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Les nuits mexicaines

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V
L'HACIENDA DEL ARENAL

Quatre jours s'étaient écoulés depuis les événements rapportés dans notre dernier chapitre; le comte Ludovic de la Saulay et Olivier cheminaient encore côte à côte; mais le lieu de la scène avait complètement changé.

Tout autour d'eux, s'étendait une immense plaine couverte d'une luxuriante végétation coupée par quelques cours d'eau, sur les bords desquels s'accroupissaient les humbles huttes, de plusieurs pueblos peu importants; des troupeaux nombreux paissaient çà et là, surveillés par des vaqueros à cheval portant la reata à la selle, la machette au côté et la longue lance au crochet. Sur une route, dont les détours tranchaient en jaune sur la teinte verte de la plaine, apparaissaient, comme des points noirs, des recuas de mulas qui se pressaient vers des montagnes neigeuses qui fermaient au loin l'horizon; des bouquets d'arbres, gigantesques, accidentaient le paysage, et un peu sur la droite, au sommet d'une colline assez élevée, se dressaient orgueilleusement les murailles massives d'une importante hacienda.

Les deux voyageurs suivaient, au petit pas, les derniers détours d'un sentier étroit qui descendait en pente douce dans la plaine; à un moment donné le rideau d'arbres qui masquait leur vue s'étant écarté à droite et à gauche, le paysage sembla tout à coup surgir devant eux, comme s'il avait été subitement créé par la baguette magique d'un puissant enchanteur.

Le comte s'arrêta et poussa un cri d'admiration à la vue du magnifique kaléidoscope qui se déroulait devant ses yeux.

– Ah, ah! fit Olivier, je sais que vous êtes amateur, c'est une surprise que je vous ménageais; comment la trouvez-vous?

– C'est admirable, je n'ai jamais rien vu d'aussi beau, s'écria le jeune homme avec enthousiasme.

– Oui, reprit l'aventurier avec un soupir étouffé, c'est assez bien, pour un paysage gâté par la main des hommes; je vous l'ai dit plusieurs fois déjà: c'est seulement dans les hautes savanes du grand désert mexicain qu'il est possible de voir la nature telle que Dieu l'a faite; ceci n'est qu'un décor d'opéra en comparaison, une nature de convention qui n'a pas de raison d'être et qui ne signifie rien.

Le comte sourit à cette boutade.

– De convention ou non, moi je trouve cette vue admirable.

– Oui, oui, je vous le répète, c'est assez bien réussi. Songez combien ce paysage devait être beau, aux premiers jours du monde, puisque malgré tous leurs efforts maladroits, les hommes ne sont pas encore parvenus à le gâter entièrement.

Les rires du jeune homme redoublèrent à ces paroles.

– Sur ma foi! dit-il, vous êtes un charmant compagnon, monsieur Olivier, et lorsque je me serai séparé de vous, bien souvent je regretterai votre agréable compagnie.

– Alors préparez-vous à me regretter, monsieur le comte, répondit-il en souriant, car nous n'avons plus que quelques instants à passer ensemble.

– Comment cela?

– Une heure tout au plus, pas davantage, mais continuons notre route: le soleil commence à devenir chaud et l'ombrage des arbres qui sont là-bas nous sera fort agréable.

Ils lâchèrent la bride à leurs chevaux et reprirent au petit pas la descente presqu'insensible qui les devait conduire dans la plaine.

– Est-ce que vous ne commencez pas à éprouver le besoin de vous reposer de vos fatigues, monsieur le comte? demanda l'aventurier en tordant nonchalamment une cigarette.

– Ma foi non; grâce à vous ce voyage m'a paru charmant, bien qu'un peu monotone.

– Comment, monotone?

