Za darmo

Mont Oriol

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Quelque chose frôla sa joue; c’était la barbe de son mari, qui se penchait pour l’embrasser. Et quand il l’eut serrée longtemps contre lui, avec une tendresse reconnaissante, il voulut, à son tour, baiser sa fille, et il lui donna avec sa bouche tendue de petits coups bien doux sur le nez.

Christiane, le coeur crispé par cette caresse, les regardait, à côté d’elle, sa fille et lui… et lui!

Il prétendit bientôt remporter l’enfant dans son berceau.

– Non, dit-elle, laisse-le encore quelques minutes, que je le sente près de ma tête. Ne parle plus, ne bouge pas, laisse-nous, attends.

Elle passa un de ses bras par-dessus le corps caché dans les langes, posa son front tout près de la petite figure grimaçante, ferma les yeux, et ne remua plus, sans penser à rien.

Mais William, au bout de quelques minutes, lui toucha doucement l’épaule:

– Allons, ma chérie, il faut être raisonnable! pas d’émotions, tu le sais, pas d’émotions!

Alors il emporta leur fille que la mère suivit des yeux jusqu’à ce qu’elle eût disparu derrière le rideau du lit.

Puis il revint:

– C’est entendu, je t’enverrai demain matin Mme Honorat pour te tenir compagnie.

Elle répondit d’une voix affermie:

– Oui, mon ami, tu peux me l’envoyer… demain matin.

Et elle s’allongea dans son lit, fatiguée, brisée, un peu moins malheureuse, peut-être?

Son père et son frère vinrent la voir dans la soirée et lui contèrent les histoires du pays, le départ précipité du professeur Cloche à la recherche de sa fille, et les suppositions sur le compte de la duchesse de Ramas, qu’on ne voyait plus, qu’on pensait partie aussi, à la recherche de Mazelli. Gontran riait de ces aventures, tirait une morale comique des événements:

– C’est incroyable, ces villes d’eaux. Ce sont les seuls pays de féerie qui subsistent sur la terre! En deux mois il s’y passe plus de choses que dans le reste de l’univers durant le reste de l’année. On dirait vraiment que les sources ne sont pas minéralisées, mais ensorcelées. Et c’est partout la même chose, à Aix, Royat, Vichy, Luchon, et dans les bains de mer aussi, à Dieppe, Étretat, Trouville, Biarritz, Cannes, Nice. On y rencontre des échantillons de tous les peuples, de tous les mondes, des rastaquouères admirables, un mélange de races et de gens introuvable ailleurs, et des aventures prodigieuses. Les femmes y font des farces avec une facilité et une promptitude exquises. À Paris on résiste, aux eaux on tombe, vlan! Les hommes y trouvent la fortune, comme Andermatt, d’autres y trouvent la mort comme Aubry-Pasteur, d’autres y trouvent pis que ça… et s’y marient… comme moi… et comme Paul. Est-ce bête et drôle, cette chose-là? Tu savais le mariage de Paul, n’est-ce pas?

Elle murmura:

– Oui, William me l’a dit tantôt.

Gontran reprit:

– Il a raison, très raison. C’est une fille de paysans… Eh bien quoi, elle vaut mieux qu’une fille d’aventuriers ou qu’une fille tout court. Je connais Paul. Il aurait fini par épouser une gueuse pourvu qu’elle lui eût résisté six semaines. Et pour lui résister il fallait une rosse ou une innocente. Il est tombé sur l’innocente. Tant mieux pour lui.

Christiane écoutait, et chaque mot entrant dans son oreille lui allait jusqu’au coeur, et lui faisait mal, un mal horrible.

Elle dit, en fermant les yeux:

– Je suis bien fatiguée. Je voudrais me reposer un peu.

Ils l’embrassèrent et partirent.

