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III. Il était torturé, car il l’aimait…

Il était torturé, car il l’aimait. Différent des amoureux vulgaires, pour qui la femme élue par leur coeur apparaît dans une auréole de perfections, il s’était attaché à elle en la regardant avec des yeux clairvoyants de mâle soupçonneux et défiant qui n’a jamais été tout à fait capturé. Son esprit inquiet, pénétrant et paresseux, toujours sur la défensive dans la vie, l’avait préservé des passions. Quelques intrigues, deux courtes liaisons mortes dans l’ennui, et des amours payées rompues par dégoût, rien de plus dans l’histoire de son âme. Il considérait les femmes comme un objet d’utilité pour ceux qui veulent une maison bien tenue et des enfants, comme un objet d’agrément relatif pour ceux qui cherchent des passe-temps d’amour.

En entrant chez Mme de Burne il avait été prévenu contre elle par toutes les confidences de ses amis. Ce qu’il en savait l’intéressait, l’intriguait, lui plaisait, mais lui répugnait un peu. Il n’aimait pas, en principe, ces joueurs qui ne payent jamais. Après les premières entrevues, il l’avait jugée fort amusante et animée d’un charme spécial et contagieux. La beauté naturelle et savante de cette svelte, fine et blonde personne qui semblait en même temps grasse et fluette, armée de beaux bras faits pour attirer, pour enlacer, pour étreindre, et de jambes devinées longues et minces, faites pour fuir, comme celles des gazelles, avec des pieds si petits qu’ils ne devaient pas laisser de traces, lui paraissait être une espèce de symbole des vaines espérances. De plus, il avait goûté dans ses entretiens avec elle un plaisir qu’il croyait introuvable dans une conversation de mondaine. Douée d’un esprit plein de verve familière, imprévue et gouailleuse, et d’une caressante ironie, elle se laissait aller pourtant à être séduite quelquefois par des influences sentimentales, intellectuelles ou plastiques, comme si, au fond de sa gaieté moqueuse, traînait encore l’ombre séculaire de la tendresse poétique des aïeules. Et cela la rendait exquise.

Elle le choyait, désireuse de le conquérir comme les autres; et il venait chez elle aussi souvent qu’il y pouvait venir, attiré par le grandissant besoin de la voir de plus en plus. C’était comme une force émanée d’elle qui le prenait, une force de charme, de regard, de sourire, de parole, irrésistible, bien qu’il sortît souvent de chez elle irrité de ce qu’elle avait fait ou de ce qu’elle avait dit.

Plus il se sentait envahi par cet inexprimable fluide dont une femme nous pénètre et nous asservit, plus il la devinait, la comprenait et souffrait de sa nature, qu’il désirait ardemment différente.

Mais ce qu’il réprouvait en elle l’avait assurément séduit et dompté, malgré lui, en dépit de sa raison, plus peut-être que ses vraies qualités.

Sa coquetterie, dont elle jouait ouvertement comme d’un éventail, qu’elle déployait ou repliait à la face de tous, suivant les hommes qui lui plaisaient et lui parlaient; sa façon de ne rien prendre au sérieux, qu’il trouvait drôle dans les premiers temps et menaçante à présent; son désir constant de distraction, de renouveau, qu’elle portait insatiable dans son coeur toujours lassé, tout cela le laissait parfois tellement exaspéré, qu’il prenait, en rentrant chez lui, la résolution de distancer ses visites jusqu’au jour où il les supprimerait.

Le lendemain, il cherchait un prétexte pour se présenter chez elle. Ce qu’il sentait surtout s’accentuer, à mesure qu’il s’éprenait davantage, c’était l’insécurité de cet amour et la certitude de la souffrance.

