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Les trappeur de l'Arkansas

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Première partie. LE CŒUR-LOYAL

I. La prairie

À l’ouest des États-Unis s’étend à plusieurs centaines de milles au-delà du Mississippi un immense territoire, inconnu jusqu’à ce jour, composé de terres incultes, où ne s’élève ni la maison du Blanc, ni le hatto de l’Indien.

Ce vaste désert, entremêlé de sombres forêts aux mystérieux sentiers tracés par le pas des bêtes fauves, et de prairies verdoyantes aux herbes hautes et touffues, ondulant au moindre vent, est arrosé par de puissants cours d’eau, dont les principaux sont la grande rivière Canadienne, l’Arkansas et la rivière Rouge.

Sur ces terres à la végétation si riche, errent en troupes innombrables les chevaux sauvages, les buffles, les élans, les longues cornes, et ces milliers d’animaux que la civilisation des autres parties de l’Amérique refoule de jour en jour, et qui retrouvent dans ces parages leur primitive liberté.

Aussi les plus puissantes tribus indiennes ont-elles établi dans cette contrée leurs territoires de chasse.

Les Delawares, les Cricks, les Osages, parcourent les frontières du désert aux environs des établissements des Américains, avec lesquels quelques faibles liens de civilisation commencent à les unir, luttant contre les hordes des Pawnees, des Pieds-Noirs, des Assiniboins et des Comanches, peuplades indomptées, nomades des prairies ou habitantes des montagnes, qui parcourent dans tous les sens ce désert, dont nulles d’elles n’osent s’arroger la propriété, mais qu’elles semblent s’entendre pour dévaster, se réunissant en grand nombre pour des parties de chasse, comme s’il s’agissait de faire la guerre.

En effet, les ennemis que l’on est exposé à rencontrer dans ce désert sont de toutes espèces ; sans parler ici des bêtes fauves, il y a encore les chasseurs, les trappeurs et les partisans, qui ne sont pas moins redoutables pour les Indiens que leurs compatriotes.

Aussi la prairie, théâtre sinistre de combats incessants et terribles, n’est-elle en réalité qu’un vaste ossuaire, où s’engloutissent obscurément chaque année, dans une guerre d’embuscades sans merci, des milliers d’hommes intrépides.

Rien de plus grandiose et de plus majestueux que l’aspect de ces prairies dans lesquelles la Providence a versé à pleines mains d’innombrables richesses, rien de plus séduisant que ces vertes campagnes, ces épaisses forêts, ces larges rivières ; le murmure mélancolique des eaux sur les cailloux de la plage, le chant des milliers d’oiseaux cachés sous la feuillée, les bonds des animaux s’ébattant au milieu des hautes herbes, tout enchante, tout attire et entraîne le voyageur fasciné, qui bientôt, victime de son enthousiasme, tombera dans un de ces pièges sans nombre tendus sous ses pas parmi les fleurs, et payera de sa vie son imprudente crédulité.

Vers la fin de l’année 1837, dans les derniers jours du mois de septembre, nommé par les Indiens « Lune des feuilles tombantes » – Inaqui Quisis —, un homme jeune encore et qu’à la couleur de son teint, à défaut de son costume entièrement semblable à celui des Indiens, il était facile de reconnaître pour un Blanc, était assis, une heure à peu près avant le coucher du soleil, auprès d’un feu dont le besoin commençait à se faire sentir à cette époque de l’année, dans un des endroits les plus ignorés de la prairie que nous venons de décrire.

Cet homme avait trente-cinq ou trente-six ans au plus, quoique quelques rides, profondément creusées dans son large front d’une blancheur mate, semblassent indiquer un âge plus avancé.