– Dame, en France on nous fait des récits effrayants des pays d'outremer, où dit-on on trouve à chaque pas des bandits embusqués, où l'on ne saurait faire dix lieues sans risquer vingt fois sa vie; aussi n'est-ce qu'avec une certaine appréhension que nous débarquons sur ces rivages. J'avais la tête farcie d'histoires à faire dresser les cheveux; je me préparais à des surprises, des guets-apens, des combats acharnés, que sais-je encore! Eh bien, pas du tout, j'ai fait le voyage le plus prosaïque du monde, sans le plus petit accident que je puisse raconter plus tard.

– Vous n'êtes pas encore hors du Mexique.

– C'est vrai, mais mes illusions sont détruites, je ne crois plus aux bandits mexicains, ni aux féroces Indiens; ce n'est pas la peine de venir si loin, pour ne rien voir de plus que ce qu'on verrait dans son pays. Au diable les voyages! Il y a quatre jours, je croyais que nous allions avoir une aventure; pendant que vous m'aviez laissé seul, je formais des projets de bataille à perte de vue, et puis, au bout de deux longues heures d'absence, vous revenez tout souriant m'annoncer que vous vous étiez trompé et que vous n'aviez rien vu; il m'a fallu renfoncer toutes mes intentions belliqueuses. Définitivement, c'est ne pas avoir de chance.

– Que voulez-vous? répondit l'aventurier avec un accent d'imperceptible ironie, la civilisation nous gagne tellement que nous ressemblons aujourd'hui, à part quelques légères nuances, aux peuples du vieux monde.

– Riez, riez, moquez-vous bien de moi, je vous en laisse parfaitement le droit; mais revenons s'il vous plaît à notre sujet.

– Revenons-y, je ne demande pas mieux, monsieur le comte. Ne m'avez-vous pas, en causant avec moi, dit, entre autres choses, que vous aviez l'intention de vous rendre à l'hacienda del Arenal, et que si vous ne vous détourniez pas de votre route, au lieu de pousser tout droit à México, c'était par la raison, que vous craigniez de vous égarer dans un pays que vous ne connaissez pas, et de ne point rencontrer des personnes capables de vous remettre dans le bon chemin?

– Je vous ai dit cela, en effet, monsieur.

– Oh! Puisqu'il en est ainsi, la question se simplifie extraordinairement.

– Comment cela?

– Tenez, monsieur le comte, regardez devant vous. Que voyez-vous?

– Un magnifique bâtiment qui ressemble à une forteresse.

– Eh bien, ce bâtiment est l'hacienda del Arenal.

Le comte jeta un cri d'étonnement.

– Il serait possible! Vous ne me trompez pas, dit-il?

– Dans quel but? répondit doucement l'aventurier.

– Oh! Mais de cette façon la surprise est bien plus charmante que je ne le supposais d'abord.

– Ah! A propos, j'oubliais un détail qui ne manque pas, cependant, que d'avoir pour vous une certaine importance: vos domestiques et tous vos bagages sont rendus depuis deux jours déjà à l'hacienda.

– Mais comment mes domestiques ont ils été informés?

– C'est moi qui les ai avertis.

– Vous ne m'avez presque pas quitté.

– C'est vrai, quelques instants seulement, mais cela a suffi.

– Vous êtes un aimable compagnon, monsieur Olivier; je vous remercie sincèrement de toutes vos attentions pour moi.

– Allons donc, vous plaisantez.

– Connaissez-vous le propriétaire de cette hacienda.

– Don Andrés de la Cruz? Très bien.

– Quel homme est-ce?

– Au moral ou au physique?

– Au moral.

– Un homme de cœur et d'intelligence; il fait beaucoup de bien, et est accessible aux pauvres comme aux riches.

– Hum! C'est un magnifique portrait que vous faites-là.

– Je reste au-dessous de la vérité; il a beaucoup d'ennemis.

– Des ennemis?

– Oui, tous les coquins du pays, et grâce à Dieu, ils foisonnent sur cette terre bénie.

– Et sa fille doña Dolores?

