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Mont Oriol

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Il s’était donc retourné vers Louise Oriol, et, profitant sans le savoir de la jalousie éveillée dans le coeur ombrageux de la jeune fille, avait excité en elle une coquetterie encore endormie, et un désir vague de prendre à sa soeur ce bel amoureux qu’on appelait: «Monsieur le Comte».

Elle ne s’était point dit cela, elle n’avait ni réfléchi, ni combiné, surprise par sa rencontre et par leur enlèvement. Mais en le voyant empressé et galant, elle avait senti, à son allure, à ses regards, à toute son attitude, qu’il n’était point amoureux de Charlotte, et, sans chercher à voir plus loin, elle se sentait heureuse, joyeuse, presque victorieuse en se couchant.

On hésita longtemps, le jeudi suivant, avant de partir pour le puy de la Nugère. Le ciel sombre et lourd faisait craindre la pluie. Mais Gontran insista si fort qu’il entraîna les indécis.

Le déjeuner avait été triste. Christiane et Paul s’étaient querellés la veille sans cause apparente. Andermatt avait peur que le mariage de Gontran ne se fit pas, car le père Oriol avait parlé de lui en termes ambigus, le matin même. Gontran, prévenu, était furieux et résolu à réussir. Charlotte, qui pressentait le triomphe de sa soeur, sans rien comprendre à ce revirement, voulait absolument rester au village. On la décida, non sans peine, à venir.

L’arche de Noé emporta donc ses passagers ordinaires au grand complet, vers le haut plateau qui domine Volvic.

Louise Oriol, devenue brusquement loquace, faisait les honneurs de la route. Elle expliqua comment la pierre de Volvic, qui n’est autre chose que la lave des puys environnants, a servi à construire toutes les églises et toutes les maisons du pays, ce qui donne aux villes d’Auvergne l’air sombre et charbonneux qu’elles ont. Elle montra les chantiers où l’on taille cette pierre, indiqua la coulée exploitée comme une carrière d’où on extrait la lave brute, et fit admirer, debout sur un sommet et planant au-dessus de Volvic, l’immense Vierge noire qui protège la cité.

Puis on monta vers le plateau supérieur, bosselé de volcans anciens. Les chevaux allaient au pas sur la route longue et pénible. De beaux bois verts bordaient le chemin. Et personne ne parlait plus.

Christiane songeait à Tazenat. C’était la même voiture! c’étaient les mêmes êtres, mais ce n’étaient plus les mêmes coeurs! Tout semblait pareil… et pourtant?… pourtant?… Qu’était-il donc arrivé? Presque rien!… Un peu d’amour de plus chez elle!… un peu d’amour de moins chez lui!… presque rien!… la différence du désir qui naît au désir qui meurt!… presque rien!… l’invisible déchirure que la lassitude fait aux tendresses!… oh! presque rien, presque rien!… et le regard des yeux changé, parce que les mêmes yeux ne voient plus de même le même visage!… Qu’est-ce qu’un regard?… Presque rien!

Le cocher s’arrêta et dit:

– C’est ici, à droite, par ce sentier, dans le bois. Vous n’avez qu’à le suivre pour arriver.

Tous descendirent, excepté le marquis, qui trouvait le temps trop chaud. Louise et Gontran partirent en avant et Charlotte demeura derrière, avec Paul et Christiane, qui pouvait à peine marcher. Le chemin leur parut long, à travers le bois, puis ils arrivèrent sur une crête couverte de hautes herbes et qui conduisait, en montant toujours, aux bords de l’ancien cratère.

Louise et Gontran, arrêtés au faîte, grands et minces tous deux, avaient l’air debout dans les nuages.

Quand on les eut rejoints, l’âme exaltée de Paul Brétigny eut un élan de lyrisme.

Autour d’eux, derrière eux, à droite, à gauche, ils étaient entourés de cônes étranges, décapités, les uns élancés, les autres écrasés, mais tous gardant leur bizarre physionomie de volcans morts. Ces lourds tronçons de montagnes à cime plate s’élevaient du sud à l’ouest, sur un immense plateau d’aspect désolé qui, haut lui-même de mille mètres au-dessus de la Limagne, la dominait à perte de vue vers l’est et le nord, jusqu’à l’invisible horizon, toujours voilé, toujours bleuâtre.