Elle ne put dormir, tant sa pensée s’était réveillée active et torturante. Cette idée qu’il ne l’aimait plus, plus du tout, lui devenait tellement intolérable, que si elle n’eût pas vu cette femme, cette garde assoupie dans un fauteuil, elle se serait levée, aurait ouvert sa fenêtre, et se serait jetée sur les marches du perron. Un très mince rayon de lune entrait par une fente de ses rideaux et posait sur le parquet une petite tache ronde et claire. Elle l’aperçut; tous ses souvenirs l’assaillirent ensemble: le lac, le bois, ce premier «Je vous aime», à peine entendu, si troublant, et Tournoël, et toutes leurs caresses, le soir, par les chemins sombres, et la route de La Roche-Pradière. Tout à coup, elle vit cette route blanche, par une nuit pleine d’étoiles, et lui, Paul, tenant par la taille une femme et lui baisant la bouche à chaque pas. Elle la reconnut. C’était Charlotte! Il la serrait contre lui, souriait comme il savait sourire, lui murmurait dans l’oreille les mots si doux qu’il savait dire, puis se jetait à ses genoux et embrassait la terre devant elle comme il l’avait embrassée devant Christiane! Ce fut si dur, si dur pour elle que, se tournant et se cachant la figure dans l’oreiller, elle se mit à sangloter. Elle poussait presque des cris, tant son désespoir lui martelait l’âme.

Chaque battement de son coeur qui sautait dans sa gorge, qui sifflait à ses tempes, lui jetait ce mot: – Paul, – Paul, – Paul, interminablement répété. Elle bouchait ses oreilles de ses mains pour ne plus l’entendre, enfonçait sa tête sous les draps; mais il sonnait alors au fond de sa poitrine, ce nom, avec chacun des coups de son coeur inapaisable.

La garde, réveillée, lui demanda:

– Êtes-vous plus malade, Madame?

Christiane se retourna, la face pleine de larmes, et murmura:

– Non, je dormais, je rêvais… J’ai eu peur.

Puis elle pria qu’on allumât deux bougies pour ne plus voir le rayon de lune.

Vers le matin pourtant, elle s’assoupit.

Elle avait sommeillé quelques heures quand Andermatt entra, amenant Mme Honorat. La grosse dame, familière tout de suite, s’assit près du lit, prit les mains de l’accouchée, l’interrogea comme un médecin, puis, satisfaite des réponses, déclara:

– Allons, allons, ça va bien.

Alors elle ôta son chapeau, ses gants, son châle, et se tournant vers la garde:

– Vous pouvez vous en aller, ma fille. Vous viendrez si on vous sonne.

Christiane, soulevée déjà de répugnance, dit à son mari:

– Donne-moi un peu ma fille.

Comme la veille, William apporta l’enfant en l’embrassant avec tendresse, et le posa sur l’oreiller. Et, comme la veille aussi, en sentant contre sa joue, à travers les étoffes, la chaleur de ce corps inconnu, emprisonné dans les linges, elle fut pénétrée soudain par un calme bienfaisant.

Tout à coup la petite se mit à crier, elle pleurait d’une voix grêle et perçante:

– Elle veut le sein, dit Andermatt.

Il sonna, et la nourrice parut, une énorme femme rouge, avec une bouche d’ogresse, pleine de dents larges et luisantes qui firent presque peur à Christiane. Et de son corsage ouvert elle tira une pesante mamelle, molle et lourde de lait comme celles qui pendent sous le ventre des vaches. Et quand Christiane vit sa fille boire à cette gourde charnue elle eut envie de la saisir, de la reprendre, un peu jalouse et dégoûtée.

Mme Honorat maintenant donnait des conseils à la nourrice, qui s’en alla, emportant l’enfant.

Andermatt à son tour sortit. Les deux femmes restèrent seules.

Christiane ne savait comment parler de ce qui torturait son âme, tremblait d’être trop émue, de perdre la tête, de pleurer, de se trahir. Mais Mme Honorat se mit à bavarder toute seule, sans qu’on lui demandât rien. Lorsqu’elle eut conté tous les potins qui couraient par le pays, elle en vint à la famille Oriol:

– C’est de braves gens, disait-elle, de bien braves gens. Si vous aviez connu la mère, quelle femme honnête, vaillante! Elle en valait dix, Madame. Les petites tiennent d’elle, d’ailleurs.

Puis, comme elle abordait un autre sujet, Christiane dit:

– Laquelle préférez-vous des deux, Louise ou Charlotte?