– C'est une délicieuse enfant de seize ans, bonne plus encore que belle; innocente et pure, ses yeux reflètent le ciel; c'est un ange que Dieu s'est plu à égarer sur la terre, pour faire honte aux hommes sans doute.

– Vous m'accompagnerez à l'hacienda, n'est-ce pas, monsieur? dit le comte.

– Non, je ne vois pas le señor don Andrés de la Cruz; dans quelques minutes j'aurai l'honneur de prendre congé de vous.

– Pour nous revoir bientôt, je l'espère.

– Je n'ose vous le promettre, monsieur le comte. Ils marchèrent encore pendant quelques instants silencieux aux côtés l'un de l'autre.

Ils avaient hâté le pas de leurs chevaux et approchaient rapidement de l'hacienda, dont les bâtiments apparaissaient maintenant dans tout leur développement.

C'était une de ces magnifiques résidences construites dans les premiers temps de la conquête, demi-palais, demi-forteresse, comme les Espagnols en élevaient alors sur leurs terres, afin de tenir les Indiens en échec et de résister à leurs attaques, pendant les nombreuses révoltes qui ensanglantèrent les premières années de l'invasion des Européens.

Les almenas ou créneaux qui couronnaient les murs, témoignaient de la noblesse du propriétaire de l'hacienda, les gentilshommes seuls possédant le droit de créneler leurs habitations, droit dont ils se montraient fort jaloux.

On voyait briller aux rayons ardents du soleil le dôme de la chapelle de l'hacienda qui s'élevait au-dessus des murailles.

Plus les voyageurs approchaient, plus le paysage semblait vivant; à chaque instant ils croisaient des cavaliers, des arrieros avec leurs mules, des Indiens courant avec des fardeaux suspendus sur leur dos par une courroie passée autour de leur front, puis c'était des troupeaux chassés par les vaqueros et changeant de pâturages, des moines trottant sur des mules, des femmes, des enfants, enfin des gens affairés de tous états et de tous sexes qui allaient, venaient et se croisaient dans tous les sens.

Lorsqu'ils atteignirent le pied de la colline que dominait l'hacienda, l'aventurier arrêta son cheval au moment où celui-ci s'engageait dans le sentier conduisant à la porte principale de l'habitation.

– Monsieur le comte, dit-il, en se tournant vers le jeune homme; nous voici arrivés au terme de notre voyage, permettez-moi de prendre congé de vous.

– Pas avant que vous m'ayez promis de me revoir.

– Je ne puis vous promettre cela, comte, nos routes sont diamétralement opposées, d'ailleurs peut-être vaudrait-il mieux que nous ne nous revissions jamais.

 

– Que voulez-vous dire?

– Rien d'offensant pour vous, ou qui vous soit personnel; permettez-moi de serrer votre main avant de nous quitter.

– Oh! De grand cœur, s'écria le jeune homme en lui tendant la main avec effusion.

– Et maintenant, adieu! Adieu encore une fois; le temps s'envole rapidement et je devrais être déjà loin.

L'aventurier se pencha sur le cou de son cheval et s'élança avec la rapidité d'une flèche dans un sentier où il ne tarda pas à disparaître.

Le comte le suivit des yeux aussi longtemps qu'il lui fut possible de l'apercevoir; lorsqu'enfin il se fut dérobé derrière un pli de terrain, le comte poussa un soupir.

– Quel caractère étrange! murmura-t-il à voix basse. Oh! Je le reverrai, il le faut.

Le jeune homme fit doucement sentir l'éperon à son cheval, et s'engagea dans le sentier qui devait, en quelques minutes, le conduire au sommet de la colline et à la porte principale de l'hacienda.

L'aventurier avait dit vrai, le comte était attendu à l'hacienda; il en eut la preuve en apercevant ses deux domestiques à la porte, semblant guetter son arrivée.

Le jeune homme mit pied à terre dans une première cour et abandonna son cheval aux mains d'un palefrenier qui l'emmena.

