabiller le vieux pour le panser, disaient-ils. Mais il résistait désespérément, criant qu’il n’avait rien.

Quand la gaieté fut apaisée, Cachelin, tout à coup, s’écria: «Dites donc, monsieur Maze, vous ne savez pas, maintenant que nous sommes bien ensemble, vous devriez venir dîner dimanche à la maison. Ça nous ferait plaisir à tous, à mon gendre, à moi, et à ma fille qui vous connaît bien de nom, car on parle souvent du bureau. C’est dit, hein?»

Lesable joignit ses instances, mais plus froidement, à celles de son beau-père: «Venez donc, vous nous ferez grand plaisir.»

Maze hésitait, embarrassé, souriant au souvenir de tous les bruits qui couraient.

Cachelin le pressait: «Allons, c’est entendu?»

– «Eh bien! oui, j’accepte.»

Quand son père lui dit, en rentrant: «Tu ne sais pas, M. Maze vient dîner ici dimanche prochain», Cora, surprise d’abord, balbutia: «Monsieur Maze? – Tiens!»

Et elle rougit jusqu’aux cheveux, sans savoir pourquoi. Elle avait si souvent entendu parler de lui, de ses manières, de ses succès, car il passait dans le ministère pour entreprenant avec les femmes et irrésistible, qu’un désir de le connaître s’était éveillé en elle depuis longtemps.

Cachelin reprit en se frottant les mains: «Tu verras, c’est un rude gars, et un beau garçon. Il est haut comme un carabinier, il ne ressemble pas à ton mari, celui-là!»