Les traits de son visage étaient beaux, nobles, empreints de cette fierté et de cette énergie que donne la vie sauvage. Ses yeux noirs à fleur de tête couronnés d’épais sourcils, avaient une expression douce et mélancolique qui en tempérait l’éclat et la vivacité ; le bas de son visage disparaissait sous une barbe longue et touffue, dont la teinte bleuâtre tranchait avec l’étrange pâleur répandue sur ses traits.

Sa taille était haute, élancée, parfaitement proportionnée ; ses membres nerveux, sur lesquels ressortaient des muscles d’une rigidité extrême, montraient qu’il était doué d’une vigueur peu commune. Enfin toute sa personne inspirait cette respectueuse sympathie que les natures d’élite s’attirent plus facilement dans ces contrées que dans nos pays, où l’apparence physique n’est presque toujours que l’apanage de la brute.

Son costume, d’une grande simplicité, se composait d’un mitasse, espèce de caleçon étroit tombant aux chevilles, attaché aux hanches par un ceinturon de cuir, et d’une blouse de chasse en calicot, brodée d’agréments en laine de différentes couleurs, qui lui descendait à mi-jambes. Cette blouse, ouverte par-devant, laissait voir sa poitrine brunie, sur laquelle pendait un scapulaire de velours noir, retenu par une mince chaîne d’acier. Des bottines de peau de daim non tannée le garantissaient des morsures des reptiles, et lui montaient jusqu’au-dessus du genou ; enfin un bonnet de peau de castor, dont la queue tombait par-derrière, couvrait sa tête et laissait échapper de longues boucles d’une luxuriante chevelure noire, mêlée déjà de fils d’argent, qui s’épanouissaient sur ses larges épaules.

Cet homme était un chasseur.

Une magnifique carabine à canon rayé, placée auprès de lui à portée de sa main, la gibecière qu’il portait en bandoulière et les deux cornes de buffalos, pendues à sa ceinture et pleines de poudre et de balles, ne laissaient aucun doute à cet égard. Deux longs pistolets doubles étaient négligemment jetés auprès de la carabine.

Le chasseur, armé de ce long couteau nommé machète, sabre à lame courte et droite qui n’abandonne jamais les habitants des prairies, était occupé à écorcher consciencieusement un castor, tout en veillant avec soin sur un cuissot de daim qui rôtissait au feu, suspendu à une corde, et en prêtant l’oreille aux moindres bruits qui s’élevaient dans la prairie.

L’endroit où se trouvait cet homme était admirablement choisi pour une halte de quelques heures.

C’était une clairière au sommet d’une colline assez élevée, qui par sa position dominant la prairie à une grande distance, empêchait une surprise. Une source jaillissait à quelques pas du lieu où le chasseur avait établi son bivouac, et descendait en formant une capricieuse cascade dans la plaine. L’herbe haute et abondante offrait un excellent pasto à deux superbes chevaux, à l’œil sauvage et étincelant, qui entravés à l’amble broyaient à pleines dents leur provende à quelques pas. Le feu allumé avec du bois sec, et abrité de trois côtés par des quartiers de roc, ne laissait échapper qu’une mince colonne de fumée imperceptible à dix pas, et un rideau d’arbres séculaires cachait le campement aux regards indiscrets de ceux qui probablement étaient en embuscade aux environs.

Enfin toutes les précautions nécessaires à la sûreté du chasseur avaient été prises avec cette prudence qui annonce une connaissance approfondie de la vie de coureur des bois.

Les feux rougeâtres du couchant teignaient de reflets charmants la cime des grands arbres, le soleil était près de disparaître derrière les montagnes qui bornaient l’horizon, lorsque les chevaux interrompirent subitement leur repas, levèrent la tête et pointèrent les oreilles, signes d’inquiétude qui n’échappèrent pas au chasseur.

Quoiqu’il n’entendît encore aucun bruit suspect, que tout semblât calme aux environs, il se hâta de placer devant le feu la peau du castor, tendue sur deux bâtons en croix, et, sans se lever, il étendit la main vers sa carabine.

