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Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 08

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Je ne me suis pas offert cet exercice.

Cette petite et terrible bête habite aussi l’alfa, les pierres, tout endroit où elle trouve un abri. Quand on couche pour la première fois sur la terre, la pensée de ce reptile vous préoccupe; puis on y songe moins, puis on n’y songe plus. Quant aux scorpions, on les méprise. Ils sont d’ailleurs aussi communs là-bas que les araignées chez nous. Lorsqu’on en apercevait un auprès de notre campement, on l’entourait d’un cercle d’herbes sèches auquel on mettait le feu. La bête affolée, se sentant perdue, relevait sa queue, la ramenait en cercle au-dessus de sa tête et se tuait en se piquant elle-même. On m’a du moins affirmé qu’elle se tuait, car je l’ai toujours vue mourir dans la flamme.

Voici en quelle occasion je vis cette vipère pour la première fois.

Un après-midi, comme nous traversions une immense plaine d’alfa, mon cheval donna plusieurs fois de vives marques d’inquiétude. Il baissait la tête, reniflait, s’arrêtait, semblait suspecter chaque touffe. Je suis, je l’avoue, fort mauvais cavalier, et ces brusques arrêts, outre qu’ils m’emplissaient de méfiance sur mon équilibre, me jetaient brusquement dans l’estomac l’énorme piton de ma selle arabe. Le lieutenant, mon compagnon, riait de tout son cœur. Soudain ma bête fit un bond et se mit à regarder par terre quelque chose que je ne voyais point, en refusant obstinément d’avancer. Prévoyant une catastrophe, je préférai descendre, et je cherchai la cause de cet effroi. J’avais devant moi une maigre touffe d’alfa. Je la frappai, à tout hasard, d’un coup de bâton; et soudain, un petit reptile s’enfuit qui disparut dans la plante voisine.

C’était une léfaa.

Le soir de ce même jour, dans une plaine rocheuse et nue, mon cheval fit un nouvel écart. Je sautai à terre, persuadé que j’allais trouver une autre léfaa. Mais je ne vis rien. Puis, en remuant une pierre, une haute araignée, blonde comme le sable, svelte, singulièrement rapide, s’enfuit et disparut sous un roc avant que je pusse l’atteindre. Un spahi qui m’avait rejoint la nomma «un scorpion du vent», terme imagé pour exprimer sa vélocité. C’était, je crois, une tarentule.

Une nuit encore, pendant mon sommeil, quelque chose de glacé me toucha la figure. Je me dressai d’un bond, effaré; mais le sable, la tente, tout était perdu dans l’ombre, je ne distinguais que les grandes taches blanches des Arabes endormis autour de nous. Avais-je été mordu par une léfaa qui se promenait près de mon visage? Était-ce un scorpion? D’où venait ce contact froid sur ma face? Très anxieux, j’allumai notre lanterne; je baissai les yeux, le pied levé, prêt à frapper, et je vis un monstrueux crapaud, un de ces fantastiques crapauds blancs qu’on rencontre dans le désert, qui, le ventre gonflé, les pattes écartées, me regardait. La vilaine bête m’avait trouvé sans doute sur sa route habituelle et était venue se heurter à ma figure.

Comme vengeance, je le contraignis à fumer une cigarette. Il en est mort d’ailleurs. Voici comment on procède. On ouvre de force sa bouche étroite; on y introduit un bout du fin papier plein de tabac roulé, et on allume l’autre bout. L’animal suffoqué souffle de toute sa vigueur pour se débarrasser de cet instrument de supplice, puis, bon gré mal gré, il est ensuite contraint d’aspirer. Alors il souffle de nouveau, enflé, expirant et comique; et jusqu’au bout il faut qu’il fume, à moins qu’on ait pitié de lui. Il expire généralement étouffé et gros comme un ballon.

Comme sport saharien on fait souvent assister les étrangers à la lutte d’une léfaa et d’un ouran.