– Oh! moi, Madame, j’aime mieux Louise, celle de votre frère, elle est plus sage, plus rangée. C’est une femme d’ordre! Mais mon mari préfère l’autre. Les hommes, vous savez, ils ont leurs goûts, pas comme les nôtres.

Elle se tut. Christiane, dont le courage faiblissait, balbutia:

– Mon frère l’a rencontrée souvent chez vous, sa fiancée.

– Oh! oui, Madame, je crois bien, tous les jours. Tout s’est fait chez moi, tout! Moi je les laissais causer, ces enfants, je comprenais bien la chose! Mais ce qui m’a fait plaisir vraiment, c’est quand j’ai vu que M. Paul en tenait pour la cadette.

Alors Christiane, d’une voix presque inintelligible:

– Il l’aime beaucoup?…

– Ah! Madame, s’il l’aime! Il en perdait l’esprit dans ces derniers temps. Et puis comme l’Italien, celui qui a pris la fille au docteur Cloche, tournait un peu autour de la petite, histoire de voir, de tâter, j’ai cru qu’ils s’allaient battre!… Ah! si vous aviez vu les yeux de M. Paul! Et il la regardait comme une bonne Vierge, elle!… Ça fait plaisir quand on aime tant que ça!

Alors Christiane l’interrogea sur tout ce qui s’était passé devant elle, sur ce qu’ils avaient dit, sur ce qu’ils avaient fait, sur leurs promenades dans ce vallon de Sans-Souci, où tant de fois il lui avait parlé de son amour. Elle avait des questions inattendues qui surprenaient la grosse dame, sur des choses auxquelles personne n’eût songé, car elle comparait sans cesse, elle se rappelait mille détails de l’an passé, toutes les galanteries délicates de Paul, ses prévenances, ses inventions ingénieuses pour lui plaire, tout ce déploiement d’attentions charmantes et de soins tendres qui prouvent chez un homme l’impérieux désir de séduire; et elle voulait savoir s’il avait fait tout cela pour l’autre, s’il avait recommencé ce siège d’une âme avec la même ardeur, avec le même entraînement, avec la même passion irrésistible.

Et chaque fois qu’elle reconnaissait un petit fait, un petit trait, un de ces riens délicieux, une de ces troublantes surprises qui font venir un battement de coeur, et dont Paul était prodigue quand il aimait, Christiane, étendue en son lit, poussait un petit «Ah!» de souffrance.

Étonnée de ce cri bizarre, Mme Honorat affirmait plus fort:

 

– Mais oui. C’est comme je vous dis, tout comme je vous dis. Je n’ai jamais vu un homme aussi amoureux que lui.

– Est-ce qu’il lui disait des vers?

– Je crois bien, Madame, et de jolis encore.

Et quand elles se taisaient toutes les deux, on n’entendait plus que le chant monotone et doux de la nourrice, endormant l’enfant dans la pièce voisine.

Des pas s’approchaient dans le corridor. MM. Mas-Roussel et Latonne venaient visiter leur malade. Ils la trouvèrent agitée, un peu moins bien que la veille.

Lorsqu’ils furent partis, Andermatt rouvrit la porte, et, sans entrer:

– C’est le docteur Black qui désire te voir. Tu veux bien?

Elle cria, en se soulevant dans son lit:

– Non… non… je ne veux pas… non!…

William s’avança stupéfait:

– Mais pourtant, écoute… il faudrait… on lui doit… tu devrais…

Elle semblait folle tant ses yeux étaient grands et sa bouche frémissante. Elle répéta, d’une voix aiguë, si forte qu’elle devait percer tous les murs:

– Non… non… jamais!… qu’il ne vienne jamais… tu entends… jamais!…

Et puis, ne sachant plus ce qu’elle disait et désignant, de son bras tendu, Mme Honorat debout au milieu de la chambre:

– Elle non plus… chasse-la… je ne veux pas la voir… chasse-la!…

Alors il s’élança vers sa femme, la prit dans ses bras, lui baisa le front:

– Ma petite Christiane, calme-toi… Qu’est-ce que tu as?… mais calme-toi donc!

Elle ne pouvait plus parler. Les larmes lui jaillissaient des yeux:

– Fais-les partir tous, dit-elle, et reste seul avec moi.