Le cri de la pie se fit entendre répété à trois reprises différentes, à intervalles égaux.

Le chasseur replaça sa carabine à ses côtés avec un sourire et se remit à surveiller le souper ; presque immédiatement les herbes s’agitèrent violemment, et deux magnifiques limiers vinrent en bondissant se coucher auprès du chasseur, qui les flatta un instant et eut une certaine difficulté à se débarrasser de leurs caresses.

Les chevaux avaient repris insoucieusement leur repas interrompu.

Ces chiens ne précédaient que de quelques minutes un second chasseur, qui fit presque immédiatement son apparition dans la clairière.

Ce nouveau personnage, beaucoup plus jeune que le premier, car il ne paraissait pas âgé de plus de vingt-deux ans, était un homme grand, mince, agile, aux formes nerveuses, à la tête un peu ronde, éclairée par deux yeux gris, pétillants d’intelligence, et doué d’une physionomie ouverte et loyale, à laquelle de longs cheveux d’un blond cendré donnaient quelque chose d’enfantin.

Il était vêtu du même costume que son compagnon, et jeta en arrivant auprès du feu un chapelet d’oiseaux qu’il portait sur ses épaules.

Les deux chasseurs se livrèrent alors, sans échanger une parole, aux apprêts de l’un de ces soupers qu’un long exercice a toujours le privilège de faire trouver excellents.

La nuit était complètement venue, le désert s’éveillait peu à peu ; les hurlements des bêtes fauves résonnaient déjà dans la prairie.

Les chasseurs, après avoir soupé de bon appétit, allumèrent leurs pipes, et se plaçant le dos au feu afin que la lueur de la flamme ne les empêchât pas de distinguer l’approche des visiteurs suspects que l’obscurité pouvait leur amener, ils fumèrent avec cette béatitude de gens qui après une longue et pénible journée savourent un instant de repos, que peut-être ils ne retrouveront pas de longtemps.

– Eh bien ? dit laconiquement le premier chasseur, entre deux bouffées de tabac.

– Vous aviez raison, répondit l’autre.

– Ah !

– Oui, nous avons trop obliqué sur la droite, c’est ce qui nous a fait perdre la piste.

– J’en étais sûr, reprit le premier ; voyez-vous, Belhumeur, vous vous fiez trop à vos habitudes canadiennes, les Indiens auxquels nous avons affaire ici, ne ressemblent en rien aux Iroquois, qui parcourent les territoires de chasse de votre pays.

 

Belhumeur inclina la tête en signe d’assentiment.

– Du reste, reprit l’autre, ceci est de peu d’importance en ce moment, l’urgent est de savoir quels sont nos voleurs.

– Je le sais.

– Bon ! fit l’autre en retirant vivement sa pipe de sa bouche ; et quels sont les Indiens qui ont osé voler des trappes marquées de mon chiffre ?

– Les Comanches.

– Je m’en doutais, vive Dieu ! Dix de nos meilleures trappes volées pendant la nuit ! Je vous jure, Belhumeur, qu’ils les paieront cher !… Et où se trouvent les Comanches en ce moment ?

– À trois lieues de nous tout au plus. C’est un parti de pillards composé d’une douzaine d’hommes ; d’après la direction qu’ils suivent, ils regagnent leurs montagnes.

– Ils n’y arriveront pas tous, fit le chasseur en jetant un coup d’œil sur sa carabine.

– Parbleu ! dit Belhumeur avec un gros rire, ils n’auront que ce qu’ils méritent ; je m’en rapporte à vous, Cœur-Loyal, pour les punir de leur incartade ; mais vous serez bien plus déterminé à vous venger d’eux lorsque vous saurez par qui ils sont commandés.

– Ah ! ah ! je connais donc leur chef ?

– Un peu, dit Belhumeur en souriant, c’est Nehu nutah.