Oh! il n’était pas aveugle; il s’enfonçait peu à peu dans ce sentiment comme un homme se noie par fatigue, parce que sa barque a sombré et qu’il est trop loin des côtes. Il la connaissait autant qu’on pouvait la connaître, la prescience de la passion ayant surexcité sa clairvoyance, et il ne pouvait plus s’empêcher de penser à elle indéfiniment. Avec une obstination infatigable, il cherchait toujours à l’analyser, à éclairer ce fond obscur d’âme féminine, cet incompréhensible mélange d’intelligence gaie et de désenchantement, de raison et d’enfantillage, d’affectueuse apparence et de mobilité, tous ces contradictoires penchants réunis et coordonnés pour former un être anormal, séducteur et déroutant.

Mais pourquoi le séduisait-elle ainsi? Il se le demandait indéfiniment et le comprenait mal, car, avec sa nature réfléchie, observatrice et fièrement modeste, il eût dû rechercher logiquement dans une femme les antiques et tranquilles qualités de charme tendre et d’attachement constant qui semblent devoir assurer le bonheur d’un homme.

Mais il rencontrait en celle-là quelque chose d’inattendu, une sorte de primeur de la race humaine excitante par sa nouveauté, une de ces créatures qui sont le commencement d’une génération, qui ne ressemblent pas à ce qu’on a connu et qui répandent autour d’elles, même par leurs imperfections, l’attrait redoutable d’un éveil.

Après les rêveuses passionnées et romanesques de la Restauration, étaient venues les joyeuses de l’époque impériale, convaincues de la réalité du plaisir; puis voilà qu’apparaissait une transformation nouvelle de cet éternel féminin, un être raffiné, de sensibilité indécise, d’âme inquiète, agitée, irrésolue, qui semblait avoir passé déjà par tous les narcotiques dont on apaise et dont on affole les nerfs, par le chloroforme qui assomme, par l’éther et par la morphine qui fouaillent le rêve, éteignent les sens et endorment les émotions.

Il goûtait en elle la saveur d’une créature factice, façonnée et entraînée pour charmer. C’était un objet de luxe rare, attrayant, exquis et délicat, sur qui s’arrêtaient les yeux, devant qui battait le coeur et s’agitait le désir, ainsi que vient l’appétit devant les nourritures fines dont une vitre vous sépare, préparées et montrées pour exciter la faim.

Quand il fut bien convaincu qu’il descendait la pente d’un abîme, il se mit à réfléchir avec terreur aux dangers de son entraînement. Qu’adviendrait-il de lui? Que ferait-elle? Elle ferait assurément ce qu’elle avait dû faire avec tout le monde: elle l’amènerait à cet état où on suit les caprices d’une femme comme un chien suit les pas d’un maître, et elle le classerait dans sa collection de favoris plus ou moins illustres. Mais avait-elle, en effet, joué ce jeu avec tous les autres? Ne s’en trouvait-il pas un, pas un seul qu’elle eût aimé, vraiment aimé, un mois, un jour, une heure, dans un de ces élans aussitôt comprimés où se jetait son coeur?

Il parla d’elle avec eux interminablement, en sortant des dîners où ils s’étaient chauffés à son contact. Il les sentit tous encore troublés, mécontents, énervés, en hommes qu’aucune réalité n’a satisfaits.

Non, elle n’avait aimé personne parmi ces paradeurs de la curiosité publique; mais lui, qui n’était rien près d’eux, qui ne faisait pas se tourner les têtes et se fixer les yeux quand son nom passait dans une foule ou dans un salon, que serait-il pour elle? Rien, rien, un comparse, un monsieur, celui qui, pour ces femmes recherchées, devient le familier vulgaire, utile et sans bouquet comme le vin qu’on boit avec l’eau.

S’il avait été un homme connu, il aurait encore accepté ce rôle, que sa célébrité eût rendu moins humiliant. Ignoré, il n’en voulait pas et il écrivit pour lui dire adieu.

Quand il reçut la courte réponse, il en fut ému comme d’un bonheur tombé sur lui, et quand elle lui eut fait promettre qu’il ne partirait point, il fut joyeux comme d’une délivrance.