Il courut, éperdu, vers la femme du médecin, et la poussant doucement vers la porte:

– Laissez-nous quelques instants, je vous prie, c’est la fièvre, la fièvre de lait. Je vais la calmer. Je vous retrouverai tout à l’heure.

Quand il retourna vers le lit, Christiane s’était recouchée et pleurait d’une façon continue, sans secousses, anéantie. Et pour la première fois de sa vie, il se mit à pleurer aussi.

En effet, la fièvre de lait se déclara dans la nuit, et le délire survint.

Après quelques heures d’agitation extrême, l’accouchée se mit tout à coup à parler.

Le marquis et Andermatt, qui avaient voulu rester près d’elle, et jouaient aux cartes, en comptant les points à voix basse, se crurent appelés, se levèrent et vinrent au lit.

Elle ne les vit pas, ou ne les reconnut point. Toute pâle sur son oreiller blanc, avec ses cheveux blonds répandus sur ses épaules, elle regardait, de ses clairs yeux bleus, le monde inconnu, mystérieux et fantastique où vivent les fous.

Ses mains, allongées sur les draps, remuaient parfois, agitées de mouvements rapides et involontaires, de tressaillements et de sursauts.

Elle ne semblait point causer d’abord avec quelqu’un, mais voir et raconter. Et les choses qu’elle disait paraissaient sans suite, incompréhensibles. Elle trouva une roche trop haute pour sauter. Elle avait peur d’une entorse, et puis elle ne connaissait pas assez l’homme qui lui tendait les bras. Puis elle parla des parfums. Elle avait l’air de chercher des phrases oubliées: «Quoi de plus doux?… Cela grise comme le vin… Le vin grise la pensée, mais le parfum grise le rêve… Avec le parfum on goûte l’essence même, l’essence pure des choses et du monde… on goûte les fleurs… les arbres… l’herbe des champs… on distingue jusqu’à l’âme des demeures anciennes endormie dans les vieux meubles, les vieux tapis et les vieux rideaux…»

Puis son visage se contracta, comme si elle eût subi une longue fatigue. Elle montait une côte lentement, lourdement, et disait à quelqu’un:

– Oh! porte-moi encore, je t’en prie, je vais mourir ici! Je ne peux plus marcher. Porte-moi comme tu faisais au-dessus des gorges? Te rappelles-tu!… comme tu m’aimais!

Puis elle poussa un cri d’angoisse; une horreur passa dans ses yeux. Elle voyait une bête morte devant elle et suppliait qu’on l’ôtât de là sans lui faire de mal.

Le marquis dit tout bas à son gendre:

– Elle pense à un âne que nous avons rencontré en revenant de la Nugère.

Maintenant elle parlait à cette bête morte, la consolait, lui racontait qu’elle était aussi très malheureuse, elle, bien plus malheureuse, parce qu’on l’avait abandonnée.

Puis tout à coup elle refusa quelque chose exigée d’elle. Elle criait:

– Oh! non, pas cela! Oh! c’est toi… toi… qui veux me faire traîner cette voiture!…

Alors elle haleta, comme si elle eût traîné une voiture, en effet. Elle pleurait, gémissait, poussait des cris, et toujours, pendant plus d’une demi-heure, elle monta cette côte, en tirant derrière elle, avec des efforts horribles, la charrette de l’âne, sans doute.

Et quelqu’un la frappait durement, car elle disait:

– Oh! que tu me fais mal! Au moins ne me bats plus, je marcherai… mais ne me bats plus, je t’en supplie… Je ferai ce que tu voudras, mais ne me bats plus!…

Puis son angoisse se calma peu à peu et elle ne fit plus que divaguer doucement jusqu’au jour. Elle s’assoupit alors et finit par dormir. Quand elle se réveilla, vers deux heures de l’après-midi, la fièvre la brûlait encore, mais sa raison lui était revenue.

Jusqu’au lendemain, cependant, sa pensée demeura engourdie, un peu indécise, fuyante. Elle ne trouvait pas tout de suite les mots dont elle avait besoin et se fatiguait affreusement à les chercher.