– La Tête-d’Aigle ! s’écria le Cœur-Loyal en bondissant, oh ! oh ! oui je le connais, et Dieu veuille que cette fois je puisse régler le vieux compte que nous avons ensemble. Il y a assez longtemps que ses Mocksens foulent le même sentier que moi et me barrent le passage.

Après avoir prononcé ces paroles avec un accent de haine qui fit frissonner Belhumeur, le chasseur, fâché d’avoir laissé paraître la colère qui le dominait, reprit sa pipe et continua à fumer avec une feinte insouciance dont son compagnon ne fut point la dupe.

La conversation fut interrompue.

Les deux chasseurs semblaient absorbés par de profondes réflexions et fumaient silencieusement aux côtés l’un de l’autre.

Enfin Belhumeur se tourna vers son compagnon.

– Veillerai-je ? demanda-t-il.

– Non, répondit à voix basse le Cœur-Loyal, dormez, je ferai sentinelle pour vous et pour moi.

Belhumeur, sans faire la moindre observation, se coucha auprès du feu, et quelques minutes plus tard il dormait profondément.

Lorsque le hibou fit entendre son chant matinal qui semble saluer l’apparition prochaine du soleil, le Cœur-Loyal, qui durant toute la nuit était demeuré immobile comme une statue de marbre, réveilla son compagnon.

– Il est l’heure, dit-il.

– Bien ! répondit Belhumeur qui se leva aussitôt.

Les chasseurs sellèrent leurs chevaux, descendirent la colline avec précaution et s’élancèrent sur la piste des Comanches.

En ce moment le soleil apparut radieux à l’horizon, dissipant les ténèbres et illuminant la prairie de sa magnifique et vivifiante lumière.

II. Les chasseurs

Deux mots maintenant sur les personnages que nous venons de mettre en scène et qui sont appelés à jouer un rôle important dans cette histoire.

Le Cœur-Loyal – ce nom était le seul sous lequel le chasseur était connu dans toutes les prairies de l’Ouest – jouissait d’une immense réputation d’adresse, de loyauté et de courage parmi les tribus indiennes avec lesquelles les hasards de son aventureuse existence l’avaient mis en rapport. Toutes le respectaient.

Les chasseurs et les trappeurs blancs, espagnols, américains du Nord ou métis, faisaient grand cas de son expérience des bois et avaient souvent recours à ses conseils.

Les pirates des prairies eux-mêmes, gens de sac et de corde, rebut de la civilisation, qui ne vivent que de rapines et d’exactions, n’osaient s’attaquer à lui et évitaient autant que possible de se trouver sur son passage.

Ainsi cet homme était parvenu par la force seule de son intelligence et de sa volonté à se créer presque à son insu une puissance acceptée et reconnue par les féroces habitants de ces vastes déserts.

Puissance dont il ne se servait que dans l’intérêt commun, et pour faciliter à tous les moyens de se livrer en toute sûreté aux occupations qu’ils avaient adoptées.

Nul ne savait qui était le Cœur-Loyal, ni d’où il venait ; le plus grand mystère couvrait ses premières années.

Un jour, il y avait quinze ou vingt ans de cela, il était tout jeune alors, des chasseurs l’avaient rencontré sur les bords de l’Arkansas en train de tendre des trappes à castors. Les rares questions qui lui avaient été adressées sur sa vie étaient demeurées sans réponse ; les chasseurs, gens peu causeurs de leur nature, croyant soupçonner sous les paroles embarrassées et les réticences du jeune homme, un secret qu’il désirait garder, se firent un scrupule de le presser davantage et tout fut dit.

Cependant au contraire des autres chasseurs ou trappeurs des prairies qui tous ont un ou deux compagnons avec lesquels ils s’associent et qu’ils ne quittent jamais, le Cœur-Loyal vivait seul, n’ayant pas d’habitation fixe, il parcourait dans tous les sens le désert sans planter sa tente nulle part.

