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– Parce qu’ils sont quelquefois plus drôles que les hommes du monde.

– Oui; mais ils ont des défauts plus gênants.

– C’est vrai.

– Alors vous n’aimez pas la musique?

Elle redevint subitement sérieuse.

– Pardon! j’adore la musique. Je crois que je l’aime plus que tout. Massival cependant est convaincu que je n’y entends rien.

– Il vous l’a dit?

– Non, il le pense.

– Comment le savez-vous?

– Oh! nous autres, nous devinons presque tout ce que nous ne savons pas.

– Alors Massival pense que vous n’entendez rien à la musique?

– J’en suis sûre. Je vois cela rien qu’à la façon dont il me l’explique, dont il souligne les nuances tout en ayant l’air de ruminer: «Ça ne sert à rien; je fais cela parce que vous êtes bien gentille.»

– Il m’a pourtant annoncé qu’on entendait chez vous de meilleure musique que dans n’importe quelle maison de Paris.

– Oui, grâce à lui.

– Et la littérature, vous ne l’aimez pas?

– Je l’aime beaucoup, et j’ai même la prétention de la sentir fort bien, malgré l’avis de Lamarthe.

– Qui juge aussi que vous n’y comprenez rien?

– Naturellement.

– Mais qui ne vous l’a pas dit non plus.

– Pardon! il me l’a dit, celui-là. Il prétend que certaines femmes peuvent avoir une perception délicate et juste des sentiments exprimés, de la vérité des personnages, de la psychologie en général, mais qu’elles sont totalement incapables de discerner ce qu’il y a de supérieur dans sa profession, l’art. Quand il a prononcé ce mort, l’art, il n’y a plus qu’à le mettre à la porte.

Mariolle demanda en souriant:

– Et vous, qu’en pensez-vous, madame?

Elle réfléchit quelques secondes, puis le regarda bien en face pour voir s’il était tout disposé à l’écouter et à la comprendre.

– Moi, j’ai des idées là-dessus. Je crois que le sentiment, vous entendez bien – le sentiment – peut faire tout entrer dans l’esprit d’une femme; seulement ça n’y reste pas souvent. Y êtes-vous?

– Non, pas tout à fait, madame.

– J’entends par là que pour nous rendre compréhensives au même degré que vous, il faut toujours faire un appel à notre nature de femme avant de s’adresser à notre intelligence. Nous ne nous intéressons guère à ce qu’un homme ne nous rend pas d’abord sympathique, car nous regardons tout à travers le sentiment. Je ne dis pas à travers l’amour – non – à travers le sentiment, qui a toutes sortes de formes, de manifestations, de nuances. Le sentiment est quelque chose qui nous appartient, que vous ne comprenez pas bien, vous autres, car il vous obscurcit, tandis qu’il nous éclaire. Oh! je sens que cela est bien vague pour vous, tant pis! Enfin, si un homme nous aime et nous est agréable, car il est indispensable que nous nous sentions aimées pour devenir capables de cet effort-là, et, si cet homme est un être supérieur, il peut, en s’en donnant la peine, nous faire tout sentir, tout entrevoir, tout pénétrer, mais tout, et nous communiquer par moments, et par morceaux, toute son intelligence. Oh! cela s’efface souvent ensuite, disparaît, s’éteint, car nous oublions, oh! nous oublions, comme l’air oublie les paroles. Nous sommes intuitives et illuminables, mais changeantes, impressionnables, modifiables par ce qui nous entoure. Si vous saviez combien je traverse d’états d’esprit qui font de moi des femmes si différentes, selon le temps, ma santé, ce que j’ai lu, ce qu’on m’a dit. Il y a vraiment des jours où j’ai l’âme d’une excellente mère de famille, sans enfants, et d’autres où j’ai presque celle d’une cocotte… sans amants.

Il demanda, charmé:

– Croyez-vous que presque toutes les femmes intelligentes soient capables de cette activité de pensée?