Le puy de Dôme, à droite, dépassait tous ses frères, soixante-dix à quatre-vingts cratères endormis à présent. Plus loin, les puys de Gravenoire, de Crouel, de La Pedge, de Sault, de Noschamps, de la Vache. Plus près, le puy du Pariou, le puy de Côme, les puys de Jumes, de Tressoux, de Louchadière: un énorme cimetière de volcans.

Les jeunes gens regardaient cela stupéfaits. À leurs pieds se creusait le premier cratère de la Nugère, profonde cuve de gazon au fond de laquelle on voyait encore trois énormes blocs de lave brune, soulevés par le dernier souffle du monstre, puis retombés dans sa gueule expirante, et restés là, depuis des siècles et des siècles, pour toujours.

Gontran cria:

– Moi, je vais au fond. Je veux voir comment ça rend l’âme, ces bêtes-là. Allons, Mesdemoiselles, une petite course sur la pente.

Et, saisissant le bras de Louise, il l’entraîna. Charlotte les suivit, courant derrière eux; puis soudain elle s’arrêta, les regarda fuir, enlacés et bondissants, et, se retournant brusquement, elle remonta vers Christiane et Paul assis sur l’herbe au sommet de la descente. Quand elle les eut rejoints elle tomba sur les genoux et, cachant sa figure dans la robe de la jeune femme, elle se mit à sangloter.

Christiane, qui avait compris, et que tous les chagrins des autres transperçaient depuis quelque temps comme des blessures faites à elle-même, lui jeta ses bras sur le cou et, gagnée aussi par les larmes, elle murmura:

– Pauvre petite, pauvre petite!

L’enfant pleurait toujours, prosternée, la tête cachée et, de ses mains tombées à terre, elle arrachait l’herbe d’un geste inconscient.

Brétigny s’était levé pour ne pas paraître avoir vu, mais cette misère de fillette, cette détresse d’innocente l’emplirent brusquement d’indignation contre Gontran. Lui, que l’angoisse profonde de Christiane exaspérait, fut touché jusqu’au fond du coeur par cette première désillusion de gamine.

Il revint et, s’agenouillant à son tour pour lui parler:

– Voyons, calmez-vous, je vous en supplie. Ils vont remonter, calmez-vous. Il ne faut pas qu’on vous voie pleurer.

Elle se redressa, effarée par cette idée que sa soeur pourrait la retrouver avec des larmes dans les yeux. Sa gorge restait pleine de sanglots qu’elle retenait, qu’elle dévorait, qui rentraient en son coeur pour le rendre plus gros de peine. Elle balbutiait:

– Oui… oui… c’est fini… ce n’est rien… c’est fini… Tenez… on ne voit plus… n’est-ce pas?… on ne voit plus.

Christiane lui essuyait les joues avec son mouchoir, puis le passait aussi sur les siennes. Elle dit à Paul:

– Allez donc voir ce qu’ils font. On ne les aperçoit plus. Ils ont disparu sous les blocs de lave. Moi, je vais garder cette petite et la consoler.

Brétigny s’était levé et, la voix tremblante:

– J’y vais… et je les ramène, mais il aura affaire à moi… votre frère… aujourd’hui même… et il m’expliquera sa conduite inqualifiable après ce qu’il nous a dit l’autre jour.

Il se mit à descendre en courant vers le centre du cratère.

Gontran, entraînant Louise, l’avait lancée de toute sa force sur le rapide versant du grand trou, afin de la retenir, de la soutenir, de lui faire perdre haleine, de l’étourdir et de l’effrayer. Elle, emportée par son élan, essayait de l’arrêter, balbutiait:

– Oh! pas si vite… je vais tomber… mais vous êtes fou… je vais tomber!…

Ils vinrent heurter les blocs de lave et demeurèrent debout essoufflés tous deux. Puis ils en firent le tour, regardant de larges crevasses formant dessous une sorte de caverne à double issue.

Lorsque le volcan, à bout de vie, avait jeté cette dernière écume, ne pouvant la lancer au ciel comme autrefois, il l’avait crachée, épaissie, à moitié froide, et elle s’était figée sur ses lèvres moribondes.