Au moment où le comte se dirigeait vers une large porte surmontée d'une marquise et qui donnait accès dans les appartements, don Andrés en sortit, accourut vers lui avec empressement, le pressa sur son cœur avec effusion et l'embrassa à plusieurs reprises en lui disant:

– Dieu soit loué! Vous voici enfin! Nous commencions à être dans une inquiétude mortelle à votre sujet.

Le comte, pris ainsi à l'improviste, s'était laissé presser et embrasser sans trop comprendre ce qui lui arrivait ni à qui il avait affaire; mais le vieillard, s'apercevant de l'étonnement qu'il éprouvait et que, malgré ses efforts, il ne parvenait pas à dissimuler complètement, ne le laissa pas plus longtemps dans l'embarras et se nomma en ajoutant:

– Je suis votre proche parent, mon cher comte, votre cousin; ainsi ne vous gênez pas, agissez ici comme chez vous; cette maison et tout ce qu'elle contient est à votre disposition et vous appartient.

Le jeune homme se confondit en protestation, mais don Andrés l'interrompit encore.

– Je suis un vieux fou, dit-il, je vous tiens là en vous racontant mes radotages, j'oublie que vous venez de fournir une longue course à cheval, et que vous devez avoir besoin de repos. Venez, je veux avoir le plaisir de vous conduire moi-même à votre appartement, il est prêt depuis plusieurs jours déjà.

– Mon cher cousin, répondit le comte, je vous remercie mille fois de vos gracieuses prévenances; mais je crois qu'il serait convenable que vous daigniez me présenter à ma cousine avant que je me retire.

– Cela ne presse pas, mon cher comte; ma fille est en ce moment enfermée dans son boudoir avec ses femmes; laissez-moi vous annoncer d'abord, je sais mieux que vous ce qu'il convient de faire en cette circonstance, reposez-vous.

– Soit, mon cousin, je vous suis; d'ailleurs, je vous avoue, puisque vous êtes assez bon pour me mettre si bien à mon aise, que je ne serai nullement fâché de prendre quelques heures de repos.

– Ne le savais-je pas bien? répondit gaîment don Andrés, mais tous les jeunes gens sont les mêmes, ils ne doutent de rien.

L'hacendero conduisit alors son hôte à un appartement qui avait été installé et meublé avec goût, sous la surveillance immédiate de don Andrés, et qui était destiné à servir d'habitation au comte, pendant tout le temps qu'il lui plairait de résider à l'hacienda; ses malles y avaient déjà été transportées, et son valet de chambre l'attendait.

Cet appartement, sans être grand, était cependant disposé d'une façon fort bien entendue et très confortable, vu les ressources du pays.

Il se composait de quatre pièces, la chambre à coucher du comte avec cabinet de toilette et salle de bains à côté, un cabinet de travail faisant salon, une antichambre et une pièce pour les domestiques du comte, afin que de jour et de nuit il pût les avoir à sa disposition.

Au moyen de quelques cloisons, on l'avait séparé et rendu entièrement indépendant des autres appartements de l'hacienda; on y pénétrait par trois portes, une donnant sous le vestibule, la seconde sur la cour commune, et la troisième donnant par quelques marches accès dans la magnifique huerta de l'hacienda qui, par son étendue, pouvait passer pour un parc.

Le comte nouvellement débarqué au Mexique, et de même que tous les étrangers se faisaient une fausse idée d'un pays qu'il ne connaissait pas, était loin de s'attendre à trouver, à l'hacienda del Arenal, une installation aussi commode et aussi conforme à ses goûts et à ses habitudes un peu sérieuses, aussi fût-il réellement dans le ravissement de ce qu'il voyait; il remercia chaleureusement don Andrés de la peine qu'il avait bien voulu prendre pour lui rendre agréable le séjour de sa maison, et l'assura qu'il était loin de s'attendre à une aussi aimable réception.

Don Andrés de la Cruz, fort satisfait de ce compliment, se frotta les mains avec joie et se retira enfin, laissant son parent libre de se livrer au repos si cela lui plaisait.