– Oui, dit-elle. Seulement elles s’endorment, et puis elles ont une existence déterminée qui les entraîne d’un côté ou d’un autre.

Il demanda encore:

– Alors, au fond, c’est la musique que vous préférez à tout?

– Oui. Mais ce que je vous disais tout à l’heure est si vrai! Certainement je ne l’aurais pas goûtée comme je la goûte, adorée comme je l’adore, sans cet ange de Massival. Toutes les oeuvres des grands, que j’aimais déjà passionnément, eh bien! il a mis leur âme dedans en me les faisant jouer. Quel dommage qu’il soit marié!

Elle dit ces derniers mots avec un air enjoué, mais de si profond regret qu’ils primaient tout, ses théories sur les femmes et son admiration pour les arts.

Massival, en effet, était marié. Il avait contracté, avant le succès, une de ces unions d’artistes qu’on traîne ensuite jusqu’à sa mort, à travers la gloire.

Il ne parlait jamais de sa femme, d’ailleurs, ne la présentait point dans le monde, où il allait beaucoup, et, bien qu’il eût trois enfants, on le savait à peine.

Mariolle se mit à rire. Décidément, elle était gentille, cette femme, imprévue, d’un type rare, et fort jolie. Il regardait, sans pouvoir s’en lasser, avec une insistance dont elle ne semblait point gênée, ce visage grave et gai, un peu mutin, au nez hardi, et d’une carnation si sensuelle, d’un blond chaud et doux, flambé par le plein été d’une maturité si juste, si tendre, si savoureuse, qu’elle semblait arrivée à l’année même, au mois, à la minute de son complet épanouissement. Il se demandait: «Est-elle teinte?» et il cherchait à distinguer la petite ligne plus pâle ou plus sombre à la racine des cheveux, sans pouvoir la découvrir.

Des pas sourds, derrière lui, sur les tapis, le firent tressaillir et tourner la tête. Deux domestiques apportaient la table à thé. La petite lampe à flamme bleue faisait doucement murmurer l’eau dans un grand appareil argenté, luisant et compliqué comme un instrument de chimiste.

– Vous prendrez une tasse de thé? demanda-t-elle.

Quand il eut accepté, elle se leva, et alla, d’une démarche droite, sans balancements, distinguée par sa raideur même, vers la table où la vapeur bouillante chantait dans le ventre de cette machine, au milieu d’un parterre de gâteaux, de petits fours, de fruits confits et de bonbons.

Alors, son profil se dessinant nettement sur la tenture du salon, Mariolle remarqua la finesse de la taille et la minceur des hanches, sous les épaules larges et la gorge pleine qu’il avait admirées tout à l’heure. Comme la robe claire traînait enroulée derrière elle et semblait allonger sur le tapis un corps sans fin, il pensa crûment: «Tiens! une sirène. Elle n’a que ce qui promet.»

Elle allait maintenant de l’un à l’autre, offrant ses rafraîchissements avec une grâce de gestes exquise.

Mariolle la suivait des yeux, mais Lamarthe, qui se promenait, sa tasse à la main, l’aborda et lui dit:

– Partons-nous ensemble?

– Mais oui.

– Tout de suite, n’est-ce pas? Je suis fatigué.

– Tout de suite. Allons.

Ils sortirent.

Dans la rue, le romancier demanda:

– Vous allez chez vous ou au cercle?

– Je vais passer une heure au cercle.

– Aux Tambourins?

– Oui.

– Je vous conduis à la porte. Moi, ces endroits-là m’ennuient. Je n’y entre jamais. J’en suis uniquement pour avoir des voitures.

Ils se prirent le bras et descendirent vers Saint-Augustin.

Ils firent quelques pas; puis Mariolle demanda:

– Quelle bizarre femme! Qu’en pensez-vous?

Lamarthe se mit à rire tout à fait.