Qui de nous n’a rencontré dans le Midi tous ces pauvres petits lézards à queue coupée courant le long des vieux murs. On se demande d’abord quel est le mystère de ces queues absentes. Puis, un jour, comme on lisait à l’ombre d’une haie, on vit soudain une couleuvre jaillir d’une crevasse et s’élancer vers l’innocente et gentille bête se chauffant sur une pierre. Le lézard fuit, mais, plus rapide, le reptile l’a saisi par la queue, par sa longue queue mobile, et la moitié de ce membre reste entre les dents pointues de l’ennemi tandis que l’animal mutilé disparaît dans un trou.

Eh bien, l’ouran, qui n’est autre chose que le crocodile de terre dont parle Hérodote, sorte de gros lézard du Sahara, venge sa race sur la terrible léfaa.

Le combat de ces deux animaux est d’ailleurs plein d’intérêt. Il a lieu généralement dans une vieille caisse à savon. On y dépose le lézard qui se met à courir avec une singulière vitesse, cherchant à fuir; mais, dès qu’on a vidé dans la boîte le petit sac contenant la vipère, il devient immobile. Son œil seul remue très vite. Puis il fait quelques pas rapides, comme s’il glissait, pour se rapprocher de l’ennemi, et il attend. La léfaa, de son côté, considère le lézard, sent le danger et se prépare à la bataille; puis, d’une détente elle se jette sur lui. Mais il est déjà loin, filant comme une flèche, à peine visible dans sa course. Il attaque à son tour, revenu d’une lancée avec une surprenante rapidité. La léfaa s’est retournée, et tend vers lui sa petite gueule ouverte, prête à mordre de sa morsure foudroyante. Mais il a passé, frôlant le reptile qu’il regarde de nouveau, hors d’atteinte, de l’autre bout de la caisse.

Et cela dure un quart d’heure, vingt minutes, parfois davantage. La léfaa, exaspérée, se fâche, rampe vers l’ouran qui fuit sans cesse, plus souple que le regard, revient, tourne, s’arrête, repart, épuise et affole son redoutable adversaire. Puis soudain, ayant choisi l’instant, il file dessus si vite qu’on aperçoit seulement la vipère convulsée, étranglée par la forte mâchoire triangulaire du lézard qui l’a saisie par le cou, derrière les oreilles, juste à la place où la prennent les Arabes.

On songe, en voyant la lutte de ces petites bêtes au fond d’une caisse à savon, aux courses de taureaux d’Espagne dans les cirques majestueux. Il serait plus terrible cependant de déranger ces infimes combattants que d’affronter la colère beuglante de la grosse bête armée de cornes aiguës.

On rencontre souvent dans le Sahara un serpent affreux à voir, long souvent de plus d’un mètre et pas plus gros que le petit doigt. Aux environs de Bou-Saada ce reptile inoffensif inspire aux Arabes une terreur superstitieuse. Ils prétendent qu’il perce comme une balle les corps les plus durs, que rien ne peut arrêter son élan dès qu’il aperçoit un objet brillant. Un Arabe m’a raconté que son frère avait été traversé par une de ces bêtes qui du même choc avait tordu l’étrier. Il est évident que cet homme a simplement reçu une balle juste au moment où il apercevait le reptile.

Aux environs de Laghouat ce serpent n’inspire au contraire aucune terreur et les enfants le prennent dans leurs mains.

La pensée de tous ces redoutables habitants du désert m’empêcha quelque peu de dormir sous les roseaux de Raïane-Chergui. Tout frôlement auprès de mes oreilles me faisait me dresser brusquement.

Le jour baissait, je réveillai mes compagnons pour aller nous promener dans les dunes et tâcher de trouver quelque léfaa ou quelque poisson de sable.