– Faut entrer là-dessous, dit Gontran.

Et il poussa devant lui la jeune fille. Puis, dès qu’ils furent dans la grotte:

– Eh bien, Mademoiselle, voici le moment de vous faire une déclaration.

Elle fut stupéfaite:

– Une déclaration… à moi!

– Mais oui, en quatre mots: je vous trouve charmante.

– C’est à ma soeur qu’il faut dire ça.

– Oh! Vous savez bien que je ne fais pas de déclaration à votre soeur.

– Allons donc.

– Voyons, vous ne seriez pas femme si vous n’aviez point compris que je me suis montré galant auprès d’elle pour voir ce que vous en penseriez!… et quelle figure vous me feriez!… Vous m’avez fait une figure furieuse. Oh! que j’ai été content! Alors j’ai tâché de vous montrer, avec tous les égards possibles, ce que je pensais de vous!…

On ne lui avait jamais parlé ainsi. Elle se sentait confuse et ravie, le coeur plein de joie et d’orgueil.

Il reprit:

– Je sais bien que j’ai été vilain pour votre petite soeur. Tant pis. Elle ne s’y est pas trompée, elle, allez. Vous voyez qu’elle est restée sur la côte, qu’elle n’a pas voulu nous suivre… Oh! elle a compris, elle a compris!…

Il avait saisi une des mains de Louise Oriol et il lui baisa le bout des doigts doucement, galamment, et en murmurant:

– Comme vous êtes gentille! Comme vous êtes gentille!

Elle, appuyée contre la paroi de lave, écoutait son coeur battre d’émotion, sans rien dire. La pensée, la seule qui flottait en son esprit troublé, était une pensée de triomphe: elle avait vaincu sa soeur.

Mais une ombre apparut à l’entrée de la grotte. Paul Brétigny les regardait. Gontran laissa retomber d’une façon naturelle la petite main qu’il tenait sur ses lèvres, et il dit:

– Tiens, te voici… Tu es seul?

– Oui. On s’est étonné de vous voir disparaître là-dessous.

– Eh bien! nous revenons, mon cher. Nous regardions ça. Est-ce assez curieux?

Louise, rouge jusqu’aux tempes, sortit la première et se mit à remonter la pente, suivie par les deux jeunes gens qui parlaient bas derrière elle.

 

Christiane et Charlotte les regardaient venir et les attendaient, la main dans la main.

On retourna vers la voiture où le marquis était resté; et l’arche de Noé repartit pour Enval.

Tout à coup, au milieu d’une petite forêt de pins, le landau s’arrêta et le cocher se mit à jurer; un vieil âne mort barrait la route.

Tout le monde le voulut voir et descendit. Il était étendu sur la poussière noirâtre, sombre lui-même, et tellement maigre que sa peau, usée à la saillie des os, semblait au moment d’être crevée par eux si la bête n’avait point rendu le dernier soupir. Toute la carcasse se dessinait sous le poil rongé de ses côtes, et sa tête avait l’air énorme, une pauvre tête aux yeux clos, tranquille sur son lit de pierre broyée, si tranquille, si morte qu’elle paraissait heureuse et surprise de ce repos nouveau. Ses grandes oreilles, molles à présent, gisaient comme des loques. Deux plaies vives à ses genoux disaient qu’il était tombé souvent, ce jour-là même, avant de s’abattre pour la dernière fois; et une autre plaie sur le flanc indiquait la place où son maître, depuis des années et des années, le piquait avec une pointe de fer fixée au bout d’un bâton pour hâter sa marche alourdie.

Le cocher, l’ayant pris par les jambes de derrière, le traînait vers un fossé; et le cou s’allongea comme pour braire encore, pour pousser une dernière plainte. Quand il fut sur l’herbe, l’homme, furieux, murmura:

– Quelles brutes de laisser ça au milieu de la route.

Personne autre n’avait parlé; on remonta dans la voiture.