– C’est la crise qui commence, dit-il. Vous allez y passer comme nous tous: moi je suis guéri, mais j’ai eu cette maladie-là. Mon cher ami, la crise consiste pour ses amis à ne parler que d’elle quand ils sont ensemble, quand ils se rencontrent, partout où ils se trouvent.

– Dans tous les cas, pour moi, c’est la première fois, et c’est bien naturel, puisque je la connais à peine.

– Soit. Parlons d’elle. Eh bien vous allez en devenir amoureux. C’est fatal, tout le monde y passe.

– Elle est donc bien séduisante?

– Oui et non. Ceux qui aiment les femmes d’autrefois, les femmes à âme, les femmes à coeur, les femmes à sensibilité, les femmes des romans passés, la prennent en grippe, et l’exècrent à tel point qu’ils finissent par dire sur elle des infamies. Les autres, nous, qui goûtons le charme moderne, nous sommes forcés d’avouer qu’elle est délicieuse, pourvu qu’on ne s’attache pas à elle. Et c’est justement ce que tout le monde fait. On n’en meurt pas du reste, on n’en souffre même pas trop; mais on rage qu’elle ne soit pas différente. Vous y passerez si elle le veut; d’ailleurs, elle vous gobe déjà.

Mariolle s’écria, écho de sa secrète pensée:

– Oh! moi, je suis pour elle le premier venu, et je crois qu’elle tient aux titres de toute nature.

– Oui, elle y tient parbleu! mais en même temps elle s’en moque. L’homme le plus célèbre, le plus recherché et même le plus distingué ne retournera pas dix fois chez elle s’il ne lui plaît point; et elle s’est attachée d’une façon stupide à cet idiot de Fresnel et à ce poisseux de Maltry. Elle s’acoquine avec des crétins sans excuse, on ne sait pourquoi, peut-être parce qu’ils l’amusent plus que nous, peut-être parce qu’au fond ils l’aiment davantage, et que toutes les femmes sont plus sensibles à cela qu’à n’importe quoi.

Et Lamarthe parla d’elle, analysant, discutant, se reprenant pour se contredire, interroger par Mariolle, répondant avec une ardeur sincère, en homme intéressé, entraîné par son sujet, un peu dérouté aussi, ayant l’esprit plein d’observations vraies et de déductions fausses.

Il disait: «Elle n’est pas seule d’ailleurs: elles sont cinquante aujourd’hui, sinon plus, qui lui ressemblent. Tenez, la petite Frémines qui entrait chez elle tout à l’heure est toute pareille, mais plus hardie d’allure, et mariée avec un étrange monsieur, ce qui fait de sa maison un des asiles de déments les plus intéressants de Paris. Je vais beaucoup aussi dans cette boîte-là.»

Ils avaient suivi, sans y songer, le boulevard Malesherbes, la rue Royale, l’avenue des Champs-Élysées, et ils arrivaient à l’Arc de Triomphe, quand Lamarthe brusquement tira sa montre.

 

– Mon cher, dit-il, voilà une heure dix minutes que nous parlons d’elle; ça suffit pour aujourd’hui. Je vous conduirai une autre fois à votre cercle. Allez vous coucher, et j’en fais autant.

II. C’était une grande pièce bien éclairée et tendue, murs et plafonds…

C’était une grande pièce bien éclairée et tendue, murs et plafonds, d’admirables toiles de Perse rapportées par un diplomate ami. Elles étaient à fond jaune, comme si on les eût trempées en de la crème dorée, et les dessins de toutes nuances, où dominait le vert persan, représentaient des constructions bizarres, aux toits retroussés, autour desquelles couraient des lions à perruques, des antilopes à cornes démesurées, et volaient des oiseaux paradisiaques.