L’animal qu’on appelle le poisson de sable et que les Arabes nomment dwb (on prononce dob) est une autre sorte de gros lézard qui vit dans les sables, y creuse son trou, et dont la chair est assez bonne, dit-on. Nous avons souvent suivi ses traces sans parvenir à en trouver un. Dans le sable on rencontre encore un tout petit insecte dont les mœurs sont bien curieuses: le fourmi-lion. Il forme un entonnoir un peu plus large qu’une pièce de cent sous, creux en proportion, et il s’installe dans le fond, en embuscade. Dès qu’une bête quelconque, araignée, larve ou autre, glisse sur les bords rapides de sa tanière, il lui lance coup sur coup des décharges de sable, l’étourdit, l’aveugle, la force à dégringoler jusqu’au bas de la pente! Alors il s’en empare et la mange.

Le fourmi-lion fut, ce jour-là, notre plus grande distraction. Puis le soir ramena le mouton rôti, le kous-kous et le lait aigre. Quand l’heure des repas approchait, je pensais souvent au café Anglais.

Puis on se coucha sur les tapis devant les tentes, la chaleur ne permettant pas de rester dessous. Et nous avions, l’un devant nous, l’autre derrière, ces deux voisins étranges: le sable houleux comme une mer agitée et le sel uni comme une mer calme.

Le lendemain on traversa les dunes. On eût dit l’Océan devenu poussière au milieu d’un ouragan; une tempête silencieuse de vagues énormes, immobiles, en sable jaune. Elles sont hautes comme des collines, ces vagues, inégales, différentes, soulevées tout à fait comme des flots déchaînés, mais plus grandes encore et striées comme de la moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant soleil du sud verse sa flamme implacable et directe.

Il faut gravir ces lames de cendre d’or, dégringoler de l’autre côté, gravir encore, gravir sans cesse, sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu’aux genoux et glissent en dévalant l’autre versant des surprenantes collines.

Nous ne parlions plus, accablés de chaleur et desséchés de soif comme ce désert ardent.

Parfois, dit-on, on est surpris dans ces vallons de sable par un incompréhensible phénomène que les Arabes considèrent comme un signe assuré de mort.

Quelque part, près de soi, dans une direction indéterminée, un tambour bat, le mystérieux tambour des dunes. Il bat distinctement, tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son roulement fantastique.

On ne connaît point, paraît-il, la cause de ce bruit surprenant. On l’attribue généralement à l’écho grossi, multiplié, démesurément enflé par les ondulations des dunes, d’une grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant des touffes d’herbes sèches, car on a toujours remarqué que le phénomène se produit dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil et dures comme du parchemin.

 

Ce tambour ne serait donc qu’une sorte de mirage du son.

Dès que nous fûmes sortis des dunes, nous aperçûmes trois cavaliers qui venaient au galop vers nous. Quand ils arrivèrent à cent pas environ, le premier mit pied à terre et s’approcha en boitant un peu. C’était un homme d’environ soixante ans, assez gros (ce qui est rare en ce pays), avec une dure physionomie arabe, des traits accentués, creusés, presque féroces. Il portait la croix de la Légion d’honneur. On le nommait Si Cherif ben Vhabeizzi, caïd des Oulad-Dia.

Il nous fit un long discours d’un air furieux pour nous inviter à entrer sous sa tente et à prendre une collation.

C’était la première fois que je pénétrais dans l’intérieur d’un chef nomade.

Un amoncellement de riches tapis de laine frisée couvrait le sol; d’autres tapis étaient dressés pour cacher la toile nue; d’autres tendus sur nos têtes formaient un épais, un impénétrable plafond. Des sortes de divans, ou plutôt de trônes, étaient aussi recouverts d’étoffes admirables; et une cloison faite de tentures orientales, coupant la tente en deux moitiés égales, nous séparait de la partie habitée par les femmes dont nous distinguions par moments les voix murmurantes.

On s’assit. Les deux fils du caïd prirent place auprès de leur père, qui se levait lui-même de temps en temps, disait un mot dans l’appartement voisin par-dessus la séparation; et une main invisible passait un plat fumant que le chef nous présentait aussitôt.

On entendait jouer et crier des petits enfants auprès de leurs mères. Quelles étaient ces femmes? elles nous regardaient sans doute par d’invisibles ouvertures, mais nous ne les pûmes point voir.