Demeuré seul avec son valet de chambre, le comte après avoir changé de toilette et avoir pris un costume plus convenable pour la campagne que celui qu'il portait, interrogea son domestique sur la manière dont s'était accompli son voyage depuis la Veracruz et de la réception qui lui avait été faite à son arrivée à l'hacienda.

Ce valet de chambre était un homme du même âge à peu près que le comte, fort attaché à son maître dont il était le frère de lait, garçon fort bien bâti, solidement charpenté, assez bien de figure, très brave, et possédant une qualité précieuse chez un domestique, celle de ne rien voir, de ne rien entendre, et de ne parler que lorsqu'il en recevait l'ordre exprès, et encore ne le faisait-il que de la façon la plus brève.

Le comte l'aimait beaucoup et avait en lui une confiance illimitée; il se nommait Raimbaut, et était Basque; continuellement à cheval sur l'étiquette, et professant un respect profond pour son maître, il ne lui parlait jamais qu'à la troisième personne, et à quelque heure du jour ou de la nuit que le comte l'appelât, il ne se présentait jamais devant lui sans être revêtu du costume sévère qu'il avait adopté et qui se composait d'un habit noir à la française à collet droit et boutons d'or, veste noire, culotte courte noire, bas de soie blancs, souliers à boucle et cravate blanche. Ainsi costumé, sauf la poudre qu'il ne portait pas, Raimbaut ressemblait à s'y méprendre à un intendant de grand seigneur du siècle dernier.

Le second domestique du comte était un grand garçon d'une vingtaine d'années, robuste et trapu. Filleul de Raimbaut qui s'était chargé de l'instruire et de le former au service, il faisait les gros ouvrages et portait la livrée du comte, bleu et argent; il se nommait Lanca Ibarru, était dévoué à son maître et craignait comme le feu son parrain Raimbaut pour lequel il professait une profonde vénération; actif, courageux, rusé et intelligent, telles étaient ses qualités, un peu ternies cependant par sa gourmandise et son goût prononcé pour le dolce-farniente.

Le récit de Raimbaut fut court: il ne lui était rien arrivé du tout, à l'exception de l'ordre qu'un inconnu lui avait transmis de la part de son maître, de ne pas continuer son voyage jusqu'à México, mais de se faire conduire à l'Arenal, ordre auquel il avait obéi.

Le comte reconnut la vérité de ce que lui avait dit l'aventurier; il congédia son valet de chambre, s'étendit sur une butaca, ouvrit un livre, mais bientôt le sommeil s'empara de lui et il s'endormit.

Vers quatre heures du soir environ, au moment où il s'éveillait, Raimbaut entra dans sa chambre à coucher et lui annonça que don Andrés de la Cruz l'attendait pour se mettre à table: l'heure du repas du soir était venue.

Le comte jeta un regard sur sa toilette et précédé par Raimbaut qui lui servait de guide, il se dirigea vers la salle à manger.

VI
PAR LA FENÊTRE

La salle à manger de l'hacienda del Arenal était une vaste pièce longue, éclairée par des fenêtres en ogives à vitraux coloriés et dont les murs, recouverts de boiseries en chêne rendu noir par le temps, lui donnaient l'apparence d'un de ces réfectoires de Chartreux du quinzième siècle; une immense table en fer à cheval, entourée de bancs sauf à la partie supérieure, tenait tout le milieu de la pièce.

Lorsque le comte de la Saulay pénétra dans la salle à manger, la plupart des convives, au nombre de vingt à vingt-cinq, s'y trouvaient réunis.

Don Andrés, de même que beaucoup de grands propriétaires mexicains, avait conservé, sur ses domaines, la coutume de faire manger ses gens à la même table que lui.