Quelques jours passèrent sans amener rien entre eux; mais, lorsque fut calmé l’apaisement qui suit les crises, il sentit regrandir et le brûler son désir d’elle. Il avait pris la résolution de ne plus jamais lui parler de rien, mais il n’avait point promis de ne pas écrire; et, un soir, comme il ne pouvait dormir, comme elle le possédait dans la veille agitée de l’insomnie d’amour, il s’assit, presque malgré lui, devant sa table et se mit à exprimer sur du papier blanc ce qu’il sentait. Ce n’était point une lettre, c’étaient des notes, des phrases, des pensées, des frissons de souffrance qui se changeaient en mots.

Cela l’apaisa; il lui semblait qu’il se soulageait d’un peu de son angoisse, et, s’étant couché, il put dormir enfin.

Dès son réveil le lendemain, il relut ces quelques pages, les jugea bien frémissantes, les mit sous enveloppe, écrivit l’adresse, les garda jusqu’au soir, et les fit porter à la poste fort tard, pour qu’elle les reçût à son lever.

Il pensait bien qu’elle ne s’effaroucherait point de ces feuilles de papier. Les plus timorées des femmes ont pour la lettre qui parle d’amour avec sincérité des indulgences infinies. Et ces lettres, quand elles sont écrites par des mains qui tremblent, avec des yeux qu’emplit et qu’affole un visage, ont à leur tour sur les coeurs une invincible puissance.

Vers la fin du jour, il alla chez elle, afin de voir comment elle le recevrait et ce qu’elle pourrait lui dire. Il y trouva M. de Pradon qui fumait des cigarettes en causant avec sa fille. Il passait ainsi souvent des heures entières auprès d’elle, car il semblait la traiter plutôt en homme qu’en père. Elle avait mis dans leurs rapports et dans leur affection une nuance de l’hommage d’amour qu’elle se rendait à elle-même et qu’elle exigeait de tous.

Quand elle vit arriver Mariolle, sa figure eut un éclair de plaisir; sa main fut tendue avec vivacité; son sourire disait: «Vous me plaisez beaucoup.»

Mariolle espérait que le père s’en irait bientôt. Mais M. de Pradon ne s’en alla point. Bien qu’il connut sa fille et qu’il eût depuis longtemps perdu tout soupçon sur elle, tant il la croyait insexuelle, il la surveillait toujours avec une attention curieuse, inquiète, un peu maritale. Il voulait apprendre ce que ce nouvel ami pouvait bien avoir de chances de succès durable, ce qu’il était, ce qu’il valait. Serait-il un simple passant comme tant d’autres, ou bien un membre du cercle ordinaire?

 

Donc il s’installa, et Mariolle comprit aussitôt qu’on ne le pourrait point déloger. Il en prit son parti, et se décida même à le séduire, s’il le pouvait, estimant qu’une bienveillance, ou du moins une neutralité, vaudrait toujours mieux qu’une hostilité. Il fit des frais, fut gai, amusa, sans aucune pose de soupirant.

Elle songeait, contente: «Il n’est pas bête et joue bien la comédie.»

Et M. de Pradon pensait: «Voilà un aimable homme, à qui ma fille ne paraît pas tourner la tête comme à tous les autre imbéciles.»

Quand Mariolle jugea le moment venu de s’en aller, il les laissa tous deux charmés par lui.

Mais il sortait de cette maison avec de la détresse dans l’esprit. Auprès de cette femme, il souffrait déjà de l’emprisonnement où elle le tenait, sentant qu’il frapperait en vain sur ce coeur, comme un homme enfermé frappe du poing une porte de fer.

Possédé, il en était sûr, et ne cherchait plus à se délivrer d’elle; alors, ne pouvant fuir cette fatalité, il se résolut à être rusé, patient, tenace, dissimulé, à la conquérir par l’adresse, par l’hommage dont elle était avide, par l’adoration qui la grisait, par la servitude volontaire à laquelle il se laisserait réduire.