La femme arabe, en général, est petite, blanche comme du lait, avec une physionomie de jeune mouton. Elle n’a de pudeur que pour son visage. On rencontre celles du peuple allant au travail, la figure voilée avec soin, mais le corps couvert seulement de deux bandes de laine tombant l’une par devant, l’autre par derrière, et laissant voir, de profil, toute la personne.

A quinze ans ces misérables, qui seraient jolies, sont déformées, épuisées par les dures besognes. Elles peinent du matin au soir à toutes les fatigues, vont chercher l’eau à plusieurs kilomètres avec un enfant sur le dos. Elles semblent vieilles à vingt-cinq ans.

Leur visage, qu’on aperçoit parfois, est tatoué d’étoiles bleues sur le front, les joues et le menton. Le corps est épilé, par mesure de propreté. Il est fort rare d’apercevoir les femmes des Arabes riches.

On repartit aussitôt la collation achevée, et, le soir, nous arrivâmes au rocher de sel Khang-el-Melah.

C’est une sorte de montagne grise, verte, bleue, aux reflets métalliques, aux croupes singulières; une montagne de sel! Des eaux plus salées que l’Océan s’échappent de son pied et, volatilisées par la chaleur folle du soleil, laissent sur le sol une écume blanche, pareille à la bave des flots, une mousse de sel! On ne voit plus la terre, cachée sous une poudre légère, comme si quelque colosse se fût amusé à râper ce mont pour en semer la poussière alentour; et de gros blocs détachés gisent dans les enfoncements, des blocs de sel!

Sous ce rocher extraordinaire se creusent, paraît-il, des puits forts profonds qu’habitent des milliers de colombes.

Le lendemain nous étions à Djelfa.

Djelfa est une vilaine petite ville à la française, mais habitée par des officiers fort aimables qui en rendaient charmant le séjour.

Après un court repos, nous nous sommes remis en route.

Nous avons recommencé notre long voyage par les longues plaines nues. De temps en temps on rencontrait des troupeaux. Tantôt c’étaient des armées de moutons de la couleur du sable; tantôt à l’horizon se dessinaient des bêtes singulières que la distance faisait petites et qu’on eût prises, avec leur dos en bosse, leur grand cou recourbé, leur allure lente, pour des bandes de hauts dindons. Puis, en approchant, on reconnaissait des chameaux avec leur ventre gonflé des deux côtés comme un double ballon, comme une outre démesurée, leur ventre qui contient jusqu’à soixante litres d’eau. Eux aussi avaient la couleur du désert comme tous les êtres nés dans ces solitudes jaunes. Le lion, l’hyène, le chacal, le crapaud, le lézard, le scorpion, l’homme lui-même prennent là toutes les nuances du sol calciné, depuis le roux brûlant des dunes mouvantes jusqu’au gris pierreux des montagnes. Et la petite alouette des plaines est si pareille à la poussière de terre qu’on la voit seulement quand elle s’envole.

De quoi vivent donc les bêtes dans ces contrées arides, car elles vivent?

Pendant la saison des pluies, ces plaines se couvrent d’herbes en quelques semaines, puis le soleil, en quelques jours, dessèche et brûle cette rapide végétation. Alors ces plantes prennent elles-mêmes la couleur du sol; elles se cassent, s’émiettent, se répandent sur la terre comme une paille hachée menue et qu’on ne distingue même plus. Mais les troupeaux savent la trouver et s’en nourrissent. Ils vont devant eux, cherchant cette poudre d’herbes sèches. On dirait qu’ils mangent des pierres.

Que penserait un fermier normand en face de ces singuliers pâturages?

Puis nous avons traversé une région où on ne rencontrait même plus guère d’oiseaux. Les puits devenaient introuvables.

Nous regardions passer au loin de singulières petites colonnes de poussière qui ont l’air d’une fumée, tantôt droites, tantôt penchées ou tordues, et qui courent rapidement sur le sol, hautes de quelques mètres, larges au sommet et minces du pied.