Toujours sombre et mélancolique, il fuyait la société de ses semblables, tout en étant prêt, lorsque l’occasion s’en présentait, à leur rendre service et même à exposer sa vie pour eux. Puis lorsqu’on voulait lui exprimer de la reconnaissance, il piquait son cheval et allait tendre ses trappes au loin afin de donner le temps à ceux qu’il avait obligés d’oublier le service rendu.

Tous les ans à la même époque, c’est-à-dire vers le mois d’octobre, le Cœur-Loyal disparaissait pendant des semaines entières sans que l’on pût soupçonner où il allait, puis lorsqu’il reparaissait, pendant quelques jours, son visage était plus sombre et plus triste.

Un jour, il était revenu de l’une de ces mystérieuses expéditions accompagné de deux magnifiques limiers tout jeunes, qui depuis étaient demeurés avec lui et qu’il semblait aimer beaucoup.

Cinq ans avant l’époque où nous reprenons ce récit, revenant un soir de poser ses trappes pour la nuit, il avait tout à coup distingué à travers les arbres le feu d’un campement indien.

Un homme blanc, âgé de dix-sept ans à peine, attaché à un poteau, servait de but aux couteaux des Peaux-Rouges, qui se divertissaient à le martyriser avant de le sacrifier à leur rage sanguinaire.

Cœur-Loyal, n’écoutant que la pitié que lui inspirait la victime, sans réfléchir au danger terrible auquel il s’exposait, s’était bravement élancé au milieu des Indiens, et était venu se placer devant le prisonnier, auquel il avait fait un rempart de son corps.

Ces Indiens étaient des Comanches ; étourdis par cette irruption subite à laquelle ils étaient loin de s’attendre, ils restèrent quelques instants immobiles, confondus par tant d’audace.

Sans perdre de temps, Cœur-Loyal avait tranché les liens du prisonnier et lui donnant son couteau que l’autre reçut avec joie, ils se préparèrent tous deux à vendre chèrement leur vie.

Les Blancs inspirent aux Indiens une terreur instinctive invincible. Cependant les Comanches revenus de leur surprise firent un geste pour s’élancer en avant et attaquer les deux hommes qui semblaient les braver.

Mais la lueur du feu qui donnait en plein sur le visage du chasseur avait permis de le reconnaître.

Les Peaux-Rouges reculèrent avec respect en murmurant entre eux :

– Le Cœur-Loyal ! le grand chasseur pâle.

La Tête-d’Aigle, ainsi se nommait le chef des Indiens, ne connaissait pas le chasseur ; c’était la première fois qu’il descendait dans les prairies de l’Arkansas, il n’avait rien compris à l’exclamation de ses guerriers. D’ailleurs, il détestait cordialement les Blancs, auxquels il avait juré de faire une guerre d’extermination. Outré de ce qu’il considérait comme une lâcheté de la part de ceux qu’il commandait, il s’était avancé seul contre le Cœur-Loyal ; mais alors il s’était passé une chose étrange.

Les Comanches s’étaient jetés sur leur chef et malgré leur respect pour lui, ils l’avaient désarmé pour qu’il ne pût se porter à aucune voie de fait contre le chasseur.

Le Cœur-Loyal, après les avoir remerciés, avait lui-même rendu au chef les armes qu’on lui avait enlevées et que celui-ci reçut en lançant un regard sinistre à son généreux adversaire.

Le chasseur avait haussé les épaules avec dédain ; heureux de sauver la vie à un homme, il s’était retiré avec le prisonnier.

Le Cœur-Loyal venait en moins de dix minutes de se faire un ennemi implacable et un ami dévoué.

L’histoire du prisonnier était simple.

Parti du Canada avec son père, pour venir chasser dans les prairies, ils étaient tombés entre les mains des Comanches ; après une résistance désespérée, son père, couvert de blessures, n’avait pas tardé à succomber ; les Indiens fâchés de cette mort qui leur enlevait une victime, avaient prodigué au jeune homme les plus grands soins, afin qu’il pût honorablement figurer au poteau du supplice, ce qui serait inévitablement arrivé, sans l’intervention providentielle du Cœur-Loyal.