Sa lettre avait plu. Il écrirait. Il écrivit. Presque chaque nuit, en rentrant, à l’heure où l’esprit, animé par toutes les agitations du jour, regarde ce qui l’intéresse ou l’émeut dans une sorte de grossissement d’hallucination, il s’asseyait à sa table, sous sa lampe, et s’exaltait en pensant à elle. Le germe poétique que laissent mourir en eux, par paresse, tant d’hommes indolents grandit dans cet entraînement. À force d’écrire les mêmes choses, la même chose, son amour, sous des formes que renouvelait le renouveau quotidien de son désir, il enfiévra son ardeur dans cette besogne de tendresse littéraire. Il cherchait tout le long des jours, et trouvait pour elle des expressions irrésistibles que l’émotion surexcitée fait jaillir du cerveau comme des étincelles. Il soufflait ainsi sur le feu de son propre coeur et l’allumait en incendie, car les lettres d’amour vraiment passionnées sont souvent plus dangereuses pour celui qui les écrit que pour celle qui les reçoit.

À force de s’entretenir lui-même dans cet état d’effervescence, de chauffer son sang avec des mots et de faire habiter son âme avec une pensée unique, il perdit peu à peu la notion de la réalité sur cette femme. Cessant de la juger telle qu’il l’avait vue d’abord il ne l’apercevait plus à présent qu’à travers le lyrisme de ses phrases; et tout ce qu’il lui écrivait chaque nuit devenait dans son coeur autant de vérités. Ce travail quotidien d’idéalisation la lui montrait à peu près telle qu’il l’aurait rêvée. Ses anciennes résistances tombaient d’ailleurs devant l’indéniable affection que lui témoignait Mme de Burne. Certes, en ce moment, bien qu’ils ne se fussent rien dit, elle le préférait à tous, et le lui montrait ouvertement. Il pensait donc avec une espèce de folie d’espérance qu’elle finirait peut-être par l’aimer.

Elle subissait, en effet, avec une joie compliquée et naïve la séduction de ces lettres. Jamais personne ne l’avait adulée et chérie de cette manière, avec cette réserve silencieuse. Jamais personne n’avait eu cette idée charmante de faire apporter sur son lit, à chaque réveil, dans le petit plateau d’argent que présentait la femme de chambre, ce déjeuner de sentiment sous une enveloppe de papier. Et ce qu’il y avait de précieux à cela, c’est qu’il n’en parlait jamais, qu’il semblait l’ignorer lui-même, qu’il demeurait, dans son salon, le plus froid de ses amis, qu’il ne faisait pas une allusion à toute cette pluie de tendresse dont il la couvrait en secret.

Certes elle avait reçu déjà des lettres d’amour, mais d’un autre ton, moins réservées, plus pressantes, plus semblables à des sommations. Pendant trois mois, ses trois mois de crise, Lamarthe lui avait consacré une jolie correspondance de romancier fort séduit qui marivaude littérairement. Elle avait en son secrétaire, dans un tiroir spécial, ces très fines et très séduisantes épîtres à une femme, d’un écrivain vraiment ému qui l’avait caressée de sa plume jusqu’au jour où il perdit l’espoir du succès.

Les lettres de Mariolle étaient tout autres, d’une concentration de désir si énergique, d’une sincérité d’expression si juste, d’une soumission si complète, d’un dévouement qui promettait d’être si durable, qu’elle les recevait, les ouvrait et les goûtait avec un plaisir qu’aucune écriture ne lui avait encore donné.

Son amitié pour l’homme s’en ressentait, et elle l’invitait à venir la voir d’autant plus souvent qu’il apportait dans ses relations cette discrétion absolue, et semblait ignorer, en lui parlant, qu’il n’eût jamais pris une feuille de papier pour lui dire son adoration. Elle jugeait d’ailleurs la situation originale, digne d’un livre, et trouvait, dans sa satisfaction profonde à sentir près d’elle cet être qui l’aimait ainsi, une sorte de ferment actif de sympathie qui le lui faisait juger d’une façon particulière.