Les remous de l’air, formant ventouse, soulèvent et entraînent ces nuées transparentes et vraiment fantastiques, qui seules mettent un mouvement en ces lieux lamentablement déserts.

Cinq cents mètres en avant de notre petite troupe, un cavalier servant de guide nous dirigeait à travers la morne et toute droite solitude. Pendant dix minutes, il allait au pas, immobile sur la selle, et chantant, en sa langue, une chanson traînante, avec ces rythmes étranges de là-bas. Nous imitions son allure. Puis soudain il partait au trot, à peine secoué, son grand bournous voltigeant, le corps d’aplomb, debout sur les étriers. Et nous partions derrière lui, jusqu’au moment où il s’arrêtait pour reprendre un train plus doux.

Je demandai à mon voisin:

– Comment peut-il nous conduire à travers ces espaces nus, sans points de repère!

Il me répondit:

– Quand il n’y aurait que les os des chameaux.

En effet, de quart d’heure en quart d’heure, nous rencontrions quelque ossement énorme rongé par les bêtes, cuit par le soleil, tout blanc, tachant le sable. C’était parfois un morceau de jambe, parfois un morceau de mâchoire, parfois un bout de colonne vertébrale.

– D’où viennent tous ces débris? demandai-je.

Mon voisin répliqua:

– Les convois laissent en route chaque animal qui ne peut plus suivre; et les chacals n’emportent pas tout.

Et pendant plusieurs journées nous avons continué ce voyage monotone, derrière le même Arabe, dans le même ordre, toujours à cheval, presque sans parler.

Or, un après-midi, comme nous devions, au soir, atteindre Bou-Saada, j’aperçus, très loin devant nous, une masse brune, grossie d’ailleurs par le mirage, et dont la forme m’étonna. A notre approche, deux vautours s’envolèrent. C’était une charogne encore baveuse malgré la chaleur, vernie par le sang pourri. La poitrine seule restait, les membres ayant été sans doute emportés par les voraces mangeurs de morts.

– «Nous avons des voyageurs devant nous,» dit le lieutenant.

Quelques heures après, on entrait dans une sorte de ravin, de défilé, fournaise effroyable, aux rochers dentelés comme des scies, pointus, rageurs, révoltés, semblait-il, contre ce ciel impitoyablement féroce. Un autre corps gisait là. Un chacal s’enfuit qui le dévorait.

Puis, au moment où l’on débouchait de nouveau dans une plaine, une masse grise, étendue devant nous, remua, et lentement, au bout d’un cou démesuré, je vis se dresser la tête d’un chameau agonisant. Il était là, sur le flanc, depuis deux ou trois jours peut-être, mourant de fatigue et de soif. Ses longs membres qu’on aurait dit brisés, inertes, mêlés, gisaient sur le sol de feu. Et lui, nous entendant venir, avait levé sa tête, comme un phare. Son front, rongé par l’inexorable soleil, n’était qu’une plaie, coulait; et son œil résigné nous suivit. Il ne poussa pas un gémissement, ne fit pas un effort pour se lever. On eût cru qu’il savait, qu’ayant déjà vu mourir ainsi beaucoup de ses frères dans ses longs voyages à travers les solitudes, il connaissait bien l’inclémence des hommes. C’était son tour, voilà tout. Nous passâmes.

Or, m’étant retourné longtemps après, j’aperçus encore, dressé sur le sable, le grand col de la bête abandonnée regardant jusqu’à la fin s’enfoncer à l’horizon les derniers vivants qu’elle dût voir.

Une heure plus tard ce fut un chien tapi contre un roc, la gueule ouverte, les crocs luisants, incapable de remuer une patte, l’œil tendu sur deux vautours qui, près de là, épluchaient leurs plumes en attendant sa mort. Il était tellement obsédé par la terreur des bêtes patientes, avides de sa chair, qu’il ne tourna pas la tête, qu’il ne sentit pas les pierres qu’un spahi lui lançait en passant.