Après avoir obtenu ces renseignements, le chasseur avait demandé au jeune homme quelles étaient ses intentions et si le rude apprentissage qu’il venait de faire du métier de coureur des bois ne l’avait pas dégoûté de la vie d’aventures.

– Ma foi non, au contraire, avait répondu l’autre, je me sens plus que jamais déterminé à suivre cette carrière, et puis, avait-il ajouté, je veux venger mon père.

– C’est juste, avait observé le chasseur.

La conversation en était restée là.

Cœur-Loyal avait conduit le jeune homme à une de ses caches, espèces de magasins creusés dans la terre et dans lesquels les trappeurs conservent leurs richesses ; il en avait tiré tout l’équipement d’un trappeur, fusil, couteau, pistolets, gibecières, trappes, puis après avoir remis ces divers objets à son protégé :

– Allez, lui avait-il dit simplement, et que Dieu vous aide !

L’autre l’avait regardé sans répondre ; évidemment il ne comprenait pas.

Le Cœur-Loyal sourit.

– Vous êtes libre, reprit-il, voici les objets nécessaires pour faire votre nouveau métier, je vous les donne, la prairie est devant vous, bonne chance.

Le jeune homme secoua la tête.

– Non, dit-il, je ne vous quitterai pas à moins que vous ne me chassiez ; je suis seul, sans famille, sans amis, vous m’avez sauvé la vie, je vous appartiens.

– Je ne fais pas payer les services que je rends, dit le chasseur.

– Vous les faites payer trop cher, répondit vivement l’autre puisque vous n’acceptez pas la reconnaissance ; reprenez vos dons, ils me sont inutiles, je ne suis pas un mendiant auquel on jette une aumône, je préfère aller me livrer de nouveau aux Comanches, adieu !

Et le Canadien se mit résolument en marche du côté du camp des Indiens.

Le Cœur-Loyal fut ému ; ce jeune homme avait l’air si franc, si naïf, qu’il sentit quelque chose se remuer pour lui dans sa poitrine.

– Arrêtez, dit-il.

L’autre s’arrêta.

– Je vis seul, continua le chasseur, l’existence que vous passerez avec moi sera triste ; un grand chagrin me dévore, pourquoi vous attacher à moi qui suis malheureux ?

– Pour partager votre chagrin, si vous m’en jugez digne, et vous consoler si cela est possible ; l’homme seul risque de tomber dans le désespoir, Dieu lui a ordonné de s’adjoindre des compagnons.

– C’est vrai ! murmura le chasseur indécis.

– À quoi vous arrêtez-vous ? demanda le jeune homme avec anxiété.

Le Cœur-Loyal le considéra un instant avec attention, son œil d’aigle sembla vouloir scruter ses plus secrètes pensées, puis sans doute satisfait de son examen :

– Comment vous nommez-vous ? lui dit-il.

– Belhumeur, répondit l’autre, ou, si vous le préférez, Georges Talbot, mais on ne me donne ordinairement que le premier nom.

Le chasseur sourit.

– Ce nom promet, dit-il, et lui tendant la main : Belhumeur, ajouta-t-il, à partir de cet instant vous êtes mon frère, désormais c’est entre nous à la vie et à la mort.

Il le baisa sur les yeux ainsi que cela se pratique dans les prairies dans des circonstances semblables.

– À la vie et à la mort ! répondit avec élan le Canadien en serrant chaleureusement la main qui lui était tendue, et en baisant à son tour son nouveau frère sur les yeux.