Peu de meubles, Trois longues tables couvertes de plaques en marbre vert portaient tout ce qui sert à la toilette d’une femme. Sur l’une, celle du milieu, les grandes cuvettes en cristal épais. La seconde présentait une armée de flacons, de boîtes et de vases de toutes tailles, coiffés d’argent au chiffre couronné. Sur la troisième, s’étalaient tous les outils et instruments de la coquetterie moderne, innombrables, aux usages compliqués, mystérieux et délicats. Dans ce cabinet, rien que deux chaises longues et quelques sièges bas, capitonnés et moelleux, faits pour le repos des membres las et du corps dévêtu. Puis, tenant un mur entier, une glace immense s’ouvrait comme un horizon clair. Elle était formée de trois panneaux dont les deux côtés latéraux, articulés sur des charnières, permettaient à la jeune femme de se voir en même temps de face, de profil et de dos, de s’enfermer dans son image. À droite, dans une niche que voilait ordinairement une draperie, la baignoire, ou plutôt une vasque profonde, également en marbre vert, où l’on descendait par deux marches. Un amour de bronze, élégante figurine du sculpteur Prédolé, assis sur le bord, y versait l’eau chaude et l’eau froide par des coquilles avec lesquelles il jouait. Au fond de ce réduit, une glace de Venise à pans brisés, faite de miroirs inclinés, montait en voûte arrondie, abritait, enfermait et reflétait, en chacun de ses morceaux, la baignoire et la baigneuse.

Un peu plus loin, le bureau épistolaire, simple et beau meuble anglais moderne, couvert de papiers traînants, lettres pliées, petites enveloppes déchirées, où brillaient des initiales dorées. Car c’était là qu’elle écrivait et qu’elle vivait quand elle était seule.

Étendue sur sa chaise longue, dans une robe de chambre en foulard de chine, les bras nus, de beaux bras souples et fermes sortant hardiment des grands plis de l’étoffe, les cheveux relevés et pesant sur la tête de leur masse blonde et tordue, Mme de Burne rêvassait, après le bain.

La femme de chambre frappa, puis entra, apportant une lettre.

Elle la prit, regarda l’écriture, déchira le papier, lut les premières lignes, puis dit tranquillement à sa domestique: «Je vous sonnerai dans une heure».

Restée seule, elle sourit avec une joie victorieuse. Les premiers mots lui avaient suffit pour comprendre que c’était là, enfin, la déclaration d’amour de Mariolle. Il avait résisté bien plus qu’elle n’aurait cru, car depuis trois mois elle le captait avec un grand déploiement de grâce, des attentions et des frais de charme qu’elle n’avait jamais faits pour personne. Il semblait méfiant, prévenu, en garde contre elle, contre l’appât toujours tendu de son insatiable coquetterie. Il avait fallu bien des causeries intimes, où elle avait donné toute la séduction physique de son être, tout l’effort captivant de son esprit, et aussi bien des soirées de musique, où devant le piano vibrant encore, devant les pages de partitions pleines de l’âme chantante des maîtres, ils avaient tressailli de la même émotion, pour qu’elle aperçût enfin dans son oeil cet aveu de l’homme vaincu, la supplication mendiante de la tendresse qui défaille. Elle connaissait si bien cela, la rouée! Elle avait fait naître si souvent, avec une adresse féline et une curiosité inépuisable, ce mal secret et torturant dans les yeux de tous les hommes qu’elle avait pu séduire! Cela l’amusait tant de les sentir envahis peu à peu, conquis, dominés par sa puissance invincible de femme, de devenir pour eux l’Unique, l’Idole capricieuse et souveraine! Cela avait poussé en elle tout doucement, comme un instinct caché qui se développe, l’instinct de la guerre et de la conquête. Pendant ses années de mariage, un besoin de représailles avait peut-être germé dans son coeur, un besoin obscur de rendre aux hommes ce qu’elle avait reçu de l’un d’eux, d’être la plus forte à son tour, de ployer les volontés, de fouailler les résistances et de faire souffrir aussi. Mais surtout elle était née coquette; et, dès qu’elle se sentit libre dans l’existence, elle se mit à poursuivre et à dompter les amoureux, comme le chasseur poursuit le gibier, rien que pour les voir tomber. Son coeur cependant n’était point avide d’émotions comme celui des femmes tendres et sentimentales; elle ne recherchait point l’amour unique d’un homme ni le bonheur dans une passion. Il lui fallait seulement autour d’elle l’admiration de tous, des hommages, des agenouillements, un encensement de tendresse. Quiconque devenait l’habitué de sa maison devait être aussi l’esclave de sa beauté, et aucun intérêt d’esprit ne pouvait l’attacher longtemps à ceux qui résistaient à ses coquetteries, dédaigneux des soucis d’amour ou peut-être engagés ailleurs. Il fallait qu’on l’aimât pour rester son ami; mais, alors, elle avait des prévenances inimaginables, des attentions délicieuses, des gentillesses infinies, pour conserver autour d’elle tous ceux qu’elle avait captivés. Une fois enrégimenté dans son troupeau d’adorateurs, il semblait qu’on lui appartînt de par le droit de conquête. Elle les gouvernait avec une adresse savante, suivant leurs défauts et leurs qualités et la nature de leur jalousie. Ceux qui demandaient trop, elle les expulsait au jour voulu, les reprenait ensuite, assagis, en leur posant des conditions sévères; et elle s’amusait tellement, en gamine perverse, à ce jeu de séduction, qu’elle trouvait aussi charmant d’affoler les vieux messieurs que de tourner la tête aux jeunes.