Christiane, navrée, bouleversée, voyait toute cette misérable vie d’animal finie ainsi au bord d’un chemin: le petit bourricot joyeux, à grosse tête où luisaient de gros yeux, comique et bon enfant, avec ses poils rudes et ses hautes oreilles, gambadant, libre encore, dans les jambes de sa mère, puis la première charrette, la première montée, les premiers coups! et puis, et puis l’incessante et terrible marche par les interminables routes! les coups! les coups! les charges trop lourdes, les soleils accablants, et pour nourriture un peu de paille, un peu de foin, quelques branchages, et la tentation des prairies vertes tout le long des durs chemins!

Et puis encore, l’âge venant, la pointe de fer pour remplacer la souple baguette, et le martyre affreux de la bête usée, essoufflée, meurtrie, traînant toujours des fardeaux exagérés, et souffrant dans tous ses membres, dans tout son vieux corps, râpé comme un habit de mendiant. Et puis la mort, la mort bienfaisante à trois pas de l’herbe du fossé, où la traîne, en jurant, un homme qui passe, pour dégager la route.

Christiane, pour la première fois, comprit la misère des créatures esclaves; et la mort aussi lui apparut comme une chose bien bonne par moments.

Tout à coup ils passèrent devant une petite charrette qu’un homme presque nu, une femme en guenilles et un chien décharné traînaient, exténués de fatigue.

On les voyait suer et haleter. Le chien, la langue tirée, maigre et galeux, était attaché entre les roues. Dans cette charrette, du bois ramassé partout, volé sans doute, des racines, des souches, des branchages brisés qui semblaient cacher d’autres choses; puis, sur ces branches, des loques et, sur ces loques, un enfant, rien qu’une tête sortant de haillons gris, une boule ronde avec deux yeux, un nez, une bouche!

C’était une famille, cela, une famille humaine! L’âne avait succombé aux fatigues, et l’homme, sans pitié pour le serviteur mort, sans le pousser même Jusqu’à l’ornière, l’avait laissé en plein chemin, devant les voitures qui viendraient. Puis, s’attelant à son tour, avec sa femme dans les brancards vides, ils s’étaient mis à tirer comme tirait la bête tout à l’heure. Ils allaient! Où? Quoi faire? Avaient-ils même quelques sous? Cette voiture… la traîneraient-ils toujours, ne pouvant acheter un autre animal? De quoi vivraient-ils? Où s’arrêteraient-ils? Ils mourraient probablement comme était mort leur bourricot.

Étaient-ils mariés, ces gueux; ou seulement accouplés? Et leur enfant ferait comme eux, cette petite brute encore informe, cachée sous des linges sordides.

Elle songeait à tout cela, Christiane, et des choses nouvelles surgissaient au fond de son âme effarée. Elle entrevoyait la misère des pauvres.

Gontran dit soudain:

– Je ne sais pas pourquoi, mais je trouverais délicieux de dîner tous ensemble, ce soir, au café Anglais. Le boulevard me ferait plaisir à voir.

Et le marquis murmura:

– Bah! on est bien ici. Le nouvel hôtel vaut beaucoup mieux que l’ancien.

On passait devant Tournoël. Un souvenir fit battre le coeur de Christiane, en reconnaissant un châtaignier. Elle regarda Paul qui avait fermé les yeux et ne vit point son humble appel.

Bientôt on aperçut deux hommes devant la voiture, deux vignerons revenant du travail, portant la binette sur l’épaule et marchant du long pas fatigué des ouvriers.

Les petites Oriol rougirent jusqu’aux tempes. C’étaient leur père et leur frère, qui retournaient aux vignes comme jadis, passaient des jours à suer sur la terre qui les avait enrichis, et courbés, la croupe au soleil, la retournaient du matin au soir pendant que les belles redingotes, pliées avec soin, se reposaient dans la commode, et les grands chapeaux dans une armoire.

Les deux paysans saluèrent avec un sourire d’amitié tandis que toutes les mains dans le landau répondaient à leur bonsoir.

Dès qu’on fut revenu, comme Gontran descendait de l’arche pour monter au Casino, Brétigny l’accompagna, et, l’arrêtant dès les premiers pas:

– Écoute, mon cher, ce que tu fais n’est pas bien et j’ai promis à ta soeur de t’en parler.

– Me parler de quoi?

– De ta façon d’agir depuis quelques jours.

Gontran avait pris son air impertinent.