Et soudain, à la sortie d’un nouveau défilé, j’aperçus devant moi l’oasis.

C’est une inoubliable apparition. On vient de traverser d’interminables plaines, de franchir des montagnes aiguës, pelées, calcinées, sans rencontrer un arbre, une plante, une feuille verte, et voici, devant vous, à vos pieds, une masse opaque de verdure sombre, quelque chose comme un lac de feuillage presque noir étendu sur le sable. Puis, derrière cette grande tache, le désert recommence, s’allongeant à l’infini jusqu’à l’insaisissable horizon où il se mêle au ciel.

La ville descend en pente jusqu’aux jardins.

Quelles villes, ces cités du Sahara! Une agglomération, un amoncellement de cubes de boue séchés au soleil. Toutes ces huttes carrées de fange durcie sont collées les unes contre les autres, de façon à laisser seulement entre leurs lignes capricieuses des espèces de galeries étroites, les rues, semblables à ces couloirs que trace un passage régulier de bêtes.

La cité entière d’ailleurs, cette pauvre cité de terre délayée, fait songer à des constructions d’animaux quelconques, à des habitations de castors, à des travaux informes accomplis sans outils, avec les moyens que la nature a laissés aux créatures d’ordre inférieur.

De place en place un palmier magnifique s’épanouit à vingt pieds du sol. Puis tout à coup on entre dans une forêt dont les allées sont enfermées entre deux hauts murs d’argile. A droite, à gauche, un peuple de dattiers ouvre ses larges parasols au-dessus des jardins, abritant de son ombre épaisse et fraîche la foule délicate des arbres fruitiers. Sous la protection de ces palmes géantes que le vent agite comme de larges éventails, poussent les vignes, les abricotiers, les figuiers, les grenadiers, et les légumes inestimables.

L’eau de la rivière, gardée en de larges réservoirs, est distribuée aux propriétés, comme le gaz en nos pays. Une administration sévère fait le compte de chaque habitant, qui, au moyen de longues rigoles, dispose de la source pendant une ou deux heures par semaine selon l’étendue de son domaine.

On estime la fortune par tête de palmier. Ces arbres, gardiens de la vie, protecteurs des sèves, plongent sans cesse leur pied dans l’eau tandis que leur front baigne dans le feu.

Le vallon de Bou-Saada qui amène la rivière aux jardins est merveilleux comme un paysage de rêve. Il descend, plein de dattiers, de figuiers, de grandes plantes magnifiques entre deux montagnes dont les sommets sont rouges. Tout le long du rapide cours d’eau, des femmes arabes, la tête voilée et les jambes découvertes, lavent leur linge en dansant dessus. Elles le roulent en tas dans le courant, et le battent de leurs pieds nus, en se balançant avec grâce.

Le fleuve, le long de ce ravin, court et chante. En sortant de l’oasis, il est encore abondant; mais le désert qui l’attend, le désert jaune et assoiffé, le boit tout à coup, aux portes des jardins, l’engloutit brusquement en ses sables stériles.

Quand on monte sur la mosquée, au coucher du soleil, pour contempler l’ensemble de la ville, l’aspect est des plus singuliers. Les toits plats et carrés forment comme une cascade de damiers de boue ou de mouchoirs sales. Là-dessus s’agite toute la population qui grimpe sur ses huttes dès que le soir vient. Dans les rues on ne voit personne, on n’entend rien; mais sitôt que vous découvrez l’ensemble des toits d’un lieu élevé, c’est un mouvement extraordinaire. On prépare le souper. Des grappes d’enfants en loques blanches grouillent dans les coins; ce paquet informe de linge sale qui représente la femme arabe du peuple fait cuire le kous-kous ou bien travaille à quelque ouvrage.

 

La nuit tombe. On étend alors sur ce toit les tapis du Djebel-Amour, après avoir soigneusement chassé les scorpions qui pullulent dans ces taudis; puis toute la famille s’endort en plein air sous l’étincelant fourmillement des astres.