On eût dit même qu’elle réglait son affection sur le degré d’ardeur qu’elle avait inspiré; et le gros Fresnel, inutile et lourd comparse, demeurait un de ses favoris grâce à la passion frénétique dont elle le sentait possédé.

Elle n’était pas non plus tout à fait indifférente aux qualités des hommes; et elle avait subi des commencements d’entraînement connus d’elle seule, arrêtés au moment où ils auraient pu devenir dangereux.

Chaque débutant apportant la note nouvelle de sa chanson galante et l’inconnu de sa nature, les artistes surtout, en qui elle pressentait des raffinements, des nuances, des délicatesses d’émotion plus aiguës et plus fines, l’avaient plusieurs fois troublée, avaient éveillé en elle le rêve intermittent des grandes amours et des longues liaisons. Mais, en proie aux craintes prudentes, indécise, tourmentée, ombrageuse, elle s’était gardée toujours jusqu’au moment où le dernier amoureux avait cessé de l’émouvoir. Et puis elle possédait des yeux sceptiques de fille moderne qui déshabillaient en quelques semaines les plus grands hommes de leur prestige. Dès qu’ils étaient épris d’elle, et qu’ils abandonnaient, dans le désarroi de leur coeur, leurs poses de représentation et leurs habitudes de parade, elle les voyait tous pareils, pauvres êtres qu’elle dominait de son pouvoir séducteur.

Enfin, pour s’attacher à un homme, une femme comme elle, si parfaite, il aurait fallu qu’il possédât tant de mérites inestimables!

Pourtant elle s’ennuyait beaucoup. Sans amour pour le monde, où elle allait par préjugé, dont elle subissait les longues soirées avec des bâillements retenus dans la gorge et du sommeil dans les paupières, amusée seulement par les marivaudages, par ses caprices agressifs, par des curiosités changeantes pour certaines choses ou certains êtres, s’attachant juste assez pour ne se point dégoûter trop vite de ce qu’elle avait apprécié ou admiré, et pas assez pour découvrir un plaisir vrai dans une affection ou dans un goût, tourmentée par ses nerfs et non par ses désirs, privée de toutes les préoccupations absorbantes des âmes simples ou ardentes, elle vivait dans un ennui gai, sans la foi commune au bonheur, en quête seulement de distractions, et déjà courbaturée de lassitude, bien qu’elle s’estimât satisfaite.