Cette coutume patriarcale, tombée depuis longtemps déjà en désuétude en France, était cependant, à notre avis, une des meilleures que nous aient léguées nos pères; cette vie en commun resserrait les liens qui attachent les maîtres aux domestiques et les inféodait pour ainsi dire à la famille, dont ils partageaient jusqu'à un certain point, la vie intime.

Don Andrés de la Cruz se tenait debout au fond de la salle, entre doña Dolores sa fille, et don Melchior, son fils.

Nous ne dirons rien de doña Dolores que le lecteur connaît déjà; don Melchior était un jeune homme du même âge à peu près que le comte: sa taille élevée, ses membres robustes, en faisaient un beau cavalier, dans la vulgaire expression du mot; ses traits étaient mâles, caractérisés, sa barbe noire et bien fournie. Il avait l'œil grand, bien ouvert, le regard fixe et perçant, son teint fort brun était légèrement olivâtre, le son de sa voix un peu rude, son accent bref et cassant, sa physionomie sombre, dont l'expression, à la plus légère émotion, devenait menaçante et hautaine. Du reste, son geste était noble et ses manières extrêmement distinguées, il portait le costume mexicain dans toute sa pureté.

Aussitôt que les présentations eurent été faites par don Andrés, les convives prirent place; l'hacendero, après avoir fait asseoir Ludovic à sa droite, auprès de sa fille, fit un signe à celle-ci; elle dit le bénédicité; les convives répétèrent amen et le repas commença.

Les Mexicains, de même que leurs ancêtres Espagnols, sont fort sobres, ils ne boivent pas pendant les repas; ce n'est que lorsque les dulces ou confitures sont apportées, c'est-à-dire au dessert, que des vases contenant de l'eau sont placés sur la table.

Par une attention délicate, don Andrés avait fait servir du vin à son hôte Français, qui était servi par son valet de chambre, debout derrière lui, à l'ébahissement général des assistants.

Le repas fut silencieux, malgré les efforts répétés de don Andrés pour tâcher d'animer la conversation; le comte et don Melchior se bornaient à échanger entre eux quelques phrases de politesse banale et se taisaient. Doña Dolores était pâle, elle paraissait souffrante, mangeait à peine et ne soufflait mot.

Enfin, le dîner se termina, on se leva de table, les serviteurs de l'hacienda se dispersèrent pour retourner à leurs travaux.

Le comte, préoccupé malgré lui de l'accueil froid et compassé que lui avait fait don Melchior, prétexta la fatigue du voyage pour témoigner le désir de se retirer dans son appartement.

Don Andrés y consentit avec une vive répugnance. Don Melchior et le comte échangèrent un salut cérémonieux et se tournèrent le dos; doña Dolores fit un salut gracieux au jeune homme et le comte se retira enfin après avoir serré avec effusion la main que lui tendait son hôte.

Il fallut quelques jours au comte de la Saulay, habitué aux élégances confortables et aux relations si pleines de bon goût et d'atticisme de la vie parisienne, pour s'accoutumer à l'existence triste, monotone, étriquée et sauvage de l'hacienda del Arenal.

Malgré la cordiale réception qui lui avait été faite par don Andrés de la Cruz et les attentions dont il ne cessait de l'entourer, le jeune homme ne tarda pas à s'apercevoir que son hôte était la seule personne de la famille qui le vît d'un bon œil.

Doña Dolores, fort polie avec lui, gracieuse même dans leurs rapports journaliers et lorsque le hasard les mettait en présence, semblait cependant être gênée devant lui, et fuir toute occasion où il aurait pu l'entretenir en particulier; dès qu'elle s'apercevait que son frère ou son père quittaient la pièce où elle se trouvait en compagnie du comte, elle interrompait aussitôt la conversation commencée, balbutiait en rougissant une excuse, et s'éloignait ou plutôt s'envolait, légère et rapide comme un oiseau, et sans plus de cérémonie, laissait là Ludovic.