Mais, après une nuit de repos, elle reprit complètement la possession d’elle-même.

Cependant elle se sentait changée, comme si cette crise eût modifié son âme. Elle souffrait moins et songeait davantage. Les événements terribles, si proches, lui paraissaient reculés dans un passé déjà lointain, et elle les regardait avec une clarté d’idées dont son esprit n’avait encore jamais été éclairé. Cette lumière, qui l’avait envahie soudain, et qui illumine certains êtres en certaines heures de souffrance, lui montrait la vie, les hommes, les choses, la terre entière avec tout ce qu’elle porte comme elle ne les avait jamais vus.

Alors, plus même que le soir où elle s’était sentie tellement seule au monde dans sa chambre en revenant du lac de Tazenat, elle se jugea totalement abandonnée dans l’existence. Elle comprit que tous les hommes marchent côte à côte, à travers les événements, sans que jamais rien unisse vraiment deux êtres ensemble. Elle sentit, par la trahison de celui en qui elle avait mis toute sa confiance, que les autres, tous les autres ne seraient jamais plus pour elle que des voisins indifférents dans ce voyage court ou long, triste ou gai, suivant les lendemains, impossibles à deviner. Elle comprit que, même entre les bras de cet homme, quand elle s’était crue mêlée à lui, entrée en lui, quand elle avait cru que leurs chairs et leurs âmes ne faisaient plus qu’une chair et qu’une âme, ils s’étaient seulement un peu rapprochés jusqu’à faire toucher les impénétrables enveloppes où la mystérieuse nature a isolé et enfermé les humains. Elle vit bien que nul jamais n’a pu ou ne pourra briser cette invisible barrière qui met les êtres dans la vie aussi loin l’un de l’autre que les étoiles du ciel.

Elle devina l’effort impuissant, incessant depuis les premiers jours du monde, l’effort infatigable des hommes pour déchirer la gaine où se débat leur âme à tout jamais emprisonnée, à tout jamais solitaire, effort des bras, des lèvres, des yeux, des bouches, de la chair frémissante et nue, effort de l’amour qui s’épuise en baisers, pour arriver seulement à donner la vie à quelque autre abandonné!

Alors un désir irrésistible la saisit de revoir sa fille. Elle la demanda, et quand on l’eut apportée, elle pria qu’on la dévêtît, car elle ne connaissait encore que son visage.

La nourrice déroula donc les langes et découvrit un pauvre corps de nouveau-né, agité de ces vagues mouvements que la vie met en ces ébauches de créatures. Christiane le toucha d’une main timide, tremblante, puis voulut baiser le ventre, les reins, les jambes, les pieds, puis elle le regarda, pleine de pensées bizarres.

Deux êtres s’étaient vus, s’étaient aimés avec une exaltation délicieuse; et de leur étreinte, cela était né! Cela c’était lui et elle, mêlés pour jusqu’à la mort de ce petit enfant, c’était lui et elle, revivant ensemble, c’était un peu de lui et un peu d’elle avec quelque chose d’inconnu qui le ferait différent d’eux. Il les reproduirait l’un et l’autre, dans la forme de son corps et dans celle de son esprit, dans ses traits, ses gestes, ses yeux, ses mouvements, ses goûts, ses passions, jusque dans le son de sa voix et l’allure de sa démarche, et il serait un être nouveau pourtant!

Ils étaient séparés maintenant, eux, pour toujours! Jamais plus leurs regards ne se confondraient dans un de ces élans de tendresse qui font indestructible la race humaine.

Et serrant l’enfant contre son coeur, elle murmura:

– Adieu – adieu!

C’était à lui qu’elle disait «adieu» dans l’oreille de sa fille, l’adieu courageux et désolé d’une âme fière, l’adieu d’une femme qui souffrira longtemps encore, toujours peut-être, mais qui saura du moins cacher à tous ses larmes.

– Ah! ah! criait William par la porte entr’ouverte. Je t’y prends! Veux-tu bien me rendre ma fille?