– D’agir? Envers qui?

– Envers cette petite que tu lâches salement.

– Tu trouves?

– Oui, je trouve… et j’ai raison de le trouver ainsi.

– Bah! te voici devenu bien scrupuleux au sujet des lâchages.

– Eh, mon cher, il ne s’agit pas d’une gueuse ici, mais d’une jeune fille.

– Je le sais bien, aussi n’ai-je pas couché avec elle. La différence est très marquée.

Ils s’étaient remis à marcher, côte à côte. L’allure de Gontran exaspérait Paul qui reprit:

– Si je n’étais pas ton ami, je te dirais des choses très dures.

– Et moi je ne te les laisserais pas dire.

– Voyons, écoute, mon cher, cette enfant me fait pitié. Elle pleurait tantôt.

– Bah! elle pleurait? Tiens, ça me flatte!

– Voyons, ne plaisante pas. Que comptes-tu faire?

– Moi? Rien.

– Voyons, tu t’es avancé avec elle jusqu’à la compromettre. Tu nous disais l’autre jour, à ta soeur et à moi, que tu pensais à l’épouser…

Gontran s’arrêta, et, avec un ton railleur où perçait une menace:

– Ma soeur et toi feriez mieux de ne pas vous occuper des amourettes des autres. Je vous ai dit que cette fille me plaisait assez et que s’il m’arrivait de l’épouser je ferais un acte sage et raisonnable. Voilà tout. Or, il se trouve qu’aujourd’hui l’aînée me plaît davantage! J’ai changé d’avis. Cela arrive à tout le monde.

Puis, le regardant en pleine figure:

– Qu’est-ce que tu fais, toi, quand une femme cesse de te plaire? La ménages-tu?

Surpris, Paul Brétigny cherchait à pénétrer le sens profond, le sens caché de ces paroles. Un peu de fièvre aussi lui montait à la tête; il dit violemment:

– Encore une fois il ne s’agit ni d’une drôlesse, ni d’une femme mariée, mais d’une jeune fille que tu as trompée, sinon par des promesses, du moins par tes allures. Cela n’est, entends-tu, ni d’un galant homme!… ni d’un honnête homme!…

Gontran, pâle, la voix cassante, l’interrompit:

– Tais-toi!… Tu en as déjà trop dit… et j’en ai trop entendu… À mon tour, si je n’étais pas ton ami je… je te ferais voir que j’ai l’humeur courte. Un mot de plus et c’est fini entre nous, pour toujours.

Puis, pesant ses paroles, lentement, et les lui jetant au visage:

– Je n’ai pas d’explications à te donner… j’en pourrais avoir plutôt à te demander… Ce qui n’est ni d’un galant homme, ni d’un honnête homme, c’est une sorte d’indélicatesse… qui peut avoir bien des formes… dont l’amitié devrait garder certaines gens… et que l’amour n’excuse pas…

Soudain, changeant de ton et badinant presque:

– Quant à cette petite Charlotte, si elle t’attendrit et si elle te plaît, prends-la, et épouse-la. Le mariage est souvent une solution dans les cas difficiles. C’est une solution et une place forte dans laquelle on se barricade contre les désespoirs tenaces… Elle est jolie et riche!… Il faudra bien que tu finisses par cet accident-là… Ce serait amusant de nous marier, ici, le même jour, car moi j’épouserai l’aînée. Je te le dis en secret, ne le répète pas encore… Maintenant, n’oublie point que tu as le droit, moins que personne, toi, de parler jamais de probité sentimentale et de scrupules d’affection. Et maintenant retourne à tes affaires. Je vais aux miennes. Bonsoir.

Et changeant brusquement de chemin il descendit vers le village. Paul Brétigny, l’esprit hésitant et le coeur troublé, revint à pas lents vers l’hôtel du Mont-Oriol.

Il cherchait à bien comprendre, à se rappeler chaque mot, pour en déterminer le sens, et il s’étonnait des détours secrets, inavouables et honteux que peuvent cacher certaines âmes.

Quand Christiane l’interrogea:

– Que vous a répondu Gontran?