Jusqu’ici, dans tous les coeurs troublés par elle, elle avait pressenti, malgré la vanité de sa coquetterie, des préoccupations étrangères; elle n’y régnait pas seule; elle y trouvait, elle y voyait des soucis puissants qui ne la touchaient point. Jalouse de la musique avec Massival, de la littérature avec Lamarthe, et toujours de quelque chose, mécontente des demi-succès qu’elle obtenait, impuissante à tout chasser devant elle dans ces âmes d’hommes ambitieux, d’hommes en renom ou d’artistes pour qui la profession est une maîtresse dont rien ni personne ne peut les détacher, elle en rencontrait un pour la première fois à qui elle était tout. Il le lui jurait au moins. Seul, le gros Fresnel l’aimait autant, assurément. Mais c’était le gros Fresnel. Elle devinait que jamais personne n’avait été possédé par elle de cette façon; et sa reconnaissance égoïste pour le garçon qui lui donnait ce triomphe prenait des allures de tendresse. Elle avait besoin de lui maintenant, besoin de sa présence, besoin de son regard, besoin de son asservissement, besoin de cette domesticité d’amour. S’il flattait moins que les autres sa vanité, il flattait davantage ces souveraines exigences qui gouvernent l’âme et la chair des coquettes, son orgueil et son instinct de domination, son instinct féroce de calme femelle.

Comme un pays dont on s’empare, elle accapara sa vie peu à peu par une succession de petits envahissements plus nombreux chaque jour. Elle organisait des fêtes, des parties au théâtre, des dîners au restaurant, pour qu’il en fût; elle le traînait derrière elle avec une satisfaction de conquérante, ne pouvait plus se passer de lui ou plutôt de l’esclavage auquel il était réduit.

Il la suivait, heureux de se sentir ainsi choyé, caressé par ses yeux, par sa voix, par tous ses caprices; et il ne vivait plus que dans un transport de désir et d’amour, affolant et brûlant comme une fièvre chaude.

DEUXIÈME PARTIE

I. Mariolle venait d’arriver chez elle…

Mariolle venait d’arriver chez elle. Il l’attendait, car elle n’était pas rentrée, bien qu’elle lui eût donné rendez-vous par une dépêche bleue, le matin.

Dans ce salon, où il aimait tant se sentir, où tout lui plaisait, il éprouvait cependant chaque fois qu’il s’y trouvait seul, une oppression du coeur, un peu d’essoufflement, d’énervement, qui l’empêchaient d’y rester assis tant qu’elle n’avait point paru. Il marchait, dans une attente heureuse, avec la crainte que quelque obstacle imprévu ne l’empêchât de revenir et ne remît au lendemain leur rencontre.

Quand il entendit s’arrêter une voiture devant la porte de la rue, il eut un tressaillement d’espoir, et lorsque sonna le timbre de l’appartement, il ne douta plus.

Elle entra, son chapeau sur la tête, ce qu’elle ne faisait jamais, avec un air pressé et content.

– J’ai une nouvelle pour vous, dit-elle.

– Laquelle donc, madame?

Elle se mit à rire en le regardant.

– Eh bien! je vais passer quelque temps à la campagne.

Un chagrin le saisit, subit et fort, que son visage refléta.

– Oh! Et vous m’annoncez cela avec une figure satisfaite!

– Oui. Asseyez-vous, je vais vous conter tout. Vous savez ou vous ne savez pas, que M. Valsaci, le frère de ma pauvre mère, l’ingénieur en chef des ponts, a une propriété à Avranches où il passe une partie de sa vie avec sa femme et ses enfants, car il exerce là-bas sa profession. Or nous allons les voir tous les étés. Cette année, je ne voulais pas; mais il s’est fâché et il a fait à papa une scène pénible. À ce propos, je vous confierai que papa est jaloux de vous, et m’en fait aussi, des scènes, en prétendant que je me compromets. Il faudra que vous veniez moins souvent. Mais ne vous troublez point, j’arrangerai les choses. Donc papa m’a réprimandée et m’a fait promettre d’aller passer dix jours, peut-être douze, à Avranches. Nous partons mardi matin. Qu’en dites-vous?

– Je dis que vous me navrez.

– C’est tout?