Elle s’estimait satisfaite parce qu’elle se jugeait la plus séduisante et la mieux partagée des femmes. Fière de son charme, dont elle expérimentait souvent le pouvoir, amoureuse de sa beauté irrégulière, bizarre et captivante, sûre de la finesse de sa pensée, qui lui faisait deviner, pressentir, comprendre mille choses que les autres ne voyaient point, orgueilleuse de son esprit, que tant d’hommes supérieurs appréciaient, et ignorante des barrières qui fermaient son intelligence, elle se croyait un être presque unique, une perle rare, éclose en ce monde médiocre, qui lui paraissait un peu vide et monotone parce qu’elle valait trop pour lui.

Jamais elle ne se serait soupçonnée d’être elle-même la cause inconsciente de cet ennui continu dont elle souffrait, mais elle en accusait les autres et les rendait responsables de ses mélancolies. S’ils ne savaient pas la distraire assez, l’amuser et même la passionner, c’est qu’ils manquaient d’agréments et de véritables qualités. «Tout le monde, disait-elle en riant, est assommant. Il n’y a de tolérable que les gens qui me plaisent, uniquement parce qu’ils me plaisent.»

Et on lui plaisait surtout en la trouvant incomparable. Sachant fort bien qu’on ne réussit pas sans peine, elle mettait tous ses soins à séduire, et ne trouvait rien de plus agréable que savourer l’hommage du regard qui s’attendrit et du coeur, ce muscle violent, qu’on fait battre par un mot.

Elle s’était étonnée beaucoup de la peine qu’elle avait eue à conquérir André Mariolle, car elle avait bien senti, dès le premier jour, qu’elle lui plaisait. Puis, peu à peu, elle avait deviné sa nature ombrageuse, secrètement envieuse, très subtile et concentrée, et elle lui avait montré, pour vaincre son faible, tant d’égards, de préférence et de naturelle sympathie, qu’il avait fini par se rendre.

Depuis un mois surtout, elle le sentait pris, inquiet devant elle, taciturne et enfiévré, mais il résistait à l’aveu. Oh! les aveux! Au fond, elle ne les aimait pas beaucoup, car, lorsqu’ils étaient trop directs, trop expressifs, elle se voyait forcée de sévir. Elle avait même dû se fâcher deux fois et interdire sa porte. Ce qu’elle adorait, c’étaient les manifestations délicates, les demi-confidences, les allusions discrètes, l’agenouillement moral; et elle déployait vraiment un tact et une adresse exceptionnels pour obtenir de ses admirateurs cette réserve dans l’expression.

Depuis un mois elle attendait et guettait sur les lèvres de Mariolle la phrase claire ou voilée, selon la nature de l’homme, où se soulage le coeur oppressé.

Il n’avait rien dit, mais il écrivait. C’était une longue lettre: quatre pages! Elle la tenait en ses mains, frémissante de contentement. Elle s’étendit sur sa chaise longue pour être plus à l’aise, et laissa choir sur le tapis les petites mules de ses pieds, puis elle lut. Elle fut surprise. Il lui disait, en termes sérieux, qu’il ne voulait pas souffrir par elle, et qu’il la connaissait déjà trop pour consentir à être sa victime. Avec des phrases très polies, chargées de compliments, où transperçait partout de l’amour retenu, il ne lui laissait pas ignorer qu’il savait sa manière d’agir envers les hommes, qu’il était pris aussi, mais qu’il s’affranchissait de ce début de servitude en s’en allant. Il recommençait tout simplement sa vie vagabonde d’autrefois. Il partait.

C’était un adieu, éloquent et résolu.

Certes elle fut surprise en lisant, en relisant, en recommençant encore ces quatre pages de prose tendrement irritée et passionnée. Elle se leva, reprit ses mules, se mit à marcher, les bras nus hors des manches rejetées en arrière, les mains entrées à moitié aux petites poches de sa robe de chambre, et tenant dans l’une la lettre froissée.

Elle pensait, étourdie de cette déclaration imprévue: «C’est qu’il écrit fort bien, ce garçon, c’est sincère, ému, touchant. Il écrit mieux que Lamarthe: ça ne sent pas le roman.»