Voilà de quelle façon le Cœur-Loyal et Belhumeur s’étaient connus. Depuis cinq ans, pas le moindre nuage, pas la plus petite ombre n’avait passé sur l’amitié que ces deux natures d’élite s’étaient jurée dans le désert, à la face de Dieu. Au contraire, tous les jours elle semblait s’accroître, ils n’avaient qu’un cœur à deux, complètement sûrs l’un de l’autre, devinant leurs pensées les plus cachées ; ces deux hommes avaient vu leurs forces se décupler et telle était leur confiance réciproque qu’ils en étaient arrivés à ne plus douter de rien, à entreprendre et mener à bien les expéditions les plus audacieuses, devant lesquelles dix hommes résolus auraient hésité.

 

Mais tout leur réussissait. Rien ne paraissait leur être impossible, on aurait dit qu’un charme les protégeait et les rendait invulnérables et invincibles.

Aussi leur réputation s’était-elle répandue au loin, et ceux que leur nom ne frappait pas d’admiration, le répétaient avec terreur.

Après quelques mois passés par Cœur-Loyal à étudier son compagnon, entraîné par ce besoin que l’homme éprouve de confier ses peines à un ami sûr, le chasseur n’avait plus eu de secrets pour Belhumeur. Cette confidence que le jeune homme attendait avec impatience, mais qu’il n’avait rien fait pour amener, avait resserré encore, s’il est possible, les liens qui attachaient les deux hommes, en fournissant au Canadien les moyens de donner à son ami les consolations que son âme froissée exigeait, et lui permettant de ne jamais irriter des plaies toujours saignantes.

Le jour où nous les avons rencontrés dans la prairie, ils venaient d’être victimes d’un vol audacieux, commis par leur vieil ennemi la Tête-d’Aigle, le chef comanche, dont la haine et la rancune au lieu de s’affaiblir avec le temps n’avaient au contraire fait que s’augmenter.

L’Indien, avec la fourberie caractéristique de sa race, avait dissimulé et dévoré en silence l’affront qu’il avait subi de la part des siens et dont les deux chasseurs blancs étaient les causes directes, attendant patiemment l’heure de la vengeance. Il avait sourdement creusé un abîme sous les pieds de ses ennemis, indisposant peu à peu les Peaux-Rouges contre eux, répandant adroitement des calomnies sur leur compte. Grâce à ce système, il avait enfin réussi, il le croyait du moins, à indisposer jusqu’aux chasseurs blancs et métis et à faire considérer les deux hommes comme des ennemis par tous les individus dispersés dans la prairie.

Dès que ce résultat avait été obtenu, la Tête-d’Aigle s’était mis à la tête d’une trentaine de guerriers dévoués, et voulant amener un éclat qui perdrait ceux dont il avait juré la mort, il avait dans une seule nuit volé toutes leurs trappes, certain qu’ils ne laisseraient pas un tel affront impuni et qu’ils voudraient en tirer vengeance.

Le chef ne s’était pas trompé dans ses calculs, tout était arrivé comme il l’avait prévu.

C’était là qu’il attendait ses ennemis.

Pensant qu’ils ne trouveraient aucun secours parmi les Indiens ou les chasseurs, il se flattait, grâce aux trente hommes résolus qu’il commandait, de s’emparer facilement des deux chasseurs qu’il se proposait de faire mourir dans des tortures atroces.

Mais il avait commis la faute de dissimuler le nombre de ses guerriers, afin d’inspirer plus de confiance aux chasseurs.

Ceux-ci n’avaient été qu’à moitié dupes de ce stratagème ; se trouvant assez forts pour lutter même contre vingt Indiens, ils n’avaient réclamé l’aide de personne pour se venger d’ennemis qu’ils méprisaient et s’étaient, comme nous l’avons vu, mis résolument à la poursuite des Comanches.

Fermant ici cette parenthèse un peu longue, mais indispensable pour l’intelligence de ce qui va suivre, nous reprendrons notre récit au point où nous l’avons interrompu en terminant le précédent chapitre.