– Que voulez-vous? je ne peux vous en empêcher!

– Vous ne voyez rien à faire?

– Mais… mais non… je ne sais pas moi! Et vous?

– Moi j’ai une idée, que voici: Avranches est tout près du Mont Saint-Michel. Connaissez-vous le Mont Saint-Michel?

– Non, madame.

– Eh bien! vous aurez vendredi prochain, l’inspiration d’aller voir cette merveille. Vous vous arrêterez à Avranches, vous vous promènerez, samedi soir, par exemple, au coucher du soleil dans le Jardin public, d’où l’on domine la baie. Nous nous y rencontrerons par hasard. Papa fera une tête, mais je m’en moque. J’organiserai une partie pour aller tous ensemble avec la famille, le lendemain, à l’abbaye. Montrez de l’enthousiasme, et soyez charmant, comme vous savez l’être quand vous voulez. Faites la conquête de ma tante et invitez-nous tous à dîner à l’auberge où nous descendrons. On y couchera et nous ne nous quitterons ainsi que le lendemain. Vous reviendrez par Saint-Malo, et huit jours plus tard je serai de retour à Paris. Est-ce bien imaginé? Suis-je gentille?

Il murmura dans un élan de reconnaissance:

– Vous êtes tout ce que j’aime au monde.

– Chut! fit-elle.

Et pendant quelques instants ils se regardèrent. Elle souriait, lui envoyant dans ce sourire toute sa reconnaissance, le remerciement de son coeur, et sa sympathie aussi, très sincère, très vive, devenue tendre. Il la contemplait, lui, avec des yeux qui la dévoraient. Il avait envie de tomber à ses pieds, de s’y rouler, de mordre sa robe, de crier quelque chose, et surtout de lui faire voir ce qu’il ne savait pas dire, ce qui était en lui des talons à la tête, dans son corps comme dans son âme, inexprimablement douloureux parce qu’il ne le pouvait montrer, son amour, son terrible et délicieux amour.

Mais elle le comprenait sans qu’il s’exprimât, comme un tireur devine que sa belle a fait un trou juste à la place de la mouche noire du carton. Il n’y avait plus rien dans cet homme, rien qu’Elle. Il était à elle plus qu’elle-même. Et elle était contente, et elle le trouvait charmant.

Elle lui dit, avec bonne humeur:

– Alors c’est entendu, nous faisons cette partie.

Il balbutia, la voix coupée par l’émotion:

– Mais oui, madame, c’est entendu.

Puis après un nouveau silence, elle reprit, sans autre excuse:

– Je ne peux vous garder plus longtemps aujourd’hui. Je suis rentrée uniquement pour vous dire cela, puisque je pars après demain! Toute ma journée de demain est prise, et j’ai encore quatre ou cinq courses à faire avant le dîner.

Il se leva tout de suite, saisi de peine, lui qui n’avait d’autre désir que de ne la plus quitter; et, lui ayant baisé les mains, il s’en alla, le coeur un peu meurtri, mais plein d’espoir.

Ce furent quatre jours bien longs qu’il eut à passer. Il les traîna dans Paris, sans voir personne, préférant le silence aux voix et la solitude aux amis.

Il prit donc, le vendredi matin, le train express de huit heures. Il n’avait guère dormi, enfiévré par l’attente de ce voyage. Sa chambre noire, silencieuse, où passaient seulement les roulements des fiacres attardés, évocateurs des désirs de départ, l’avait, durant toute la nuit, oppressé comme une prison.

Dès qu’une lueur apparut entre les rideaux fermés, la lueur grise et triste du tout premier matin, il sauta du lit, ouvrit sa fenêtre et regarda le ciel. La peur du mauvais temps le hantait. Il faisait beau. Une brume légère flottait, présage de chaleur. Il s’habilla plus vite qu’il ne fallait, fut prêt deux heures trop tôt, le coeur rongé par l’impatience de quitter la maison, d’être en route enfin; et son domestique dut aller chercher un fiacre, à peine sa toilette finie, par crainte de n’en point trouver.