Elle eut envie de fumer, s’approcha de la table aux parfums, et, dans une boîte en porcelaine de Saxe, prit une cigarette; puis l’ayant allumée, elle alla vers la glace, où elle voyait venir trois jeunes femmes, dans les trois panneaux diversement orientés. Quand elle fut tout près, elle s’arrêta, se fit un petit salut, un petit sourire, un petit coup de tête ami qui disait: «Très jolie, très jolie». Elle inspecta ses yeux, se montra ses dents, leva ses bras, posa ses mains sur ses hanches et se tourna de profil pour se bien apercevoir tout entière dans les trois miroirs, en inclinant un peu la tête.

 

Alors elle resta debout, amoureusement, en face d’elle-même, enveloppée par le triple reflet de son être, qu’elle trouvait charmant, ravie de se voir, saisie d’un plaisir égoïste et physique devant sa beauté, et la savourant avec une satisfaction de tendresse presque aussi sensuelle que celle des hommes.

Tous les jours elle se contemplait ainsi; et sa femme de chambre, qui l’avait souvent surprise, disait avec malice: «Madame se regarde tant qu’elle finira par user toutes les glaces de la maison.»

Mais cet amour d’elle-même, c’était le secret de son charme et de son pouvoir sur les hommes. À force de s’admirer, de chérir les finesses de sa figure et les élégances de sa personne, et de chercher, et de trouver tout ce qui pouvait les faire valoir davantage, de découvrir les nuances imperceptibles qui rendaient sa grâce plus active et ses yeux plus étranges, à force de poursuivre tous les artifices qui la paraient pour elle-même, elle avait découvert naturellement tout ce qui pouvait le mieux plaire aux autres.

Plus belle et plus indifférente à sa beauté, elle n’aurait point possédé cette séduction précipitant vers l’amour presque tous ceux qui n’étaient point d’abord rebelles à la nature de sa puissance.

Un peu fatiguée bientôt de rester ainsi debout, elle dit à son image qui lui souriait toujours (et son image, dans la triple glace, remua les lèvres pour répéter): «Nous allons bien voir, monsieur». Puis, traversant le cabinet, elle alla s’asseoir à son bureau.

Voici ce qu’elle écrivit:

Cher Monsieur Mariolle, venez me voir demain, à quatre heures. Je serai seule, et j’espère que je vous rassurerai sur le danger imaginaire qui vous effraye.

Je me dis votre amie, et je vous prouverai que je le suis.

Michèle de Burne.

Quelle toilette simple elle avait pour recevoir, le lendemain, la visite d’André Mariolle! Une petite robe grise, d’un gris léger un peu lilas, mélancolique comme un crépuscule et tout unie, avec un col qui serrait le cou, des manches qui serraient les bras, un corsage qui serrait la gorge et la taille, une jupe qui serrait les hanches et les jambes.

Quand il entra, avec un visage un peu grave, elle vint à lui, tendant les deux mains. Il les baisa, puis ils s’assirent; et elle laissa le silence durer quelques instants, pour s’assurer de son embarras.

Il ne savait que dire, et attendait qu’elle parlât.

Elle s’y décida.

– Eh bien! arrivons tout de suite à la grosse question. Que se passe-t-il? Vous m’avez écrit, savez-vous, une lettre fort insolente?

Il répondit:

– Je le sais bien, et je vous fais toutes mes excuses. Je suis, j’ai toujours été avec tout le monde d’une franchise excessive, brutale. J’aurais pu m’en aller sans les explications déplacées et blessantes que je vous ai adressées. J’ai jugé plus loyal d’agir selon ma nature et de compter sur votre esprit, que je connais.

Elle reprit, avec un ton de pitié contente:

–Voyons! voyons! Qu’est-ce que c’est que cette folie-là?…

Il l’interrompit:

– J’aime mieux n’en pas parler.