L’oasis de Bou-Saada, bien que petite, est une des plus charmantes d’Algérie. On peut, aux environs, chasser la gazelle, qu’on y rencontre en quantité. On y trouve aussi en abondance la redoutable léfaa et même la hideuse tarentule aux longues pattes, dont on voit courir l’ombre énorme, le soir, sur les murs des cases.

On fait en ce ksar un commerce assez considérable, parce qu’il se trouve un peu sur la route du Mzab.

Les Mozabites et les Juifs sont les seuls marchands, les seuls négociants, les seuls êtres industrieux de toute cette partie de l’Afrique.

Dès qu’on avance dans le sud, la race juive se révèle sous un aspect hideux qui fait comprendre la haine féroce de certains peuples contre ces gens, et même les massacres récents. Les Juifs d’Europe, les Juifs d’Alger, les Juifs que nous connaissons, que nous coudoyons chaque jour, nos voisins et nos amis, sont des hommes du monde, instruits, intelligents, souvent charmants. Et nous nous indignons violemment quand nous apprenons que les habitants de quelque petite ville inconnue et lointaine ont égorgé et noyé quelques centaines d’enfants d’Israël. Je ne m’étonne plus aujourd’hui; car nos Juifs ne ressemblent guère aux Juifs de là-bas.

A Bou-Saada, on les voit accroupis en des tanières immondes, bouffis de graisse, sordides et guettant l’Arabe comme une araignée guette la mouche. Ils l’appellent, essayent de lui prêter cent sous contre un billet qu’il signera. L’homme sait le danger, hésite, ne veut pas. Mais le désir de boire et d’autres désirs encore le tiraillent. Cent sous représentent pour lui tant de jouissances!

Il cède enfin, prend la pièce d’argent, et signe le papier graisseux.

Au bout de trois mois il devra dix francs, cent francs au bout d’un an, deux cents francs au bout de trois ans. Alors le Juif fait vendre sa terre, s’il en a une, ou, sinon, son chameau, son cheval, son bourricot, tout ce qu’il possède enfin.

Les chefs, Caïds, Aghas ou Bach’agas tombent également dans les griffes de ces rapaces qui sont le fléau, la plaie saignante de notre colonie, le grand obstacle à la civilisation et au bien-être de l’Arabe.

Quand une colonne française va razzier quelque tribu rebelle, une nuée de Juifs la suit, achetant à vil prix le butin qu’ils revendent aux Arabes dès que le corps d’armée s’est éloigné.

Si l’on saisit, par exemple, six mille moutons dans une contrée, que faire de ces bêtes? Les conduire aux villes? Elles mourraient en route, car comment les nourrir, les faire boire pendant les deux ou trois cents kilomètres de terre nue qu’on devra traverser? Et puis il faudrait, pour emmener et garder un pareil convoi, deux fois plus de troupes que n’en compte la colonne.

Alors les tuer? Quel massacre et quelle perte! Et puis les Juifs sont là qui demandent à acheter, à deux francs l’un, des moutons qui en valent vingt. Enfin le trésor gagnera toujours douze mille francs. On les leur cède.

Huit jours plus tard les premiers propriétaires ont repris à trois francs par tête leurs moutons. La vengeance française ne coûte pas cher.

Le Juif est maître de tout le sud de l’Algérie. Il n’est guère d’Arabe en effet qui n’ait une dette, car l’Arabe n’aime pas rendre. Il préfère renouveler son billet à cent ou deux cents pour cent. Il se croit toujours sauvé quand il gagne du temps. Il faudrait une loi spéciale pour modifier cette déplorable situation.

Le Juif, d’ailleurs, dans tout le Sud, ne pratique guère que l’usure, par tous les moyens aussi déloyaux que possible, et les véritables commerçants sont les Mozabites.