 

Les premiers cahots de la voiture furent pour lui des secousses de bonheur; mais quand il pénétra dans la gare Montparnasse, un énervement le saisit en reconnaissant que cinquante minutes le séparaient encore du départ du train.

Un coupé se trouvait libre; il le loua afin d’être seul et de pouvoir rêver à son aise. Lorsqu’il se sentit en marche, glissant vers elle, emporté dans le roulement doux et rapide de l’express, son ardeur, au lieu de se calmer, grandit, et il avait envie, une envie bête d’enfant, de pousser à deux mains, de toute sa force, la cloison capitonnée pour accélérer la vitesse.

Pendant longtemps, jusqu’au milieu du jour, il demeura muré dans son attente et perclus d’espérance; puis peu à peu, Argentan passé, ses yeux furent attirés vers les portières par toute la verdure normande.

Le convoi traversait un long pays onduleux, coupé de vallons, où les domaines des paysans, herbages et prairies à pommiers, étaient entourés de grands arbres dont les têtes touffues semblaient luisantes sous les rayons du soleil. On touchait à la fin de juillet; c’était la saison vigoureuse où cette terre, nourrice puissante, fait épanouir sa sève et sa vie. Dans tous les enclos, séparés et reliés par ces hautes murailles de feuilles, les gros boeufs blonds, les vaches aux flancs tachetés de vagues dessins bizarres, les taureaux roux au front large, au jabot de chair poilue, à l’air provocateur et fier, debout auprès des clôtures ou couchés dans les pâturages qui ballonnaient leurs ventres, se succédaient indéfiniment à travers la fraîche contrée, dont le sol semblait suer du cidre et de la chair.

Partout de minces rivières glissaient au pied des peupliers, sous des voiles légers de saules; des ruisseaux brillaient dans l’herbe une seconde, disparaissaient pour reparaître plus loin, baignaient toute la campagne d’une fraîcheur féconde.

Et Mariolle promenait, ravi, et distrayait son amour dans le rapide et continu défilé de ce beau parc à pommiers habité par des troupeaux.

Mais, quand il eut changé de train à la station de Folligny, l’impatience d’arriver l’agita de nouveau, et, pendant les dernières quarante minutes, il tira vingt fois sa montre de sa poche. À tout moment il se penchait à la portière, et il aperçut enfin, sur une colline assez élevée, la ville où Elle l’attendait. Le train avait eu du retard, et une heure seulement le séparait de l’instant où il devait la retrouver, par hasard, à la promenade publique.

Un omnibus d’hôtel l’ayant recueilli, seul voyageur, se mit à gravir, au pas lent des chevaux, la route escarpée d’Avranches, à qui ses maisons, couronnant la hauteur, donnaient de loin un aspect fortifié. De près, c’était une jolie et vieille cité normande, aux petites demeures régulières et presque pareilles, tassées les unes contre les autres, avec un air de fierté ancienne et d’aisance modeste, un air moyen âge et paysan.

Dès que Mariolle eut jeté sa valise dans une chambre, il se fit indiquer la rue par où l’on parvient au Jardin botanique, et il s’en alla à grands pas, bien qu’il fût en avance, mais espérant qu’elle aurait peut-être aussi devancé l’heure.

En arrivant à la grille, il reconnut d’un coup d’oeil qu’il était vide ou presque vide. Trois vieux hommes seulement s’y promenaient, bourgeois indigènes qui devaient récréer là quotidiennement leurs derniers loisirs; et une famille de jeunes Anglais, filles et garçons, aux jambes sèches, jouait autour d’une institutrice blonde dont le regard distrait semblait rêver.

Mariolle, le coeur battant, marchait devant lui, scrutant les chemins. Il atteignit une grande allée d’ormes d’un vert puissant qui coupait en deux le jardin par le travers, allongeant au milieu une voûte épaisse de feuillage; puis il passa outre, et soudain, en approchant d’une terrasse dominant l’horizon, il fut distrait brusquement de celle qui le faisait venir en ce lieu.