Courant au lit, il saisit la petite en ses mains exercées déjà à la manier, et l’élevant au-dessus de sa tête, il répétait:

– Bonjour, mademoiselle Andermatt… bonjour, mademoiselle Andermatt…

Christiane songeait: «Voici donc mon mari.» Et elle le contemplait avec des yeux surpris comme s’ils l’eussent regardé pour la première fois. C’était lui, l’homme à qui la loi l’avait unie, l’avait donnée! l’homme qui devait être, d’après les idées humaines, religieuses et sociales, une moitié d’elle! plus que cela, son maître, le maître de ses jours et de ses nuits, de son coeur et de son corps! Elle eut presque envie de sourire, tant cela, à cette heure, lui parut étrange, car, entre elle et lui, aucun lien jamais n’existerait, aucun de ces liens si vite brisés, hélas! mais qui semblent éternels, ineffablement doux, presque divins.

Aucun remords même ne lui venait de l’avoir trompé, de l’avoir trahi! Elle s’en étonna, cherchant pourquoi. Pourquoi?… Ils étaient trop différents sans doute, trop loin l’un de l’autre, de races trop dissemblables. Il ne comprenait rien d’elle; elle ne comprenait rien de lui. Pourtant il était bon, dévoué, complaisant.

Mais seuls, peut-être, les êtres de même taille, de même nature, de même essence morale peuvent se sentir attachés l’un à l’autre par la chaîne sacrée du devoir volontaire.

On rhabillait l’enfant. William s’était assis:

– Écoute, ma chérie, disait-il, je n’ose plus t’annoncer de visite depuis que tu m’as si bien accueilli avec le docteur Black. Il en est une pourtant que tu me ferais grand plaisir de recevoir: celle du docteur Bonnefille!

Alors elle rit, pour la première fois, d’un rire pâle, resté sur sa lèvre, sans aller jusqu’à l’âme; et elle demanda:

– Le docteur Bonnefille? Quel miracle! Vous êtes donc réconciliés?

– Mais oui. Écoute: je vais t’annoncer, en grand secret, une grande nouvelle. Je viens d’acheter l’ancien établissement. J’ai tout le pays, maintenant. Hein! quel triomphe? Ce pauvre docteur Bonnefille l’a su avant tout le monde, bien entendu. Alors il a été malin; il est venu prendre de tes nouvelles, tous les jours, en laissant sa carte avec un mot sympathique. Moi, j’ai répondu à ses avances par une visite; et nous sommes au mieux à présent.

– Qu’il vienne, dit Christiane, quand il voudra. Je serai contente de le recevoir.

– Bon, je te remercie. Je te l’amènerai demain matin. Je n’ai pas besoin de te dire que Paul me charge, sans cesse, de mille compliments pour toi, et s’informe beaucoup de la petite. Il a grande envie de la voir.

Malgré ses résolutions, elle se sentait oppressée. Elle put dire cependant:

– Tu le remercieras pour moi.

Andermatt reprit:

– Il était très inquiet de savoir si on t’avait annoncé son mariage. Je lui ai répondu oui; alors il m’a demandé plusieurs fois ce que tu en pensais?

Elle fit un grand effort d’énergie et murmura:

– Tu lui diras que je l’approuve tout à fait.

William, avec une ténacité cruelle, reprit:

– Il voulait aussi absolument savoir comment tu appellerais ta fille. J’ai dit que nous hésitions entre Marguerite et Geneviève.

– J’ai changé d’avis, dit-elle. Je veux la nommer Arlette.

Autrefois, aux premiers jours de sa grossesse, elle avait discuté avec Paul le nom qu’ils devaient choisir soit pour un fils, soit pour une fille; et pour une fille Geneviève et Marguerite les avaient laissés indécis. Elle ne voulait plus de ces deux noms-là.

William répétait:

– Arlette… Arlette… C’est très gentil… tu as raison. Moi, j’aurais voulu l’appeler Christiane, comme toi. J’adore ça… Christiane!

 

Elle poussa un profond soupir:

– Oh! cela promet trop de souffrances de porter le nom du Crucifié.

Il rougit, n’ayant point songé à ce rapprochement, et se levant:

– D’ailleurs, Arlette est très gentil. À tout à l’heure, ma chérie.

Dès qu’il fut parti elle appela la nourrice et ordonna que le berceau fût placé désormais contre son lit.