Il balbutia:

– Mon Dieu, il… il préfère l’aînée, à présent… Je crois même qu’il veut l’épouser… Et devant mes reproches un peu vifs il m’a fermé la bouche par des allusions… inquiétantes… pour nous deux.

Christiane s’abattit sur une chaise en murmurant:

– Oh! mon Dieu!… Mon Dieu!…

Mais comme Gontran justement entrait, car le dîner venait de sonner, il la baisa gaîment au front en demandant:

– Eh bien, petite soeur, comment vas-tu? N’es-tu point trop fatiguée?

Puis il serra la main de Paul, et se tournant vers Andermatt venu derrière lui:

– Dites donc, perle des beaux-frères, des maris et des amis, pouvez-vous me dire au juste ce que ça vaut un vieil âne mort, sur une route?

IV. Andermatt et le docteur Latonne se promenaient devant le Casino…

Andermatt et le docteur Latonne se promenaient devant le Casino, sur la terrasse ornée de vases en simili-marbre.

– Il ne me salue même plus, disait le médecin, parlant de son confrère Bonnefille, il est là-bas, dans son trou comme un sanglier. Je crois qu’il empoisonnerait nos sources, s’il pouvait.

Andermatt, les mains derrière le dos, le chapeau, un petit chapeau melon en feutre gris rejeté sur la nuque et laissant deviner la calvitie du front, songeait profondément. Il dit enfin:

– Oh! dans trois mois la Société aura couché les pouces. Nous en sommes à dix mille francs près. C’est ce misérable Bonnefille qui les excite contre moi et qui leur fait croire que je céderai. Mais il se trompe.

Le nouvel inspecteur reprit:

– Vous savez qu’ils ont fermé leur Casino depuis hier. Ils n’avaient plus personne.

– Oui, je le sais, mais nous n’avons pas assez de monde ici, nous. On reste trop dans les hôtels; et dans les hôtels on s’ennuie, mon cher. Il faut amuser les baigneurs, les distraire, leur faire trouver trop courte la saison. Ceux de notre hôtel Mont-Oriol viennent tous les soirs, parce qu’ils sont tout près, mais les autres hésitent et restent chez eux. C’est une question de routes, pas autre chose. Le succès tient toujours à des causes imperceptibles qu’on doit savoir découvrir. Il faut que les chemins conduisant à un lieu de plaisir soient eux-mêmes un plaisir, le commencement de l’agrément qu’on aura tout à l’heure.

«Les voies menant ici sont mauvaises, pierreuses, dures, elles fatiguent. Quand une route allant quelque part où on désire vaguement se rendre est douce, large, ombragée pendant le jour, facile et peu montante pour le soir, on la choisit fatalement, de préférence aux autres. Si vous saviez comme le corps garde le souvenir de mille choses que l’esprit n’a pas pris la peine de retenir! Je crois que la mémoire des animaux est faite ainsi! Avez-vous eu trop chaud en vous rendant à tel endroit, vous êtes-vous lassé les pieds sur les cailloux mal écrasés, avez-vous trouvé une montée trop rude, pendant même que vous pensiez à autre chose, vous éprouverez pour retourner à ce lieu-là une répugnance physique invincible. Vous causiez avec un ami, vous n’avez rien remarqué des légers ennuis de la marche, vous n’avez rien regardé, rien noté; mais vos jambes, vos muscles, vos poumons, votre corps tout entier n’ont pas oublié, eux, et ils disent à l’esprit, quand l’esprit veut les reconduire par la même route: “Non, je n’irai pas, j’y ai trop souffert.” Et l’esprit obéit à ce refus sans le discuter, subissant ce langage muet des compagnons qui le portent.

 

«Donc, il nous faut de beaux chemins, cela revient à dire qu’il me faut les terres de cette bourrique de père Oriol. Mais patience… Ah! à ce propos, Mas-Roussel est devenu propriétaire de son chalet aux mêmes conditions que Rémusot. C’est un petit sacrifice dont il nous dédommagera largement. Tâchez donc de savoir au juste les intentions de Cloche.

– Il fera comme les autres, dit le médecin. Mais il y a encore une chose à laquelle j’ai pensé depuis quelques jours et que nous avons complètement oubliée; c’est le bulletin météorologique.

– Quel bulletin météorologique?