 

Cette conduite de la part d'une jeune fille à laquelle depuis son enfance il était fiancé, à cause de laquelle il avait traversé l'Atlantique presque contre sa volonté, et seulement pour faire honneur à l'engagement pris en son nom par sa famille avait droit de surprendre et de mortifier un homme comme le comte de la Saulay que sa beauté physique, son esprit et même sa fortune n'avaient jusqu'alors nullement habitué à être traité avec un aussi étrange sans-façon et un si complet dédain par les dames.

Naturellement peu disposé au mariage que sa famille lui voulait imposer, nullement amoureux de sa cousine, qu'il s'était à peine donné le temps de regarder, et, à cause de son peu de laisser-aller vis-à-vis de lui, assez porté à la croire sotte, le comte aurait facilement pris son parti de la répugnance qu'elle semblait éprouver pour lui, et se serait non seulement consolé, mais encore félicité de la rupture de son mariage avec elle, si dans cette affaire son amour-propre ne se fût pas trouvé mis en jeu d'une façon fort blessante pour lui.

Quelque grande que fût l'indifférence qu'il éprouvait pour la jeune fille, il était froissé du peu d'effet que, par sa mise, ses manières, son luxe même, il avait produit sur elle et de la façon froidement dédaigneuse dont elle avait écouté ses compliments et reçu ses avances.

Bien que désirant sincèrement au fond de son cœur ne pas voir se conclure ce mariage qui lui déplaisait pour mille raisons, il aurait cependant voulu que, sans venir positivement de lui, la rupture ne vînt pas aussi nettement de la jeune fille, et que les circonstances lui eussent permis tout en se retirant avec les honneurs de la guerre de se voir regretté de celle qui devait être son épouse.

Mécontent de lui et des personnes dont il était entouré, se sentant dans une position fausse et qui ne tarderait probablement pas à devenir ridicule, le comte songea à en sortir le plus tôt possible; mais avant que de provoquer une explication franche et décisive de la part de don Andrés de la Cruz qui semblait nullement se douter de l'état des choses, le comte résolut à part lui, de savoir positivement à quoi s'en tenir sur le compte de sa fiancée; car avec cette fatuité native de tous les hommes gâtés par les succès faciles, il avait la conviction intérieure qu'il était impossible que doña Dolores ne l'eût pas aimé si son cœur n'avait pas déjà été pris d'un autre côté.

Cette résolution une fois prise et bien arrêtée dans son esprit, le comte, qui d'ailleurs se trouvait fort désœuvré dans l'hacienda, se mit en devoir de surveiller les démarches de la jeune fille; déterminé, une fois une certitude acquise, à se retirer et à regagner au plus vite la France, qu'il regrettait tous les jours davantage, et qu'il se repentait d'avoir ainsi brusquement abandonnée pour venir chercher à deux mille lieues de sa patrie une si humiliante aventure.

Malgré son indifférence pour le comte, nous avons fait observer que cependant doña Dolores se croyait obligée à être sinon aussi aimable qu'il l'eût désiré, du moins toujours convenable, polie et même prévenante; exemple que son frère se dispensait complètement de suivre envers l'hôte de son père, qu'il traitait avec une froideur tellement affectée qu'il aurait été impossible au comte de ne pas s'en apercevoir, bien qu'il dédaignât de le laisser paraître; feignant de prendre les manières brusques, tranchantes et même brutales du jeune homme comme étant naturelles et parfaitement en rapport avec les mœurs du pays.

Les Mexicains, hâtons-nous de le dire, sont d'une politesse exquise, leur langage est toujours choisi, leurs expressions fleuries, et à part la différence du costume, il est littéralement impossible de reconnaître, un homme du peuple, d'une personne d'un rang élevé. Don Melchior de la Cruz, par une singulière anomalie provenant de son naturel farouche sans doute, se distinguait complètement de ses compatriotes; toujours sombre, compassé, renfermé en lui-même, il n'ouvrait en général la bouche que pour prononcer quelques brèves paroles, d'un ton brusque et d'une voix rude.