Quand on arrive dans un village quelconque du Sahara, on remarque aussitôt toute une race particulière d’hommes qui se sont emparés des affaires du pays. Eux seuls ont les boutiques; ils tiennent les marchandises d’Europe et celles de l’industrie locale; ils sont intelligents, actifs, commerçants dans l’âme. Ce sont les Beni-Mzab ou Mozabites. On les a surnommés «les Juifs du désert».

L’Arabe, le véritable Arabe, l’homme de la tente, pour qui tout travail est déshonorant, méprise le Mozabite commerçant; mais il vient à époques fixes s’approvisionner dans son magasin; il lui confie les objets précieux qu’il ne peut garder dans sa vie errante. Une espèce de pacte constant est établi entre eux.

Les Mozabites ont donc accaparé tout le commerce de l’Afrique du Nord. On les trouve autant dans nos villes que dans les villages sahariens. Puis, sa fortune faite, le marchand retourne au Mzab, où il doit subir une sorte de purification avant de reprendre ses droits politiques.

Ces Arabes, qu’on reconnaît à leur taille, plus petite et plus trapue que celle des autres peuplades, à leur face souvent plate et fort large, à leurs fortes lèvres et à leur œil généralement enfoncé sous un sourcil droit et très fourni, sont des schismatiques musulmans. Ils appartiennent à une des trois sectes dissidentes de l’Afrique du Nord, et semblent à certains savants être les descendants actuels des derniers sectaires du kharedjisime.

Le pays de ces hommes est peut-être le plus étrange de la terre d’Afrique.

Leurs pères, chassés de Syrie par les armes du Prophète, vinrent habiter dans le Djebel-Nefoussa, à l’ouest de Tripoli de Barbarie.

Mais, repoussés successivement de tous les points où ils s’établirent, jalousés partout à cause de leur intelligence et de leur industrie, suspectés aussi en raison de leur hétérodoxie, ils s’arrêtèrent enfin dans la contrée la plus aride, la plus brûlante, la plus affreuse de toutes. On l’appelle en arabe Hammada (échauffée) et Chebka (filet) parce qu’elle ressemble à un immense filet de rochers et de rocailles noires.

Le pays des Mozabites est situé à cent cinquante kilomètres environ de Laghouat.

Voici comment M. le commandant Coÿne, l’homme qui connaît le mieux tout le sud de l’Algérie, décrit son arrivée au Mzab dans une brochure des plus intéressantes:

«A peu près au centre de la Chebka se trouve une sorte de cirque formé par une ceinture de roches calcaires très luisantes et à pentes très raides sur l’intérieur. Il est ouvert au nord-ouest et au sud-est, par deux tranchées qui laissent passer l’Oued-Mzab. Ce cirque, d’environ dix-huit kilomètres de long sur une largeur de deux kilomètres au plus, renferme cinq des villes de la confédération du Mzab, et les terrains que cultivent exclusivement en jardins les habitants de cette vallée.

«Vue de l’extérieur et du côté du nord et de l’est, cette ceinture de rochers offre l’aspect d’une agglomération de koubbas étagées, les unes au-dessus des autres, sans aucune espèce d’ordre; on dirait d’une immense nécropole arabe. La nature elle-même paraît morte. Là, aucune trace de végétation ne repose l’œil, les oiseaux de proie eux-mêmes semblent fuir ces régions désolées. Seuls les rayons d’un implacable soleil se reflètent sur ces murailles de rochers d’un blanc grisâtre et produisent, par les ombres qu’ils portent, des dessins fantastiques.

«Aussi quel n’est pas l’étonnement, je dirai même l’enthousiasme du voyageur lorsque, arrivé sur la crête de cette ligne de rochers, il découvre dans l’intérieur du cirque cinq villes populeuses entourées de jardins d’une végétation luxuriante, se découpant en vert sombre sur les fonds rougeâtres du lit de l’oued Mzab.

«Autour de lui, le désert dénudé, la mort; à ses pieds, la vie et les preuves évidentes d’une civilisation avancée.»

Le Mzab est une république, ou plutôt une commune dans le genre de celle que tentèrent d’établir les révolutionnaires parisiens en 1871.