– Dans les grands journaux de Paris! C’est indispensable, cela! Il faut que la température d’une station thermale soit meilleure, moins variable, plus régulièrement tempérée que celle des stations voisines et rivales. Vous prendrez un abonnement au Bulletin météorologique dans les principaux organes de l’opinion, et j’enverrai tous les soirs, par télégraphe, la situation atmosphérique. Je la ferai telle que la moyenne constatée en fin d’année soit supérieure aux meilleures moyennes des environs. La première chose qui nous saute aux yeux, en ouvrant les grands journaux, c’est la température de Vichy, de Royat, du Mont-Dore, de Châtel-Guyon, etc., etc., pendant la saison d’été, et, pendant la saison d’hiver, la température de Cannes, Menton, Nice, Saint-Raphaël. Il doit faire toujours chaud et toujours beau, dans ces pays-là, mon cher Directeur, afin que le Parisien se dise: “Cristi, ont-ils de la chance, ceux qui vont là-bas!”

Andermatt s’écria:

– Sacrebleu! vous avez raison. Comment, je n’ai pas pensé à cela? Je vais m’en occuper aujourd’hui même. En fait de choses utiles, avez-vous écrit aux professeurs de Larenard et Pascalis? En voilà deux que je voudrais bien avoir ici.

– Inabordables, mon cher Président… à moins… à moins qu’ils ne s’assurent par eux-mêmes, après beaucoup d’expériences, que nos eaux sont excellentes… Mais auprès d’eux vous ne ferez rien par persuasion… anticipée.

Ils passaient devant Paul et Gontran, venus pour prendre le café après leur déjeuner. D’autres baigneurs arrivaient, des hommes surtout, car les femmes, en sortant de table, montent toujours une heure ou deux dans leurs chambres. Petrus Martel surveillait ses garçons, criait: «Un kummel, une fine, une anisette», de la même voix roulante et profonde qu’il prendrait une heure plus tard, pour diriger la répétition et donner le ton à la jeune première.

Andermatt s’arrêta quelques instants à causer avec les deux jeunes gens, puis il reprit sa promenade aux côtés de l’inspecteur.

Gontran, les jambes croisées, les bras croisés, renversé sur sa chaise, la nuque appuyée au dossier, les yeux et le cigare au ciel, fumait, plongé dans un bonheur parfait.

Tout à coup, il demanda:

– Veux-tu faire un tour, tout à l’heure, au vallon de Sans-Souci? Les petites y seront.

Paul hésita, puis, après quelque réflexion:

– Oui, je le veux bien.

Puis il ajouta:

– Ça va, ton affaire?

– Parbleu! Oh! je la tiens: elle n’échappera pas, à présent.

Gontran avait pris maintenant son ami pour confident, et lui contait, jour par jour, ses progrès et ses avantages. Il le faisait même assister, en complice, à ses rendez-vous, car il avait obtenu, d’une façon fort ingénieuse, des rendez-vous de Louise Oriol.

Après la promenade au Puy de la Nugère, Christiane, mettant fin aux excursions, ne sortait plus guère et rendait difficiles les rencontres.

Le frère, troublé d’abord par cette attitude de sa soeur, avait cherché les moyens de se tirer de cet embarras.

Habitué aux moeurs de Paris, où les femmes sont considérées, par les hommes de son espèce, comme un gibier dont la chasse est souvent difficile, il avait usé, jadis, de bien des ruses pour approcher de celles qu’il convoitait. Il avait su, mieux que personne, employer les intermédiaires, découvrir les complaisances intéressées et juger, d’un coup d’oeil, ceux ou celles qui favoriseraient ses intentions.

Le secours inconscient de Christiane venant soudain à lui manquer, il avait cherché autour de lui le trait d’union nécessaire, la «nature souple», suivant son mot, qui remplacerait sa soeur; et son choix s’était arrêté bien vite sur la femme du docteur Honorat. Beaucoup de raisons la désignaient. Son mari d’abord, très lié avec les Oriol, soignait cette famille depuis vingt ans. Il avait vu naître les enfants, dînait chez eux tous les dimanches, et les recevait à sa table tous les mardis. La femme, une grosse et vieille demi-dame, prétentieuse, facile à conquérir par la vanité, devait prêter ses deux mains à tout désir du comte de Ravenel, dont le beau-frère possédait l’établissement du Mont-Oriol.