Dès les premiers instants qu'ils se rencontrèrent, le comte et don Melchior semblèrent également peu satisfaits l'un de l'autre: le Français paraissait trop maniéré et trop efféminé au Mexicain, et, par contre, celui-ci repoussait l'autre par sa brutalité, la grossièreté de sa nature et la trivialité de ses gestes et de ses expressions.

Mais s'il n'y avait eu réellement que cette instinctive antipathie entre les deux jeunes gens, peut-être aurait-elle peu à peu disparue, et des rapports amicaux se seraient sans doute établis en se connaissant mieux et par conséquent s'appréciant davantage; mais il n'en était pas ainsi, ce n'était ni de l'indifférence, ni de la jalousie que don Melchior avait pour le comte, c'était une belle et bonne haine mexicaine.

D'où provenait cette haine? Quelle particularité inconnue du comte l'avait fait naître? Ceci était le secret de don Melchior.

Du reste, le jeune hacendero était tout confit en mystères; ses actions étaient aussi ténébreuses que sa physionomie; jouissant d'une liberté illimitée, il en usait et abusait à sa guise de la façon la plus large pour aller, venir, entrer et sortir sans rendre de comptes à personne; il est vrai que son père et sa sœur, faits sans doute à sa façon d'être, ne lui adressaient jamais de questions, et ne lui demandaient point où il avait été, ni ce qu'il avait fait, lorsqu'il reparaissait après une absence qui souvent s'était prolongée pendant plus d'une semaine.

Dans ces circonstances fort fréquentes, c'était ordinairement à l'heure du déjeuner qu'on le voyait arriver.

Il saluait silencieusement les assistants, se mettait a table sans prononcer un mot, mangeait, puis il tordait une cigarette, l'allumait, se levait et se retirait dans ses appartements sans autrement s'occuper des assistants.

Une ou deux fois don Andrés, qui comprenait fort bien ce que cette conduite avait d'inconvenant et surtout de peu poli pour son hôte, avait essayé d'excuser son fils, en rejetant sur des occupations fort sérieuses et qui l'absorbaient complètement cette apparente impolitesse; mais le comte lui avait répondu que don Melchior lui paraissait un charmant cavalier, qu'il ne voyait rien que de très naturel dans sa manière d'agir à son égard, que le sans-façon même qu'il montrait était pour lui une preuve de l'amitié qu'il lui témoignait en le traitant non comme un étranger, mais comme un ami et comme un parent, et qu'il serait désespéré que, à cause de lui, le señor don Melchior fît la moindre violence à ses habitudes.

Don Andrés, sans être dupe de l'apparente mansuétude de son hôte, avait jugé prudent de ne pas insister sur ce sujet et tout avait été dit.

Don Melchior était craint et redouté de tous les peones de l'hacienda et, selon toute apparence, de son père lui-même.

Il était évident que ce sombre jeune homme exerçait sur tout ce qui l'entourait une puissance qui pour être occulte n'en était peut-être que plus redoutable, mais personne n'osait se plaindre, et le comte, qui seul aurait pu risquer quelques observations, ne se souciait nullement d'en faire, par la raison toute simple que se considérant comme étranger, de passage pour quelques jours seulement au Mexique, il n'éprouvait aucun goût à se mêler à des affaires ou à des intrigues qui ne le regardaient pas et qui ne devaient en aucune façon le toucher.

Près de deux mois s'étaient écoulés depuis l'arrivée du jeune homme à l'hacienda; le temps s'était passé en lectures, ou en promenades faites aux environs, en compagnie presque toujours du mayordomo de l'hacienda, homme d'une quarantaine d'années, à la figure franche et ouverte, à la taille courte et trapue, aux membres vigoureux, qui paraissait jouir d'une grande privauté auprès de ses maîtres.

Ce mayordomo nommé Léo Carral s'était épris d'une grande affection pour ce jeune Français dont la gaieté inépuisable et la libéralité lui avaient touché le cœur.