Quand la couche légère en forme de nacelle, toujours balancée, et portant son rideau blanc, comme une voile, sur son mât de cuivre tordu, eut été roulée près de la grande couche, Christiane étendit sa main jusqu’à l’enfant endormie, et elle dit tout bas:

– Fais dodo, ma petite. Tu ne trouveras jamais personne qui t’aimera autant que moi.

Elle passa les jours suivants dans une mélancolie tranquille, songeant beaucoup, se faisant une âme résistante, un coeur énergique, pour reprendre la vie dans quelques semaines. Sa principale occupation maintenant consistait à contempler les yeux de sa fille, cherchant à y surprendre un premier regard, mais n’y voyant rien que deux trous bleuâtres invariablement tournés vers la grande clarté de la fenêtre.

Et elle ressentait de profondes tristesses en songeant que ces yeux-là, encore endormis, regarderaient le monde comme elle l’avait regardé elle-même, à travers l’illusion du rêve intérieur qui fait heureuse, confiante et gaie l’âme des jeunes femmes. Ils aimeraient tout ce qu’elle avait aimé, les beaux jours clairs, les fleurs, les bois et les êtres aussi, hélas! Ils aimeraient un homme sans doute! Ils aimeraient un homme! Ils porteraient en eux son image connue, chérie, la reverraient quand il serait loin, s’enflammeraient en l’apercevant… Et puis… et puis… ils apprendraient à pleurer! Les larmes, les horribles larmes couleraient sur ces petites joues! Et l’affreuse souffrance des amours trahis les rendrait méconnaissables, éperdus d’angoisse et de désespoir, ces pauvres yeux vagues, qui seraient bleus. Et elle embrassait follement l’enfant en lui disant.

– N’aime que moi, ma fille!

Un jour enfin, le professeur Mas-Roussel, qui venait la voir chaque matin, déclara:

– Vous pourrez vous lever un peu tantôt, Madame.

Andermatt, quand le médecin fut parti, dit à sa femme:

– Il est bien malheureux que tu ne sois pas tout à fait rétablie, car nous avons aujourd’hui une expérience bien intéressante à l’Établissement. Le docteur Latonne a fait un vrai miracle avec le père Clovis, en le soumettant à son traitement de gymnastique automotrice. Figure-toi que ce vieux vagabond marche presque comme tout le monde à présent. Les progrès de la guérison, d’ailleurs, sont apparents après chaque séance.

Elle demanda, pour lui plaire:

– Et vous allez faire une séance publique?

– Oui et non, nous faisons une séance devant les médecins et quelques amis.

– À quelle heure?

– À trois heures.

– M. Brétigny y sera?

– Oui, oui. Il m’a promis d’y venir. Tout le conseil y sera. Au point de vue médical, c’est fort curieux.

– Eh bien, dit-elle, comme je serai, moi, justement levée à ce moment-là, tu prieras M. Brétigny de me venir voir. Il me tiendra compagnie pendant que vous regarderez l’expérience.

– Oui, ma chérie.

– Tu n’oublieras pas?

– Non, non, sois tranquille.

Et il s’en alla à la recherche de spectateurs.

Après avoir été joué par les Oriol, lors du premier traitement du paralytique, il avait à son tour joué de la crédulité des malades, si facile à conquérir quand il s’agit de guérison, et maintenant il se jouait à lui-même la comédie de cette cure, en parlait si souvent, avec tant d’ardeur et de conviction, qu’il lui eût été bien difficile de discerner s’il y croyait ou s’il n’y croyait pas.

Vers trois heures, toutes les personnes qu’il avait racolées se trouvaient réunies devant la porte de l’Établissement, attendant la venue du père Clovis. Il arriva, appuyé sur deux cannes, traînant toujours les jambes et saluant avec politesse tout le monde sur son passage.

Les deux Oriol le suivaient avec les deux jeunes filles. Paul et Gontran accompagnaient leurs fiancées.

Dans la grande salle où étaient installés les instruments articulés, le docteur Latonne attendait, en causant avec Andermatt et avec le docteur Honorat.

Quand il aperçut le père Clovis, un sourire de joie passa sur ses lèvres rasées. Il demanda:

– Eh bien! comment allons-nous aujourd’hui?