Elle répliqua vivement à son tour, sans le laisser continuer:

– Moi, je vous ai fait venir pour en parler; et nous en parlerons jusqu’à ce que vous soyez bien convaincu que vous ne courez aucun danger.

Elle se mit à rire comme une petite fille, et sa robe de pensionnaire donnait à ce rire une jeunesse enfantine.

Il balbutia:

– Je vous ai écrit la vérité, la vérité sincère, la redoutable vérité dont j’ai peur.

Redevenant sérieuse, elle reprit:

– Soit, je le sais; tous mes amis passent par là. Vous m’avez écrit aussi que je suis une affreuse coquette: je l’avoue, mais personne n’en meurt; je crois même que personne n’en souffre. Il y a bien ce que Lamarthe appelle: la crise. Vous y êtes, mais ça passe et on tombe dans… comment dire ça?… dans l’amour chronique, qui ne fait plus mal et que j’entretiens à petit feu, chez tous mes amis, afin qu’ils me soient très dévoués, très attachés, très fidèles. Hein? suis-je sincère aussi, moi, et franche, et crâne? En avez-vous vu beaucoup, de femmes qui oseraient dire à un homme ce que je viens de vous dire?

Elle avait un air si drôle et si décidé, si simple et si provocant en même temps, qu’il ne put s’empêcher de sourire à son tour.

– Tous vos amis, dit-il, sont des hommes qui ont été souvent brûlés à ce feu-là, même avant de l’être par vous. Flambés et grillés déjà, ils supportent facilement le four où vous les tenez; mais moi, madame, je n’ai jamais passé par là. Et je sens, depuis quelque temps, que ce sera terrible si je me laisse aller au sentiment qui grandit dans mon coeur.

Elle devint familière subitement, et se penchant un peu vers lui, les mains croisées sur les genoux:

– Écoutez-moi: je suis sérieuse. Cela m’ennuie de perdre un ami pour une crainte que je crois chimérique. Vous m’aimerez, soit; mais les hommes d’à présent n’aiment pas les femmes d’aujourd’hui jusqu’à s’en faire vraiment du mal. Croyez-moi, je connais les uns et les autres.

Elle se tut, puis ajouta avec un sourire singulier de femme qui dit une vérité en croyant mentir:

– Allez, je n’ai pas ce qu’il faut pour qu’on m’adore éperdument. Je suis trop moderne. Voyons, je serai une amie, une jolie amie, pour qui vous aurez vraiment de l’affection, mais rien de plus, car j’y veillerai.

D’un ton plus sérieux elle ajouta:

– En tous cas, je vous préviens que, moi, je suis incapable de m’éprendre vraiment de n’importe qui, que je vous traiterai comme les autres, comme les bien traités, mais jamais mieux. J’ai horreur des despotes et des jaloux. D’un mari j’ai dû tout supporter; mais d’un ami, d’un simple ami, je ne veux accepter aucune de ces tyrannies d’affection qui sont les calamités des relations cordiales. Vous voyez que je suis gentille comme tout, que je vous parle en camarade, que je ne vous cache rien. Acceptez-vous de faire l’essai loyal que je vous propose? Si ça ne va pas, il sera toujours temps de vous en aller, quelle que soit la gravité de votre cas. Amoureux parti, amoureux guéri.

Il la regardait, déjà vaincu par sa voix, par son geste, par toute la griserie de sa personne, et il murmura, tout résigné et tout vibrant de la sentir si près:

– J’accepte, madame; et, si j’ai mal, tant pis! Vous valez bien qu’on souffre pour vous.

Elle l’arrêta.

– Maintenant, n’en parlons plus, dit-elle, n’en parlons plus jamais.

Et elle entraîna la causerie vers des sujets qui ne l’inquiétaient point.

Il sortit au bout d’une heure, torturé, car il l’aimait, et joyeux, car elle lui avait demandé et il lui avait promis de ne point s’en aller.