Gontran, d’ailleurs, qui s’y connaissait en proxénètes, avait jugé celle-là très bien douée par la nature, rien qu’à la voir passer dans la rue. Elle en a le physique, pensait-il, et quand on a le physique d’un emploi, on en a l’âme.

Donc il était entré chez elle, un jour, en reconduisant le mari jusqu’à sa porte. Il s’était assis, avait causé, complimenté la dame, et comme l’heure du dîner sonnait, il avait dit en se levant:

– Ça sent fort bon, chez vous. Vous faites de meilleure cuisine qu’à l’hôtel.

Mme Honorat, gonflée d’orgueil, balbutia:

– Mon Dieu… si j’osais… si j’osais, monsieur le Comte…

– Si vous osiez quoi, chère Madame?

– Vous prier de partager notre modeste repas.

– Ma foi… ma foi… je dirais oui.

Le docteur, inquiet, murmura:

– Mais nous n’avons rien, rien: le pot-au-feu, le boeuf, une poule, voilà tout.

Gontran riait:

– Ça me suffit, j’accepte.

Et il avait dîné chez le ménage Honorat. La grosse femme se levait, allait saisir les plats entre les mains de la bonne, pour que celle-ci ne répandît point de sauce sur la nappe, et malgré les impatiences de son mari, faisait tout le service elle-même.

Le comte l’avait félicitée sur sa cuisine, sur sa maison, sur sa bonne grâce, et il l’avait laissée enflammée d’enthousiasme.

Il était revenu faire sa visite de digestion, s’était laissé inviter de nouveau, et il entrait maintenant sans cesse chez Mme Honorat, où les petites Oriol venaient aussi à tout moment, depuis beaucoup d’années, en voisines et en amies.

Il passait donc là des heures entre les trois femmes, aimable pour les deux soeurs, mais accentuant bien, de jour en jour, sa préférence marquée pour Louise.

La jalousie née entre elles, dès qu’il s’était montré galant auprès de Charlotte, prenait des allures de guerre haineuse du côté de l’aînée, et de dédain du côté de la cadette. Louise, avec son air réservé, mettait dans ses réticences et ses manières contenues vis-à-vis de Gontran, plus de coquetteries et d’avances que n’avait fait l’autre auparavant, avec tout son abandon libre et joyeux. Charlotte, blessée au coeur, cachait sa peine par orgueil, semblait ne rien voir, ne rien comprendre, et continuait à venir avec une belle indifférence apparente à toutes ces rencontres chez Mme Honorat. Elle ne voulait point rester chez elle, de crainte qu’on pensât qu’elle souffrait, qu’elle pleurait, qu’elle cédait la place à sa soeur.

Gontran, trop fier de sa malice pour la cacher, n’avait pu s’empêcher de la conter à Paul. Et Paul, la trouvant drôle, s’était mis à rire. Il s’était promis d’ailleurs, depuis les phrases ambiguës de son camarade, de ne plus se mêler de ses affaires, et souvent il se demandait avec inquiétude: «Sait-il quelque chose de Christiane et de moi?»

Il connaissait trop Gontran pour ne pas le croire capable de fermer les yeux sur une liaison de sa soeur. Mais alors, comment n’avait-il pas laissé comprendre plus tôt qu’il la devinait ou qu’il la savait? Gontran était en effet de ceux pour qui toute femme du monde doit avoir un amant ou des amants, de ceux pour qui la famille n’est qu’une société de secours mutuels, pour qui la morale est une attitude indispensable pour voiler les goûts divers que la nature a mis en nous, et pour qui l’honorabilité mondaine est la façade dont on doit cacher les aimables vices. S’il avait poussé d’ailleurs sa petite soeur à épouser Andermatt, n’était-ce pas avec la pensée confuse, sinon bien arrêtée, que ce juif serait exploité, de toutes les façons, par toute la maison, et il aurait peut-être autant méprisé Christiane d’être fidèle à ce mari de convenance et d’utilité, qu’il se serait méprisé lui-même de ne pas puiser dans la bourse de son beau-frère.