– Oh! cha va, cha va!

Petrus Martel et Saint-Landri parurent. Ils voulaient savoir. Le premier croyait, le second doutait. Derrière eux on vit, avec stupeur, entrer le docteur Bonnefille, qui vint saluer son rival et tendit la main à Andermatt. Le docteur Black fut le dernier venu.

– Eh bien, Messieurs et Mesdemoiselles, dit le docteur Latonne en s’inclinant vers Louise et Charlotte Oriol, vous allez assister à une chose fort curieuse. Constatez d’abord qu’avant la séance ce brave homme marche un peu, mais très peu. Pouvez-vous aller sans vos bâtons, père Clovis?

– Oh non! Môchieu.

– Bon, nous commençons.

On hissa le vieux sur le fauteuil, on lui sangla les jambes aux pieds mobiles du siège, puis, quand M. l’inspecteur commanda: «Allez doucement», le grand garçon de service, aux bras nus, tourna la manivelle.

On vit alors le genou droit du vagabond s’élever, s’étendre, se plier, s’allonger de nouveau, puis le genou gauche en fit autant, et le père Clovis, pris d’une joie subite, se mit à rire en répétant avec sa tête et sa longue barbe blanche tous les mouvements auxquels on forçait ses jambes.

Les quatre médecins et Andermatt, penchés sur lui, l’examinaient avec une gravité d’augures, tandis que Colosse échangeait des coups d’oeil malins avec le vieux.

Comme on avait laissé les portes ouvertes, d’autres personnes entraient sans cesse, se pressaient pour voir, des baigneurs convaincus et anxieux.

– Plus vite, commanda le docteur Latonne.

L’homme de peine tourna plus fort. Les jambes du vieux se mirent à courir, et lui, saisi d’une gaîté irrésistible, comme un enfant qu’on chatouille, riait de toute sa force, en agitant sa tête éperdument. Et il répétait, au milieu de ses crises de rire: «Ché rigolo, ché rigolo!» ayant cueilli ce mot sans doute dans la bouche de quelque étranger.

Colosse à son tour éclata et, tapant du pied par terre, se frappant les cuisses de ses mains, il criait:

– Ah! bougrrre de Cloviche… bougrrre de Cloviche…

– Assez! ordonna l’inspecteur.

On détacha le vagabond, et les médecins s’écartèrent pour constater le résultat.

Alors on vit le père Clovis descendre tout seul de son fauteuil; et il marcha. Il allait à petits pas, il est vrai, tout courbé et grimaçant de fatigue à chaque effort! mais il marchait!

Le docteur Bonnefille déclara le premier:

– C’est un cas tout à fait remarquable.

Le docteur Black aussitôt renchérit sur son confrère. Seul, le docteur Honorat ne dit rien.

Gontran murmurait à l’oreille de Paul:

– Je ne comprends pas. Regarde leurs têtes. Sont-ils dupes ou complaisants?

Mais Andermatt parlait. Il racontait cette cure depuis le premier jour, la rechute et la guérison enfin qui s’annonçait définitive, absolue. Il ajouta gaîment:

– Et si notre malade est un peu repris chaque hiver, nous le reguérirons chaque été.

Puis il fit l’éloge pompeux des eaux du MontOriol, célébra leurs propriétés, toutes leurs propriétés:

– Moi-même, disait-il, j’ai pu expérimenter leur puissance dans une personne qui m’est bien chère, et si ma famille ne s’éteint pas, c’est à Mont-Oriol que je le devrai.

Mais tout à coup un souvenir l’assaillit: il avait promis à sa femme la visite de Paul Brétigny. Son remords fut vif, car il était plein de soins pour elle. Il regarda donc autour de lui, aperçut Paul et, le rejoignant:

– Mon cher ami, j’ai complètement oublié de vous dire que Christiane vous attend en ce moment.

Brétigny balbutia:

– Moi… en ce moment…?

– Oui, elle s’est levée aujourd’hui et elle désire vous voir avant tout le monde. Courez-y donc bien vite, et excusez-moi.

Paul s’en alla vers l’hôtel, le coeur palpitant d’émotion.