Du pied de la côte sur laquelle il était debout partait une inimaginable plaine de sable qui se mêlait au loin avec la mer et le firmament. Une rivière y promenait son cours, et, sous l’azur flambant de soleil, des mares d’eau la tachetaient de plaques lumineuses qui semblaient des trous ouverts sur un autre ciel intérieur.

Au milieu de ce désert jaune, encore trempé par la marée en fuite, surgissait, à douze ou quinze kilomètres du rivage, un monumental profil de rocher pointu, fantastique pyramide coiffée d’une cathédrale.

Elle n’avait pour voisin, dans ces dunes immenses, qu’un écueil à sec, au dos ronds, accroupi sur les vases mouvantes: Tombelaine.

Plus loin, dans la ligne bleuâtre des flots aperçus, d’autres roches noyées montraient leurs crêtes brunes; et l’oeil, continuant le côté de cette solitude sablonneuse la vaste étendue verte du pays normand, si couvert d’arbres qu’il avait l’air d’un bois illimité. C’était toute la nature s’offrant d’un seul coup, en un seul lieu, dans sa grandeur, dans sa puissance, dans sa fraîcheur et dans sa grâce; et le regard allait de cette vision de forêts à cette apparition du mont de granit, solitaire habitant des sables, qui dressait sur la grève démesurée son étrange figure gothique.

Le plaisir bizarre, dont Mariolle jadis avait souvent tressailli devant les surprises que les terres inconnues gardent aux yeux des voyageurs, l’envahit si brusquement qu’il demeura immobile, l’esprit ému et attendri, oubliant son coeur garrotté. Mais, un son de cloche ayant vibré, il se retourna, ressaisi tout à coup par l’espérance ardente de leur rencontre. Le jardin était toujours presque vide. Les enfants anglais avaient disparu. Seuls les trois vieillards faisaient encore leur promenade monotone. Il se mit à marcher comme eux.

Elle allait venir tout à l’heure, dans un instant. Il la verrait au bout des chemins qui aboutissaient à cette merveilleuse terrasse. Il reconnaîtrait sa taille, sa démarche, puis sa figure et son sourire, et il entendrait sa voix. Quel bonheur! quel bonheur! Il la sentait proche, quelque part, introuvable, invisible encore, mais pensant à lui, sachant aussi qu’elle allait le revoir.

Il faillit pousser un cri léger. Une ombrelle bleue, rien qu’un dôme d’ombrelle, glissait là-bas au-dessus d’un massif. C’était elle sans aucun doute. Un petit garçon apparut, poussant un cerceau devant lui; puis deux dames, – il la reconnut, – puis deux hommes: son père et un autre monsieur. Elle était tout en bleu, comme un ciel de printemps. Ah! oui! il la reconnaissait sans distinguer encore ses traits; mais il n’osait point aller vers elle, sentant qu’il allait balbutier, rougir, qu’il ne saurait expliquer ce hasard sous l’oeil soupçonneux de M. de Pradon.

Il marchait cependant à leur rencontre, sa jumelle sans cesse levée, tout occupé, semblait-il, à contempler l’horizon. Ce fut elle qui l’appela, sans même prendre la peine de jouer la surprise.

– Bonjour, Monsieur Mariolle, dit-elle. C’est superbe, n’est-ce pas?

Interdit par cet accueil, il ne savait sur quel ton répondre et balbutiait:

– Ah! vous, madame, quelle chance de vous rencontrer! J’ai voulu connaître ce délicieux pays.

Elle reprit en souriant:

– Et vous avez choisi le moment où j’y suis. C’est tout à fait aimable de votre part.

Puis elle présenta:

– Un de mes meilleurs amis, M. Mariolle; ma tante, Mme Valsaci, mon oncle qui fait des ponts.

Après les saluts échangés, M. de Pradon et le jeune homme se donnèrent une froide poignée de main, et on continua la promenade.

Elle l’avait placé entre elle et sa tante, en lui jetant un très rapide regard, un de ces regards qui ont l’air d’une défaillance. Elle reprit: